Pistes Un fil à la patte

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Feydeau, Un fil à la patte
Piste pédagogique 6
Georges Feydeau, Un fil à la patte
Exemple d’analyse ciblée :
Acte I, scènes IV et V
1. Avant de visionner ces extraits
Le début de la pièce
À partir d’une situation à la fois égrillarde et comique, Feydeau a l’art de rendre l’exposition
divertissante. Une galerie de portraits piquants et vite tracés prend vie. Quelque peu influencé
par son contemporain Antoine, le vaudevilliste fait naître sous nos yeux un milieu et une
tranche de vie : le lever de Lucette, à midi passé, tandis qu’attendent les habitués de la maison
dans le salon jouxtant la chambre. L’objectif est atteint : commencer ce qui sera une comédie
d’intrigue et de mœurs en même temps qu’un vaudeville pimenté de quiproquos et de
préparations.
Les scènes d’ouverture une à trois amorcent l’exposition en plongeant le spectateur dans
l’intérieur et les habitudes de vie d’une demi-mondaine. Tentation naturaliste de Feydeau dans
cette façon de procéder, mais la couleur vaudevillesque reste présente : la grivoiserie et la
trivialité ne sont jamais loin, de façon allusive. Elles offrent au spectateur le plaisir de
s’encanailler. La porte de la chambre à coucher de Lucette est l’objet des regards de
Marceline : elle vit par l’imagination les aventures de sa sœur, et ses allusions à la sexualité
sont nombreuses. Chenneviette est annoncé comiquement « d’une traite » par Firmin comme
« monsieur le père de l’enfant de madame » ce qui renvoie trivialement au corps, au lieu de
renvoyer à un patronyme. Lucette entretient manifestement Marceline comme Chenneviette,
et peut-être Bois-d’Enghien : l’argent de la demi-mondaine arrose son entourage.
Tout au long de l’acte I, les entrées des personnages pittoresques s’inspirent pour une part des
parades de la foire. En effet, Firmin, le majordome, annonce les arrivants comme des artistes
en même temps qu’il prépare le déjeuner, ce qui rend la présentation dynamique : tous
attendent le déjeuner, c’est-à-dire la fin des ébats de leur hôtesse.
a. Sensibiliser l’œil et l’oreille
La scène IV s’avère particulièrement intéressante puisqu’elle poursuit l’exposition et
commence l’action. Trois mouvements la constituent : le premier mouvement voit l’arrivée de
Nini Galant puis de Bois-d’Enghien, et se termine au premier aparté de la pièce, où l’on
apprend que l’amant est venu pour rompre. Henry Gidel parle « d’aparté d’exposition » : ce
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Feydeau, Un fil à la patte
dernier permet de donner le point de vue de celui qui passera sans cesse de l’angoisse à la
détente tout au long des deux premiers actes. Le deuxième mouvement comprend l’annonce
du mariage de Nini, et les commentaires qu’il suscite. Enfin, le dernier mouvement
commence lorsque Bois-d’Enghien surprend l’annonce de son propre mariage dans le Figaro,
et va se mettre à dérober tous les exemplaires qui pourraient apprendre la nouvelle à sa
maîtresse. L’action est lancée puisque, jusqu’à la fin du deuxième acte, il s’agira
paradoxalement pour Bois-d’Enghien, alors qu’il veut décrocher son fil à la patte, d’éviter que
Lucette apprenne son mariage prochain.
Le personnage de Nini Galant, dont c’est l’unique apparition, est une trouvaille de Feydeau
qui satisfait deux fonctions : son nom explicite de cocotte en fait un double caricatural de
Lucette, à la parlure pleine de gouaille. Elle salue tout le monde à la cantonade, assume ses
amants, interpelle sous ce titre Fernand, se confie sans retenue à tous. Mais son destin, se
marier « comme une héritière du Marais », contraste avec le triste abandon qui attend
Lucette : La meilleure fin de la cocotte est un mariage douteux avec un duc de la Courtille
dont le nom sent quelque peu son faubourg. C’est ce mariage qui permet à Bois-d’Enghien de
faire part au spectateur du sien. Le mariage est surtout affaire sociale et financière à cette
époque, pour les cocottes comme pour les hommes de la noblesse d’Empire désargentée.
