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HOMMAGE À MICHEL FOUCAULT
Hommage à
Michel Foucault
Le 25 avril 2009 a eu lieu
à la médiathèque de Toulouse,
dans le cadre des Lectures Croisées du GREP,
et en partenariat avec la médiathèque de Toulouse,
une journée d’hommage à Michel Foucault
On en trouvera ci-après les principales interventions et le débat qui les a
suivies.
1 - Biographie rapide de Michel Foucault
Daniel Goubier
2 - Introduction à la pensée de Michel Foucault
Nicole Gauthey
3 - Foucault philosophe, historien : présentation
de sa méthode à travers « Les Mots et les Choses »
Alain Gérard
4 - Michel Foucault, sa pensée, sa personne,
vus par Paul Veyne
Daniel Goubier
5 - Socrate, la justice et la vie
J.-Ph. Catonné
6 - Les visages incertains du pouvoir chez Michel Foucault
7 - Identités, désir, normes sociales : une relecture
du mythe de la mort du sujet selon Michel Foucault.
Paul Seff
Pierre Besses
8 - Débat
PARCOURS 2008-2009
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HOMMAGE À MICHEL FOUCAULT
1. Biographie rapide de Michel Foucault
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1926 Naissance à Poitiers - 10 rue Arthur Rance. (Père médecin)
(maison de famille à Verrue près de Vandoeuvre)
1945 Entre au lycée Henri IV à Paris - khâgne et hypo (prof : Jean Hyppolite)
1946 Entre à l’École Normale (y sera caïman !)
1948 Tentative de suicide
1950 Adhère au PC
1952 Assistant à l’université de Lille
1953 Travaille comme assistant psy. à Ste Anne à Paris
1955 S’interroge sur la et « sa » maladie mentale
1956 En Suède Université. d’Uppsala
(première rencontre de Dumézil) Attaché culturel
1957 Reçoit Camus (année de son prix Nobel)
1958 Prof à Varsovie
1960 Hambourg (institut culturel)
Revient en France « Folie et déraison »
Rencontre avec Canguilhem
1961 Thèse d’agrégation sur la Folie (H Gouhier) 2e tentative
1962 Titulaire de chaire de Philo à Clermont-Ferrand
1965 Participe à commission de réforme de l’enseignement
(Christian. Foucher)
1966 Rencontre avec Deleuze, Michel Serres
Relation homosexuelle avec Daniel Defert
Parution « Les mots et les choses »
Continue « l’Archéologie du savoir »
1967 Prof philo à Tunis (venue d’Hyppolite et Paul Ricœur)
1968 Retour en France
1969 Dans la foulée nommé à Vincennes
(Serres, Deleuze, Lacan, Lyotard, Chatelet)
1970 Collège de France
Action dans les prisons G I P
Sartre et « La cause du peuple »
1975 « Surveiller et punir »
1976-1977 Éloignement de Deleuze
« Volonté de savoir »
1978 Renoue plus régulièrement avec Paul Veyne
1979 Épisode Khomeiny (Foucault fasciné)
1979 Avec Sartre lors des « boat people »
1980 Mort de Sartre
1981 Mitterrand président
1984 Mort du sida à l’âge de 58 ans.
PARCOURS 2008-2009
HOMMAGE À MICHEL FOUCAULT
2. Introduction
à la pensée de Michel Foucault
Nicole Gauthey
Quand on présente l’œuvre d’un auteur, l’usage veut (ou en tous cas, il est
assez fréquent) qu’on présente la règle de construction de cette œuvre en
reprenant dans sa production les différents éléments qui la composent et en les
articulant pour faire une même unité logique… Pourtant à ce principe aujourd'hui je ne vais pas souscrire, précisément pour rester au plus proche de l'œuvre
de Foucault, pour rester au plus près de son parcours, à lui qui disait avancer en
« Empiriste aveugle ».
Pour laisser re apparaître cette œuvre telle qu'elle l'a été, la laisser à nouveau
tourner autour de son même lieu de question, de son même foyer thématique,
suivre son étrange mouvement d'un bracelet qui aurait cherché à se fermer sur le
poignet qu'il enserre.
Comment donner un nom à ce foyer thématique ? Ce serait celui de l’archive,
des archives de la vérité. Il arrive que l’on fouille dans les archives pour connaître
la vérité, ce qui s’est réellement passé. Il est fréquent que ce soit une enquête judiciaire : on cherche à connaître le passé, l’histoire d’un individu pour accéder à la
vérité de ce qu’il est aujourd’hui. Or ici ce dont il est question, c’est des archives
de la vérité elle-même. La vérité est soumise à un « jeu des règles qui déterminent
dans une culture l’apparition et la disparition des énoncés, leur rémanence et leur
effacement, leur existence paradoxale d’événements et de choses » (Foucault,
Réponse au Cercle d’Épistémologie, in Cahiers pour l’Analyse. Généalogies des
sciences, n° 9, été 1968, p. 11)
« Mon problème pourrait s’énoncer ainsi : comment se fait-il qu’à une époque
donnée on puisse dire ceci et que jamais cela n’ait été dit ? » (Foucault, Dits et écrits,
textes établis par François Ewald et Daniel Defert, tome I, Paris, Gallimard,
p. 787)
Mais on sait aussi, puisqu’il s’agit d’un travail d’archives, que toute remontée
d’archives appartient le plus souvent à une dimension inquisitoriale, à un travail
de juge remontant à la source d’un délit. De quoi la vérité serait-elle coupable ?
Eh bien, d’une certaine complicité avec le pouvoir. La volonté de savoir, la
PARCOURS 2008-2009
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NICOLE GAUTHEY
représentation du réel se serait traduite par une mise en ordre des phénomènes,
tranchant entre l’essentiel et l’accessoire pour mener son enquête de vérité et
donc déjà excluant les marges, tout comme le pouvoir qui enferme marge et
déviance, tout ce qui est ordre de l’anomie, au nom de l’ordre établi ou à établir.
Il ne s’agit pas des techniques de véridiction qu’utilise un pouvoir, de ce qui
est reconnu comme vérité, même si Foucault s’y attardera aussi, celle de l’aveu et
de l’enquête. Il ne s’agit certes pas de l’endoctrinement ou de la propagande qui
est une transformation de la vérité. Mais il ne s’agit pas non plus de cette symbiose du pouvoir avec la vérité en tant que telle qui s’avance comme autorité,
voix de l’oracle. Cette complicité est plus antérieure et remonte avant même ce
que le pouvoir ait pu décider et réfléchir, voire calculer.
Parce que la vérité, elle aussi, n’a pas lieu avant une mise en ordre des
phénomènes qui, parce qu’elle découpe le champ du visible, à la fois précède et
dépasse le champ du savoir, organise les pratiques, stratifie les attitudes et les
comportements. Ainsi avant la loi déclarée, la loi publiée, un pouvoir s’est construit et a déjà disséminé sa loi dans la poussière des usages de sorte que
lorsque la vérité commence à parler elle reconduit la loi dans le champ du
savoir : parce que son acuité et son discernement dépendent, en construisant
son aptitude au discernement, sur une mise au ban de l’exception, de l’insignifiant ou de l’anomalie, la vérité dit la même loi d’exclusion que le pouvoir
organise en pratique d’enfermement et de répression.
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Mais en énonçant le terme de pouvoir, nous n’avons encore rien dit car, c’est
là le problème de Foucault, le pouvoir reste inconnu, il reste à déterminer. Il s’agit
d’interroger d’où il vient et comment il s’organise, se déploie au-delà de sa forme
la plus visible, celle de la répression et de l’assujettissement. Car c’est justement le
principe du pouvoir de se substantialiser en entité abstraite masquant les classes
ou les individus au profit de qui il s’exerce. On se souvient de l’Ana,
l’Organisation, le nom que les Khmers rouges utilisaient pour désigner l’autorité
au nom de laquelle ils exerçaient leurs sévices. L’Ana, L’Organisation avait décidé
et cela suffisait pour ôter toute question à son autorité. Dès lors on verra Foucault
s’exercer à suivre le Pouvoir pas à pas dans tous les linéaments qu’il découvre au
fur et à mesure de son interrogation.
De l'Archéologie du savoir à Surveiller et Punir, de l’Histoire de la sexualité à
Sécurité, territoire, population, Naissance de la biopolitique, ce qui se dégage c’est
la distinction de la loi et la norme. A côté d’un grand pouvoir qui appuie son
autorité par la Loi et la répression ou l’enfermement ou investit la vie même des
individus en régentant les taux de croissance des populations, règne la multitude
des micro-pouvoirs. La loi s’impose aux individus de l’extérieur, la norme est ce
qui s’applique aux individus de l’intérieur, assiégeant l’intimité du désir et des
projets pour non seulement les courber vers la recherche d’un canon de conduite
déterminée mais aussi en propager l’exemple.
PARCOURS 2008-2009
HOMMAGE À MICHEL FOUCAULT
Mais au terme des interventions qui vont suivre viendront les questions :
Savons-nous mieux et la vérité et le pouvoir ? Par cette co-implication se sont-ils
enfin éclaircis ? Ou bien : est-ce que ce lieu de question est encore le nôtre ?
Ou bien encore par exemple, la parrêsia, ce terme grec qui désigne le courage
de dire la vérité, et qui est le thème de ses derniers cours au Collège de France, la
parrêsia est-elle encore aujourd’hui le paradigme de la résistance au pouvoir ?
Ces questions ne pourront pas manquer de se poser… mais s’il fallait y répondre par la négative, qui mieux que Foucault nous aura appris qu’une pensée se
prend et se jette, qu’elle n’a pas plus de portée qu’une fusée éclairante dans
l’époque qu’elle vient un instant illuminer, et surtout que sa portée de fluorescence dépend de l’horizon de visibilité dans lequel elle surgit. Et s’il fallait ranger
Foucault dans la bibliothèque parce que notre horizon de visibilité a changé, au
moins saurions-nous, grâce à lui, que depuis un autre horizon de visibilité d’autres
pensées sont possibles, sont peut-être déjà là, à peine encore perceptibles dans
leurs remuements…
Nicole Gauthey.
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PARCOURS 2008-2009
ALAIN GÉRARD
3- Foucault philosophe, historien:
présentation de sa méthode
à travers « Les mots et les choses »
Alain Gérard
(les textes en italique et entre guillemets sont des citations de Foucault lui-même)
370
Foucault et sa méthode : Foucault a-t-il une méthode ? Pourquoi interroger
cette méthode ? Ce n’est guère courant quand on aborde un philosophe. Mais
Michel Foucault est un auteur qui, à plus d’un égard, est souvent déroutant.
Philosophe de formation et agrégé, il a fait la classe pendant quelques années,
mais quand on prend ses œuvres, leurs titres n’ont en général que peu à voir avec
la philosophie : la sexualité, la prison, la folie. Est-il alors bien philosophe, et pas
plutôt sociologue, ou historien, ou psychanalyste, ou tout cela à la fois ? Il ne s’en
est lui-même jamais vraiment expliqué. On a même l’impression qu’il a au contraire voulu brouiller les pistes, répondant aux questions par des paradoxes ou des
ambiguïtés. Il en va de même pour son appartenance au structuralisme. Vous savez
ce que c’est que le structuralisme. Ce n’est pas une philosophie, c’est plutôt un
mouvement, qui a traversé la réflexion philosophique dans les années 60/70 et qui
avait comme objectif de déceler dans l’ensemble des sciences humaines (depuis la
critique littéraire et la linguistique jusqu’à la sociologie et la neurologie) des constantes, des transversaux, afin d’établir des réseaux de relations invariantes communes à toutes ces disciplines, en opposition avec leur apparence première, et à les
relier ainsi entre elles. Projet finalement assez incomplet car excluant en réalité
toute pensée du sujet. Furent qualifiés de structuralistes des auteurs aussi différents que Lacan, Lévi-Strauss, Althusser, Roland Barthes - et Foucault. Mais là
aussi, Foucault lui-même a savamment entretenu les ambiguïtés. On trouve dans
ses Dits et Écrits (3 000 pages en quatre volumes publiés après sa mort) à la fois de
violentes dénégations de toute appartenance au structuralisme et de longues
explications sur sa pleine adhésion à cette doctrine. S’interroger sur la méthode de
Foucault n’est donc pas une formalité ou une futilité inutile : c’est une façon de
mieux suivre sa démarche et de mieux cerner son projet et ses intentions.
Et c’est avec Les Mots et les Choses qu’on peut le mieux approcher cette méthode. Paru en 1966, c’est le premier livre qui l’a fait connaître. Ce fut même un succès de librairie, phénomène rare pour un ouvrage de philosophie. Mais ce livre
PARCOURS 2008-2009
HOMMAGE À MICHEL FOUCAULT
était une vraie surprise : il y avait là un ton d’une grande nouveauté. Il faut signaler que Foucault a été pendant quinze ans professeur au Collège de France (de
1970 à sa mort en 1984), appelé à cette tâche prestigieuse très jeune avant d’avoir
publié ses livres les plus importants. De telle sorte que c’est finalement Les Mots
et les Choses qui ont permis cette élection, alors qu’on n’est en général élu au
Collège de France qu’après une carrière longue et importante. On peut donc
considérer Les Mots et les Choses comme une introduction au reste de son œuvre.
Le titre est quelque peu trompeur, car il ne s’agit pas, comme il pourrait donner à croire, d’un livre de linguistique, mais d’une histoire des sciences humaines.
Le vrai titre c’est le sous-titre : « une archéologie des sciences humaines ».
Foucault recherche le rapport entre le discours sur l’homme et son objet, en quoi
ce discours (sa nature, son « système ») révèle et forge une notion de l’homme
qu’il ne fait que recouvrir. Par exemple, le socialisme de la fin du XIXe siècle et du
début du XXe rêvait d’une nature humaine libérée, mais selon quel modèle ?
Selon le modèle bourgeois, autant pour la sexualité que pour la famille ou l’esthétique. Et cela fut vrai encore pour l’URSS qui viendra plus tard.
Le livre commence par deux rébus - et finit par la phrase surprenante et
célèbre, mais très critiquée à l’époque, de la « la fin de l’homme », sur laquelle je
reviendrai plus loin.
Le premier des deux rébus est un texte de Borges, qui est une énumération
invraisemblable, provenant d’une « certaine encyclopédie chinoise » où il serait
écrit que « les animaux se divisent en : a) appartenant à l’Empereur, b) embaumés,
c) apprivoisés, d) cochons de lait, e) sirènes, f) fabuleux, g) chiens en liberté, h)
inclus dans la présente classification, i) qui s’agitent comme des fous, j) innombrables, k) dessinés avec un pinceau très fin en poils de chameau, l) et cætera, m)
qui viennent de casser la cruche, n) qui de loin semblent des mouches ». Texte
impossible à penser, jusqu’à provoquer le malaise. Tout y est contradictoire, tout y
échappe à toute logique, des libellés eux-mêmes à leur voisinage et au manque
total de rapport entre eux. Quel est donc ce langage qui peut atteindre un tel nonsens ? Il n’a aucun rapport possible avec aucune réalité. Ce classement incongru
est dit venir d’une « encyclopédie chinoise ». Serait-ce une explication ? Comme si
cet éloignement nous exonérait de semblables extravagances, nous, notre logique
et notre rationalité. Il faut bien plutôt y voir un avertissement : tout langage peut
tomber dans de telles incohérences, nous-mêmes compris. On y voit la trace de la
folie, de la maladie, que Foucault étudiera plus tard. « En essayant de remettre au
jour cette profonde dénivellation de la culture occidentale, c’est à notre sol silencieux et naïvement immobile que nous rendons ses ruptures, ses failles ; et c’est lui
qui s’inquiète à nouveau sous nos pas ».
Le second rébus est un long commentaire de ce tableau archi-célèbre, Les
Ménines de Velasquez, qui est, comme vous savez, un tableau qui se présente sur
trois plans : un premier plan montre le peintre peignant son tableau en faisant
face au spectateur, le tableau lui-même étant vu de dos et donc invisible ; un second plan montre les ménines : les infantes d’Espagne avec leurs duègnes, leurs
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371
ALAIN GÉRARD
nains et leurs bouffons, sujets de multiples portraits de Velasquez ; et un troisième
plan montre le roi d’Espagne lui-même, Philippe II, qui apparaît à contre-jour à
l’arrière-plan dans une porte entrebâillée et qui examine l’ensemble de la scène. Il
y a là, dit Foucault, plusieurs lectures, plusieurs significations qui se superposent, il
y a « plusieurs images dans l’image », « plusieurs tableaux dans le tableau ». Dans
cette dispersion des éléments présentés, « un vide essentiel est impérieusement
indiqué de toutes parts : la disparition nécessaire de ce qui la fonde : (…) le sujet a
été élidé. Et « la représentation peut se donner comme pure représentation » - et
comme rien d’autre. Autre mise en abîme. Là aussi il y a un discours à débusquer
sous le discours premier.
Après cela, Foucault entame son « archéologie des sciences humaines » proprement dite. Il la divise en trois époques, trois « épistémè » : la première est
appelée « la prose du monde », la deuxième « l’âge classique », et la troisième sera
« l’âge moderne » qui occupera toute la seconde moitié de l’ouvrage.
La Prose du Monde
372
Il n’est pas dit quand cette période commence, sans doute dans la nuit des
temps, mais elle finit au XVIe siècle avec la Renaissance. Il y a durant toute cette
époque une identification complète du mot avec la chose désignée. Le langage n’a
pas d’existence propre, il n’est pas distingué de la réalité qu’il exprime ou relate.
La grammaire, la linguistique n’existent pas. C’est la période de « la ressemblance ». La chose ne vient à la connaissance que par le mot. De là une fixité de la
connaissance, une permanence, qui est le propre de tout le savoir de cette époque,
qui correspond finalement au Moyen Âge.
Foucault distingue quatre figures qui prescrivent les articulations de cette
ressemblance : la convenientia, qui est une ressemblance liée à l’espace dans la
forme du « proche en proche » ; l’aemulation, qui noue dans la distance, sorte de
« connivence spatiale » ; l’analogie, dans laquelle les deux précédentes se superposent et qui assure « l’affrontement des ressemblances à travers l’espace » ; et
enfin le jeu des sympathies, qui « joue à l’état libre dans les profondeurs du
monde » et qui « tombe de loin comme la foudre ». Mais par tout ce jeu, « le
monde demeure identique, (…) le même reste le même, et verrouillé sur soi ».
Cette ressemblance exige une marque d’identification, ce sera « la signature »,
autre caractéristique de cette période. Métaphore, bien entendu, la signature c’est
la marque qui distingue. « Pour que la forme invisible de la ressemblance vienne
jusqu’à la lumière, il faut une figure visible qui la tire de sa profonde invisibilité ».
Et le visage du monde est couvert de blasons, de caractères, de chiffres, de mots
obscurs, de hiéroglyphes.
Une grande œuvre littéraire termine cette époque, c’est Don Quichotte, qui la
clôt et l’annule tout à la fois, puisqu’il repousse son type de discours en arrièreplan, au rang du simulacre.
PARCOURS 2008-2009
HOMMAGE À MICHEL FOUCAULT
L’âge classique
Avec cette période-ci, dite « classique », le langage perd toute unité avec la
chose et « se retire du milieu des êtres pour entrer dans un âge de transparence et de
neutralité ». C’est l’époque de la grammaire, de l’analyse (la Grammaire de PortRoyal). Le signe est envisagé comme séparé de ce qu’il désigne. Il naît du savoir,
et non plus l’inverse. C’est l’époque où naît la langue des calculs. C’est l’épistémè
classique, rationaliste. L’imagination se substitue à la ressemblance. Le nom s’efface devant la chose. Foucault fait une longue analyse de ce langage de l’époque
classique et de ses limites, passant en revue le verbe, la proposition, le nom, l’articulation, la désignation, la dérivation. Cette théorie du langage restera purement
analytique et en deçà de la linguistique moderne.
C’est aussi l’époque de la naissance de l’Histoire naturelle, mais pas encore
sous la forme de l’évolutionnisme. On classe, simplement, on établit des taxinomies. C’est le triomphe de Linné, de Buffon, et même encore de Lamarck.
Cette histoire naturelle est immobile et toute notion de temps lui est étrangère.
L’économie politique à proprement parler n’apparaît pas encore : seulement la
notion de « besoin », avec des vues morales, le juste prix, la condamnation de l’intérêt. L’échange et la théorie de la valeur alimentent la pensée des physiocrates.
L’économie politique n’est pas encore née.
On ne peut pas entrer dans le détail de tous ces exposés foisonnants, il y en
aurait pour des heures.
Un peu plus loin dans le livre, Foucault dira : « l’humanisme de la Renaissance,
le rationalisme des classiques, ont bien pu donner une place privilé giée aux
humains dans l’ordre du monde, ils n’ont pas pu penser l’Homme ». L’important
va être l’épistémè suivante, l’époque moderne.
