Émile Durkheim (1893), “ L'origine de l'idée de droit ” 4
même vivacité et la doctrine des utilitaires et celle des métaphysiciens ; l'une
et l'autre lui paraissent également incapables d'expliquer le droit comme le
devoir, et pour la même raison. Car ces deux frères ennemis sont moins éloi-
gnés l'un de l'autre qu'on ne le croit d'ordinaire ; tous deux professent en effet
un individualisme presque identique. L'utilitaire est individualiste puisqu'il
fait de l'intérêt personnel la seule fin de la conduite ; mais le métaphysicien ne
l'est pas moins, puisque sa morale consiste dans une apothéose de la person-
nalité individuelle. Peut-être, il est vrai, pourrait-on reprocher à l'auteur de
passer trop légèrement sur de grandes doctrines métaphysiques, comme
l'hégélianisme, qui ont plutôt péché par excès contraire. Même le kantisme,
que M. Richard a plus spécialement en vue, échappe en partie à l'individua-
lisme parce qu'il soumet l'individu à une loi que l'individu n'a pas faite, à une
règle objective, à une consigne impérative et impersonnelle. Cependant, il
n'est pas contestable que cet idéal impersonnel n'est autre chose que l'individu
abstrait et idéalisé. Or, suivant M. Richard, une doctrine individualiste ne
saurait fonder le droit ; car la pratique juridique ne peut se passer de charité.
La dogmatique de l'égoïsme, qu'il s'agisse de celui des utilitaires ou bien de
celui des métaphysiciens, enlève au devoir tout objet ; car le devoir est avant
tout de se donner, de se sacrifier, de se résigner. Par conséquent, du même
coup, elle ruine le droit qui ne peut être que la condition logique et même
physique du devoir (p. XII).
Ce qui a donné naissance à l'erreur individualiste, c'est qu'empiristes et
aprioristes ont étudié l'idée de droit dans l'abstrait, en la détachant des condi-
tions qui en ont déterminé la formation et le développement. On n'a pas vu
que c'est le fait de vivre en société qui a amené les hommes à définir leurs
relations juridiques, à fixer « ce que tous peuvent exiger de chacun et ce que
chacun peut attendre de tous ». En un mot, la philosophie du droit ne peut pas
être séparée de la sociologie. Le problème tel que se le pose notre auteur peut
donc être formulé ainsi : quelles sont les influences sociales qui ont suscité
l'idée du droit et en fonction desquelles elle a évolué dans l'histoire.
Or, quand on se pose la question dans ces termes, un premier fait apparaît
tout d'abord : c'est que l'idée de droit n'est pas simple. Elle est composée
d'éléments qui doivent être étudiés chacun à part.
Le premier de ces éléments est l'idée d'arbitrage. En effet, les premières
coutumes codifiées ne sont que des collections de sentences arbitrales ; il est
d'ailleurs aisé de comprendre comment l'institution de l'arbitrage a dû appa-
raître très tôt, dès qu'il y a eu des sociétés. Dans chaque conscience indiv-
iduelle existent deux états de conscience sourds, susceptibles, à l'occasion, de
se transformer en idées claires. « L'un est la conception des fins sociales,