Les entrées des premières scènes ont préparé l’attente de celle de Bois-d’Enghien : mais alors
que les personnages viennent tous de l’extérieur, par la porte qui donne sur l’antichambre,
Bois-d’Enghien vient de la pièce la plus intime de la maison, la chambre de la maîtresse de
maison. Feydeau, avare de didascalies concernant les costumes, prend soin de décrire le sien :
« Enveloppé dans un grand peignoir rayé, serré par une cordelière à la taille. Il tient à la main
une brosse et achève de se coiffer. » Le dramaturge soigne le contraste entre la haie de
personnages haute en couleurs qui l’accueille et l’amant encore dans « les rinçures de sa vie
de garçon ». Henry Gidel fait remarquer que la porte de la chambre se transforme en « arc de
triomphe ». Il qualifie « d’entrée-spectacle » ce moment empreint d’un cérémonial comique
auquel l’amant ne répond que par des bribes peu compréhensibles. C’est une parodie d’un
lever royal, dont la chute est constituée par son dessein dévoilé au public : rompre.
Ce premier aparté, suivi de deux autres, établit une convention entre le public et la scène :
c’est le protagoniste qui a quelque chose à cacher, son mariage prochain, donc l’hypocrite, qui
annoncera le ressort de l’action au public tout en lui faisant connaître ses pensées. L’aparté
marque un contraste entre la pensée et le dit. De ce contraste naîtront les quiproquos,
imbroglios qui feront le sel des situations à venir. Le spectateur, en position de surplomb,
attend la chute de Bois-d’Enghien sans savoir à quel moment elle surviendra.
Enfin, une autre convention est donnée avec le sort dévolu aux exemplaires du Figaro : cet
accessoire qui joue le rôle d’opposant à Bois-d’Enghien, rend présentes par métonymie la
fiancée et sa famille. Il oblige l’amant de Lucette à observer un comportement absurde
paradoxalement accepté avec facilité par tous. Le ton est donné : les situations et les
comportements les plus loufoques seront acceptés s’ils permettent de reculer le moment de
vérité. L’angoisse pousse Bois-d’Enghien à tenir des conduites absurdes et mensongères pour
le plus grand plaisir du public : il s’agit bien de « mécanique plaquée sur du vivant ».
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Feydeau, Un fil à la patte
b. Le contexte des spectacles
Un fil à la patte (1894) de Georges Feydeau entre au répertoire de la Comédie-Française en
1961 dans une mise en scène de Jacques Charon. Cette mise en scène sera ensuite reprise et
captée au théâtre Marigny en 1970. Jacques Charon, entré au Français à 21 ans, a effectué sa
carrière parallèlement dans la Maison et sur les boulevards. Sa mise en scène se ressent de
cette double filiation : elle garde les codes (décors, costumes, jeu) du vaudeville à sa création :
apartés adressés au public mais sans clin d’œil appuyé, silhouettes des personnages
secondaires vite tracées mais vivantes, et surtout un sens du rythme et du comique mémorable
porté par des comédiens très complices parvenus au sommet de leur art : Jean Piat en Boisd’Enghien se présente comme aussi bel homme que faible ; Micheline Boudet campe une
Lucette gracieuse et élégante qui joue de toutes les armes de la divette, du chant, de la danse,
du jeu ; Robert Hirsch en Bouzin construit une figure inoubliable, burlesque et ridicule, allant
souvent jusqu’à la pantomime. Micheline Boudet et Robert Hirsch ont d’ailleurs une
formation de danseurs.
L’objectif de cette mise en scène est de divertir le public du Français sans appuyer sur le
caractère grivois ni sur la satire de la bourgeoisie. André Levasseur recherche un parfum de la
Belle Époque. Les décors parodient le style « nouille » en même temps qu’ils rappellent les
décors d’origine : salon au premier acte, chambre aménagée en loge au deuxième acte, avec
portes et armoires, comme il se devait pour la plupart des vaudevilles. Rappelons qu’à
l’époque de la création les décors appartenant au théâtre servaient pour de nombreuses pièces.