Signalons en passant l’importance des citations et des références chez
Foucault. Il ne se réfère pas à des auteurs modernes, comme il est fait le plus souvent, il va chercher des références de l’époque et cite des auteurs lointains et complètement inconnus dont on se demande vraiment où et comment il va les
chercher. On dit : c’était un rat de bibliothèques. Mais ici, ce n’est plus de bibliothèques qu’il s’agit, c’est d’antiquariat. En voici quelques exemples :
- Scipion de Grammont, Le denier royal, traité curieux de l’or et de l’argent,
Paris, 1620,
- P. Grégoire, Syntaxeon artis mirabilis, Cologne, 1610,
- Grolius, Traité des signatures, Lyon, 1624,
- P. Belon, Histoire de la nature des oiseaux, Paris, 1555,
- T. Camanella, De sensu rerum et magia, Francfort, 1620.
PARCOURS 2008-2009
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ALAIN GÉRARD
L’époque moderne
A la charnière de l’époque classique et de l’époque moderne, Foucault place
également un livre, ou plutôt un auteur célèbre, c’est Sade, et avec qui, dit-il, « la
violence répétée du désir vient battre les limites de la représentation ».
Avec l’âge moderne, il y a affranchissement du langage, du vivant et du besoin
à l’égard de la représentation telle qu’elle était conçue à l’époque précédente. Il
apparaît une nouvelle dimension, un nouveau facteur, capital : le temps. Et avec
lui sa manifestation : l’Histoire. Non pas l’Histoire des événements politiques,
mais le déroulement des phénomènes. Ce qui amène la biologie avec la notion de
la vie, la linguistique avec la constitution du langage comme objet propre, et l’économie avec la rareté et « l’homo economicus ». Et Foucault y ajoute même la
littérature, mais la littérature en son sens le plus en pointu, même pour nous, en
citant des auteurs comme Mallarmé ou Bataille.
Le langage déploie son histoire, il a des lois et une objectivité propre, alors
qu’à l’âge classique on ne pouvait connaître le monde qu’en passant par le langage. Il se fait que je suis un peu linguiste sur les bords et je voudrais signaler ici la
qualité du développement que Foucault fait de la linguistique moderne, il est en
tout point remarquable.
Les êtres de la nature et les produits du travail reçoivent une historicité
qui permet à la pensée d’avoir prise sur eux et de déployer la science discursive de leur succession. C’est un nouveau mode d’être profondément historique des choses et des hommes. Cuvier fait la distinction entre les organes
(spatiaux, solides, visibles) et les fonctions ouvrant la possibilité d’une biologie et, bientôt, de l’évolution.
C’est l’Homme enfin qui apparaît et qui est à la fois objet pour un savoir et
sujet qui connaît, « spectateur regardé ». Rappelons-nous les Ménines.
L’Homme
374
En cet homme il y a une double finitude : extérieure par les objets et
intérieure par les déterminations de son existence, le mode d’être de la production, le désir, le langage et enfin la mort. La finitude se répond à elle-même. En
l’homme il y a « un doublet empirico-transcendantal » avec deux niveaux
d’analyse : l’empirique avec le corps, les sensations, la nature, les conditions
anatomo-physiologiques de la connaissance, et transcendantal avec les conditions
historiques, sociales, économiques de la connaissance.
Et l’empirique s’oppose au transcendantal. Il y a là d’une part une connaissance rudimentaire imparfaite et d’autre part une connaissance achevée, stable,
définitive. C’est l’illusion contre la vérité, l’idéologie contre la théorie scientifique,
le positivisme (la vérité empirique dans la nature et l’histoire) contre l’eschatologie (l’anticipation de loin).
PARCOURS 2008-2009
HOMMAGE À MICHEL FOUCAULT
Or la vérité elle-même est plus fondamentale et plus obscure. Il y a un discours vrai qui trouve son fondement à la fois dans la nature et dans l’histoire. La
vérité n’est ni de l’ordre de la réduction ni de l’ordre de la promesse, elle est en
oscillation perpétuelle entre les deux. Et la contestation radicale du positivisme et
de l’eschatologie apparaît dans le vécu. Et ici sont évoqués Nietzsche et le
surhomme, Husserl et la phénoménologie.
Le cogito de l’homme moderne n’est plus celui de Descartes. Il inclut la
logique de l’autre avec la distinction de l’En-soi et du Pour-soi. L’autre de
l’homme doit devenir le même que lui, face à un sommeil anthropologique et à
une certaine pensée naïve. Et c’est cet homme moderne, double et ambigu, dont
Foucault dira qu’il faut faire bien attention « à ce qu’il ne disparaisse pas comme à
la limite de la mer un visage de sable ».
La « disparition » de l’homme
Et la voilà donc cette phrase tant critiquée. Mais on voit maintenant bien ce
qu’elle voulait dire. Cet homme-là, ce n’est pas n’importe lequel, ce n’est pas
l’homme au sens le plus général, le plus commun, l’homme de tous les jours, de
l’administration. Cet homme dont il faut redouter la disparition, c’est l’homme de
la modernité, que Foucault a traqué, cherché, analysé, examiné, constitué même
pourrait-on dire. Il est une invention récente et il se pourrait qu’il en vienne un
jour à ne plus exister. Or il est précieux, bien plus complet que tous ceux qui l’ont
précédé, que l’homme de la « ressemblance » ou celui de l’âge classique. Et il est
fragile. Et il faut prendre garde qu’il ne disparaisse pas. Rien à voir avec toutes les
accusations dont on avait accablé Foucault. On l’avait dit « fasciste », « totalitaire »…
Cependant il y avait quand même un danger dans cette affirmation. Sous son
aspect insolite il y a un jeu de mot qu’on peut reprocher à Foucault. La citation
complète est : « Si toutes ces dispositions (l’ensemble du livre) venaient à disparaître comme elles sont apparues, si par quelque événement dont nous pouvons
tout au plus pressentir la possibilité, mais dont nous ne connaissons pour l’instant
encore ni la forme ni la promesse, elles basculaient, comme le fit au tournant du
XVIIIe siècle le sol de la pensée classique, - alors on peut bien parier que l’homme
s’effacerait comme à la limite de la mer un visage de sable ». Il n’est pas dit « cet
homme moderne », il est dit « l’homme ». Ce qui peut vouloir dire justement n’importe quel homme, toutes notions de l’homme qui n’y sont en réalité pas incluses.
L’équivoque est sous-jacente au propos.
Mais alors, si c’est seulement l’homme de la modernité, cela veut dire que
l’homme de l’âge classique, l’homme de Descartes et de Pascal pourrait disparaître. C’est quand même gênant d’entendre que sa disparition n’importerait
pas, ou qu’y revenir équivaudrait à rien.
PARCOURS 2008-2009
375
ALAIN GÉRARD
Mais il y a plus : la crainte d’une disparition de l’homme moderne serait effectivement tragique, mais ne pourrait-il pas disparaître au profit d’un autre homme
encore meilleur ? Ne peut-on vraiment pas imaginer une disparition due à l’apparition d’un homme encore plus « nouveau » ? L’homme moderne est-il donc
forcément indépassable, susceptible d’aucune amélioration, non améliorable ?
Pour s’être voulue surprenante la phrase en est devenue quelque peu douteuse.
La méthode
376
« Les Mots et les Choses » amènent bien l’esquisse d’une méthode et le livre
aide bien à mieux saisir le projet foucaldien. Revenons encore aux Ménines. Sous
toute image il débusque une « image sous l’image », c’est-à-dire que sous tout discours il traque des choses cachées. Chaque fois qu’il rencontre le bloc de béton
d’un savoir constitué, il soulève la montagne pour voir ce qu’il y a en dessous. Et
forcément il trouve des choses que personne n’a encore vues. Voilà pourquoi il
intéresse tant les historiens quand il est historien, voilà pourquoi il crée le GIP
quand il parle de la prison. D’où le titre de ce colloque aussi : « une pensée qui
dérange ».
Foucault aussi, par là, est un philosophe engagé. Dans sa leçon inaugurale au
Collège de France en 1970 il fera la déclaration suivante : « Le travail que je fais
suppose que dans toute société la production du discours est à la fois contrôlée,
sélectionnée, organisée et redistribuée par un certain nombre de procédures qui ont
pour rôle d’en conjurer les pouvoirs et les dangers, d’en maîtriser l’événement aléatoire, d’en esquiver la lourde, la redoutable matérialité. On connaît les procédures
d’exclusion. La plus évidente, la plus familière aussi, c’est l’interdit. (…) De nos
jours les régions où la grille est la plus resserrée, où les cases noires se multiplient,
ce sont les régions de la sexualité et de la politique ». Toutes les autres œuvres viendront après cette déclaration, La folie à l’âge classique en 1972, Surveiller et punir
en 1975 et l’Histoire de la sexualité entre 1976 et 1984. Les Mots et les Choses ne
parlent pas de politique ni du pouvoir, mais le pouvoir est sous-jacent à toutes les
situations envisagées. C’est beaucoup plus tard à la fin de sa vie dans ses derniers
cours au Collège de France que Foucault abordera les problèmes du pouvoir.
Enfin, la question de savoir si Foucault était un philosophe ou non ne se pose
même plus, à l’issue de cet examen forcément trop rapide. Il n’est pas le seul à
s’être intéressé aux sciences. La philosophie n’a jamais été une discipline fermée.
D’Aristote à Descartes et Leibniz, les philosophes se sont intéressés aux mathématiques, à l’astronomie, à la physique. Aujourd’hui de nouvelles disciplines sont
apparues, la psychanalyse, la linguistique, la sociologie, il est normal que les
philosophes s’y intéressent. Quand Foucault s’intéresse à l’Histoire, à la folie, à la
prison, c’est pour en remettre en question le discours traditionnel, et cette
démarche-là est en soi seule philosophique. Tous les philosophes du XXe siècle en
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HOMMAGE À MICHEL FOUCAULT
ont fait autant. Normal aussi que de cet examen la philosophie sorte nantie d’un
ton, d’un langage nouveau. Foucault se place parmi ces penseurs de la seconde
moitié du XXe siècle qui fut l’une des périodes les plus brillantes de l’histoire.
Cette période est en passe de se terminer, d’ailleurs. Ceux qui s’y sont illustrés
disparaissent l’un après l’autre, Heidegger, Derrida, Levinas, Lyotard, Lacan, et
l’on souhaiterait avoir encore parmi nous beaucoup d’auteurs comme Foucault.
Malheureusement la relève ne semble pas être là. Il apparaît même plusieurs
signes de régression. Ont vu paraître en librairie ces dernières années quelques
livres aux titres séduisants : Quelle philosophie pour le XXIe siècle ? Qu’est-ce que
la métaphysique ? Un siècle de philosophie (1900-2000), tous parus dans la petite
collection de poche Folio de Gallimard. Mais loin qu’il s’agisse d’ouvrages qui
prendraient la suite espérée, ce sont des livres qui, sans crier gare, réduisent la
philosophie du XXe siècle et ce qui serait appelé à en prendre la suite à la
philosophie analytique anglo-saxonne. Et non seulement ils ignorent les grands
auteurs français ou allemands, mais ils dénigrent ce qu’ils ont écrit. L’un d’eux ose
même écrire à propos de Derrida : «… la généralisation de la déconstruction, sa
transformation en jeu de société, nous a inspiré quelques réflexions acerbes, mais il
fallait répondre à l’arrogance précieuse par l’ironie et, finalement, le rire - à l’absence d’argument on ne peut répondre par un argument ».
Peut-être « l’Homme » de Foucault est-il en train de disparaître comme il le
craignait. A nous de faire attention.
Alain B.L. Gérard
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DANIEL GOUBIER
4. Michel Foucault, sa pensée,
sa personne, vus par Paul Veyne:
Par Daniel Goubier
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Autant le dire tout de go, j’ai quelque difficulté à pénétrer dans un texte de
Foucault. C’est peut-être tout simplement que je ne suis pas assez philosophe ou
historien ou archéologue ou un peu tout ça…
Cela tient aussi je crois à la sensation d’une matière tellement dense, spécifique, creusant tout de suite si profond, qu’elle se refuse à l’explorateur qui
rechignerait à la spéléologie ou à l’archéologie pour employer un terme très
opératoire chez Foucault.
Parlant de cette perception, de cette difficulté particulière autour de moi, je
me suis rendu compte que nous étions nombreux sous cette enseigne, ce qui est
peut-être une consolation, mais en même temps invite à s’en remettre à un
défricheur, un éclaireur plus qualifié que soi et surtout ayant longuement connu
Foucault et pratiqué sa pensée.
J’ai donc biaisé, pour ne pas dire triché, et choisi à ce titre l’un de ses plus
anciens amis, compagnon de Normale et collègue du Collège de France, l’historien et latiniste Paul Veyne, qui a fait paraître récemment chez Albin Michel un
livre de réflexion, intitulé tout simplement « Michel Foucault, sa pensée, sa personne » Le sous-titre assigne et oriente…
Ce livre qui ne se prétend en rien à visée biographique, parvient me semble-til fort bien à jeter un coup de projecteur sur Foucault pour au moins trois raisons
principales.
Tout d’abord, comme l’indique le sous-titre, il n’aborde pas seulement l’œuvre
mais aussi l’homme, et c’est une bonne chose car si les études sur les écrits de
Michel Foucault sont légion à l’étranger comme en France, les regards sur la personne sont bien plus rares. Il s’est peu répandu sur lui-même et sur son œuvre ;
d’ailleurs le personnage n’était pas d’un abord des plus faciles et très sélectif dans
la confidence. En dehors de sa connaissance directe de Foucault, indiquons tout
de suite qu’une partie des remarques, citations et anecdotes utilisées par Paul
Veyne, sont également gagées sur le livre où Foucault parle le plus longuement de
son œuvre et de sa méthode, à savoir « Dits et écrits » paru chez Gallimard en
1994.
La seconde raison de choisir ce livre témoignage, c’est que nous avons affaire
surtout au Foucault des dix dernières années de sa vie, mais observé plus de vingt
PARCOURS 2008-2009
HOMMAGE À MICHEL FOUCAULT
ans après sa mort. Cette double particularité permet un regard récapitulatif,
j’oserai même dire décanté et cristallisé. Pour une pensée aussi novatrice et incisive, pour un militant aussi interventionniste et impulsif, il est bon, il est nécessaire
de prendre de la profondeur de champ. C’est même exercer avec lui le mouvement de pensée, la méthode qu’il pratiquait dans sa propre recherche. Cette distance de remémoration est précieuse qui a laissé se déposer et reposer une
pensée, une action, une vie en somme, pour en mesurer, en temps et profondeur,
les cheminements, les dispersions ou solidifications, les retentissements et les
éloignements, en somme l’archéologie posthume de l’archéologue… Voir à ce sujet
l’analyse pénétrante d’un autre collègue et proche : Gilles Deleuze, qui parlait
« des plis replis et plissements de sa pensée »
Ici Foucault, non seulement fait des confidences à l’ami, mais se retourne sur
lui-même, sur le travail accompli, sur les engagements pris, et dieu sait qu’ils ont
été nombreux et souvent mal compris. Il procède à une forme d’auto-analyse qui
affleure au jour le jour, et prend chez lui des allures de mise en perspective et critique de sa méthode, notamment des fameux dispositifs, concept véritablement
génésique chez lui. (Par cette notion il remplace le mot structure à partir du
moment où il a voulu prendre ses distances avec le structuralisme)
Car au fond, autant le considérer tout de suite, et définir sa téléologie (ses
visées finales…) : jamais Foucault n’a prétendu apporter des solutions immédiates, des recettes à suivre, du tout fait main, un catalogue théorique où puiser à
l’envi. Si bien qu’on ne manquera pas de l’accuser de relativisme et de scepticisme
inopérant. Il dit par exemple dans « l’archéologie du savoir » : là où l’on fait parler
les signes il faut bien que l’homme se taise. Il est passionnant aussi et très exceptionnel de voir Foucault se retournant non pas tant sur ses écrits que sur ses
intentions. Il précise d’ailleurs, ce qui est on ne peut plus parlant : « j’écris pour me
changer moi-même et ne plus penser la même chose qu’auparavant » (Soit dit en
passant, sale temps pour les analystes, exégètes et surtout opposants de tous
bords, travaillant leur petit Foucault illustré !)
Troisième raison (pour se limiter à trois) de l’intérêt de ce livre : Paul Veyne,
au-delà de l’emporte-pièce et des digressions dont on pourrait lui tenir rigueur
parfois, grand universitaire institutionnel pourtant, ne pratique ni la langue de
bois ni l’hagiographie. Il n’a pas toujours été d’accord avec son ami, il le dit clairement, il le montre.
Devant Foucault on ressent très vite qu’on a affaire à une exceptionnelle
machinerie intellectuelle, une chaudière en surpression, (un bretteur ont dit
certains, « un samouraï » dit Veyne) qui manie souvent la plume comme si
c’était un sabre. Il vous désosse jusqu’à la moelle, non seulement l’idée, la
pensée, mais plus encore leur histoire, leur structure, leur traduction dans les
faits et les institutions : là est son terrain d’action. Il a quelque chose d’implacable quand il s’attaque à un sujet, ce qui d’ailleurs n’est pas sans rencontrer sa propre nature ; ceux qui l’ont beaucoup côtoyé le décrivent comme un
tempérament sceptique, sarcastique et ainsi qu’il le disait de lui-même :
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DANIEL GOUBIER
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intempestif. C’est en l’occurrence une posture très socratique et même
cynique comme l’indiquent notamment ses ultimes références dans ses
derniers cours au Collège de France, moins de trois mois avant sa mort, en
fév./mars 1984, mais d’autres intervenants y reviendront sûrement.
Sa méthode, immédiatement, vous introduit dans un processus de fouille, d’enfoncement, un balancement dialectique entre un cartésianisme qui ne s’en laisse
pas conter et la dépouille du dieu Nietzsche. Il vous braque sa puissante artillerie
conceptuelle et analytique sur toutes les formes d’exclusion et d’enfermement
Dès le départ, est donc posé un penseur sceptique sans transcendance fondatrice. Mais la forme de scepticisme de Foucault sera contestée par d’autres analystes le tirant plutôt vers une forme d’anarchisme non formalisé. Pour soutenir ce
scepticisme de type foucaldien, cherchant obstinément à traquer la réalité et la
vérité au plus près, Paul Veyne use d’une image simple et triviale : « Tant qu’il
pense, le sceptique se tient hors du bocal et regarde les poissons rouges qui tournent
en rond. Mais comme il veut regarder du plus près possible, le dit sceptique se
retrouve dans le bocal, poisson lui-même, pour décider de ce qu’il observe. Qu’il le
veuille ou non, ce sceptique est bien à la fois un observateur hors du bocal qu’il
révoque en doute et un des poissons rouges dans le bocal. »
Dès lors sur quelles régions de la pensée en action notre « poisson rouge », à
la fois du dedans et du dehors du bocal, va-t-il braquer son artillerie investigatrice ? Veyne répond à la place de l’ami, sujet de son observation : sur une anthropologie largement empirique qui fonde sa cohérence sur la critique historique.
On voit immédiatement apparaître qu’au cœur de sa recherche et de ses centres d’intérêt, une interrogation dominera, captera, orientera toutes les autres :
quel est le statut de la Vérité, de la Vérité originelle. Plus exactement, quels sont
au cours de l’histoire et de ses convulsions, les « dispositifs » (mot clé) mis en
place pour la définir, la promulguer, la rendre opératoire, manifester ses effets de
pouvoir. Pour la suivre à la trace, la traquer, la débusquer en définir le bien-fondé,
il va se faire écrivain, en quelque manière contre son gré, comme il le confiera
dans les dernières années de sa vie.
Tout naturellement, il va devoir passer au tamis du temps des mentalités et
des textes, on pourrait dire la geste générale des idées et des faits, et leur traduction dans les pratiques et institutions. En d’autres termes encore, il va s’agir par
ses fouilles, de mettre à jour trois fondamentaux : connaissance, savoir, pouvoir,
notamment par la détermination des limites et leur exposition dans le discours.
Très vite il va choisir ses terrains de prédilection, les failles qui permettent une
pénétration plus profonde, à savoir une explicitation de toutes les formes d’exclusion. Pour ce faire, rien de mieux que de se transformer en archiviste avec une formidable puissance de travail et de synthèse, de ne laisser nulle place où l’analyse
ne passe et repasse en débusquant les strates successives des évidences, généralités, universaux, moralismes qui se sont institutionnalisés. On peut dire comme
Veyne, qu’avec Foucault nous avons à faire à un « déconstructeur » vorace.
