Émile DURKHEIM (1893)
“ L'origine
de l'idée de droit”
Un document produit en version numérique par Jean-Marie Tremblay, bénévole,
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi
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Dans le cadre de la collection: "Les classiques des sciences sociales"
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Une collection développée en collaboration avec la Bibliothèque
Paul-Émile-Boulet de l'Université du Québec à Chicoutimi
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Émile Durkheim (1893), “ L'origine de l'idée de droit ” 2
Cette édition électronique a été réalisée par Jean-Marie Tremblay, bénévole,
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi à partir de :
Émile Durkheim (1893)
“ L'origine de l'idée de droit ”
Une édition électronique réalisée à partir d'un texte d’Émile Durkheim
(1893), « L'origine de l'idée de droit. » Extrait de la Revue philosophique, 1893,
35, pp. 290 à 296. Reproduit in Émile Durkheim, Textes. 1. Éléments d’une
théorie sociale, pp. 233 à 241. Paris: Éditions de Minuit, 1975, 512 pp.
Collection: Le sens commun.
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Édition électronique réalisée avec le traitement de textes Microsoft Word 2001
pour Macintosh.
Mise en page sur papier format
LETTRE (US letter), 8.5’’ x 11’’)
Édition complétée le 29 septembre 2002 à Chicoutimi, Québec.
Édition revue et corrigée par Bertrand Gibier, le 10 novembre 2002.
Émile Durkheim (1893), “ L'origine de l'idée de droit ” 3
“ Origine de l'idée
de droit ”
par Émile Durkheim (1893)
Texte extrait du Revue philosophique, XVIIIe année, juillet-décembre 1893, 35, pp. 290-
296. Texte reproduit in Émile Durkheim, Textes. 1. Éléments de théorie sociale, pp. 233 à
241. Paris: Éditions de Minuit, 1975, 512 pages. Collection: Le sens commun.
On croit encore assez communément en France qu'il n'y a et ne peut y
avoir que deux sortes de morales, entre lesquelles le moraliste est comme tenu
de faire son choix ; que le seul moyen d'échapper à l'utilitarisme est de
recourir à l'apriorisme des métaphysiciens. Il semble que du moment où l'on
pratique la méthode d'observation, on soit nécessairement condamné à nier la
réalité du devoir et celle du désintéressement, c'est-à-dire à faire de l'un et de
l'autre de pures illusions. Le livre dont nous allons rendre compte est avant
tout une protestation contre ce préjugé 1 ; c'est un vigoureux effort pour ouvrir
à la morale et à la philosophie du droit une voie nouvelle et c'est là ce qui fait
la nouveauté et l'intérêt de l'ouvrage. M. Richard, en effet, combat avec la
1 Gaston Richard, Essai sur l'origine de l'idée de droit. Paris, 1892, XXIII-263 p.
Émile Durkheim (1893), “ L'origine de l'idée de droit ” 4
même vivacité et la doctrine des utilitaires et celle des métaphysiciens ; l'une
et l'autre lui paraissent également incapables d'expliquer le droit comme le
devoir, et pour la même raison. Car ces deux frères ennemis sont moins éloi-
gnés l'un de l'autre qu'on ne le croit d'ordinaire ; tous deux professent en effet
un individualisme presque identique. L'utilitaire est individualiste puisqu'il
fait de l'intérêt personnel la seule fin de la conduite ; mais le métaphysicien ne
l'est pas moins, puisque sa morale consiste dans une apothéose de la person-
nalité individuelle. Peut-être, il est vrai, pourrait-on reprocher à l'auteur de
passer trop légèrement sur de grandes doctrines métaphysiques, comme
l'hégélianisme, qui ont plutôt péché par excès contraire. Même le kantisme,
que M. Richard a plus spécialement en vue, échappe en partie à l'individua-
lisme parce qu'il soumet l'individu à une loi que l'individu n'a pas faite, à une
règle objective, à une consigne impérative et impersonnelle. Cependant, il
n'est pas contestable que cet idéal impersonnel n'est autre chose que l'individu
abstrait et idéalisé. Or, suivant M. Richard, une doctrine individualiste ne
saurait fonder le droit ; car la pratique juridique ne peut se passer de charité.
La dogmatique de l'égoïsme, qu'il s'agisse de celui des utilitaires ou bien de
celui des métaphysiciens, enlève au devoir tout objet ; car le devoir est avant
tout de se donner, de se sacrifier, de se résigner. Par conséquent, du même
coup, elle ruine le droit qui ne peut être que la condition logique et même
physique du devoir (p. XII).