L’escalier de l’acte III, par contre, renvoie à la mode des décors spectaculaires de la fin du
e
XIX siècle. Les costumes du même André Levasseur – qui s’était illustré en créant les décors
des grandes fêtes organisées en l’honneur du mariage de prince Régnier et de Grace Kelly à
Monaco en 1956, et avait travaillé avec Christian Dior avant d’arriver au théâtre – mettent en
valeur chaque personnage : Lucette devient une très belle femme élégante, plus fantaisiste que
facile ; Bois-d’Enghien un bel homme fat et Bouzin un ridicule petit-bourgeois à cause, entre
autres, des gants dont il n’arrive pas à se débarrasser.
Tout en étant historisante, la mise en scène se veut légère : la critique des mœurs n’est pas
l’enjeu, on se situe davantage du côté vaudeville divertissant que de la grande comédie.
La mise en scène d’Alain Sachs est un exemple de vaudeville tel que le théâtre privé a encore,
particulièrement en province, coutume d’en monter. Le décor respecte les didascalies et se
met en place à vue. Il est donc assez léger et peut tourner facilement dans de petites salles ; les
costumes tendent à caricaturer les personnages, ainsi de Marceline déguisée en petite
marinière ou de Nini Galant affublée d’un boa rouge qui sent la rue davantage que le salon.
Le jeu est très chargé, les clins d’œil au public sont constants : tout dans cette mise en scène
est dirigé non par les enjeux du texte, mais par l’effet à produire, le rire. Nous sommes là en
présence d’un vaudeville qui se souvient de ce qu’il doit au théâtre de foire et à la tradition du
théâtre dit de boulevard.
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Jérôme Deschamps montre les travers de la société avec légèreté et cruauté, car la drôlerie
n’exclut pas le cynisme. Le metteur en scène fait confiance à sa troupe qu’il connaît bien,
sachant que chacun y ajoute ses inventions intérieures, pour entrer au mieux dans la
mécanique de Feydeau. Il évite le jeu psychologique et mise sur la connivence avec les
spectateurs en position de « surplomb » : ils peuvent anticiper péripéties et quiproquos et se
laisser aller à un rire cathartique jubilatoire.
Le registre burlesque est parfaitement maîtrisé déjà par Jérôme Deschamps. Il sait aussi
trouver le rythme juste avec les accélérations et les enchaînements des différentes vitesses
exigées par le texte.
2. Regarder ces extraits dans les trois mises en scène
3. Analyse comparée de chacune des mises en scène selon les deux thèmes suivants :
a. L’univers scénique
Toute dramaturgie est le fruit de choix singuliers des metteurs en scène. Cependant, certaines
mises en scène se ressemblent plus que d’autres. Cela est particulièrement vrai pour Un fil à
la patte. En effet, soit le metteur en scène respecte les didascalies, ce qui le conduit à
reproduire avec plus ou moins d’exactitude le décor des premières représentations dont nous
gardons trace grâce à quelques photographies de Nadar, soit le metteur en scène choisit de se
détacher de ces mêmes didascalies et de créer un univers scénique tout différent. Ainsi,
Jacques Charon en 1961, Alain Sachs en 1999 et Jérôme Deschamps en 2012 proposent des
univers scéniques proches. Le salon de Lucette est fabriqué dans les trois cas de pans
découpés et assemblés pour représenter les murs du salon de Lucette. Nous sommes dans la
convention d’un décor qui tout en se voulant reproduction d’une réalité avoue le théâtre : les
murs s’arrêtent net à une certaine hauteur qui n’est pas forcément cachée par des pendrillons,
et tremblent parfois lorsque les portes claquent. Les portes respectent la configuration voulue
par Feydeau. Les meubles jouent sur un certain naturalisme propre à l’époque de la création,
comme encore à toutes les pièces dites de boulevard. Seuls varient les couleurs et les
imprimés utilisés. Si la direction d’acteurs présente des partis pris parfois similaires, elle
permet toutefois de départager les metteurs en scène selon le point de vue choisi sur la scène,
les répliques, et selon que l’effet comique est recherché avec plus ou moins de finesse.
Chez Jérôme Deschamps, un respect des didascalies marque la volonté de représenter un
salon de la Belle Époque. Le plateau devient un espace mimétique. La multiplication des
détails donne chaleur et vie au salon de Lucette. Pour autant, la circulation des personnages
n’est pas gênée par un plateau encombré. La scénographie conçue par Laurent Peduzzi
constitue « une boîte à jouer » qui correspond avec précision à l’intérieur cossu de l’époque.