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HOMMAGE À MICHEL FOUCAULT
Autre tronc central avec ses inflorescences sur lesquelles il faut revenir dans
une acception qui lui est propre : le discours. Ainsi en parlant de Foucault, via Paul
Veyne, je tiens un discours qu’il révoquerait peut être. Or peut-on parler de lui
sans appliquer une part de sa propre méthode et définition justement quand il
observe les occurrences du discours ? Cette définition, que dit-elle ? Elle dit que le
discours, à travers l’histoire, vise à une mise à jour et au jour, une mise en œuvre
et en scène de la réalité. Mais aussitôt, question toujours plus incisive, lancinante
chez Foucault à mesure qu’il avance : cette réalité, exhumée puis affichée, où sont
ses sources, ses motifs, ses arrières pensées ? Comment rend-elle compte de la
vérité, la vérité toute crue ? Dès lors comment superposer réalité et vérité ?
Nous sommes donc inexorablement reconduits à définir à nouveau ce statut
de La Vérité, au cœur du cœur de sa recherche. Il va falloir se commettre dans les
jeux (les je ?) de cette vérité couchée sur la table de vivisection. Nous rejoignons
la fameuse parrêsia (le parler vrai) qui prendra véritablement un aspect testamentaire dans les dernières leçons de Foucault au Collège de France, (de cela et du
domaine grec, il faudra je crois reparler).
Dans cette direction nous connaissons les grands domaines d’exclusion sur
lesquels notre chercheur/archiviste /archéologue va exercer son investigation
pointilleuse et implacable : la folie, la sexualité, l’enfermement, les stratégies de
pouvoir, du savoir, (l’épistémè selon un terme qu’il remettra à la mode), les transgressions…
Il considère que la traduction de toutes ces mises à l’écart des normalités (voir
bien sûr « Les Mots et les Choses ») chausse les lunettes à travers lesquelles, à
chaque époque, les hommes ont perçu et manifesté leur propre vision, dans la
seule dimension que leur permettait leur condition, leur époque, leur langage et
les valeurs en usage. Il dit, d’une manière forte je crois, que nous sommes toujours
dans le cas de faire un discours « qui reculera à mesure qu’on le découvrira ».
Si l’on regarde rétrospectivement l’ensemble de ces pôles d’intérêt, leurs articulations et les formes de l’emboitement causal dans la démarche foucaldienne,
que voit-on ? On voit circulairement un savoir qui justifie un pouvoir, pouvoir qui
met en action tout le dispositif des lois, des droits, des règlements, des politiques
institutionnelles qui vont constituer le matelas d’une injonction absolutiste à travers le Politique. Ce Politique, qui s’établit en droit, va constituer les tenants et
aboutissants d’une époque. A travers Veyne, si j’ose dire, on l’entend demander :
moi Foucault, en quoi consiste ma tâche ? Essentiellement d’analyser, décaper du
mieux possible, toutes les composantes, les atours, les voiles, les masques d’un
impossible horizon de la vérité sortie toute nue du puits.
Sur chacun de ces termes, de ces titres constitutifs de l’œuvre de Foucault, il
faut revenir rapidement sur quelques fulgurances de son regard :
Sur le pouvoir et la vérité. « L’enjeu de mon travail, disait-il en 78, est de montrer comment le couplage entre une série de pratiques et un régime de vérité forme
un dispositif de savoir-pouvoir » Puis il en vient en cours de route, à poser cette
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question qui peut paraître étrange, bizarre : « d’où vient que la vérité soit si peu
vraie ? ». Ce qui l’amène à constater dans un autre contexte : « nous vivons sur un
cimetière de vérités défuntes »
Là encore, il est tout proche de l’analyse nietzschéenne. Il conclut par ailleurs
sèchement : « il y a du pouvoir partout puisqu’il y a de la liberté partout » et
symétriquement : « partout où il y a du pouvoir il y a résistance ». Il veut nous persuader que nos millions de petits pouvoirs constituent la trame de la société dont
les individus forment les fils constitutifs.
Pour aider à expliciter les différences constitutives et les articulations entre le
vrai, le réel, et la vérité dans les développements de Foucault, Paul Veyne remarque : « La politique et l’économie ne sont ni des choses qui existent, ni des erreurs,
ni des illusions, ni même des idéologies. C’est quelque chose qui n’existe pas et qui
pourtant s’inscrit, (ô combien !) dans le réel, en relevant d’un régime de vérité qui
partage le vrai et le faux », (soit dit en passant, actuellement nous n’aurions pas
beaucoup d’effort d’imagination à faire pour voir combien le partage du vrai et
du faux dépend d’un régime de discours qui nous échappe ! Mais Foucault nous a
quittés avant l’explosion de l’ogre médiatique…)
Dans un rapide parallèle que je crois éclairant avec ce Nietzsche qui est tout
de même l’un des grands inspirateurs de Foucault, Veyne constate qu’en somme il
continue et creuse à sa manière la « généalogie de la morale de Nietzsche ».
Certes pas d’éternel retour, de surhomme, de nihilisme constitué, d’idéal mortifère autour de la « mort de Dieu » mais il y aurait surement de passionnants rapprochements à établir entre archéologie et généalogie chez les deux hommes
(mais ce n’est pas l’objet ici).
Il est facile d’observer qu’en somme chez lui l’exposé des motifs procède par
épluchage de l’histoire jusqu’au noyau. Nous ne sommes pour ainsi dire jamais
dans une dialectique de réfutation. Il appartient à l’évolution des faits et des
abstractions qu’il soumet à notre regard de se prononcer Moi, prône constamment Foucault, je vous apporte des éléments pour aider au jugement ; en quelque
manière voici la boite à outils que je mets à votre disposition… à vous d’en faire
bon usage, si j’ose dire de vous faire une religion. Entre parenthèses on voit par là
qu’il n’a en rien la fibre d’un homme politique à programme, plus exactement de
la fonction et du réalisme manœuvrier du politique ; c’est le départ de bien des
griefs qui lui seront adressés.
Autre grief mordant fait à Foucault : donner tête baissée dans tous les dangers
du relativisme. Il s’en défendait en remarquant que le vrai relativisme prône une
vérité certes provisoire mais vérité quand même, alors que lui, il va jusqu’à prétendre que les idées générales construites à travers les siècles s’avèrent toutes
fausses à l’épreuve du temps et des faits. (Les philosophes dans la salle pourront
faire la différence avec l’école historiciste, par exemple Spengler, Heidegger et
même Hegel). Dans les débats qui l’ont opposé à nombre d’écoles
philosophiques, historiques ou théologiques, il ne peut passer sous silence, mais
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HOMMAGE À MICHEL FOUCAULT
sans s’y attarder, que les termes ont radicalement changé avec la présence ou l’absence de Dieu, du dieu référent qui détermine le régime de la Vérité ou plus
exactement instaure une injonction d’Absolu. Tant qu’il était là, il garantissait cet
absolu de la Vérité ; tout s’est beaucoup compliqué par la suite. Là encore
référence à Nietzsche…
Insistons encore sur ce point : si Veyne, comme indiqué au début, se trouve en
empathie avec la plupart des développements de Foucault, ici entre autres il
diverge. Il n’est en rien un hagiographe, un suiviste, il ne cache pas ses divergences
d’approche. Précision qui a son importance, Veyne comme d’innombrables intellectuels de gauche de cette époque est un transfuge du parti communiste.
Foucault y entrera aussi mais en sortira très vite en étant plus que critique !
Justement, concernant le relativisme, Veyne fait remarquer, à juste titre me
semble-t-il : si j’affirme et même souvent démontre, comme Foucault, que tout est
relatif, il m’appartient de relativiser mon affirmation. Il en va de même pour le
scepticisme dont on taxe notre auteur, une élémentaire rigueur oblige le sceptique à mettre en question son scepticisme selon ses propres principes. En somme,
relativiser son scepticisme et « scepticiser » son relativisme ! Foucault l’a-t-il fait ?
Au chapitre des contradicteurs et d’une période de purgatoire dans laquelle
on a voulu cantonner Foucault, la ligne de partage comme toujours en France
passe évidemment par une division droite /gauche, mais moins que pour beaucoup d’autres auteurs. Il faut bien dire qu’en dehors même de son œuvre
théorique et historique, les positions et engagements de Foucault avait tout pour
irriter tous les conservatismes, légalismes et courants de pensée, notamment spiritualiste et religieux.
Même si l’on parle rapidement de l’homme Foucault, ce serait gravement
l’amputer que de ne pas évoquer le militant qui n’est nullement, prétend notre
auteur, le soixante-huitard qu’on a voulu voir ni le sympathisant affirmé des partis
de gauche. Ceux qui ont bien connu Foucault attestent que cet interventionnisme
militant n’est nullement une excroissance mais participe étroitement de son
œuvre théorique. Dans « Dits et écrits » l’application de sa recherche, de sa méthode et de ses actions fait encore dire à Foucault : « la véritable question politique
ce n’est pas l’erreur, l’illusion, la conscience aliénée ou même l’idéologie : c’est la
vérité elle même ». Nous revenons toujours à cette référence centrale !... et à sa
part socratique… Et il ne va pas se faire que des amis on le devine en osant conseiller, toujours dans « Dits et écrits » : n’utilisez pas la pensée pour donner à une
pratique politique une valeur de vérité.
L‘interventionnisme prédicateur, particulièrement patent dans notre société
occidentale productrice de savoir scientifique, se veut universel et fait partie de
son histoire, de ce qu’elle nomme son message. Aussi Foucault, sans sortir du
domaine occidental, voit rouge dès que « les savoirs d’en haut » s’incarnent et se
solidifient dans des pratiques et des institutions qui ne se remettent jamais en
question. Alors on le voit qui pétitionne, qui colloque, qui journalise, qui maniPARCOURS 2008-2009
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feste, qui se précipite aux portes des prisons et des prétoires, s’abandonne au coup
de sang, voire même au coup de poing Nous sommes loin du mandarin qui délivre
son auguste parole du haut de sa chaire. Mais aussi, ce n’est pas dans la nature de
ce samouraï de ne partir au combat qu’après avoir savamment pesé le pour et le
contre. Pas du tout ! Il fonce tout droit, quitte à s’apercevoir après coup qu’il
aurait mieux fait d’y réfléchir à deux fois, dit encore Paul Veyne…
Souvenons-nous par exemple de ses positions sur Khomeiny, de ses postures à
la création de l’université de Vincennes etc. Notre même auteur constate que
Foucault (d’ailleurs absent de France en mai 68) ne fut pas plus soixante-huitard
que structuraliste… mais la discussion est ouverte. Edgard Morin par exemple,
invité du GREP, n’était pas de cet avis…
En profondeur Foucault ne prônait ni Dieu ni Marx (en tout cas pas beaucoup), ni Freud, ni Castro, ni la Révolution, ni le Maoïsme (encore que ?...). Il me
fait penser à Albert Camus qui fuyait aussi tous les « ismes » comme la peste ! Je
crois qu’un Foucault praticien, (n’oublions pas qu’il était fils de médecin), vous
aurait indiqué sur l’ordonnance les origines, l’historique, la nature, les différentes
manifestations et répercussions de votre mal, mais se serait bien gardé de tout
traitement et médicament. Il me semble qu’il vous aurait dit : « lisez mon ordonnance et voyez ce que vous pouvez faire par et pour vous-même et si possible
vous guérir » ! En somme appliquer le « prend soin de toi » socratique qui lui était
cher notoirement dans la dernière période de sa vie. Mais comme l’a dit fortement quelqu’un : « il est mort au milieu de sa vie »
En dernier lieu est-il possible de parler même rapidement de Foucault sans
aborder la question délicate de son homosexualité ? Les biographes et commentateurs sont à peu près unanimes à considérer que cette homosexualité est à la
pointe de son œuvre théorique.et de ses prises de positions militantes. De plus, en
sous-titrant son livre sur Foucault : sa pensée, sa personne, Paul Veyne bien sûr
aborde cette question mais de façon très discrète comme on pouvait s’y attendre.
Il dit plaisamment que Foucault, constatant leur différence en ce domaine aussi,
lui avait décerné le titre « d’homosexuel d’honneur ».
Il faut à ce sujet situer l’époque. Dans les années 50, 60, et même70, Foucault
en a souffert et parfois durement dès l’École Normale. Par la suite quand il est
devenu un personnage public, on ne faisait pas état de son homosexualité. Le
« coming out » ne se pratiquait pas encore et il est intéressant de vérifier en la circonstance et sur lui-même une des grandes constantes qu’il défendait dans ses
approches : à savoir qu’on ne peut tout dire et tout comprendre n’importe quand,
n’importe où, dans n’importe quelle position et qu’une élémentaire rigueur intellectuelle doit s’efforcer d’entrer dans ce que l’auteur a voulu dire et faire en son
temps.
En tout cas, Veyne ne peut que constater lui aussi, que l’homosexualité de
Foucault a façonné une sensibilité particulière qui détermina les principaux
secteurs de ses recherches. Nul doute que là se trouve l’impulsion initiale qui l’a
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HOMMAGE À MICHEL FOUCAULT
fait se dresser parfois violemment, en particulier dans ses interventions publiques,
contre les exclusions et enfermements. Cette sensibilité l’aida à montrer notamment que le discours sur le sexe constituait une des composantes capitales de l’individu, et de l’herméneutique du sujet (dans une approche très différente de celle
du Freudisme). On ne peut que constater que ce combat rejoint son combat primordial qui fut de se dresser contre les normativités sclérosées et pouvoirs stratifiés, aussi bien que contre les déterminismes et généralités imposés comme des
dogmes. Il faut lire les derniers cours de Foucault au Collège de France (parus
récemment.) Vous ne pourrez pas ne pas vous apercevoir que cet homme-là était
en train de prendre un grand virage dans sa pensée et son action et qu’il avait
encore beaucoup à nous dire. Citons une phrase presque testamentaire dans ce
dernier cours du 28 Mars 1984 intitulé : « Le Courage de la Vérité » (je le rappelle,
moins de trois mois avant sa mort) : « Je ne sais s’il faut dire aujourd’hui que le travail critique implique encore la foi dans les lumières (l’Aufkärung), il nécessite je
pense toujours le travail sur nos limites, c'est-à-dire un labeur patient qui donne
forme à l’impatience de la liberté »
Enfin ses tout derniers mots : « Voilà, écoutez, j’avais des choses à vous dire sur
le cadre général de ces analyses. Mais enfin il est trop tard. Alors merci. »
Parce que rien n’est bon sans un peu de poésie, permettez moi de citer pour
terminer deux vers, deux vers d’un poète qui était aussi une admiration, comme
par hasard, de Camus et de Vernant que nous avons célébrés cette année ici
même dans nos Lectures Croisées. Ces vers évoquant la folie et la mise à nu de
l’homme démuni qui a tellement mobilisé Foucault, les voici :
« Pour l’homme poncé jusqu’à l’invisible
Jadis l’herbe était bonne au fou et hostile au bourreau ». (René Char).
Daniel Goubier
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JEAN-PHILIPPE CATONNÉ
5. Socrate, la justice et la vie
Jean-Philippe Catonné
Philosophe et psychiatre (1)
Tout d’abord, il paraît utile de donner une précision sur l’englobant du propos,
là où il s’inscrit. Michel Foucault consacre au moins les quatre dernières années
de sa vie et de son œuvre à l’antiquité gréco-latine, ce dont témoigne la publication de ses cours de 1980 à 1984.
Un tel détour antique au sein d’une philosophie centrée sur la modernité va
infléchir sensiblement son questionnement, enrichir sa philosophie d’une dimension éthique. Auparavant, en effet, il avait surtout porté l’accent sur le savoir et le
pouvoir, ou, plutôt que le savoir, sur le mode de véridiction et plutôt que le pouvoir, sur le mode de gouvernementalité. Maintenant, en focalisant sur l’éthique, le
sujet éthique, ou plutôt sur la subjectivation reposant sur le souci de soi et des
autres, un triptyque se dessine pour associer le savoir et le pouvoir à l’éthique.
Pour ma part, de ces quatre dernières années, je retiendrai l’ultime, celle de
1984. A cela deux raisons peuvent être avancées. La première tient à la mémoire.
Cette année 2009, en lisant la publication du dernier cours du Collège de France
intitulé Le courage de la vérité (2), j’ai retrouvé toute l’intensité rationnelle et émotionnelle qui fut la mienne plus de deux décennies auparavant. Le lecteur que je
suis a rejoint pleinement l’auditeur que j’étais au Collège de France.
La deuxième raison tient à la circonstance présente. Ce colloque se situe 25
ans après la mort de Foucault. Or, alors qu’il se disait malade, - et il l’était -j’avais
été frappé par la vivacité et la brillance de son propos. Parmi les leçons de cette
dernière année, j’avais particulièrement retenu celles qu’il avait consacrées à la
mort de Socrate (2). C’est donc ce fait majeur de l’histoire de la philosophie que je
vais exposer à ma manière en m’inspirant de Foucault et en sa mémoire.
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I. Un injuste procès
Rappelons que Socrate fut condamné à boire la ciguë. Pour quelles raisons ?
Deux chefs d’inculpation lui sont adressés. On lui reproche en premier lieu de ne
pas croire aux dieux de la cité, d’en introduire de nouveaux en recherchant ce qui
se passe dans le ciel et sous la terre. En second lieu, il est soupçonné de corrompre
la jeunesse. Ce ne sont là que des calomnies. Pour le premier chef d’inculpation,
(1) Enseignant à l’Université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne.
(2) Michel Foucault, Le courage de la vérité. Le gouvernement de soi et des autres II. Cours du Collège
de France 1984. Paris, Seuil/Gallimard, janvier 2009.
(3) Id., Ibid., Leçons des 15 et 22 février 1984, soit des pages 66 à 144.
PARCOURS 2008-2009
HOMMAGE À MICHEL FOUCAULT
Socrate est confondu avec certains des savants de son époque. Ils développent en
effet des recherches physiques et font craindre aux Athéniens une remise en
cause des croyances communes. Quant à la jeunesse, il passe une grande partie de
son temps à l’éduquer et pense que le plus tôt est le mieux pour le faire.
Il n’a pas de mal à montrer quelle est l’origine de ces calomnies. Pour cela, il
se réfère aux dieux du Panthéon grec, en particulier à la croyance en l’oracle de
Delphes où Apollon s’exprimerait par la bouche de la Pythie.
Sans lui demander la permission, un de ses amis avait consulté l’oracle pour
savoir qui était le plus sage des Grecs. Or, cet oracle avait élu Socrate comme le
plus sage parmi tous. Pourtant lui-même se considère largement comme ignorant.
Il désire donc vérifier les propos du dieu. Comment ?
Il interroge tout ce que la cité compte de savants, de prétendus savants, disons d’autorités reconnues en matière de savoir. Il interroge d’abord les hommes
de pouvoir, les hommes d’État dirigeant la cité. Il comprend alors que ces gouvernants ne savent pas les raisons ultimes de leurs prises de décision. Il se
tourne alors vers ces créateurs par excellence que sont les poètes. Rappelons
que le poiétês tire son nom du verbe poiên qui veut dire créer. Les poètes fabriquent les mythes fondateurs des croyances et des valeurs. Socrate s’aperçoit
qu’ils agissent mus par une inspiration dont ils sont incapables de donner les
fondements. « Leurs créations étaient dues, non à leur savoir, mais à un don
naturel, à une inspiration divine, analogue à celle des prophètes et des devins.
Ceux-là également disent beaucoup de belles choses, mais n’ont pas la science
de ce qu’ils disent. Tel est aussi, je m’en suis convaincu, le cas des poètes (4) ».
Quelque peu dubitatif, il s’adresse dans un troisième temps à des personnes
dont le savoir est visible, concret : ce sont les artisans. Ces derniers possèdent
bien une compétence dans la production de tel ou tel objet. Toutefois, hors de ce
champ spécifique, professionnel, il rencontre la même méconnaissance que chez
les hommes d’État et les poètes pour ce qui tient aux choses essentielles.
D’où la conclusion de son enquête : eux-tous prétendent savoir ce qu’ils ne
savent pas. Pour ma part, dit-il, je me considère comme ignorant : « Ô humains,
celui-là, parmi vous, est le plus savant qui sait, comme Socrate, qu’en fin de
compte son savoir est nul (5)». Cela signifie : eux prétendent savoir ce qu’ils
ignorent ; moi, je sais que je ne sais pas ; j’ai donc un avantage sur eux ; c’est bien
en cela que l’oracle de Delphes a dit vrai. Or c’est justement cette mise à nu des
autorités sociales, à commencer par les magistrats de la cité - le roi est nu -, que
l’on ne lui pardonnera pas.
Quant à l’accusation de corrompre la jeunesse, elle en découle, puisque ce
questionnement des citoyens se faisait en présence de ses élèves. La méthode
(4) Platon, Apologie de Socrate, 22c, trad. Maurice Croiset, Paris, Les Belles Lettres, 1985, p. 146-147.
(5) Id., Ibid., 23b, p.148.
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interrogative est jugée subversive. Socrate est sans doute un des premiers acteurs
du principe d’autonomie de la personne fondée en Raison, entendons où la raison
de l’individu se confronte à la raison d’État.
