Quand la philosophie pousse au crime
Woody Allen est de retour avec une comédie noire d’un aisance stupéfiante.
Joaquin Phoenix et Emma Stone y brillent en professeur de philosophie déprimé
et sa pimpante élève
Il arrive parfois que, par lassitude, on voudrait dire du mal d’un nouveau Woody Allen. Qu’il
faiblit, rabâche ou lasse, et que ce film-ci, vraiment, vous pouvez vous en passer. Mais non, ce
ne sera pas encore pour cette fois-ci: malgré son titre pas trop engageant et un casting moins
fourni que d’habitude, «L’Homme irrationnel» est un excellent cru. A 79 ans, notre infatigable
auteur renoue avec sa veine noire de «Crimes et délits», «Match Point» et «Le Rêve de
Cassandre» pour cet opus tourné dans le petit Etat de Rhode Island. Et en tire un nouveau
divertissement de haut vol, à la fois très drôle et très sérieux, très cynique et très moral.
Il semblerait qu’avec les délicieux «Blue Jasmine» et «Magic in the Moonlight», Allen ait mine
de rien entamé un nouveau cycle de comédies plus ouvertement philosophiques, filmées en
format Scope, comme pour conclure. Après l’argent et la foi, c’est au tour du crime d’en devenir
ici le thème central et de recevoir son traité «définitif». Un thème qui tarde à se dévoiler dans ce
qui ressemble d’abord à une simple comédie de campus (pour adultes toutefois), mais qui vire
ensuite au suspense quasi hitchcockien.
Un professeur de philosophie aussi désabusé qu’original
Dans un rôle qui lui va comme un gant, Joaquin Phoenix joue Abe Lucas, professeur de
philosophie aussi désabusé qu’original, l’un des deux narrateurs du film. C’est précédé de
rumeurs plus ou moins tragiques et d’une réputation de coureur de jupons qu’il débarque à
Braylin College, une modeste université de la Côte Est. Déphasé, alcoolique et bedonnant, Abe
commence par enseigner à ses étudiants que l’essentiel de la philosophie n’est que
masturbation verbale! Il n’en éveille pas moins l’intérêt de la prof de chimie Rita Richards
(Parker Posey) puis de sa meilleure étudiante Jill Pollard (Emma Stone, dans un bis après
«Magic in the Moonlight»), l’autre narratrice. La première est mariée mais n’en fait plus grand
cas, la seconde quasiment fiancée à un gentil garçon de son âge mais se sent irrésistiblement
attirée par le tempérament torturé d’Abe.
Laquelle réussira à lui faire retrouver goût à la vie? Ni l’une ni l’autre, son spleen étant bien trop
profond: il couche sans succès avec Rita et garde ses distances avec Jill. Mais un jour qu’il
dîne en ville avec cette dernière, ils surprennent par hasard une conversation qui décide Abe à
commettre un crime «justifié». Un passage à l’acte qui revigore l’ancien activiste qu’il fut dans
une autre vie, relance la machine à philosopher et change du tout au tout son attitude envers
Jill. Mais aussi un «crime parfait» qui ne restera bien évidemment pas sans créer des
problèmes…
Et voilà relancée cette formidable machine à scénarios qu’est Woody Allen. Dès le début, les
bons mots fusent et Phoenix se montre irrésistible de drôlerie avant d’inquiéter tout le monde
lors d’une mémorable séquence de roulette russe. Mais ce n’est qu’avec ce pseudo hasard, le
choix «éthique» (ou pas) et ses conséquences dramatiques parfaitement agencées que le film
atteint une profondeur humaine à laquelle on me s’attendait pas forcément.
Une mise en scène simple et précise
Quant à la mise en scène, elle n’est plus le parent pauvre de l’écriture, comme cela à a pu
arriver par le passé, en particulier dans les exercices de style cinéphiles de l’auteur. Simple et
précise, elle va droit au but avec des comédiens dirigés au diapason, qui ne font plus du phrasé
allenien. Le dialogue à distance des deux narrations? Une brillante expérience pour impliquer le
spectateur également des deux côtés. Les décors, bourgade tranquille, bord de mer ou fête
foraine? Autant d’ambiances subliminales, sources de rimes précieuses.
Même la «philosophie pour rire» chère à notre ex comique a fini par infuser insidieusement
dans son art. Ici, elle est devenue le support d’une vraie réflexion sur le goût de la vie et le vide
existentiel, le gouffre qu’il peut y avoir entre théorie et pratique, sans oublier bien sûr la nature
profonde du crime, geste complexe, tout sauf innocent. Au diable Kant, Kierkegaard et
Heidegger semble dire en substance Allen. Seule compte vraiment l’expérience, fût-ce celle
imaginaire et préventive de la fiction!
Woody Allen, cinéaste hitchcocko-langien? On aura décidément tout vu avec lui, après
Bergman et Fellini, Shakespeare et Tchékhov, Hawks et Wilder, Clair (René) et Marx
(Brothers)! Mais de manière de plus en plus intériorisée, décantée, qui n’interfère plus avec son
style propre. Le bout d’une longue quête? Avec «Crime et Châtiment» comme livre de chevet,
son propre génie des variations comme principal atout et désormais toute une vie derrière lui, il
signe avec «Irrational Man» un nouveau film d’une aisance stupéfiante, qui supportera maintes
révisions (on a déjà testé).. Norbert Creutz
© Le Temps
13 octobre 2015
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