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Feydeau, Un fil à la patte
Le metteur en scène déclare : « J’ai attaché beaucoup d’importance aux décors et aux
costumes. »
Une impression de légèreté est donnée par la couleur à dominante blanche du papier mural
aux délicats motifs orange et jaune. Au-dessus de la cheminée de marbre noir, est accroché un
tableau monumental représentant une déesse nue, symbole des débordements sexuels : le ton
est donné ! L’ensemble chaleureux et raffiné correspond à l’esprit voulu par l’auteur : le noir
et le rouge dominent l’ameublement de style Napoléon III, le canapé de velours confortable
avec ses larges accoudoirs, les chaises à l’assise aussi en velours rouge, ainsi qu’une table
patinée noire avec incrustation de motifs dorés, le piano droit et noir et son tabouret, les
guéridons, les bibelots et les tableaux aux murs. D’autre part, on peut apercevoir, par une
porte laissée ouverte, encadrée de lourdes tentures de velours rouge retenues par des
embrases, la salle à manger et la table dressée pour le déjeuner. Enfin, le parquet ciré désigne
que nous sommes dans un salon « élégant » dans lequel vit un monde aisé.
Les costumes hauts en couleurs et chargés de détails raffinés dénotent la richesse et parfois
même une note de folie.
Ainsi Marceline, beaucoup plus âgée que Lucette, campe une vieille fille, sacrifiée pour
l’éternité, à l’allure incongrue avec sa coiffe bretonne, sorte de double inversé de Lucette qui
peut faire songer au personnage de Bécassine. Sa tenue apprêtée composée d’un ensemble
jaune à passementeries noires ne passe pas inaperçue ! Son large col blanc galonné de noir ne
laisse rien dévoiler de son physique : elle apparaît corsetée et enrubannée, prisonnière de ses
principes à l’égard de la gente masculine.
On note aussi l’extravagance dans le costume de M. de Chenneviette : la multiplicité des
couleurs vives, jaquette verte et fleur blanche à la boutonnière, cravate à motifs, gilet gris à
double boutonnage et pantalon rouge, en font une sorte d’oiseau rare avec sa moustache
étroite fine et courte qui montre la volonté de présenter une apparence soignée. Lui le
désargenté met en avant des accessoires qui se veulent aristocratiques : une canne et un
cigare.
Bois-d’Enghien, à la moustache fournie sans aucun raffinement, porte par-dessus une chemise
blanche et un pantalon gris, un peignoir parme en tissu précieux. Ses accessoires sont d’abord
une brosse à cheveux qu’il laissera pour s’emparer du journal compromettant : le Figaro !
Firmin le domestique, à l’allure compassée due à son emploi, soigne son apparence physique
avec ses moustaches terminées en pointes montantes. Il est vêtu avec l’élégance qui convient
à une telle maison : chemise blanche avec boutons de manchettes, cravate noire, gilet gris
assorti à son pantalon et gants blancs.
Trois personnages masculins aux moustaches taillées différemment renseignent sur les codes
de l’époque.
La tenue de Lucette toute vaporeuse et féminine affiche sa sensualité de femme amoureuse.
Sa coiffure, un chignon aux reflets roux, est savamment négligée. Elle porte une tenue
d’intérieur raffinée et soyeuse vert d’eau : peignoir cintré dans le dos par deux boutons verts,
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de larges manches doublées de soie orange, ceinturé par une rose et des rubans qui marquent
la finesse de sa taille. Une large encolure blanche brodée descend jusqu’à la ceinture. Sa
joliesse naturelle ajoute à sa séduction.
Cela tranche avec le costume ostentatoire et surchargé de l’imposante femme blonde qu’est
Nini Galant. D’abord sa coiffure faite d’un chapeau extravagant de plumes noires manque de
discrétion et la grandit encore. Un boa de plumes blanches lui permet de faire des effets qui
rappellent la cocotte. Elle arbore une tenue très voyante qui évoque un costume de scène : un
corsage aux manches épaulées et bouffantes, couleur vert en harmonie avec celle du peignoir
de Lucette, bordé de passementerie noire met en valeur son décolleté. Une première jupe
plissée rouge et orange à volants et une sur jupe bleue soulignent ses hanches. De longs gants
de soirée en satin brillant grenat complètent sa tenue. Son apparence générale signifie qu’elle
prendra plaisir à se donner en représentation.