Il est vrai que son type d’engagement philosophique est total, sans concession.
Certes, sa façon d’interroger reste courtoise, mais les conclusions sont sévères.
Telle est « l’ironie socratique », cette façon d’interroger où l’on feint l’ignorance
pour mieux pousser l’interlocuteur à donner le meilleur dont il est capable.
Engagement philosophique total, disions-nous ! Socrate y a en effet consacré sa
vie entière sans se préoccuper de sa fortune, de ses affaires ou des honneurs.
Il a fait le choix de la recherche la plus utile pour l’homme, à savoir être pleinement humain. En conséquence, cette cure intellectuelle traduit un enjeu de vie, de
vie ou de mort pourrait-on ajouter. Son slogan serait alors: plutôt mourir que se
taire! En effet, bien avant son procès, des hommes politiques l’avaient prévenu:
prends garde à toi Socrate! Il convient, on attend de toi que tu restes coi!
Au moment du procès, alors qu’il est jugé coupable, on lui propose comme
c’était la règle, de fixer sa peine, contradictoirement avec l’accusateur (6). On
lui suggère l’exil ; il refuse sachant qu’une cité nouvelle ne lui permettrait pas
de continuer son travail philosophique. Sa réponse est donc de fait : plutôt
mort que muet.
Cette qualité, ce courage, il l’a déployé tant physiquement qu’intellectuellement Il ne redoute en rien la mort : deux hypothèses se présentent. En termes
modernes, on dirait que l’une est matérialiste, à savoir que l’âme disparaît avec le
corps et, l’autre, spiritualiste, l’âme survit au corps. Dans les deux cas, Socrate ne
craint rien. Si l’âme disparaît avec le corps, alors la mort ressemble à un long sommeil non parsemé de songes : donc une bonne et longue nuit. Si elle survit au
corps, dans ce cas Socrate peut se réjouir. Lui, homme de mérite, pourra rencontrer d’autres âmes de sa qualité ; il engagera de nouveaux dialogues, en particulier
avec ceux qui furent condamnés injustement. Il pourra donc examiner et interroger à loisir sous le couvert de la recherche de la vérité.
Ajoutons que cette recherche de vérité se déploie en toute simplicité, dans
une forme adéquate au fond, c’est-à-dire le parler vrai. Ainsi, lors de son procès, il
aurait pu adopter une forme convenue dans les tribunaux, choix possible hier
comme aujourd’hui. Il aurait pu choisir un style rhétorique propre à attendrir le
jury : supplications, voire même appel à la barre de ses enfants réclamant clémence. Cela lui eût sans doute évité la mort ; il s’y est refusé tout net.
Mais quel but poursuit-il ? Cette recherche du Vrai est explicitement subordonnée à celle du Bien. Socrate apparaît certainement comme un des premiers
fondateurs de la Morale rationnelle. Sur ce point, il faut insister sur l’adéquation
entre la forme du discours et son fond, la recherche du vrai en toutes choses et le
parler vrai pour le dire, ou encore un accord entre l’énoncé, le contenu du projet
de vérité et l’énonciation d’un franc parler. «...Je parlerai tant bien que mal,
(6) Claude Mossé, Le procès de Socrate, éd. Complexe, 1987, p. 113-114.
PARCOURS 2008-2009
HOMMAGE À MICHEL FOUCAULT
comme les expressions viendront à moi…Vous m’entendez m’exprimer, en
plaidant ma cause, comme j’ai coutume de le faire… » (7) et de dire la vérité, dans
les lieux habituels où vous me rencontrez, c’est-à-dire sur l’agora, le marché, dans
les gymnases, les boutiques d’artisans.
II. Franc-parler et Souci de soi ou Parrêsia
et Epiméléia héautoû
Socrate est indéniablement un adepte de ce franc-parler pratiqué dans la vie
politique de son temps, lequel aura une longue postérité dans la vie
philosophique. Cette franchise, cette liberté de parole est connue sous le nom de
Parrêsia. Michel Foucault s’est passionné pour cette fonction parrèsiastique, en
continuité avec ses travaux antérieurs sur les modes de véridiction. Parrêsia se
compose de deux mots : pan, c’est-à-dire tout et rhêtos, signifiant ce qui est
déclaré, avoué, dit. Certes, cette fonction parrèsiastique constitue une technique
s’opposant à la rhétorique où l’efficace est visé pour lui-même. Cependant, cette
technique comporte un élément supplémentaire : elle obéit à un impératif moral.
Elle constitue une qualité morale qui combat la flatterie et la démagogie. Telle est
la raison pour laquelle Socrate revendique son franc-parler et se refuse à
emprunter la voie rhétorique convenue dans les tribunaux pour se défendre. De
la sorte, au péril de sa vie, il respecte sa conception de la morale que l’on pourrait
résumer en trois points, trois axes.
Le premier intéresse la justice. Socrate préfère subir l’injustice que de la commettre : « Je ne désire ni l’une ni l’autre, mais s’il fallait choisir entre la subir et la
commettre, je préférerais la subir », ce que le grec dit synthétiquement sous la
forme « mâllon adikeisthai ê adikeîv » (8) Le deuxième concerne la question du
mal dans son ensemble. Socrate développe une philosophie résolument volontariste : « Nul n’est méchant volontairement ». Cela signifie qu’un examen approfondi de soi-même, un travail philosophique continu sur la recherche essentielle,
le savoir fondamental de l’humanité garantirait contre le mal. Enfin, le troisième
axe intéresse l’effort constant que Socrate déploie dans ses rencontres quotidiennes ; il consiste non pas seulement à se parfaire soi-même, mais à rendre les
autres meilleurs, plus humains. La voie y conduisant repose sur un accent porté à
mieux se soucier d’eux-mêmes.
Ce souci de soi, l’épiméléia héautoû, constitue aussi une notion sur laquelle
Michel Foucault a beaucoup consacré d’attention. Habituellement, on attribue la
voie de la connaissance à laquelle s’attache l’action de Socrate à cette maxime
inscrite au fronton du temple d’Apollon à Delphes : « Connais-toi toi-même »,
« Gnôthi séauton ». Or, selon Foucuault, pour Socrate, cette connaissance de soi
est subordonnée à une autre recommandation, celle du souci de soi.
(7) Platon, Apologie de Socrate, 17c, op. cit., p. 140-141.
(8) Platon, Gorgias, 469c, trad. Alfred Croiset, Paris, Les Belles Lettres, 2003, p.140.
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Qu’est-ce à dire ? Il convient de prendre soin de soi-même, de se préoccuper
de soi-même, de son âme. De cette attention à soi, examen personnel vigilant,
continu, réglé, résulte, comme conséquence, la connaissance de soi.
Le procès de Socrate en témoigne à plusieurs reprises. Donnons-en deux
illustrations. La première consiste à rappeler que certains auraient voulu, par
leurs accusations calomnieuses faire honte à Socrate. Or, il n’a pas de mal à
parler de sa fierté, homme fier d’avoir exécuté sans faille sa mission. Quelle
est-elle ? Celle d’avoir interrogé et examiné à fond jeunes et vieux, de prendre soin de leurs âmes, en un mot d’avoir philosophé jusqu’à son dernier
souffle de vie. « Quoi ! cher ami, tu es Athénien, citoyen d’une ville qui est
plus grande, plus renommée qu’aucune autre pour sa science et sa puissance,
et tu ne rougis pas de donner tes soins à ta fortune, pour l’accroître le plus
possible, ainsi qu’à ta réputation et à tes honneurs ; mais quant à ta raison,
quant à la vérité, quant à ton âme, qu’il s’agirait d’améliorer sans cesse, tu ne
t’en soucies pas (ouk épimelê), tu n’y songes pas. (9) »
Dans la seconde, Socrate est condamné : on lui demande de fixer sa peine.
La seule qui lui convienne, qui lui semble juste, consiste à être entretenu aux
frais de la cité. Est-ce une provocation ? Non pas ! Son mérite essentiel, exposet-il, ses excellents états de services militent pour lui. Quels sont-ils ? Il n’a eu de
cesse de persuader ses concitoyens de se préoccuper de leur personne pour les
rendre meilleurs, plutôt que de les inciter à s’occuper de ce que les hommes ont
à cœur, à savoir fortune, pouvoir et honneur, disons les activités jugées
intéressées et profitables. « Je n’ai nul souci de ce dont se soucient la plupart des
gens, affaires d’argent, administration des biens, charges de stratèges, succès oratoires en public, magistratures, coalitions, fonctions politiques. Je me suis engagé
non dans cette voie… mais dans celle où, à chacun de vous en particulier, je
ferai le plus grand bien en essayant de le persuader de se préoccuper moins de
ce qu’il a que de ce qu’il est (héautoû épiméléthein) pour se rendre aussi excellent et raisonnable que possible. (10) » Cette citation, notons-le, est empruntée à
Pierre Hadot, collègue de Michel Foucault au Collège de France. Foucault eut
de nombreux échanges avec cet éminent antiquisant. Hadot traduit ici librement mais justement cette notion du souci de soi. «...De se préoccuper moins de
ce qu’il a que de ce qu’il est… », serait traduit plus littéralement par «...de se
préoccuper moins de ses biens que du souci de soi-même (épiméléia héautoû) ».
Socrate assume une fonction sociale d’éveilleur, celui qui tire ses concitoyens de leur sommeil. Il se compare à un taon, insecte qui poursuit les animaux en les piquant. « Cet office est celui pour lequel le dieu semble m’avoir
attaché à votre ville, et voilà pourquoi je ne cesse de vous stimuler, de vous
(9) Platon, Apologie de Socrate, 29de, op., cit., p. 157.
(10) Pierre Hadot, Eloge de Socrate, citant et traduisant l’Apologie de Socrate, 36bc, Paris, Editions
Allia, 1998, p. 31-32.
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HOMMAGE À MICHEL FOUCAULT
exhorter, de morigéner chacun de vous, en vous obsédant partout du matin
jusqu’au soir. (11) » Le souci de soi, épiméléia héautoû est donc pour Socrate un
aiguillon. Il constitue le fondement à partir duquel se justifie la connaissance de
soi-même. Michel Foucault a beaucoup insisté sur ce point tout au long des
années quatre-vingt.
Il expose aussi comment cette notion et cette pratique socratique auront une
longue postérité philosophique, disons d’au moins un millénaire, c’est-à-dire une
traversée de toute l’Antiquité gréco-latine. Ainsi, Epicure en fera une thérapeutique de l’âme, analogie avec la médecine qui s’amplifiera au cours des siècles
suivants. Le Thérapeueîn, l’acte thérapeutique, consiste d’abord à rendre un culte,
avant de signifier rendre un service, puis de désigner un soin, un acte médical. Les
écoles philosophiques de l’époque impériale feront du soin rendu à l’âme une
thérapeutique consistant à se rendre un culte à soi-même.
En bref, le souci de soi se traduit par une attention constante à ce qui survient
dans la pensée. En second lieu, cette attention implique des techniques, telles que
la méditation et l’examen de conscience. Par elles, on se modifie, on se transforme. Le sujet devient autre, transformation requise pour l’accès à la vérité de
son être. Autrement dit, pour emprunter des formules foucaldiennes, cette pratique de soi, cet art de soi inscrit le sujet au plus près de lui-même. Ainsi, le souci
de soi constitue la voie royale pour le bien-penser. Il incite les autres à le pratiquer, tout en ajoutant qu’il se l’applique d’abord à lui-même, ce que montrent ses
dernières paroles.
III. Un coq pour Asclépios
Ce titre reprend une partie des paroles prononcées par Socrate avant de
mourir, les derniers mots lancés lors de ses derniers moments de vie. Quelles sontelles dans leur totalité ? Les voici : « Criton, nous devons un coq à Asclépios.
Payez ma dette, ne l’oubliez pas. (12) » Ces paroles fort énigmatiques pour un moderne le furent tout autant pour un ancien.
Le texte grec est, notons-le, encore plus bref. Il tient en onze mots, en incluant
les articles et conjonctions de coordination. « O kriton, tô Aslkepiô opheilomen
alectruona, alla apodote kai mê amélêsété ». Ces quelques onze petits mots ont
suscité les interprétations les plus diverses depuis plus de 25 siècles.
Essayons à notre tour de résoudre cette énigme, par-delà la multiplicité des
interprétations. Pour réussir ce déchiffrage, Foucault nous servira de guide. Luimême s’est appuyé largement sur la lecture aussi érudite que subtile de son
maître et ami Gorges Dumézil. (13)
(11) Platon, Apologie de Socrate, 30e, op., cit., p. 158.
(12) Platon, Phédon, 118a, trad. Paul Vicaire, Paris, Les Belles Lettres, 1983, p. 110.
(13) Georges Dumézil, «...Le Moyne noir en gris dedans Varennes ». sotie nostradamique suivie d’un
Divertissement sur les dernières paroles de Socrate, Paris, Gallimard, 1984, p. 129-170.
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Commençons par le commencement, à savoir le personnage de Criton et cette
histoire quelque peu baroque d’un coq sacrifié à Asclépios. C’est pourtant ce qui
apparaît le plus facile à décrypter dans cette énigme. Criton désigne un fidèle ami
de toujours de Socrate. Ils ont le même âge et ne se sont pas quittés depuis leur
enfance. Il est donc logique et attendu qu’il puisse être son exécuteur testamentaire, du moins spirituel. Quant au coq, l’interprétation n’offre pas plus de difficultés, puisque c’était l’animal que l’on sacrifiait au dieu Asclépios. Ce sacrifice est
consenti pour l’honorer, pour s’attirer ses bonnes grâces, sachant que son pouvoir
consiste à guérir les malades. En conséquence, on sacrifie au dieu pour satisfaire à
un désir de guérison, de retour à la santé.
Voilà qui paraît simple ! Plus compliqué consiste à se demander la nature de la
guérison que vise ici Socrate et que vient faire la notion de dette dans toute cette
histoire. D’où il suit la confrontation à une double question pour résoudre
l’énigme : quelle dette ? Quelle guérison ?
Commençons par cette dernière guérison! Posons-nous la question de la maladie dont il faudrait guérir! Écartons d’emblée l’hypothèse selon laquelle la maladie en question serait la vie et que, par sa condamnation à mort, Socrate serait
délivré de la vie, de cette maladie-là. Une telle hypothèse fut envisagée au cours
des siècles, depuis l’antiquité avec Xénophon et jusqu’à au moins Nietzsche pour
les modernes. Qu’écrit ce dernier à propos du « Socrate mourant »? Nietzsche s’interroge sur ces derniers mots de Socrate pour lequel la vie serait une maladie :
« Est-ce possible, un homme tel que lui, un homme qui avait vécu joyeux et aux
yeux de tous, comme un soldat, cet homme était un pessimiste! Il n’avait fait toute
sa vie que bonne mine à mauvais jeu; il avait caché tout le temps son sentiment
profond, son jugement suprême! Socrate, Socrate a souffert de la vie! Et il s’en est
vengé par cet horrible mot où la pitié se mêle au blasphème…(14) » On peut difficilement soutenir cette voie pour Socrate, « contraire à tout son enseignement
tourné vers un bon usage de la vie(15) », écrit Georges Dumézil. Il convient de
chercher ailleurs, d’identifier autrement cette maladie.
Pour Socrate, cette maladie est une maladie de l’esprit. En quoi consiste-telle ? La réponse est celle-ci : penser faussement, injustement, c’est-à-dire adopter
une opinion erronée. « L’opinion erronée est à l’âme ce que la maladie est au
corps.(16) » En l’occurrence, quelle serait cette opinion erronée ? Voici la réponse :
quelque temps auparavant, Criton était avec Socrate dans sa prison. Avec ses
amis, il avait échafaudé un plan pour faire évader Socrate. Tout est réglé et les
gardes, complices. Il aurait suffi de l’accord de Socrate pour exécuter le plan.
Criton recourt à tous les arguments tant rationnels qu’affectifs pour le
convaincre : rationalité sur l’injustice de la condamnation ; affectivité portant sur
(14) Friedrich Nietzsche, Le Gai savoir, § 340, trad. Alexandre Vialatte, Editions Gallimard, 1950, p. 280281.
(15) Georges Dumézil, «...Le Moyne noir… », op., cit., p. 144.
(16) Id., Ibid., p. 148
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HOMMAGE À MICHEL FOUCAULT
l’amitié que lui vouent ses élèves et la dépendance d’enfants encore jeunes. La
réponse de Socrate est sans appel : il faut obéir aux lois ! Elles-mêmes sont justes,
même si elles sont appliquées injustement ! Il dit s’en être satisfait pendant soixante-dix ans ; pendant toute sa vie, il les a acceptées et soutenues, alors pourquoi
les renier au moment où elles lui sont défavorables ? In fine, Criton revient à la
charge en invoquant l’opinion publique : que pensera-t-elle des amis de Socrate
qui n’ont rien fait pour le sortir d’affaire, pour le faire libérer ? Pour Socrate, c’est
encore mal raisonner, car c’est alors s’en remettre à l’opinion du grand nombre.
Or, cette dernière n’a en elle-même aucune valeur !
Telle est l’erreur de Criton et la mission de Socrate consiste à le guérir en le
rendant phronimos, c’est-à-dire sain, sage, réglé. De la sorte, Socrate apparaît bien
comme un médecin de la pensée. Il peut donc à bon droit se recommander
d’Asclépios, lui rendre un sacrifice, lui sacrifier un coq.
Notons comment Foucault renforce les arguments avancés par Dumézil. En
s’appuyant sur une lecture personnelle du Phédon, il relève que pour signifier une
guérison de raisonnements faux, le terme médical iasato est employé, pour
traduire son adresse « à guérir ». La même métaphore médicale se retrouve pour
signifier ce qui est sain dans les raisonnements, à savoir hugiès (17).
Cela rappelé, reste encore une difficulté à résoudre pour une totale résolution
de cette énigme autour du coq d’Asclépios. Elle porte sur le deuxième aspect
annoncé, celui de la dette. Pourquoi ce « nous » de « nous devons un coq à
Asclépios ». Va pour Criton et même pour ses amis, puisque Criton est leur mandataire ! Mais interrogeons-nous : en quoi cela intéresse-t-il Socrate lui-même ?
Réponse : nul n’est à l’abri de penser faussement, injustement, ce qui vaut
pour Socrate lui-même. L’amoureux de la sagesse ne possède pas la sagesse qu’il
vise. Étant lié d’amitié avec Criton, ses disciples et ses amis, Socrate pourrait être
séduit par leurs arguments fallacieux au sujet de l’évasion. Il doit au dieu de s’être
écarté de ce mauvais pas, de cette maladie de l’esprit, de ce mauvais jugement.
Maintenant, une dernière question se pose : pourquoi sont-ce là les dernières
paroles de Socrate ? La réponse devient simple : il a attendu l’ultime moment,
« l’ultime et décisive limite de temps(18) », pour constater que le dieu guérisseur
avait tenu sa parole, rempli son contrat. A son tour, Socrate peut donc honorer le
dieu, lui-même remplir son contrat, payer sa dette : « Criton, nous devons un coq à
Asclépios. Payez ma dette, n’oubliez pas ».
On comprendra sans doute maintenant pourquoi la dernière partie de cette
conférence sur la mort de Socrate insiste paradoxalement en son titre lui-même
pour faire figurer la vie : « Socrate, la justice et la vie ». Cela apparaît mieux quand
on sait que pour lui, la véritable vie est celle de l’esprit et qu’il a pu vivre en
homme juste jusqu’au dernier souffle de sa vie.
(17) Michel Foucault, Le courage de la vérité, op., cit., p.98-99, à propos du Phédon 89a et 90e, op., cit., p.
59 et 62
(18) Georges Dumézil, «...Le Moyne noir... », op., cit., p. 169.
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En Conclusion
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Quelles leçons tirer de la mort de Socrate ? Ou, plus précisément, que nous
apprend Socrate sur l’engagement philosophique ? Réponse : au moins trois
réflexions apparaissent !
Il s’agit d’abord d’une injonction à bien penser impliquant une
rigoureuse et exigeante pratique de l’interrogation en recherche de vérité.
Socrate se dit incapable de vivre tranquillement sans discourir. C’est bien ce qu’il
expose avec toute sa vigueur à ses juges perplexes. « C’est peut-être le plus grand
des biens pour un homme que de s’entretenir tous les jours soit de la vertu, soit
des autres sujets dont vous m’entendez parler, lorsque j’examine les autres et
moi-même et si j’ajoute qu’une vie sans examen ne mérite pas d’être vécue, vous
me croirez bien moins encore. Pourtant, juges, c’est la vérité, seulement, il n’est
pas facile de vous la faire admettre.(19) »
En second lieu, cette exigence d’examen constamment conduit par la raison ne vise pas à produire des concepts, à connaître le monde. Il aspire à mieux se
connaître soi-même en commençant par se préoccuper du souci de soi. Cette
décision rationnelle de vie aspire à une transformation du sujet dans son être
pour le meilleur de lui-même, donc un examen personnel pour plus de justice.