Ce qui a donné naissance à l'erreur individualiste, c'est qu'empiristes et
aprioristes ont étudié l'idée de droit dans l'abstrait, en la détachant des condi-
tions qui en ont déterminé la formation et le développement. On n'a pas vu
que c'est le fait de vivre en société qui a amené les hommes à définir leurs
relations juridiques, à fixer « ce que tous peuvent exiger de chacun et ce que
chacun peut attendre de tous ». En un mot, la philosophie du droit ne peut pas
être séparée de la sociologie. Le problème tel que se le pose notre auteur peut
donc être formulé ainsi : quelles sont les influences sociales qui ont suscité
l'idée du droit et en fonction desquelles elle a évolué dans l'histoire.
Or, quand on se pose la question dans ces termes, un premier fait apparaît
tout d'abord : c'est que l'idée de droit n'est pas simple. Elle est composée
d'éléments qui doivent être étudiés chacun à part.
Le premier de ces éléments est l'idée d'arbitrage. En effet, les premières
coutumes codifiées ne sont que des collections de sentences arbitrales ; il est
d'ailleurs aisé de comprendre comment l'institution de l'arbitrage a dû appa-
raître très tôt, dès qu'il y a eu des sociétés. Dans chaque conscience indiv-
iduelle existent deux états de conscience sourds, susceptibles, à l'occasion, de
se transformer en idées claires. « L'un est la conception des fins sociales,
Émile Durkheim (1893), “ L'origine de l'idée de droit ” 5
c'est-à-dire d'une protection mutuelle contre les causes de destruction » (p. 4),
qu'elles viennent de l'homme ou des choses ; l'autre est le sentiment d'une
lutte engagée entre les appétits individuels des membres mêmes du groupe.
Ces deux tendances sont contraires entre elles. Si donc la première est assez
forte, elle contiendra la seconde et en préviendra les excès. Elle empêchera les
conflits de dégénérer en guerres ouvertes, en poussant les hommes à soumet-
tre l'objet de leur désaccord à un arbitre ; celui-ci, d'ailleurs, sera déterminé à
intervenir pour la même raison, c'est-à-dire sous la pression de la douleur dont
ses sentiments sympathiques lui sont l'occasion à la vue du conflit qui a surgi.
L'arbitrage est donc une conséquence immédiate de la sociabilité, et une
sociabilité même assez rudimentaire suffit à le produire.
Mais, pour qu'il y ait droit, il ne suffit pas qu'il y ait arbitrage, il faut enco-
re que cet arbitrage soit garanti à la victime, c'est-à-dire qu'elle ait toujours la
faculté d'y recourir sans que le coupable puisse s'y soustraire. Cette garantie
est distincte de l'arbitrage, car elle ne l'accompagne pas toujours dans l'his-
toire. « Les cours de justice des sociétés primitives ne donnent pas force
exécutoire à leurs jugements ; même les parties ne sont pas tenues de leur
soumettre leurs litiges (p. 25). » Nous sommes donc en présence d'un nouvel
élément de l'idée de droit, c'est l'idée de garantie.
Mais qu'est-ce qui a pu déterminer les hommes à organiser cette garantie ?
C'est cette question qui, dit M. Richard, a, jusqu'à présent, fait échouer la
philosophie expérimentale du droit. Ces philosophes, en effet, ont général-
ement cru que seul un appareil de coercition extérieure et d'origine conven-
tionnelle pouvait produire ce résultat. Ce serait un calcul intéressé qui aurait
appris à l'humanité à préférer le mal de l'obéissance et de la discipline aux
maux plus redoutables d'une guerre universelle et interminable. Or il n'est pas
vrai que l'homme soit un être utilitaire. « Le calcul n'est pas l'artisan de l'his-
toire. » D'ailleurs, l'anarchie n'a jamais été pour l'homme l'objet d'horreur que
suppose Hobbes ; car bien des races n'en sont jamais sorties. C'est la marche
inverse qu'il faut suivre. C'est au-dedans de la conscience et non au-dehors,
c'est dans les dispositions sympathiques et altruistes et non dans les senti-
ments intéressés qu'il faut aller chercher la solution du problème. Ce qui fait
que la société oblige le défendeur à se soumettre et garantit la victime, c'est
qu'elle se sent solidaire de cette dernière. La large sympathie qu'elle éprouve
pour chacun de ses membres ne lui permet pas d'assister impassible au dom-
mage subi par l'un d'eux ; d'ailleurs, elle a conscience que le mal dont il
souffre ne pourrait pas se généraliser sans danger pour elle-même. Elle épouse
donc tout naturellement une cause qui est la sienne. Pour cela, il n'est pas
nécessaire qu'elle soit organisée en État ; il suffit que les individus qui la
composent se sentent solidaires dans la lutte pour l'existence. C'est ce senti-
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