En somme, chez Jérôme Deschamps, les costumes conçus par la talentueuse Vanessa Sannino,
inspirés de la mode du début du XXe siècle « plus élégante et inventive » pour la mise en scène
que celle de la fin du XIXe siècle, disent la volonté de représenter un milieu bourgeois cossu et
frivole enfermé dans son microcosme. Une douce folie pourra s’emparer de cette petite
société menée par le paraître et l’argent !
b. Dramaturgie et direction d’acteurs
Alain Sachs s’inscrit dans les pas de Charon, mais glisse vers un jeu outré. Les trois
comédiennes interprétant Lucette, Nini et Marceline chargent toutes les répliques : elles
parlent très fort, appuient certains mots, transforment leur voix, exagèrent leurs gestes selon
l’emploi qui leur est dévolu. Nini accentue par un rire quelque peu forcé toutes les allusions
grivoises ; elle fait de grands gestes pour maintenir son boa rouge en place, tape vulgairement
sur les fesses de Lucette lorsque celle-ci lui annonce le retour de son amant. Lucette joue
davantage la bêtise qu’un aveuglement dû à l’amour : elle écarquille les yeux, sourit à tout
propos, démontre son amour pour Bois-d’Enghien par des gestes convenus comme le fait de
prendre sa température en lui touchant le front lorsqu’il cache le Figaro dans son peignoir. La
comédienne qui interprète Marceline prend une voix haut perché de petite fille et en copie les
manières outrées, jusqu’à chanter « les œufs », ce qui peut être un rappel aux origines du
vaudeville… Les comédiennes interprètent leurs personnages comme des femmes stupides et
superficielles, afin de déclencher le rire du public.
Les hommes sont un peu moins caricaturés, ils ne forcent pas leur voix. Si Chenneviette
appuie lui aussi les allusions au bas terrestre, Bois-d’Enghien joue un jeune bourgeois qui ne
manque pas d’élégance. Les physiques des personnages délimitent leur emploi : Boisd’Enghien et Lucette en particulier ont des physiques de jeunes premiers, tandis que
Chenneviette est moins avantagé, un peu plus âgé. Nini a le charme tapageur. Le tempo des
apartés de Bois-d’Enghien est légèrement plus lent que celui du personnage tant chez Charon
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que chez Deschamps, de ce fait il est moins efficace. Chaque intention de jeu est soulignée,
afin que le public sache où il doit rire : cette forme de jeu est le propre du jeu boulevardier.
Jérôme Deschamps se souvient lui aussi avec émotion de la mise en scène de Jacques Charon
en 1961 : « Elle était géniale. On aurait dit que Charon battait la mesure ; il semblait avoir une
conscience particulière de la musicalité dans laquelle il entraînait toute la troupe. » Sa mise en
scène, parsemée de clins d’œil à son prédécesseur talentueux, lui rend un hommage discret.
En outre, le metteur en scène affirme qu’il était important pour lui que soient réunies certaines
conditions : « En premier lieu la complicité… Ensuite, “la juste distribution”, la juste palette,
les justes couleurs et les justes contrastes. Il se trouve que là, je suis convaincu d’avoir pu les
réunir. »
Dans cette scène, les femmes occupent le premier plan : Marceline est inénarrable. Elle est la
caricature de la vieille fille restée avec ses émerveillements de petite fille, notamment quand
elle s’écrie : « Oh ! oui !... Oh ! oui… Les œufs !... » Le décalage entre son état d’émotion et
la cause de cette émotion déclenche le rire du public. En elle se trouve une touche de folie et
de burlesque. Mais ce sont Lucette et Nini Galant les protagonistes. En effet, Lucette met en
scène l’annonce du retour inattendu de son amant et Nini Galant se met, elle, en scène, pour
faire l’annonce de son mariage avec le duc de la Courtille. La première est amoureuse et la
seconde fait un mariage « d’affaire ». Dans les deux cas, le metteur en scène donne les rôles
principaux aux femmes : ces deux annonces constituent des coups de théâtre.