Autrement dit, l’effort de Socrate se déploie dans le champ de l’êthos, disons de la
morale. Cette dernière, on l’a vu, revêt des formes particulièrement exigeantes.
Elle interdit d’agir injustement, même dans la situation où l’on est soi-même victime d’injustice. Elle interdit donc de rendre le mal par le mal. « Ainsi, il ne faut ni
répondre à l’injustice par l’injustice, ni faire du mal à personne, pas même à qui
nous en aurait fait(20) », répond Socrate à son ami Criton pour justifier le fait qu’il
ne puisse accepter son offre d’évasion.
Dernier et troisième enseignement à tirer : une question se pose pour un
moderne à propos de l’engagement, puisque, depuis longtemps, il a tendance à
l’associer à une prise de position politique. Qu’en est-il alors de la politique chez
Socrate ? La réponse apparaît clairement : la politique est subordonnée à la
morale. Cela n’empêche nullement Socrate de manifester son intérêt pour la vie
de la cité. « Je crois être un des rares Athéniens, pour ne pas dire le seul, qui cultive le véritable art politique et le seul qui mette aujourd’hui cet art en pratique. »
Qu’est-ce à dire (21) ? Il se mêle peu souvent directement de la vie politique ellemême, mais il prépare ses élèves à exercer les charges de dirigeants de la cité.
Alors pourquoi ne s’est-il pas impliqué, lui, plus personnellement ? Il
s’en explique facilement. L’Assemblée n’aurait pas supporté sa recherche de
vérité et son franc-parler pour l’exprimer. Donc, s’il s’est abstenu, dit-il, ce n’est
(19) Platon, Apologie de Socrate, 38a, op., cit., p. 167-168.
(20) Platon, Criton, 49c, trad. Maurice Croiset, Paris, Les Belles Lettres, 1985, p. 225.
(21) Platon, Gorgias, 521d, op., cit., p. 216.
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HOMMAGE À MICHEL FOUCAULT
nullement par peur de la mort, mais pour pouvoir, vivant, continuer à être utile à
ses concitoyens, ce que Michel Foucault avait bien souligné dans Le courage de la
vérité (22). D’ailleurs Socrate s’en explique ouvertement comme suit « Car, sachezle bien, Athéniens : si je m’étais adonné, il y a longtemps, à la politique, je serai
mort depuis longtemps ; et ainsi je n’aurais été utile ni à vous, ni à moi-même. (23) »
Au temps de Socrate, la philosophie et la politique sont intimement associées, la politique consistant aussi à se prononcer sur le juste et sur l’injuste. Pour
preuve, son élève le plus célèbre, Platon, consacrera une grosse partie de son
œuvre à des écrits sur la meilleure cité qui soit de La République aux Lois. Il convient de savoir se conduire soi-même avant de prétendre conduire les autres. Il ne
se contentera d’ailleurs pas de ses écrits théoriques ; il tentera à plusieurs reprises
d’incarner sa cité idéale dans les faits au péril de sa vie, lors de ses séjours à
Syracuse. Il suffit pour cela de prendre connaissance de ses Lettres VII et VIII
que Michel Foucault a exposées avec enthousiasme au Collège de France.
Dans le droit fil de ce qui précède, une leçon s’impose pour hier comme
pour aujourd’hui. Une volonté de transformation sociale, une lutte déterminée
pour plus de justice, se concilie parfaitement avec le temps d’un examen personnel. Prendre le temps d’une réflexion personnelle, au fort intérieur de sa conscience, représente même le gage d’une véritable action y compris militante. Elle
témoigne alors d’un accord entre le souci de soi et le souci des autres, ou encore,
dirai-je, pour reprendre l’intitulé de cette conférence, celui de « Socrate, la justice
et la vie », qu’un examen consciencieux, une méditation préparatoire à une action
revêt le mérite de mettre en accord le souci de sa vie et le souci de justice.
Jean-Philippe Catonné
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(22) Michel Foucault, Le courage de la vérité, op., cit., p. 74.
(23) Platon, Apologie de Socrate, 31e, op., cit., p. 159.
(24) Platon, Lettres VII et VIII, trad., Joseph Souihlé, Paris, Les Belles Lettres, 1977, p. 26-74.
PARCOURS 2008-2009
JEAN-PHILIPPE CATONNÉ
Bibliographie:
Dumézil G., «...Le Moyne noir en gris dedans Varennes ».
sotie nostradamique suivie d’un Divertissement sur les dernières paroles
de Socrate, Paris, Gallimard, 1984.
Foucault M., Le courage de la vérité. Le gouvernement de soi et des autres II.
Cours du Collège de France 1984. Paris, Seuil/Gallimard,
janvier 2009.
Hadot P., Eloge de Socrate, Paris, Éditions Allia, 1998.
Mossé C., Le procès de Socrate, éd. Complexe, 1987.
Nietzsche F., Le Gai savoir, trad. Alexandre Vialatte,
Éditions Gallimard, 1950.
Platon,
- Apologie de Socrate, trad. Maurice Croiset, Paris,
Les Belles Lettres, 1985.
- Criton, trad. Maurice Croiset, Paris, Les Belles Lettres, 1985.
- Gorgias, trad. Alfred Croiset, Paris, Les Belles Lettres, 2003.
- Lettres, trad., Joseph Souihlé, Paris, Les Belles Lettres, 1977.
- Phédon, trad. Paul Vicaire, Paris, Les Belles Lettres, 1983.
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HOMMAGE À MICHEL FOUCAULT
6. Les visages incertains du pouvoir
chez Michel Foucault
Paul Seff
La pensée de Foucault est fille de mai 68. C’est de toute évidence l’événement
moteur de sa pensée avec sa révolte radicale contre les pouvoirs institutionnels et
par dessus tout le non à la répression quelle que soit sa nature. Ce sont ces appels
et ces mots d’ordre qu’il va théoriser non à travers une réflexion philosophique
bien qu’il soit philosophe, mais plutôt à la lumière d’investigations à caractère historique et sociologique sur les innombrables formes que prend le mépris et l’aliénation des individus. Tout se passe comme si Foucault plaçait son œuvre sous
l’égide de l’explosion anti-autoritaire et de la révolution culturelle de mai 68, dans
l’intention d’en éclairer tout le sens en élaborant les justifications de sa radicalité.
Les spécialistes s’accordent à reconnaître que le philosophe qui a exercé sur la
pensée de Foucault la plus forte emprise est Nietzsche, d’abord par son matérialisme intégral et la place qu’il accorde à la force vitale. Ensuite je pense qu’on
ne peut comprendre l’importance de l’idée de pouvoir chez Foucault si on ignore
qu’elle se réfère à la volonté de puissance de Nietzsche, notion centrale de sa conception de l’homme et surtout des rapports de force entre les individus et les peuples. Notion polyvalente qui intègre la volonté d’affirmation de l’individualité, la
volonté de domination mais aussi la résistance à la domination. De plus Nietzsche
inaugure la désintégration du sujet rationnel de la philosophie classique possédant une totale liberté du choix de ses idées, de ses valeurs et de ses conduites.
Foucault reprend à son compte l’idée d’un homme totalement déterminé par
les forces vitales de son inconscient mais aussi par les structures socioéconomiques et socio- culturelles. Cette vision sera développée dans l’ensemble
de son œuvre avec d’autant plus de force que l’emprise croissante de la psychanalyse, du marxisme et le développement des sciences humaines ont généré dans
la philosophie l’idée d’un déclin on d’une disparition du sujet libre dans l’histoire
ou même dans la production idéologique et culturelle.
Nous verrons que l’action des pouvoirs dans la société tend à éliminer le
sujet et à produire par la voie de multiples conditionnements le sujet assujetti,
tel qu’il apparaît dans son « Histoire de la sexualité » Le mot de sujet demeure
mais vidé de son sens humaniste, c’est l’individu manipulé à son insu par les
pouvoirs. Le sujet se dissout dans les structures surtout biologiques et sociocul-
PARCOURS 2008-2009
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PAUL SEFF
turelles qui produisent ses représentations et ses pratiques. C’est l’idée qu’il formule à la fin des « Mots et des choses » : la mort de l’homme universel de l’humanisme des Lumières.
C’est ce que ses adversaires ont appelé un anti-humanisme théorique qu’il a
d’ailleurs toujours démenti par un humanisme pratique très engagé et courageux.
Savoir et pouvoir
398
A partir de mai 68 le spectre du Pouvoir va hanter l’œuvre de Foucault. Mais
le pouvoir qu’il traque jusque dans les vaisseaux les plus fins du corps social a peu
de rapport avec ce qu’on entend par pouvoir politique. C’est d’abord selon lui la
propriété du savoir, la face maudite de la science, puisque nombre de savoirs ont
vocation d’être détournés et mis au service d’intérêts collectifs.
L’idée de pouvoir a changé plusieurs fois de sens au cours de la recherche de
Foucault. Je crois en avoir repéré quatre mais certaines versions ont peut-être
échappé à mon analyse. En fait il n’existe pas de forme de pouvoir où le savoir
notamment technique soit exclu. Il s’agit d’une relation problématique qui
demande à être décryptée.
La possession du savoir produirait-elle par elle-même un rapport de domination ? Ce serait remettre en question l’autorité de la connaissance et la confiance
en la science ou en la compétence sans laquelle aucune société ne pourrait fonctionner. Je pense que le couplage savoir/pouvoir vise en fait l’instrumentalisation
des savoirs par les institutions qui confèrent des pouvoirs de contrôle et de décision administratifs, judiciaires, politiques, susceptibles d’induire un pouvoir dominant. Ce que Foucault met en question, c’est le rôle imparti aux grandes écoles
(Normale supérieure, Polytechnique, ENA, etc.) donc aux pouvoirs attribués par
l’État et la société en fonction du savoir, sans parler des attributions toujours plus
étendues des experts dans tous les domaines. Mais ce qu’il dénonce surtout c’est
l’exploitation de la science dans tous les systèmes de conditionnement, de manipulation, d’assujettissement des individus à des régimes disciplinaires infiniment
diversifiés.
Pour Foucault le pouvoir est une fonction structurelle de la société, il ne
procède pas d’une instance unique. La notion de pouvoir est omniprésente, dispersée dans le corps social. Le mérite de Foucault est de faire apparaître la
dimension disciplinaire du savoir. Le Savoir devient un pouvoir lorsqu’on le
somme de fixer des normes, de distinguer par exemple le normal de l’anormal au
nom de la défense de la société.
Le cas le plus emblématique étudié par Foucault est celui de la psychiatrie à
partir du moment, situé en 1838, où l’on peut placer un aliéné mental dans un
hôpital psychiatrique à la demande de l’administration afin de le guérir sans
doute, mais aussi parce qu’il représente potentiellement un danger pour l’ordre
public ou sa famille.
PARCOURS 2008-2009
HOMMAGE À MICHEL FOUCAULT
Ainsi la nouvelle psychiatrie rejoint la demande d’une défense de l’ordre
social. Elle est chargée de dire les dangers encourus par la société, de fixer les termes de l’indiscipline que les différentes disciplines ne peuvent juguler. Elle prend
alors la fonction d’une disciplinarisation des indisciplinés, des non-intégrables du
corps social. Ce qui est décisif dans la nouvelle psychiatrie c’est la collusion de la
pression sociale et du médical rendue nécessaire par la défense de la société.
Cette question du changement de statut de la psychiatrie va jouer un rôle
stratégique dans l’ensemble de la démarche critique de Foucault visant à dévoiler
l’ensemble des systèmes de discipline analysés dans son ouvrage « Surveiller et
punir ». La psychiatrie devient une sorte de modèle de savoir auquel la société
confère le pouvoir de juger, de discriminer, en fixant les critères de la normalité,
de l’anomalie, de la dangerosité. Ce rôle va particulièrement éclater dans les fonctions d’expert auprès des tribunaux où lui est assigné le pouvoir énorme de
décider de la responsabilité ou de l’irresponsabilité des individus, de la culpabilité
ou de l’innocence dans le crime.
Foucault tient là une pièce maîtresse de sa théorie de la collusion du savoir et
du pouvoir. Il va tirer de ce fait une conclusion générale exprimée dans le cours
au Collège de France du 14 janvier 1976 où Foucault caractérise les sociétés modernes comme des sociétés de normalisation. Dans cette fonction, la médecine joue
un rôle fondamental.
La collusion de la vie sociale et du pouvoir de normalisation résulte d’un
impératif de protection qui s’étend à l’ensemble du corps social en reliant l’instance médicale de la guérison à l’instance judiciaire de la punition.
Le pouvoir comme discipline des corps et des esprits
L’idée du pouvoir de normalisation de la société issu de l’usage normalisateur
du savoir va nous conduire vers un nouveau sens du pouvoir : son action disciplinaire sur les corps, qui ne concerne plus seulement les champs de la psychiatrie
et de la médecine mais l’ensemble des secteurs clefs de l’activité sociale. Foucault
retrouve partout la disciplinarisation, la sanction et la répression parce qu’ils sont
une constante de toute société civile et de la civilisation dans son essence. Il
accuse la modernité d’être plus normative et répressive que les sociétés anciennes
mais lui-même a démontré dans « Surveiller et punir » que les sociétés religieuses
et monarchiques du passé, dominées par l’idée du sacré, étaient beaucoup plus
cruelles et répressives que la nôtre.
Le pouvoir et la volonté de normalisation vont avoir pour conséquence la production de multiples systèmes disciplinaires assortis d’un quadrillage méthodique
du corps social. Ce sera le thème central de « Surveiller et punir ». Comme il a fait
de la psychiatrie la figure emblématique de la science instrumentalisée en
instance de pouvoir, Foucault va utiliser la prison et le système pénitentiaire
comme emblème des pouvoirs de surveillance, de répression et de punition de la
société. C’est en effet le système le plus visible et le plus brutal de la répression
PARCOURS 2008-2009
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PAUL SEFF
400
sociale mais l’analyse des tares de ce premier modèle va permettre à Foucault de
pointer tous les systèmes disciplinaires qui conditionnent et abolissent la liberté
des individus.
Mais la première condition d’une police efficace au sens large du terme est de
mettre en place des appareils de contrôle et de surveillance aussi serrés et précis
que possible. Il constate qu’aux XVIIe et XVIIIe siècles les magistrats en charge
de l’administration des villes avaient le souci constant d’exercer un contrôle sur
tous les habitants d’un bourg ou d’un secteur. D’abord, semble-t-il pour des
raisons de sécurité sanitaire en raison de la multiplicité à l’époque de graves
épidémies et endémies, en un temps où les moyens cliniques étaient rares. Mais il
est certain que les préoccupations de sécurité publique entraient déjà en ligne de
compte.
Aujourd’hui nous pouvons dire que les méthodes de surveillance de la population se sont amplement perfectionnées, ou aggravées selon le regard qu’on
porte sur le phénomène, en raison des progrès considérables des technologies de
contrôle. Sur ce point les faits confirment le diagnostic de Foucault vu le
développement accru des fichages électroniques sans parler de la vidéosurveillance et les réactions qu’ils ont provoqué dans l’opinion publique relayée par les
médias. Je rappelle pour mémoire le recul gouvernemental sur le contenu du
fameux fichier « Edwige ». Il est certain que même dans la mesure où elles peuvent être utiles les méthodes de surveillance doivent être surveillées par les
instances démocratiques des citoyens.
A cet égard il faut évoquer les notions de panoptique et de panoptisme qui
tiennent une grande place dans « Surveiller et punir ». L’idée lui a été fournie par
un projet réel imaginé par un philosophe anglais important du XVIIIe et du XIXe
siècle : Jeremy Bentham, plus connu comme théoricien du libéralisme bourgeois
et de l’utilitarisme social. Bentham aurait conçu une architecture de prisons avec
une tour au centre d’un bâtiment périphérique divisé en cellules disposées en
couronnes. A cette tour il a donné le nom grec de « Panopticon » : le lieu d’où on
peut tout voir. Foucault qui est friand d’images symboliques va en faire le symbole de la société de surveillance, d’où le terme de « panoptique » Avec une
fenêtre donnant sur la tour, un seul surveillant peut observer tous les repris de
justice enfermés dans les cellules.
C’est sûrement un concept architectural plus perfectionné que nos miradors
actuels mais moins réalisable. Invisible des autres détenus, l’individu est toujours
dans la ligne de mire du gardien.
Le panoptisme, c’est-à-dire le système de surveillance généralisé, devient une
caractéristique de la société moderne. Foucault ne cesse répéter que ce système
ne concerne pas seulement les malades mentaux et les criminels, tous ceux qui
entrent dans les grands appareils disciplinaires sont soumis à la même surveillance : le monde du travail et les travailleurs, le système éducatif et les écoliers, les
malades dans le régime hospitalier.
PARCOURS 2008-2009
HOMMAGE À MICHEL FOUCAULT
Foucault met systématiquement en procès des institutions ou encore des fonctions économiques comme le travail et la production qui ne sont pas particulières
à notre société, pour la seule raison qu’elles ont en commun de produire et d’imposer des systèmes de discipline. La démarche peut paraître problématique en ce
sens qu’on peut se demander si tout système de discipline est intrinsèquement
nocif et négatif.
Je tiens à déclarer qu’en ma qualité d’enseignant, je ne peux pas admettre
qu’on réduise la fonction éducative à un système purement disciplinaire et répressif sous prétexte qu’il exige une certaine discipline qui est d’ailleurs une dimension de l’éducation, de la socialisation et dont il ne reste d’ailleurs plus grand
chose aujourd’hui. On peut lui reprocher beaucoup d’imperfections et de défauts
mais l’assimilation de l’enseignement à la prison, à l’usine et à l’armée ne peut
que paraître intolérable surtout émanant d’un produit d’élite de l’ENS.
C’est le motif unique de tous les procès qui interpelle, pas le fait qu’on puisse
mettre en question toutes les institutions en raison de leurs dysfonctionnements
ou de leurs imperfections car toutes sont toujours contestables et réformables.
Pourquoi Foucault s’en prend-il à ce qu’il nomme « système disciplinaire »
érigé en entité sociologique uniforme en dépit de toutes les différences de forme
et de sens ? Il s’en explique d’une manière qui permet de mieux saisir le sens qu’il
lui donne et de mieux cerner l’objet de son procès. La réponse à cette question se
trouve amplement développée à partir de la page 257 de « Surveiller et punir »
Ce système serait-il par essence injustifié, imputable à une volonté perverse
de l’homme ? Foucault nous explique qu’il a été nécessité par les besoins d’une
population croissante et les progrès technologiques qui ont entraîné le décollage
économique de l’Occident à partir du XVIIe siècle. Je cite : « De fait les deux
processus, accumulation des hommes et accumulation du capital, ne peuvent être
séparés, il n’aurait pas été possible de résoudre le problème de l’accumulation des
hommes sans la croissance d’un appareil de production capable de les entretenir et
de les employer. A un niveau moins général, les mutations technologiques de l’appareil de production, la division du travail et l’élaboration des procédés disciplinaires ont entretenu un ensemble de rapports très serrés. Chacune des deux a
rendu l’autre possible et nécessaire. »
Naturellement tout ce qui s’applique à la nécessité de la production et du travail est valable pour les progrès de la médecine, de l’enseignement, du droit, de la
justice et des systèmes répressifs. Cela signifie que les systèmes disciplinaires
appartiennent bien à notre type de civilisation et qu’ils étaient inéluctables, ce qui
est une manière de reconnaître qu’ils ont un sens et une certaine utilité, qu’ils ont
une légitimité quel que soit par ailleurs leur passif.
Ici Foucault se réfère explicitement à la conception marxiste de l’histoire : le
système de production instauré au cours des siècles par la bourgeoisie était nécessaire à la transformation du monde. Cependant ce constat n’empêche pas Foucault
de maintenir son procès des champs disciplinaires parce qu’ils sont la part négaPARCOURS 2008-2009
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PAUL SEFF
tive, oppressive, aliénante de la modernité. Tout en semblant prolonger jusqu’au
niveau infinitésimal des existences singulières les formes générales définies par le
droit, ils ont le rôle précis d’introduire des dissymétries insurmontables. Il en
trouve la preuve dans le contrat qui tient une place dominante dans les rapports
sociaux du régime capitaliste et crée une subordination non réversible des uns par
rapport aux autres. Il y a toujours inégalité de position des différents partenaires
qui fausse systématiquement le contrat du moment qu’il a pour contenu un
mécanisme de discipline, comme par exemple le contrat de travail.
Je cite le texte : « Alors que les systèmes juridiques qualifient les sujets de droit
selon des normes universelles, les disciplines caractérisent, spécifient, spécialisent,
distribuent les pouvoirs selon une échelle… hiérarchisent les individus les uns par
rapport aux autres et à la limite disqualifient et invalident. » Donc les institutions,
les administrations et tous les appareils organisationnels économiques et politiques en produisant des différenciations entretiennent l’esprit de compétition et
des relatons conflictuelles entre les individus.
