«Magic in the Moonlight»), l’autre narratrice. La première est mariée mais n’en fait plus grand
cas, la seconde quasiment fiancée à un gentil garçon de son âge mais se sent irrésistiblement
attirée par le tempérament torturé d’Abe.
Laquelle réussira à lui faire retrouver goût à la vie? Ni l’une ni l’autre, son spleen étant bien trop
profond: il couche sans succès avec Rita et garde ses distances avec Jill. Mais un jour qu’il
dîne en ville avec cette dernière, ils surprennent par hasard une conversation qui décide Abe à
commettre un crime «justifié». Un passage à l’acte qui revigore l’ancien activiste qu’il fut dans
une autre vie, relance la machine à philosopher et change du tout au tout son attitude envers
Jill. Mais aussi un «crime parfait» qui ne restera bien évidemment pas sans créer des
problèmes…
Et voilà relancée cette formidable machine à scénarios qu’est Woody Allen. Dès le début, les
bons mots fusent et Phoenix se montre irrésistible de drôlerie avant d’inquiéter tout le monde
lors d’une mémorable séquence de roulette russe. Mais ce n’est qu’avec ce pseudo hasard, le
choix «éthique» (ou pas) et ses conséquences dramatiques parfaitement agencées que le film
atteint une profondeur humaine à laquelle on me s’attendait pas forcément.
Une mise en scène simple et précise
Quant à la mise en scène, elle n’est plus le parent pauvre de l’écriture, comme cela à a pu
arriver par le passé, en particulier dans les exercices de style cinéphiles de l’auteur. Simple et
précise, elle va droit au but avec des comédiens dirigés au diapason, qui ne font plus du phrasé
allenien. Le dialogue à distance des deux narrations? Une brillante expérience pour impliquer le
spectateur également des deux côtés. Les décors, bourgade tranquille, bord de mer ou fête
foraine? Autant d’ambiances subliminales, sources de rimes précieuses.
Même la «philosophie pour rire» chère à notre ex comique a fini par infuser insidieusement
dans son art. Ici, elle est devenue le support d’une vraie réflexion sur le goût de la vie et le vide
existentiel, le gouffre qu’il peut y avoir entre théorie et pratique, sans oublier bien sûr la nature
profonde du crime, geste complexe, tout sauf innocent. Au diable Kant, Kierkegaard et
Heidegger semble dire en substance Allen. Seule compte vraiment l’expérience, fût-ce celle
imaginaire et préventive de la fiction!
Woody Allen, cinéaste hitchcocko-langien? On aura décidément tout vu avec lui, après
Bergman et Fellini, Shakespeare et Tchékhov, Hawks et Wilder, Clair (René) et Marx
(Brothers)! Mais de manière de plus en plus intériorisée, décantée, qui n’interfère plus avec son
style propre. Le bout d’une longue quête? Avec «Crime et Châtiment» comme livre de chevet,
son propre génie des variations comme principal atout et désormais toute une vie derrière lui, il
signe avec «Irrational Man» un nouveau film d’une aisance stupéfiante, qui supportera maintes
révisions (on a déjà testé).. Norbert Creutz
© Le Temps
13 octobre 2015