On peut remarquer l’enthousiasme de Lucette pour préparer le retour de Fernand. Tout en
l’appelant, elle prévient les « comédiens » afin qu’ils soient à l’unisson et particulièrement
dans les répliques chorales, à la fois dans les intonations et la gestuelle : notamment pour
« Ah ! Hip ! hip ! hip ! Hurrah ! » Tous formant une haie d’honneur en levant le bras dans un
bel ensemble. Peut-être en font-ils trop, manifestant par là qu’ils ne sont pas dupes de la
malhonnêteté de « Fernand ». Lui-même semble d’ailleurs étonné d’un tel accueil, d’une si
imposante mise en scène, se contentant de serrer ostensiblement la main de Lucette pour
montrer sa connivence avec elle et la remercier surtout d’avoir suscité un tel élan, car il devait
se trouver gêné de revenir après quinze jours d’absence en invoquant un fallacieux prétexte.
Quant à Nini Galant, qui arbore une tenue d’actrice de vaudeville, elle se met en scène.
Extravagante, elle fait son numéro. Sa tenue, sa gestuelle et ses déplacements en témoignent.
Son arrivée est comparable à une entrée en scène : elle est au théâtre ! Image arrêtée
lorsqu’elle s’écrie les bras levés, triomphante, enveloppée de son boa : « Bonjour ! » Réplique
qui, d’ailleurs, n’existe pas dans le texte de Feydeau. Elle signifie qu’elle est la « vedette » et
que les autres vont être les spectateurs. Avec assurance, elle s’assied de façon familière sur
l’accoudoir du canapé. Elle prend des poses pompeuses et démonstratives. Puis, dans un
second temps, elle peut faire l’annonce de son mariage, à la façon d’un coup de théâtre : cette
fois, elle est assise au centre du canapé, jouant le rôle du personnage principal. Debout, les
bras en croix, comme elle doit le faire sur scène, elle effectue mécaniquement des moulinets
avec son boa et s’exclame d’un air coquin en fermant les yeux : « Je deviens duchesse de la
Courtille ! » Elle se lève de bonheur, se trémousse et se rassied. Lucette, sur une chaise près
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d’elle, est sa principale spectatrice, admirative : connivence de femmes. À coup sûr, Nini
Galant connaît à ce moment précis son heure de gloire en annonçant qu’elle est en passe de
devenir duchesse par son mariage, ce qui la mettra à l’abri des soucis financiers…
Les hommes n’ont pas les plus beaux rôles chez Jérôme Deschamps.
Chenneviette est présenté comme un personnage jaloux et méprisant ; d’abord, il ne montre
aucune joie à l’annonce du retour de Bois-d’Enghien. Il lui tend la main parce qu’il le faut
bien, et le félicite avec ironie en disant : « Je suis bien content de vous revoir ! » Il ment
effrontément comme l’indique son attitude générale. Il est jaloux de ce Bois-d’Enghien dont
Lucette est toujours amoureuse et trouve sans doute la mère de son fils bien faible d’autant
que ce « joli cœur » est désargenté.
De plus, il ne fait pas grand cas de l’arrivée triomphale de Nini Galant, en ne bougeant pas du
canapé, sans un regard pour elle ; elle choisit donc de s’asseoir sur l’accoudoir. Il affiche son
mépris pour la demi-mondaine et il révèle son manque d’éducation. Sa valeur à lui est
l’argent. D’ailleurs, il la questionne sur l’identité de son futur mari et l’annonce du mariage de
celle-ci avec le duc de la Courtille le rend insolent, sa toux indélicate le montre, sousentendant qu’elle ne méritait pas cette chance !
Homme peu sympathique dont l’humour dénote la duplicité et la méchanceté : il est dans le
paraître et masque le fait qu’il a besoin d’argent.