402
Ainsi les systèmes disciplinaires multiplient dans les micro-sociétés comme
dans la société globale des rapports de domination et de soumission. Là Foucault
annonce la sociologie critique de Pierre Bourdieu et ouvre la voie à des politiques
de réforme et de protection des droits en vertu du principe d’égalité. Sauf que
Foucault conserve un regard pessimiste justement parce qu’il pense que tous les
facteurs de différenciation et d’inégalité dans les rapports sociaux constituent un
mal irréductible de la civilisation moderne. « Les Lumières qui ont inventé les libertés, dit-il, ont aussi inventé les disciplines » Réflexion paradoxale qui dénonce le
fait que la civilisation occidentale fondée sur des principes de liberté et d’égalité
n’a pas été capable d’extirper tous les facteurs d’asservissement qui en sont la
négation et même qu’il existe entre liberté et inégalité un lien organique que
Foucault désigne comme « l’ombre des Lumières ».
Certes les disciplines multipliées au sein de la plupart des instances de la
société post-révolutionnaire sont perçues comme des progrès par rapport aux systèmes de l’Ancien régime qui étaient beaucoup plus durs, violents et générateurs
de souffrances plus lourdes parce qu’émanant d’un pouvoir absolu et souverain.
Les disciplines de la modernité démocratique sont insérées dans des mécanismes
plus souples, parfois moins visibles et dés-individualisés, donnés comme indispensables et justifiés par les appareils qui les organisent. Ils répondent à la nécessité de conditionner et de manipuler les consciences de manière à ce que toutes
les contraintes soient acceptées comme conformes aux intérêts de l’individu ou de
la collectivité locale ou globale.
Léviathan protéiforme, le pouvoir comme volonté de domination s’insinue
dans les âmes par tous les vecteurs de conditionnement de la société pour se justifier et se faire accepter, pour étouffer toute velléité de révolte et de résistance,
toujours persistante dans le monde de Foucault où le sujet théorique a disparu.
PARCOURS 2008-2009
HOMMAGE À MICHEL FOUCAULT
Nous sommes en présence d’un autre pouvoir qui n’opère plus sur les corps
mais sur les esprits par l’entremise des pratiques linguistiques et des idées. Il s’agit
d’une nouvelle définition du pouvoir qui règne sur la sphère de l’idéologie, celle
des discours économiques, politiques ou théoriques, relayés par la permanence
des commentaires médiatiques. Il est disjoint des systèmes disciplinaires mais
largement exercé par les appareils idéologiques d’État. La fonction essentielle de
ce pouvoir est de faire accepter les situations de domination/soumission, les discriminations, à l’exception des idéologies critiques de résistance et de révolte qui
naissent sur le terreau des inégalités, des oppressions et des différenciations de
toute nature.
La possibilité de résistance de l’individu soumis aux disciplines tient une
grande place dans les analyses sociologique et historiques de Foucault. On peut
en conclure que, malgré les mécanismes de conditionnement qui tendent à l’assujettir aux systèmes de contrôle et de domination, malgré et peut-être à cause des
systèmes disciplinaires qui l’enferment, le sujet humain contesté dans son principe
n’est pas tout à fait anéanti.
Cette résurgence du sujet de la révolte évoquée à plusieurs reprise vient contredire une thèse centrale des « Mots et des choses » et de l’archéologie de savoir
en général sur le sujet rationnel conçu par la philosophie classique. Mais là encore
la souplesse d’intelligence du penseur a su prendre en compte le sens de ses propres analyses et les démentis répétés de l’histoire.
Le bio-pouvoir
Il nous reste à examiner une variante du pouvoir qui ne va apparaître que
dans la dernière de ses œuvres : « Histoire de la sexualité » dont la 1ère édition
paraît en1976 sous le titre général « La volonté de savoir ». Il s’agit donc d’une
hypothèse tardive. Foucault lui a donné le nom de « bio-pouvoir » qui donne naissance à une « bio-politique ».
Ce dernier avatar du monstre froid nommé « pouvoir » nous réserve plusieurs
surprises.
C’est d’abord qu’il ressuscite le rôle de l’État qui jusque-là apparaissait très
peu dans les analyses de Foucault, ce qui est étonnant chez un auteur dont la
logique sinon les références sont libertaires. Le plus surprenant c’est que l’État,
érigé en puissance de contrôle de la sexualité, se voit octroyer un rôle positif alors
qu’il apparaissait seulement jusque-là comme un instrument parmi d’autres de la
« société de normalisation ». Pourquoi ? Parce que l’État prend en charge la protection de la vie notamment à travers une visée constante du progrès de la démographie.
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403
PAUL SEFF
Ce n’est donc pas un hasard si l’irruption du bio-pouvoir est pensée directement en référence à l’État. Foucault démarre en effet son cours du 17 mars 1976
par une définition du bio-pouvoir qui est « la prise en compte de la vie par le pouvoir » et « une étatisation du biologique »
La bio-politique fait apparaître trois nouveautés dans l’ordre des pouvoirs. Je
cite : « Les disciplines avaient affaire à l’individu et à son corps… La bio-politique
a affaire à la population » c’est-à-dire la société prise dans sa totalité. Le sujet de
la bio-politique est la croissance de la vie par l’établissement de mesures de détection, de prévention et de correction des pathologies qui la menacent. Cette fois
l’État n’est plus envisagé comme producteur ou conservateur des disciplines mais
comme le pouvoir qui prend en compte « les processus biologiques de l’hommeespèce ».
404
Foucault met en exergue un fait qui ne caractérise pas seulement les sociétés
modernes. Depuis les origines les sociétés font de l’expansion démographique un
impératif essentiel car il conditionne à la fois leur survie et naturellement leur
puissance, ce qui entraîne une intervention des institutions et des morales dans ce
qui relève de la sphère la plus intime de la vie : la sexualité, le mariage et les
autres modalités de la vie en couple, la famille.
Ce qu’atteste l’existence d’un ministère et d’organismes chargé de gérer une
politique de la natalité et de la vie familiale comme il y a un ministère de la santé
pour l‘organisation de la protection médicale. Ici les nouveaux savoirs nécessaires
pour affiner les enquêtes sur la démographie, les types de maladie en fonction du
type de population, sur les phénomènes de fécondité, de longévité, de mortalité,
prennent une valeur tout à fait positive.
La science médicale accusée de servir des pouvoirs économiques ou sociétaux
retrouve une fonction positive, preuve que Foucault ne s’enferme pas dans un
esprit de système. Il pense que les normes de régulation ne désignent rien d’autre
qu’un impératif de sécurité qui est la marque d’un gouvernement bio-politique.
Mais cette fonction utilitaire, Foucault va la raccorder aux nécessités de la production et au maintien des disciplines dont elle est la source. Le bio-pouvoir n’efface pas le disciplinaire, il aide à combattre le péril d’exténuation et de mort qu’il
porte en lui en luttant contre la maladie et la dénatalité, assurant de ce fait la continuité de tous les systèmes de production et de discipline.
Au terme de ce survol des multiples modalités du pouvoir qui ont affecté dans
l’histoire l’existence des individus et des sociétés, la pensée infatigable et
inachevée de Foucault est restée ouverte sur toutes les interrogations sur les évolutions possibles de la modernité démocratique.
Malgré les corrections et les rééquilibrages qu’il apporte dans son « Histoire
de la sexualité » on perçoit souvent chez lui une sensibilité et une pensée globalement hostiles à la civilisation moderne. Il y a chez Foucault une condamnation
PARCOURS 2008-2009
HOMMAGE À MICHEL FOUCAULT
implicite qui évoque celle d’un Jean-Jacques Rousseau et comme chez celui-ci au
nom de la liberté de l’individu. Il est conscient des progrès qu’elle a apportés mais
on sent qu’il ne peut accepter toutes les aliénations et privations qu’elle impose à
l’homme. Il y a en lui le rêve inavoué d’un retour à une vie naturelle dont semble
témoigner cette exaltation des Cyniques grecs qui se formule dans ses derniers
cours au Collège de France et constitue par la force des choses son testament
philosophique : l’image symbolique d’un Diogène vivant nu en marge de la
société civilisée et passant sa vie à la tourner en dérision. La vie sera peut-être la
dernière vérité de l’homme chez cet héritier de Nietzsche, qui ne peut accepter
une civilisation moderne qui opprime et traite avec tant d’inhumanité l’être des
désirs, dont le Grec Diogène devient le symbole ultime.
Ce n’est pas exactement le mythe du « bon sauvage » cher à Rousseau mais
quelque chose comme la nostalgie du sauvage heureux.
Paul Seff
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PARCOURS 2008-2009
PIERRE BESSES
7. Identités, désir, normes sociales:
une relecture du mythe de la mort
du sujet selon Michel Foucault.
Pierre Besses
Université Toulouse - Le Mirail
« Echapper à la psychanalyse » : Didier Eribon.
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Dans son portrait du samouraï, Paul Vergne insiste sur un premier paradoxe
de l’invention permanente des identités imaginaires par la série des identifications aux figures mythiques de son surmoi sublimé dans le culte de Blanchot, de
Sénèque ou de Zarathoustra : ce gauchiste prétendu, qui n’était ni freudien, ni
marxiste, ni socialiste, ni progressiste, ni tiers-mondiste, ni heideggérien, qui ne
lisait ni Bourdieu ni Le Figaro, qui n’était ni « nietzschéen de gauche », ni
d’ailleurs de droite, a été l’inactuel, l’intempestif de son époque, pour reprendre à
un juste titre un terme nietzschéen. Par là, il était non-conformiste, ce qui semblait
suffisant pour le classer à gauche. Et pourtant, de son côté, lorsqu’il était professeur à Vincennes, aux lendemains de 1968, il tenait les maoïstes et les groupes
gauchistes pour des phénomènes sympathiques, voire utiles, car agités, mais aussi
pour des phénomènes subalternes. Quant à eux, ils le trouvaient imprévisible.
Mais il était rusé. Préférant tomber à gauche, il se gardait de dissiper l’équivoque,
la nuance, qui séparait son intempestivité du gauchisme de ses admirateurs. Car
c’était seulement parmi des militants de gauche et avec Libération qu’il pouvait
trouver des camarades pour ses luttes ponctuelles. (p. 201, Paul Vergne)
Mieux encore que Paul Vergne, dans Echapper à la psychanalyse, Didier
Eribon commente toute la grandeur du projet foucaldien : elle tient précisément
au fait qu’il cherche à ruiner la théorie psychanalytique du psychisme individuel
pour lui opposer une théorie de l’individuation comme effet du corps assujetti,
du corps discipliné. Ce ne sont pas seulement les discours et les institutions psychologiques, psychiatriques et psychanalytiques qui sont le produit de la société
disciplinaire ; c’est l’individu psychologique lui-même et la notion même de
PARCOURS 2008-2009
HOMMAGE À MICHEL FOUCAULT
« l’intériorité » psychique. Le savoir psychologique (psychiatrique) procède en
fouillant l’enfance des individus pour y repérer l’origine de leurs « anomalies »
et découvrir, par le moyen de l’interrogatoire, leur vérité cachée. Il crée leur
vérité psychologique en même temps qu’il les crée comme des individus dotés
d’une psychologie et d’une vérité de celle-ci, rapportée au passé, à la famille et à
un axe de la normalité sexuelle et psychique sur lequel les uns et les autres se
trouvent situés, fixés, jugés…La psychanalyse n’est que l’héritière de cette
« fonction Psy » mise en place comme effet corollaire de la « discipline » qui
s’exerce sur les corps. Le psychisme dont s’occupe la psychanalyse est un produit de la société disciplinaire, et la psychanalyse est un rouage de la technologie disciplinaire. Aussi est-ce en liaison avec cette théorie des mécanismes du
pouvoir comme discipline du corps et contrôle du psychisme opérant l’individuation du sujet comme sujet assujetti que Foucault met en place sa théorie de la
subjectivation comme réinvention - non psychologique et non psychanalytique de soi. Il insiste, d’une part, sur la création de nouveaux rapports entre les
individus, de nouveaux modes de vie (ce que l’on pourrait définir comme une
« politique de l’amitié ») et, de l’autre, sur l’intensification des plaisirs (ce qu’il
appelle la « désexualisation », au sens d’une polymorphie érotique, d’un corps
devenu surface où se démultiplient des plaisirs qui ne se réduisent pas à la génitalité, comme par exemple dans le sado-machisme, et que l’on pourrait aussi
qualifier de « dépsychologisation » du sexe et de la sexualité). Foucault construit sa réflexion sur la dissolution du sujet psychologique en regardant ce qui
se passe dans la drague homosexuelle et dans l’ « intimité impersonnelle » qui
en régit les échanges plus ou moins furtifs.
Selon Didier Eribon, on voit en tout cas que, chez Barthes et chez Foucault,
la réflexion sur l’amour et sur l’amitié - et sur la sexualité, bien sûr - jette les
bases d’une problématique de la subjectivation (ou plutôt de la re-subjectivation, puisqu’il s’agit de se réinventer, de s’arracher à ce que l’histoire a fait de
nous) qui ne passe pas par un recours à la psychanalyse, mais qui, au contraire,
la contourne, la congédie, dans la mesure où il s’agit d’échapper aux filets « scientifiques » de cette idéologie culturelle et politique, à ses grilles conceptuelles,
et notamment à sa logique interprétative qui cherche toujours à tout réduire à
la structure binaire de la différence des sexes et tout subsumer sous la férule de
l’ « ordre symbolique » qui en serait la transcendance indépassable et constituante. La politique, si modeste puisse-t-elle paraître, proposée par Barthes et
Foucault essaie plutôt d’ouvrir des perspectives à l’invention historique de
nous-mêmes, à l’expérimentation et à l’innovation. C’est une politique sans
autre programme que celui qui consiste à vouloir faire proliférer les différences et donc les libertés et les possibilités. Ce qui implique une éthique de
la subjectivation qui romprait délibérément avec la manière dont la psychanalyse conçoit la vie psychique et ouvrirait alors l’espace indéfini d’une
générosité accueillante à la multiplicité des choix individuels et collectifs, à la
pluralité des aspirations et des modes de vie.
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PIERRE BESSES
Être assujetti: Foucault et Pierre Bourdieu.
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A juste titre, Guillaume Le Blanc indique, dans Marx et Foucault, le second
mérite de cette théorie du sujet en rupture avec les idées reçues et les vérités dogmatiques de Lacan, qui est de proposer une analyse de l’assujettissement à partir
des affections sociales : ce postulat épistémique « suppose de reconnaître une
porosité du sujet à l’égard du social. Loin de constituer un empire dans un
empire, le sujet existe en tant qu’il est marqué par la vie sociale qui le détermine
jusque dans son allure propre. Ce marquage social révèle qu’il ne faut pas en
rester à un niveau d’élaboration symbolique ou cognitif. Il se manifeste dans un
certain nombre d’affections sociales » p. 45.
Ainsi s’engager dans cette analyse c’est comprendre que le sujet est toujours
déjà produit par des formes sociales en lesquelles il se développe mais auxquelles
il est exposé. Cette exposition le rend fragile. Le sujet est enchaîné à des règles
sociales qui lui préexistent. Une telle fragilité est une misère de position sociale.
Pour Michel Foucault comme pour Pierre Bourdieu, loin d’être souverain, le
sujet n’est constitué que par un processus que l’auteur de L’archéologie du savoir
baptise subjectivation : le sujet n’est pas naturel, il est modelé à chaque époque
par le dispositif et les discours du moment, par les réactions de sa liberté individuelle et par ses éventuelles « esthétisations ».
La question du sujet a fait couler plus de sang au XVIe siècle que la lutte des
classes au XIXe ; selon Lucien Febvre, l’enjeu des guerres de religion était pour les
protestants de se constituer en sujets religieux qui, pour accéder à Dieu, ne dussent
plus passer par la médiation de l’Église, des prêtres, des confesseurs. C’est vers
1980 que Foucault a découvert le troisième volet de sa problématique; au savoir
vrai et au pouvoir s’ajoute la constitution du sujet humain comme devant se comporter éthiquement de telle ou telle manière, en vassal fidèle, en citoyen, etc.
La constitution du sujet fait pendant à celle de ses manières : on se comporte
et on se voit comme vassal fidèle, sujet loyal, bon citoyen, etc. Un même dispositif
qui constitue ces objets, folie, chair, sexe, sciences physiques, gouvernementalité,
fait du moi de chacun un certain sujet. La physique fait le physicien. De même
que, sans un discours, il n’y aurait pas pour nous d’objet connu, de même il n’existerait pas de sujet humain sans une subjectivation. Engendré par le dispositif de
son époque, le sujet n’est pas souverain, mais fils de son temps ; on ne peut pas
devenir n’importe quel sujet n’importe quand. En revanche, on peut réagir contre
les objets et, grâce à la pensée, prendre du recul sur eux, sur la religion comme
Église et clergé, par exemple.
Si bien que l’homme n’a jamais cessé « de se constituer dans la série infinie et
multiple de subjectivités différentes et qui n’auront jamais de fin », sans que nus
soyons jamais « face à quelque chose qui serait l’homme. [...] En parlant de mort
de l’homme de façon confuse, simplificatrice, c’est cela que je voulais dire ». La
notion de subjectivation sert à éliminer la métaphysique, le doublet empiro-transcendantal qui tire du sujet constitué le fantôme d’un sujet souverain.
PARCOURS 2008-2009
HOMMAGE À MICHEL FOUCAULT
Les sociologues professent la même doctrine à leur manière : il n’existe d’individu que socialisé. La subjectivation selon Foucault occupe le même emplacement
dans la société que chez Bourdieu la notion d’habitus, ce couple de conversion
entre le social et l’individuel ; ou que la notion sociologique de rôle, sur laquelle il
faut s’arrêter. Vers 1940, Linton ou Merton ont décrit sous le nom de rôles un
ensemble de positions dans la société, ayant chacune un statut, des droits, des
devoirs, positions que viennent sans cesse occuper des individus qui se relaient.
L’utilité sociologique de cette idée est indéniable, mais il est symptomatique que
ces sociologues aient recouru au mot de rôle, ce que d’autres leur ont reproché,
car il semble supposer que l’individu reste à distance de sa position et ne fait que
se prêter à une comédie sociale à laquelle il ne s’identifie pas. Mais le mot est
révélateur de notre tendance à séparer le sujet, le moi, de son contenu pour en
faire une forme vide, prête à être érigée en doublet transcendantal du sujet
empirique.
Le postulat commun à Michel Foucault et à Pierre Bourdieu, dans cette
analyse de la subjectivation, est que tout champ social s’exerçant sur les agents, les
individus, les personnes, révèle chez l’un et chez l’autre la puissance théorique
d’un appareil conceptuel fondé sur le dispositif et l’habitus. Cet ensemble de
dispositions à agir, penser, percevoir et sentir d’une façon déterminée constitue ce
qu’il est convenu d’appeler un habitus. Comme le terme lui-même l’indique,
l’habitus (du verbe latin habere qui signifie « avoir ») est l’ensemble de traits que
l’on a acquis, des dispositions que l’on possède, ou mieux encore, des propriétés
résultant de l’appropriation de certains savoirs, de certaines expériences. Mais ces
propriétés ont ceci de remarquable qu’elles nous possèdent tout autant que nous
les possédons. Elles sont tellement intériorisées, incorporées, qu’elles sont devenues nous-mêmes et qu’elles ne sont pas plus dissociables de notre être que des
caractéristiques physiques telles que la couleur de nos yeux. L’habitus est un avoir
qui s’est transformé en être. A tel point que nous avons l’impression d’être nés
avec ces dispositions, avec ce type de sensibilité, avec cette façon d’agir et de réagir, avec ces « manières » et ce style qui nous caractérisent. Pour Michel Foucault
comme pour Pierre Bourdieu, ces dispositions ne sont pas innées : on ne vient pas
au monde avec le gène de l’avarice ou de la prodigalité, avec le chromosome de la
confiance ou de la méfiance, la glande de la discipline ou de l’indiscipline, l’hormone de la pudeur ou de l’impudeur, le réflexe de la timidité ou de l’effronterie.
Au Moyen-Age par exemple, comme l’écrit G. Duby : « Être noble c’est gaspiller,
c’est une obligation de paraître, c’est être condamné au luxe et à la dépense. [...]
cette tendance à la prodigalité s’est affirmée au début du XIIIe siècle par réaction
devant l’ascension sociale des nouveaux riches. Pour se distinguer des vilains, il
faut les surclasser en se montrant plus généreux qu’ils ne le sont. Qu’est-ce qui
oppose le chevalier au parvenu ? Le deuxième est avare ; le premier est noble
parce qu’il dépense tout ce qu’il a, allègrement, et parce qu’il est couvert de
dettes ». Nous retrouvons ici ce que nous affirmions précédemment dans le premier chapitre, au sujet des propriétés naturelles. En fait il n’y a pas plus de penPARCOURS 2008-2009
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PIERRE BESSES
chant naturel à la prodigalité chez les nobles du XIIIe siècle qu’il n’y a de penchant naturel à la dureté ou à la méchanceté chez les patrons du XXe. Dans tous
les cas les agents sociaux acquièrent les caractéristiques physiques, intellectuelles, morales, en rapport avec la position qu’ils occupent dans le système, en
vertu de la logique de fonctionnement de ce système et de l’action pédagogique
qu’il exerce sur ses agents.
