Stéphane Marchand LLHUM 231 : Exercices philosophiques/n°4
Le feu qui chauffe par nature apparaît échauffant à tout le monde, et la neige qui refroidit par
nature apparaît refroidissante à tous, et tout ce qui agit par nature agit de la même manière sur ceux
qui sont, comme ils disent, dans un état naturel. Mais aucun de ceux qu'on appelle les biens n'agit
sur tout le monde en tant que bien, comme nous allons le suggérer. Il n'y a donc pas de bien par
nature.
Qu'aucun de ce qu'on appelle les biens agisse sur tout le monde de la même manière est,
selon eux, clair. En effet, si nous laissons de côté les gens ordinaires parmi lesquels les uns pensent
que le bien est le bon état du corps, d'autres la fornication, d'autres la gloutonnerie, d'autres
l'ivrognerie, d'autres le jeu de dés, d'autres le lucre, d'autres des choses pires encore, parmi les
philosophes eux-mêmes certains, comme les péripatéticiens, disent qu'il y a trois sortes de biens :
ceux qui concernent l'âme telles les vertus, ceux qui concernent le corps telles la santé et les choses
similaires, et les biens extérieurs tels les amis, la richesse et les choses semblables. Les stoïciens
aussi disent que les biens se divisent en trois : en effet les uns concernent l'âme telles les vertus,
d'autres sont des biens extérieurs tels la personne vertueuse et l'ami, d'autres ne concernent pas
l'âme et ne sont pas extérieurs, tel le vertueux en rapport avec lui-même. Ceux, à l'inverse, qui
concernent le corps, que les péripatéticiens qualifient de biens, ne sont pas considérés comme des
biens. Certains se sont attachés au plaisir comme à un bien, alors que d'autres prétendent que c'est
un mal absolu, de sorte que l'un de ceux qui font de la philosophie s'est écrié : « plutôt être fou que
de jouir ».
Si donc les choses qui agissent par nature le font de la même manière sur tous, mais que
ceux qu'on appelle les biens n'agissent pas de façon identique sur nous tous, rien n'est bon par
nature. En effet, il est impossible d'être convaincu par toutes les positions citées plus haut parce
qu'elles sont en conflit, ni par aucune en particulier. Car celui qui dit qu'il faut être convaincu par
telle position mais pas du tout par telle autre, ayant en face de lui les arguments de ceux qui ont une
autre opinion, devient une partie du désaccord, et à cause de cela il aura besoin lui aussi d'un juge
avec les autres, plutôt qu'il ne jugera les autres. Comme il n'y a ni critère ni démonstration sur
lesquels on soit d'accord du fait qu'il y a à leur propos un désaccord indécidable, il aboutira à la
suspension de l'assentiment, et de ce fait il ne pourra rien assurer sur ce qu'est le bien par nature.
Sextus Empiricus, Esquisses Pyrrhoniennes, III, chap. 23, trad. P. Pellegrin.
Dans quelle mesure pouvons-nous nous accorder sur nos valeurs morales ? Il est courant de
constater un désaccord entre les hommes sur ce qu'ils considèrent comme bien et ce qu'ils
considèrent comme mal. Notre définition du bien et du mal ne change pas seulement en fonction de
la culture à laquelle nous appartenons, elle peut aussi bien changer en fonction du mode de vie que
nous avons choisi, et peut-être même en fonction de nos différentes sensibilités ou individualités.
Mais ce désaccord de fait est-il le signe de l'inexistence de toute définition objective de ce qui est
bien et de ce qui est mal ? Le constat de l'existence d'un relativisme moral de fait – le fait que
chacun ait sa propre définition du bien – a t-il pour conséquence l'impossibilité de droit de fonder
une morale ?
Telle est la position de Sextus Empiricus1 qui propose un panorama des différends au sujet
de la morale et de nos conceptions du Bien afin de ruiner l'idée qu'il existe un Bien ou un Mal par
nature sur lequel nous pourrions régler notre conduite. Cette critique commence par poser un
modèle de ce que pourrait être une réalité objective ou naturelle (1er §), puis elle expose les
1 Philosophe néo-pyrrhonien ou sceptique du IIème ap. J.C.