Enfin, le Bois-d’Enghien de Jérôme Deschamps se montre léger et ordinaire. Sa gouaille
ressort quand il n’arrive pas à annoncer qu’il est venu pour rompre. Il est surtout gêné de
l’accueil qui lui est réservé. Il est mal à l’aise au point d’être pathétique dans son incapacité à
annoncer son mariage avec une autre femme plus argentée. Il ne cherche pas à s’éloigner de
Lucette, sans doute y tient-il. Il s’assied non loin d’elle, cherchant plutôt à ne pas se faire
remarquer. Il représente un coureur de dot bien ordinaire, en décalage avec la pétillante et
amoureuse Lucette dont on se demande pour quelles raisons elle est si amoureuse d’un
homme aussi fade. La veulerie de Bois-d’Enghien s’oppose à la finesse et à la sincérité de
Lucette. D’ailleurs, Jérôme Deschamps a surtout voulu insister sur le cynisme de la situation
par le rythme imposé dans le jeu : « Il n’y a aucun intérêt, surtout avec Feydeau, à se plonger
dans les méandres de la psychologie. […] Le rire n’enlève rien à la causticité ! »
c. Synthèse
Chez Jérôme Deschamps, la légèreté et le grain de folie des uns et des autres sont exacerbés
par un jeu burlesque, poussant parfois jusqu’à la caricature. Les personnages loufoques, sont
entraînés dans une mécanique faite avant tout pour divertir, tout en dénonçant une société
fondée sur le paraître. Monde où les sentiments se monnayent comme l’argent.
Chez Alain Sachs, le rire est recherché avec un jeu extérieur, les personnages deviennent
bêtes.
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Jérôme Deschamps dénonce le matérialisme de la bourgeoisie triomphante. L’institution du
mariage se trouve désacralisée. Feydeau écrivait, en écho à sa propre histoire : « Tous les
mariages sont des parjures ou des infidèles, c’est inhérent à la fonction. »
Pistes d’utilisation des documents annexes
Les six documents iconographiques proposés inviteront les élèves à s’interroger sur les
représentations de la Belle Époque ainsi que sur la scénographie créée pour la mise en scène
du Fil à la patte par Georges Lavaudant en 2001.
1. Une représentation de la Belle Époque
Documents :
– Un fil à la patte de Georges Feydeau, couverture de Le Théâtre illustré, dessins d’A.
Houbras, 1894, Paris, BNF, 4-ICO-THE-3280.
Photo : © BNF.
– Ambassadeurs, Yvette Guilbert tous les soirs, affiche de Théophile Alexandre Steinlen,
1894, Paris, BNF, ENT DN-1(STEINLEN, ALEXANDRE/1)-ROUL.
Photo : © BNF.
– Yvette Guilbert, photographie d’A. Block prise vers 1891, Paris, BNF, N-2 (GUILBERT,
YVETTE).
Photo : © BNF.
Un fil à la patte, créé en 1894 au Palais-Royal, connut d’emblée un grand succès.
La couverture du programme, Le Théâtre illustré, présente ainsi les caractéristiques d’un
spectacle de la Belle Époque, réputée frivole : deux femmes et un homme, en tenue de soirée,
sont placés dans une loge pour assister à une représentation. On observe ainsi que le spectacle
est autant sur la scène que dans la salle.
Les tenues des femmes, corsetées, parées de plumes, éventail à la main, signalent l’élégance
de mise dans ce contexte et le goût du beau et de la représentation. La seule fantaisie
concernant l’homme est celle de la moustache et des favoris.
Le décor de cette couverture est également soigné, à l’image des détails confiés par Feydeau
dans la didascalie initiale rédigée pour chaque acte.
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On trouve dans le personnage de Lucette un écho à la chanteuse de café-concert, Yvette
Guilbert (1865-1944). Elle avait obtenu un petit rôle dans La lycéenne, une pièce de Feydeau
représentée au théâtre des Nouveautés en 1887.
Après s’être reconvertie dans la chanson et après avoir été engagée au Moulin-Rouge, Yvette
Guilbert, aux mains gantées et à la silhouette longiligne, devient une effigie du Paris nocturne
de cette époque.
Elle tient l’affiche des Ambassadeurs et sera immortalisée par Toulouse-Lautrec une première
fois en 1893, lors de la réouverture du café-concert, le Divan japonais.
Yvette Guilbert est considérée comme la meilleure « diseuse » de cette fin du XIXe siècle :
son interprétation et sa diction des textes sont soignées, elle impose ainsi sa finesse d’esprit et
son humour.