L’éducation imprime donc ainsi en nous un certain nombre de dispositions
qui vont ensuite fonctionner comme des principes inconscients d’action, de
perception, de réflexion, capables de produire spontanément, dans un grand
nombre de situations, des réponses plus ou moins bien adaptées, mais exprimant
toutes la même disposition fondamentale. Par exemple si l’ambition est un trait
de l’habitus inculqué à un agent, cette ambition va s’exprimer sans doute sous
des formes différentes selon les circonstances, mais elle s’exprimera immanquablement pour peu que les circonstances s’y prêtent. Et dans les domaines les
plus divers. Quand on est foncièrement ambitieux, on l’est dans tout ce que l’on
entreprend. On est ambitieux dans son métier comme on l’est en sport, ou en
amour. Autrement dit les dispositions de l’habitus jouent de façon systématique
dans toutes nos pratiques. Elles sont transposables d’un domaine de la pratique
à un autre. Et c’est en systématisant ainsi toute notre pratique que l’habitus lui
confère une relative unité, une sorte de cohérence interne, un style personnel.
C’est cette transposabilité de l’habitus d’un champ à un autre, qui nous permet,
dans nos rapports quotidiens avec les autres agents, de pressentir, de prévoir
dans une certaine mesure ce que tel agent va faire, comment il va réagir dans
une situation donnée d’après ce que nous l’avons vu faire précédemment dans
d’autres situations. Le caractère systématique de l’habitus rend nos diverses
pratiques concordantes. Ainsi lorsqu’un agent a exprimé par son comportement
antérieur tels ou tels goûts, telles ou telles opinions, la probabilité est assez
grande qu’il exprime aussi tels ou tels autres goûts, telles ou telles autres opinions dans tels ou tels autres domaines. Les « choix » de toute nature qui sont
commandés par l’habitus forment un système logique. Par exemple les
catholiques qui ont une pratique religieuse régulière votent plus à droite que les
catholiques qui ont cessé de pratiquer.
410
L’esthétisation.
Si cette subjectivation, au sens de socialisation, révèle la puissance conceptuelle de l’analyse de l’Être assujetti selon Judith Butler, sa disciple américaine, il faut le distinguer du processus différent de l’esthétisation. Michel
Foucault entend par là, non plus la constitution du sujet ni quelque esthétisme de
dandy, mais l’initiative d’une « transformation de soi par soi-même ». Foucault
constate en effet vers 1980 qu’outre les techniques appliquées aux choses et celles
qui sont dirigées vers les autres, certaines sociétés, dont celles de l’Antiquité
gréco-romaine, ont connu des techniques qui travaillent sur le moi. Parler
PARCOURS 2008-2009
HOMMAGE À MICHEL FOUCAULT
d’esthétisation lui servait à souligner la spontanéité de cette initiative, spontanéité
qui est à l’opposé de la subjectivation. Cette théorie du travail de soi sur soi a
beaucoup plu, car on a cru que Foucault avait entrepris de nous donner une
morale pour notre époque ; or, dès qu’il est question de morale, beaucoup de personnes dressent l’oreille. Était-ce vraiment le propos initial de Foucault ? Jouait-il
les gourous ?
Comme la révolte ou la soumission, l’esthétisation en question est une initiative de la liberté. Des types humains, des styles de vie comme le stoïcisme, le
monachisme, le puritanisme ou le militantisme sont autant d’esthétisations. Ce ne
sont pas des façons d’être imposées par le dispositif, par les objectivations du
milieu ambiant ; ou du moins elles « en rajoutent », si bien qu’on peut les considérer comme des inventions, des choix individuels qui ne s’imposaient pas d’euxmêmes.
Pasquale Pasquino et Wolfgang Essbach ont rapproché à bon droit l’esthétisation selon Foucault de ce que Max Weber, après Nietzsche, appelait ethos.
Toutefois, sous ce mot, Weber désignait à la fois des esthétisations libres et les
subjectivations subies. Son texte célèbre sur les origines du capitalisme n’enseigne
pas que la religion a influé sur l’économie plutôt que l’inverse, mais qu’un ethos,
celui du puritain laborieux, épargnant, ascétique et loyal en affaires, a été inventé
à partir de ce que nous appellerons un leurre, le calvinisme. Ensuite, cet ethos, ce
style personnel, s’est étendu comme norme à travers tout le monde des affaires
sous une forme abrégée, réduite à une attitude « rationnelle en finalité » et moins
ascétique ; elle ne se suffisait plus comme fin en soi, mais était axée sur la
recherche du rendement et du profit, la réussite en affaires étant un signe d’élection par le Seigneur. Dans les Caves du Vatican de Gide, un des héros, un négociant protestant, a pour nom Profitendieu.
D’esthétisation qu’il était, ce style de vie, qui s’était révélé utile, est devenu
une simple subjectivation qui était un corrélat du « capitalisme » (ou économie
entrepreneuriale selon Schumpeter) ; où deux réalités s’appellent mutuellement :
les agents de la nouvelle économie et cette économie « capitaliste » que l’ethos
puritain a contribué - involontairement ou même de mauvais gré - à faire naître.
« Der Puritaner wollte Berufsmensch sein - wir müssen es sein », « le puritain
voulait être l’homme d’une vocation et profession [c’est l’esthétisation], nous
devons l’être » [c’est la subjectivation engendrée et exigée par l’économie entrepreneuriale] ; telle est notre ständige Lebensführung, « la morale de notre statut ».
Ajoutons qu’un sujet qui s’esthétise librement, activement, par des pratiques de
soi, est encore le fils de son temps : ces pratiques ne sont pas « quelque chose que
l’individu invente lui-même, ce sont des schémas qu’il trouve dans sa culture », le
calvinisme par exemple.
On ne prêtera évidemment pas à Foucault, grand lecteur de Sénèque, le projet
de populariser une esthétisation stoïcienne renouvelée des Grecs. Dans la
dernière interview que la vie lui a permis de donner, il s’est exprimé très clairement : on ne trouve jamais la solution d’un problème actuel dans la réponse d’une
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PIERRE BESSES
autre époque, car celle-ci répond nécessairement à une question qui était différente. Il n’y a pas de problèmes qui traversent les siècles, l’éternel retour est
aussi un éternel départ. L’affinité entre Foucault et la morale antique tient à un
seul détail : le travail de soi sur soi, le « style ». Ce mot ne veut pas dire ici distinction, dandysme : « style » est à prendre au sens des Grecs, pour qui un artiste était
d’abord un artisan. L’idée de style d’existence et, donc, de travail de soi sur soi a
joué un grand rôle dans les conversations et sans doute dans la vie intérieure de
Foucault pendant les derniers mois d’une vie que lui seul savait menacée. Le
sujet, se prenant lui-même comme œuvre à laquelle travailler, se donnerait une
morale que ni Dieu, ni la tradition, ni la raison ne soutiennent plus.
Cette théorie de la subjectivation et de l’esthétisation montre bien ce qu’a été
l’entreprise de Foucault : « problématiser » un objet, se demander comment un
être a été pensé à une époque donnée (c’est la tâche de ce qu’il appelait archéologie), et analyser (c’est celle de la généalogie, au sens nietzschéen du mot) et
décrire les diverses pratiques sociales, scientifiques, éthiques, punitives, médicales,
etc., qui ont eu pour corrélat que l’être ait été pensé ainsi. L’archéologie ne
cherche pas à dégager des structures universelles ou a priori, mais à tout réduire à
des événements non universalisables. Et la généalogie fait tout descendre d’une
conjoncture empirique : la contingence nous a toujours fait être ce que nous
étions ou sommes. « Ce qui est n’a pas toujours été ; c’est-à- dire que c’est toujours au confluent de rencontres, de hasards, au fil d’une histoire fragile, précaire,
que se sont formées les choses qui nous donnent l’impression d’être les plus évidentes ».
Les styles de vie, produits de la subjectivation.
412
Pour Michel Foucault comme pour Pierre Bourdieu, la pratique collective est
aussi pour une part guidée et systématisée par des projets communs explicites, des
consignes consciemment données et reçues, des mots d’ordre, des décisions
élaborées de façon concertée. Mais pour l’essentiel, la pratique collective doit sa
cohérence et son unité à l’effet de l’habitus. Celui-ci constitue pour les agents de
même condition sociale à la fois un principe générateur de pratiques spontanées
classantes et classées et un principe de classement des pratiques des autres. C’est
là le fondement objectif de ce qu’il est convenu d’appeler les styles de vie, c’est-àdire de ces ensembles de goûts et de pratiques systématiques caractéristiques
d’une classe ou d’une fraction de classe donnée. Les styles de vie sont un peu
comme ces automobiles que leurs propriétaires s’efforcent de « personnaliser »
en multipliant les décorations et les enjoliveurs ; mais on a beau faire, toutes les
adjonctions de « gadgets » possibles ne changent rien aux caractéristiques essentielles du véhicule et à ses performances : sur la route une 2CV ne passera jamais
pour une 9CV et celle-ci ne se confondra jamais avec une 19CV. Les autos sont
d’ailleurs, comme les maisons, les vêtements, les aliments, les lieux fréquentés, la
façon de s’exprimer, etc., des indicateurs du style de vie. En fait le style de vie
PARCOURS 2008-2009
HOMMAGE À MICHEL FOUCAULT
englobe la totalité des pratiques et des œuvres d’un agent, y compris les pratiques
sexuelles, les opinions politiques, les croyances philosophiques, les convictions
morales, les préférences esthétiques, etc. Il n’est pas un seul domaine de notre
pratique, pas un seul aspect de notre personne qui ne soit éloquemment révélateur de ce que nous sommes pour qui sait le déchiffrer, en particulier les aspects
qui échappent le plus à notre contrôle conscient parce qu’ils sont les plus familiers, et les plus naturalisés. C’est le cas des acquisitions les plus incorporées, au
sens propre de ce mot, c’est-à-dire les déterminations sociales qui se sont inscrites
dans la forme même de notre corps, dans notre façon de nous tenir, de nous mouvoir, de déplacer notre corps dans l’espace, de le présenter, de le percevoir, de le
soigner, bref dans notre rapport au corps, ou hexis corporelle, qui est l’une des
dimensions essentielles de notre habitus. L’habitus d’un paysan ou d’un ouvrier
implique un rapport au corps tout différent de celui d’un officier de carrière ou
d’un cadre supérieur du commerce ou de la banque. Tout s’inscrit dans notre
corps, dans ses réactions, ses gestes, ses postures : la facilité ou la difficulté de l’existence, les privations et l’abondance, l’austérité et le luxe, le labeur et le farniente,
la sévérité de l’éducation ou son laxisme, l’apprentissage de la pudeur et de l’aisance, du commandement et de l’obéissance, la superbe et l’humilité, l’arrogance
et la timidité, etc., tout peut se lire dans le corps, dans l’usage que nous en faisons,
dans sa façon de se poser, de s’imposer ou de passer inaperçu. Intérioriser des
conditions d’existence, une appartenance sociale, c’est acquérir une silhouette,
une ligne, une façon de marcher, une façon de parler, de rire, de regarder, de
s’asseoir, de se tenir à table, une certaine qualité de l’épiderme (lisse ou rugueux,
blanchâtre ou bronzé, tendu ou relâché, etc.), ou de la voix ; c’est acquérir des
réflexes qui ne sont rien d’autre que des réactions morales devenues automatiques en s’incorporant et qui témoignent que le corps perçoit (en rougissant, en
pâlissant, en tremblant, en se contractant) comme honteux, outrageants, indignes,
menaçants, des situations et des événements qui n’auraient pas nécessairement la
même signification ailleurs, pour d’autres agents, à une autre époque. Les réflexes
de la pudeur sont très significatifs à cet égard. Rien ne semble plus « naturel » que
la réaction physiologique qui consiste à rougir par exemple en entendant certains
propos ou en voyant certains gestes. Et pourtant les jeunes d’aujourd’hui ne
rougissent plus d’entendre ou de voir ce qui aurait mis leurs grands-parents en
émoi. On ne ressent plus comme honteux le fait de dénuder largement son corps,
ou d’accomplir en public des actes naguère soigneusement dissimulés.
Au fond, Michel Foucault et Pierre Bourdieu montrent une évidence ignorée
que toutes les influences sociales passent par le corps, et qu’il est le grand médiateur entre le collectif et l’individuel. L’individuel c’est du collectif incarné, du
social incorporé.
Il n’est pas étonnant de constater qu’à toutes les époques, le rapport au corps
(et à ses besoins) est, implicitement ou explicitement, au centre des préoccupations éducatives. Et l’imposition par les dominants d’une image légitime du corps,
d’un corps légitime (celui par exemple qui est défini aujourd’hui par les modPARCOURS 2008-2009
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PIERRE BESSES
élistes, les diététiciens, les esthéticiennes, les médecins et les publicistes de la nouvelle bourgeoisie dans les revues, les magazines, les émissions et les campagnes
publicitaires), est une contribution efficace au maintien de l’ordre symbolique. En
effet cette image du corps légitime, d’un corps triomphalement harmonieux, beau,
jeune, vigoureux, séduisant, est fort éloignée du corps réel de la plupart des
agents. Et ceux qui n’ont ni le temps ni les moyens de supprimer la discordance
entre corps réel et corps légitime par des soins, des exercices, des artifices, c’est-àdire les agents des classes populaires tout particulièrement, se sentent ainsi confirmés dans leur indignité, dans leur infériorité, et dans le sentiment que cette
infériorité est naturelle, irrémédiable, puisque beauté physique et laideur sont
censées être des caractéristiques purement naturelles et innées, alors qu’elles ne
sont que des définitions sociales, et donc des acquisitions.
Le moi comme sujet éthique ou le complexe de Marc
Aurèle.
414
Frédéric Gros a le mieux commenté cette importance du concept de sujet
éthique dans la philosophie foucaldienne de l’identité, de la personne et de l’individu : en effet, dans l’herméneutique du sujet, c’est-à-dire les cours de 1981 à 1982,
Frédéric Gros, souligne à juste titre que l’analyse complexe de marquage social
rend intelligible l’Être assujetti, et ne doit pas cacher le troisième mérite essentiel
de cette théorie de soi et de l’identité : il est de décrire le sujet non pas réduit à sa
détermination historique mais dans sa dimension éthique.
Pour Frédéric Gros cette idée classique suppose d’abord une critique radicale du sujet selon Descartes. En effet la faille de la philosophie classique est
d’élaborer, depuis Descartes, une figure du sujet comme intrinsèquement capable de vérité : le sujet serait a priori capable de vérité, et accessoirement seulement un sujet éthique d’actions droites : « Je peux être immoral et connaître la
Vérité ». C’est-à-dire que l’accès à une vérité n’est pas suspendu, pour le sujet
moderne, à l’effet d’un travail intérieur d’ordre éthique (ascèse, purification, etc.).
L’Antiquité, au contraire, aurait suspendu l’accès d’un sujet à la vérité à un mouvement de conversion imposant à son être un bouleversement éthique. Dans la
spiritualité antique, c’est à partir d’une transformation de son être que le sujet
peut prétendre à la vérité, alors que pour la philosophie moderne, c’est en tant
qu’il est toujours éclairé par la vérité que le sujet peut prétendre changer sa
manière de se conduire. On peut citer, à ce propos, tout un passage (inédit) du
manuscrit qui servait à Foucault de support pour ses cours :
Trois questions qui, d’une certaine façon, vont traverser toute la pensée occidentale : l’accès à la vérité, la mise en jeu du sujet par lui-même dans le souci qu’il se
fait de soi, la connaissance de soi. Avec deux points névralgiques : 1) peut-on avoir
accès à la vérité sans mettre en jeu l’être même du sujet qui y accède ? Peut-on avoir
accès à la vérité sans le payer d’un sacrifice, d’une ascèse, d’une transformation,
d’une purification qui touchent à l’être même du sujet ? Le sujet peut-il avoir, tel
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HOMMAGE À MICHEL FOUCAULT
qu’il est, accès à la vérité ? C’est à cette question que Descartes répondra oui ; à elle
que Kant répondra aussi de façon d’autant plus affirmative qu’elle sera restrictive :
ce qui fait que le sujet tel qu’il est peut connaître, c’est cela qui fait aussi qu’il ne
peut se connaître lui-même. 2) le second point névralgique de cette interrogation,
c’est celui qui porte sur le rapport entre souci de soi et connaissance de soi. La connaissance de soi peut-elle, en se plaçant sous la législation de la connaissance en
général, tenir lieu de souci de soi - écartant ainsi la question de savoir s’il faut mettre en jeu son être de sujet ; ou bien faut-il attendre, de la connaissance de soi, les
vertus et expériences qui mettraient en jeu l’être du sujet ; faut-il donner, à cette connaissance de soi, la forme et la force d’une pareille expérience ?
Selon Frédéric Gros, ce qui structure l’opposition entre le sujet antique et le
sujet moderne, c’est un rapport inverse de subordination entre souci de soi et
connaissance de soi. Le souci, chez les Anciens, est ordonné à l’idéal d’établir dans
le soi un certain rapport de rectitude entre des actions et des pensées : il faut agir
correctement, selon des principes vrais, et qu’à la parole de justice corresponde
une action juste ; le sage est celui qui rend lisible dans ses actes la droiture de sa
philosophie ; s’il entre bien, dans ce souci, une part de connaissance, c’est en tant
que j’ai à mesurer mes progrès dans cette constitution d’un soi de l’action éthique
correcte. Selon le mode moderne de subjectivation, la constitution de soi comme
sujet est fonction d’une tentative indéfinie de connaissance de soi, qui ne
s’évertue plus qu’à réduire l’écart entre ce que je suis vraiment et ce que je crois
être ; ce que je fais, les actes que j’accomplis n’ont de valeur qu’en tant qu’ils
m’aident à mieux me connaître. La thèse de Foucault peut donc se formuler ainsi :
au sujet de l’action droite, dans l’Antiquité, s’est substitué, dans l’Occident moderne, le sujet de la connaissance vraie.
Le cours de 1982 engage donc une histoire du sujet lui-même, dans l’historicité de ses constitutions philosophiques. Il suffit pour en prendre la mesure de
lire la version préparatoire à une conférence que Foucault prononcera à New
York en 1981 :
Pour Heidegger, c’est à partir de la tekhnê occidentale que la connaissance de
l’objet a scellé l’oubli de l’Être. Retournons la question et demandons-nous à partir
de quelles tekhnai s’est formé le sujet occidental et se sont ouverts les jeux de vérité
et d’erreur, de liberté et de contrainte qui les caractérisent.
Frédéric Gros indique que Foucault écrit ce texte en septembre 1980, année
décisive dans son itinéraire intellectuel : c’est celle de la problématisation des
techniques de soi comme irréductibles aux techniques de production des choses,
aux techniques de domination des hommes et aux techniques symboliques. On
trouve un prolongement de ce texte dans les tout derniers mots prononcés à la fin
du cours de 1982, mais avec des inflexions décisives. Car il ne s’agit plus, cette fois,
de contourner Heidegger, mais de resituer Hegel, et il faudrait plusieurs pages
pour commenter ces quelques propos que Foucault lance à la fin de l’année de
cours comme un ultime défi, ou comme pour montrer l’ampleur conceptuelle des
analyses patiemment menées sur les pratiques de soi. Si Heidegger expose la
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PIERRE BESSES
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façon dont la maîtrise de la tekhnê donne au monde sa forme d’objectivité,
Foucault démontre, lui, comment le souci de soi, et particulièrement les pratiques
stoïciennes d’épreuve, font du monde, comme occasion de connaissance et de
transformation de soi, le lieu d’émergence d’une subjectivité. Et Hegel, dans la
Phénoménologie de l’Esprit, tente précisément d’articuler une pensée du monde
et du réel comme forme d’objectivité pour la connaissance (Heidegger relisant les
Grecs) et matrice de subjectivité pratique (Foucault relisant les Latins). Dans les
textes anodins de Plutarque, les sentences de Musonius Rufus, les lettres de
Sénèque, Foucault retrouve le tracé du destin de la philosophie occidentale.