C’est pour cette raison que Bouzin souhaite lui porter sa chanson (acte I, scène IX) afin
qu’elle l’interprète.
2. Une scénographie épurée : mise en scène de Georges Lavaudant (2001)
Documents :
– Acteurs d’Un fil à la patte de Georges Feydeau, photographie prise au Palais-Royal à Paris
par l’atelier Nadar en 1894, Charenton-le-Pont, Médiathèque de l’Architecture et du
Patrimoine.
© Ministère de la Culture-Médiathèque du Patrimoine, Dist. RMN-Grand Palais/Atelier de
Nadar.
– Un fil à la patte de Georges Feydeau, mise en scène de Georges Lavaudant, avec Philippe
Morier-Genoud et Annie Perret, au théâtre de l’Odéon le 28 février 2001.
© Ramon Senera/CDDS Enguérand.
– Un fil à la patte de Georges Feydeau, mise en scène de Georges Lavaudant, avec Philippe
Morier-Genoud et Annie Perret, au théâtre de l’Odéon le 28 février 2001.
© Ramon Senera/ CDDS Enguérand.
Grâce à la photographie prise au Palais-Royal, à Paris, lors des premières représentations de la
pièce dans la mise en scène de son auteur, Feydeau, on observe un décor et des costumes
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Feydeau, Un fil à la patte
reflétant l’atmosphère de la Belle Époque : conformément à la didascalie initiale dédiée à
l’acte II, « une grande chambre carrée, riche et élégante » a été reconstituée.
« Tout le monde est en tenue de soirée », comme le suggère la didascalie, cependant, la liste
de meubles et d’objets n’a pas été suivie par Georges Lavaudant et Jean-Pierre Vergnier, son
scénographe, dans leur mise en scène de la pièce en 2001 au théâtre national de l’Odéon.
Le décor de l’acte I, le salon de Lucette Gautier, est ainsi épuré et laisse le champ libre au jeu
des comédiens.
Au centre, trône un canapé sur pieds en métal, au ton grenat, qui n’est pas sans rappeler –
avec son dossier en forme de lèvres – le célèbre canapé Boca, créé en 1936 par Salvador
Dali.
Deux lèvres géantes en mousse étaient recouvertes d’un tissu rouge vif, à l’image des lèvres
rouges et pulpeuses de l’actrice américaine Mae West, sex-symbol des années 1930.
Cette représentation correspondait à l’époque du surréalisme, un mouvement de révolte contre
les conventions sociales, morales et logiques.
Dans cette scénographie, le canapé devient un élément de décor aux fonctions symboliques
puisqu’il sera surtout le siège des femmes : la Baronne (Annie Perret), à l’allure très stricte, y
est assise tandis que Bouzin (Philippe Morier-Genoud) se tient à l’écart.
La teinte grenat, utilisée pour ce meuble et les murs, un rouge éteint, renvoie aux fauxsemblants de l’amour.
Le décor est sobre et soigné, loin de toute reconstitution et des décors traditionnels des
comédies de la Belle Époque.
La raréfaction des objets illustre le choix de ne pas trop en dire sur le plateau : la forme ne
l’emporte ni sur le fond ni sur le sens.
Pour mettre en scène l’acte III, un escalier monumental occupe à lui seul tout l’espace et
constitue le seul élément de décor qui rappelle la didascalie de Feydeau.
Cependant, celui-ci est central – alors qu’il était placé « au fond » dans la mise en scène de la
création –, en colimaçon, sans garde-corps : sans doute une métonymie d’un espace supérieur
étrange.
Cet espace épuré est emprunté par une noce agitée puis par deux agents lors d’une coursepoursuite mémorable à la fin de l’acte III.
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L’escalier se fond dans une peinture marbrée, reflétant des lignes qui semblent mouvantes,
formant ainsi une sorte de trompe-l’œil propice au trouble et à l’étonnement pour le
spectateur.
De fait, Georges Lavaudant fait sortir la pièce de la tradition scénique suggérée par les
didascalies de Feydeau : la transposition du vaudeville de la Belle Époque s’accomplit par le
biais du décor sans pour autant perdre les codes du jeu comique.
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