Cette première approche demeure prise encore dans l’histoire de la philosophie. Par « enjeu philosophique », il faudrait entendre aussi la problématique du
souci de soi et des techniques d’existence engageant une nouvelle pensée de la
vérité et du sujet. Une nouvelle pensée du sujet, c’est certain, et Foucault s’en est
expliqué à plusieurs reprises. Le texte le plus clair demeure, à cet égard, cette première version inédite de la conférence de 1981. Après avoir constaté les errances
d’une phénoménologie du sujet fondateur, incapable de constituer les systèmes
signifiants, et les dérives d’un marxisme englué dans un humanisme trouble,
Foucault écrit, rendant compte de l’horizon philosophique de l’après-guerre :
Il y eut trois chemins pour trouver une issue : - ou bien une théorie de la connaissance objective ; et c’est sans doute du côté de la philosophie analytique et du
positivisme qu’il fallait la chercher. - ou bien une nouvelle analyse des systèmes signifiants ; et c’est là que la linguistique, la sociologie, la psychanalyse ont donné lieu à
ce qu’on appelle le structuralisme. - ou bien essayer de replacer le sujet dans le
domaine historique des pratiques et des processus où il n’a pas cessé de se transformer. C’est sur ce dernier chemin que je me suis engagé. Je dis donc, avec la clarté
nécessaire, que je ne suis ni structuraliste et, avec la honte qui convient, que je ne
suis pas un philosophe analytique. « Nobody is perfect ». J’ai donc essayé d’explorer ce que pourrait être une généalogie du sujet, tout en sachant bien que les historiens préfèrent les histoires des objets et que les philosophes préfèrent le sujet qui
n’a pas d’histoire. Ce qui n’empêche pas de me sentir une parenté empirique avec ce
qu’on appelle les historiens des « mentalités » et une dette théorique à l’égard d’un
philosophe comme Nietzsche qui a posé la question de l’historicité du sujet. Il
s’agissait donc pour moi de se dégager des équivoques d’un humanisme si facile
dans la théorie et si redoutable dans la réalité ; il s’agissait aussi de substituer au
principe de la transcendance de l’ego la recherche des formes de l’immanence du
sujet.
Frédéric Gros remarque que rarement Foucault aura exprimé son projet
théorique avec autant de concision et de clarté. Mais ce regard rétrospectif est
trop beau sans doute, et Foucault lui-même dut cheminer longtemps avant de
pouvoir donner cette forme ultime à son travail. Il faut s’en souvenir : pendant
longtemps, Foucault ne conçoit le sujet que comme le produit passif des techniques de domination. C’est seulement en 1980 qu’il conçoit l’autonomie relative,
l’irréductibilité en tout cas des techniques du soi. Autonomie relative parce qu’il
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HOMMAGE À MICHEL FOUCAULT
faut se garder de toute exagération. Foucault ne « découvre » pas en 1980 la liberté native d’un sujet qu’il aurait jusque-là ignorée. Foucault aurait, soudain,
délaissé les processus sociaux de normalisation et les systèmes aliénants d’identification afin de faire émerger, en sa splendeur virginale, un sujet libre s’autocréant dans l’éther an-historique d’une auto-constitution pure. Ce qu’il reproche à
Sartre, c’est justement d’avoir pensé cette auto-création du sujet authentique, sans
enracinement historique. Or, justement, ce qui constitue le sujet dans un rapport à
soi déterminé, ce sont les techniques de soi historiquement repérables, lesquelles
composent avec des techniques de domination elles aussi historiquement datables. Du reste, l’individu-sujet n’émerge jamais qu’au carrefour d’une technique
de domination et d’une technique de soi. Il est le pli des procès de subjectivation
sur des procédures d’assujettissement, selon des doublures, au gré de l’histoire,
plus ou moins recouvrantes. Ce que Foucault découvre dans le stoïcisme romain,
c’est ce moment où l’excès, la concentration du pouvoir impérial, la confiscation
des puissances de domination aux mains d’un seul, permettent aux techniques de
soi d’être comme isolées, et d’éclater dans leur urgence. Retraçant patiemment
l’histoire longue, difficile de ces rapports à soi mouvants, historiquement constitués et en transformation, Foucault entend signifier que le sujet n’est pas noué à
sa vérité selon une nécessité transcendantale ou un destin fatidique. Découvrant
en septembre 1980 son projet d’une généalogie du sujet, il écrit, toujours dans la
première version inédite de sa conférence américaine :
Je pense qu’il y a là la possibilité de faire une histoire de ce que nous avons
fait et qui soit en même temps une analyse de ce que nous sommes ; une analyse
théorique qui ait un sens politique, - je veux dire une analyse qui ait un sens pour
ce que nous voulons accepter, refuser, changer de nous-mêmes dans notre actualité. Il s’agit en somme de partir à la recherche d’une autre philosophie critique :
une philosophie qui ne détermine pas les conditions et les limites d’une connaissance de l’objet mais les conditions et les possibilités indéfinies d’une transformation du sujet.
C’est dans l’immanence de l’histoire que les identités se constituent. C’est
aussi là qu’elles se dénouent. Car il n’y a de libération que dans et par l’histoire.
Mais c’est déjà ici parler de résistance, et nous aurons à y revenir dans le chapitre
politique.
Dans cette optique de Frédéric Gros, Foucault décrit le sujet dans sa détermination historique mais aussi dans sa dimension éthique. Il reprend à propos
du sujet ce qu’il avait énoncé concernant le pouvoir, soit : le pouvoir ne doit pas
être pensé comme loi, mais comme stratégie, la loi n’étant qu’une possibilité
stratégique parmi d’autres. De la même manière, la morale comme obéissance
à la Loi n’est qu’une réalisation historique du sujet éthique. Ce que Foucault
décrit de l’idéal de domination active des autres et de soi dans sa philosophie
grecque classique, du souci de soi dans la philosophie hellénistique et romaine,
ce sont les possibilités éthiques du sujet, de même qu’ultérieurement, dans le
chris tia nisme, l’intériorisation de la Loi et des normes. Il s’agit donc de se
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déprendre du prestige du sujet juridico-moral, structuré par l’obéissance à la
Loi, pour en faire apparaître la précarité historique. Ces pratiques de soi, loin
d’être considérées par Foucault comme une mode philosophique, sont le fer de
lance plutôt d’une idée neuve du sujet, loin des constitutions transcendantales
et des fondations morales.
Par ailleurs, ce cours de 1982 exprime une nouvelle pensée de la vérité. Plus
précisément, il faudrait dire, puisque c’est le terme qui revient le plus souvent : du
discours vrai, du logos. Ce que Foucault trouve chez Sénèque, Epictète, et qu’il
déploie, développe à foison dans le cours de 1982, c’est l’idée qu’un énoncé ne
vaut jamais ici pour son contenu théorique propre, que soit en jeu d’ailleurs la
théorie du monde ou la théorie du sujet. Il ne s’agit pas, dans ces pratiques d’appropriation de discours vrai, d’apprendre la vérité, ni sur le monde ni sur soimême, mais d’assimiler, au sens presque physiologique du terme, des discours
vrais qui soient des adjuvants pour affronter les événements externes et les passions intérieures. C’est le thème, récurrent dans le cours et dans les dossiers, du
logos comme armure et comme salut. Deux exemples pour illustrer ce point.
D’abord, l’analyse de la paraskeuê (équipement). On ne fait pas l’acquisition de
discours aux fins de se cultiver, mais pour se préparer aux événements. Le savoir
requis n’est pas ce qui nous permet de bien nous connaître, mais ce qui nous aide
à agir correctement face aux circonstances. Foucault écrit dans le dossier
« Culture de soi », à propos de ce savoir compris comme préparation à la vie :
Il ne faut donc pas comprendre cet équipement comme le simple cadre
théorique, d’où on pourra, le cas échéant, tirer les conséquences pratiques dont on a
besoin (même s’il comporte en son fondement des principes théoriques, des dogmata comme disent les stoïciens, très généraux) ; il ne faut pas non plus le comprendre comme un simple code, disant ce qu’il faut faire dans tel ou tel cas. La
paraskeuê est un ensemble où s’énoncent à la fois et dans leur relation indissociable
la vérité des connaissances et la rationalité des conduites, plus précisément, ce qui,
dans la vérité des connaissances fonde la rationalité des conduites, et ce qui, de cette
rationalité, se justifie en termes de propositions vraies.
Le sujet du souci de soi est fondamentalement un sujet d’action droite
plutôt qu’un sujet de connaissances vraies. Le logos doit actualiser la rectitude
de l’action, plutôt que la perfection de la connaissance. Le second exemple est
celui de l’examen de conscience. Quand il est évoqué par Sénèque dans son traité
sur la colère, on voit, écrit Foucault, dans le même dossier, que « la question n’est
pas de découvrir la vérité de soi-même, mais de savoir de quels principes vrais on
est pourvu, jusqu’à quel point on est en mesure d’en disposer lorsque c’est nécessaire ». Si l’on pratique l’examen de conscience, ce n’est pas pour débusquer des
vérités latentes et autres secrets enfouis, mais afin de « mesurer où on en est de
son appropriation de la vérité comme principe de conduite » (même dossier). On
retrouve ici, sans peine, l’opposition implicite entre deux types d’examen de
conscience : celui pratiqué dans l’Antiquité et celui inculqué par le christianisme,
mettant en œuvre des modes de subjectivation irréductibles : le sujet du souci
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HOMMAGE À MICHEL FOUCAULT
« doit devenir sujet de vérité », mais « il n’est pas indispensable qu’il dise la vérité
sur soi » (même dossier). Qu’on pense encore aux hupomnêmata, ces recueils
de citations d’œuvres diverses que l’on se constituait par-devers soi : ces écrits
n’étaient pas ainsi consignés dans l’objectif d’y traquer le non-dit mais d’assembler du déjà-dit porteur de sens, afin que le sujet de l’action y puise les éléments
nécessaires à sa cohésion interne : « faire de la récollection du logos fragmentaire
et transmis par l’enseignement, l’écoute ou la lecture, un moyen pour l’établissement d’un rapport de soi à soi aussi adéquat et achevé que possible ».
A juste titre, Frédéric Gros précise que ce à quoi s’attache finalement
Foucault, c’est à la description d’une vérité qu’il qualifiera, dans le cours,
d’éthopoiétique : une vérité telle qu’elle se lise dans la trame des actes accomplis
et des postures corporelles, plutôt qu’elle ne se déchiffre dans le secret des consciences ou ne s’élabore dans le cabinet des philosophes professionnels. Comme il
l’écrit, cette fois dans le dossier « gouvernement de soi et des autres », il s’agit de
« transformer le discours vrai en principe permanent et actif ». Plus loin, il parle de
ce « long processus qui fait du logos enseigné, appris, répété, assimilé, la forme
spontanée du sujet agissant ». Il définit d’ailleurs l’ascèse au sens grec comme une
« élaboration des discours reçus et reconnus comme vrais en principes rationnels
d’action ». Ces déclarations vont toutes dans le même sens, et Foucault ne cessera
de poursuivre plus avant cette quête d’une parole vraie trouvant sa traduction
immédiate dans l’action droite et dans un rapport structuré à soi.
En 1983 au Collège de France, il étudiera cette fois la parrêsia politique,
définie comme parole vraie, mais une parole vraie dans laquelle le locuteur prend
le risque de jouer son existence (c’est « le courage de la vérité » des dernières
années de cours au Collège de France). Et, en 1984, il parachèvera ce mouvement
par l’étude de la radicalité cynique et l’examen des vies de scandale et de provocation de Diogène, d’Antisthène - toutes ces existences qui s’affichent comme une
grimace ou un défi grinçant aux discours de vérité. La vérité pour Foucault ne
s’expose donc pas dans l’élément calme du discours, comme un écho lointain et
juste du réel. Elle est, au sens le plus juste et le plus littéral de l’expression, une
raison de vivre : un logos actualisé dans l’existence, et qui l’anime, l’intensifie,
l’éprouve : la vérifie.
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De l’ambivalence mélancolique du sujet à une politique
d’après la colère. Postérité du sujet selon Foucault: l’homme
révolté de Judith Butler.
Si l’actualité de cette théorie du sujet s’exprime dans le paradoxe selon
lequel une des figures de l’identification pour l’invention des figures imaginaires du surmoi est dans le sage selon Sénèque, il est aussi nécessaire de comprendre sa finalité : guérir le sujet éthique de la mélancolie qui ne peut être que
politique. En effet l’État cultive la mélancolie chez ses citoyens comme une
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manière de dissimuler et de déplacer sa propre autorité idéale, l’enjeu est de pouvoir retourner contre l’État cette mélancolie. La mélancolie est ce qui referme le
sujet sur lui-même alors qu’elle est en réalité produite par l’incorporation des
formes de pouvoir externes. Il ne s’agit plus alors de libérer les sujets du pouvoir,
libération impossible comme chez Foucault, mais de les libérer d’eux-mêmes, de
cette forme mélancolique qui les referme indéfiniment et illusoirement sur euxmêmes, qui les ramène en permanence dans une conscience dominée par le surmoi dont Butler constate qu’elle est non seulement l’analogue de l’État mais plus
encore son « idéalisation psychique ». Contre un retour à l’idéalité de la conscience qui n’est rien d’autre que la marque interne du pouvoir terrorisant de l’État, l’essentiel est, par une procédure de rage, de rompre avec la mélancolie et le
type d’auto-punition qu’elle implique en se réappropriant l’agression au service
même du désir de vivre. Tandis que la mélancolie n’en finit pas de rejouer le désir
de mort, la colère interrompt la mélancolie au profit du désir de vivre. Le processus de la colère est alors le symétrique inverse de la mélancolie. La mélancolie,
passion triste, n’a pas comme remède la joie mais la colère. Chasser la mélancolie,
c’est la retourner à son expéditeur sous la forme d’une colère qui est la décompression de ce soi compressé par l’incorporation des normes du pouvoir. Ainsi, la
colère apparaît comme le dessaisissement de soi dans l’acte même de rompre
avec la mélancolie du soi. Il s’agit alors de défaire le moi, de le décontenir. Le
désir de vivre « instaure un mode de devenir qui contredit par sa vivacité la stase
et le statut défensif du moi ». Être littéralement hors de soi, ne plus être personne,
c’est l’effet même non de la colère qui ne se libère pas du pouvoir mais de la
mélancolie produite par le pouvoir, de la crainte qui lui est intrinsèquement liée.
La colère est alors cette affection vitale à opposer à cette affection sociale qu’est
la mélancolie. Le va-et-vient entre le social et le vital, le vital et le social, révèle le
jeu propre des affections sociales qui attestent du permanent emboî te ment/déboîtement de la vie psychique et de la vie sociale. L’instabilité de toute
vie psychique et de toute vie sociale se trouve par là même révélée dont toute
l’analyse de l’identité doit tenir compte qui s’envisage trop rapidement sur les
bases d’une stabilité qui n’est rien d’autre que l’effet d’un processus de stabilisation particulièrement précaire. Il n’est même pas certain qu’une théorie de l’identité puisse encore s’accommoder de cette précarité.
Il est significatif que ce traité politique de la colère qui termine La vie psychique du pouvoir puisse s’accomplir grâce à l’appel au désir de vivre. Cette
référence à la vie éloigne la compréhension de l’assujettissement d’une compréhension en termes de servitude volontaire à la manière de la Boétie.
L’assujettissement est en effet, pour Butler, ainsi que l’item de l’enfant l’établit,
au service de la vie. L’attachement aux normes, aux règles du pouvoir est le
meilleur moyen de vivre d’un sujet qui considère sa survie comme fondamentale.
Dans cette perspective, l’analyse de la soumission ne peut plus être envisagée
comme une forme de servitude volontaire. Ce qui est en effet scandaleux dans la
servitude volontaire pour la Boétie, c’est ce masochisme du peuple qui accepte de
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HOMMAGE À MICHEL FOUCAULT
faire plaisir au prince en se sacrifiant littéralement. La soumission n’est pas normée par une tactique de survie laquelle suppose toujours, à l’instar de Spinoza,
une stratégie vitale du conatus qui révèle que la puissance de vivre de l’individu
n’est pas entièrement réductible aux règles sociales mais qu’en un sens elle lui
préexiste. Elle est pour la Boétie le signe incompréhensible d’une volonté qui se
retourne contre elle-même au point de s’annihiler dans la servitude. Ce qui est
alors suggéré par la Boétie, c’est avant la lettre l’existence d’une « nolonté »,
d’une volonté de ne pas vouloir. Par contraste, l’assujettissement révélé par l’attachement est produit au service de la vie. La vie est ainsi l’impensé de tout assujettissement qui cherche à être éclairé en fonction de la modalité psychique de
l’attachement.
Cette ombre de la vie est déjà présente chez Foucault lorsqu’il envisage les
réponses politiques apportées à l’assujettissement. Dans les textes sur l’Iran,
Foucault affirme que le soulèvement est un geste vital pour quelqu’un qui met sa
vie en jeu parce qu’il préfère vivre. Le soulèvement appartient à l’histoire, il fait
événement mais, en tant qu’acte vital, il se soustrait à l’histoire. Le risque de la
mort, pour une vie, crée les conditions vitales du soulèvement. Ce retour à une
philosophie de la vie de type nietzschéen a de quoi surprendre chez Foucault mais
il est fondamental pour comprendre comment une analyse des formes de résistance à l’assujettissement suppose implicitement le franchissement de la ligne qui
sépare le vital de l’historique. Butler et Foucault reconduisent la même opération
d’une mise en relation à la vie. Tous deux s’adossent à une figure du désir de vivre
pour envisager les moyens d’une résistance. Certes le désir de vivre est pensé par
Butler comme par Foucault seulement à l’intérieur du social. Ainsi pour Butler,
« si l’on accepte l’idée de Spinoza selon laquelle le désir est toujours le désir de
persévérer dans son être propre, on sera peut-être prêt à reconfigurer le désir de
persister dans son être comme une chose qui n’est négociable qu’à l’intérieur des
modalités risquées de la vie sociale. Le risque de mort est ainsi coextensif au caractère insurmontable du social ». Butler s’interdit de dire quoi que ce soit de la
vie antérieurement au social, échappant ainsi à l’opposition trop simple de la
dynamique de la vie et de la statique du pouvoir toujours capturant et ainsi
déprécié. Il n’en reste pas moins que le désir de vivre ramène avec lui des polarités vitales non totalement élucidées. Cette référence au désir de vivre, commune
aux deux auteurs, est rendue possible par un signal affectif fort, la colère pour
Butler, l’indignation pour Foucault. Ce dernier affect est, pour Foucault, ce à partir de quoi un désir de vivre peut se reformuler dans l’expérience dévastatrice de
l’assujettissement. Dans un entretien réalisé en 1971 et portant sur les prisons,
Foucault envisageait déjà les moyens d’une lutte en fonction d’un affect
d’indignation premier. Réaffirmant sa fonction d’intellectuel spécifique, il indiquait ne pas avoir d’opinions personnelles sur l’existence des prisons car l’important était ailleurs : « Je suis là pour recueillir des documents, les diffuser et
éventuellement les provoquer. Simplement je perçois l’intolérable ». Cette
perception de l’intolérable est fondamentale pour envisager de nouvelles luttes
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PIERRE BESSES
politiques. L’indignation et la colère doivent mener à des problématisations
inédites dans l’espace réglé des savoirs et des pouvoirs. Les affects de colère et
d’indignation rouvrent ainsi ce que l’analyse des disciplines et des appareils
idéologiques d’État avait trop rapidement refermé en rabattant mécaniquement
la fonction-sujet sur l’assujettissement. Ils préservent une dimension vitale des
luttes et laissent entrevoir une fabrication complexe du sujet.
Pierre Besses
Ouvrages cités.
Michel Foucault, L’herméneutique du sujet. Cours au Collège de France.
Gallimard. Seuil. 1981-1982
Frédéric Gros, situation du cours, les enjeux philosophiques.
Didier Eribon, Echapper à la psychanalyse. 2005. Éditions Léo Scheer.
P.86 : il faut choisir, c’est Foucault le psychanalyste.
Paul Vergne, Foucault, sa pensée, sa personne. Albin Michel. 2008.
Ch. 8, p. 139-165, une histoire sociologique des vérités, savoir, pouvoir,
dispositif.
Didier Eribon, Michel Foucault. Paris. Champs. 1991. Marx et Foucault,
Actuel Marx, PUF. 2004. La pensée Foucault. Deuxième partie :
la fabrication du sujet, pp.67-87. Troisième partie : la fabrication du
sujet sexuel. Ch. IV, p.133. Le dispositif de sexualité et les normes.
Alain Accardo, Initiation à la sociologie. L’illusionnisme social,
une lecture de Bourdieu. Le Mascaret. 1991. Ch. 4 : l’habitus. Pp. 86-107.
422
Michel Foucault, Les Mots et les Choses. Ch. 9, l’homme et ses doubles.
Gallimard. P. 329 : l’empirique et le transcendental. L’homme, dans
l’analytique de la finitude, est un étrange doublet empiro-transcendental :
on prend en lui connaissance de ce qui rend possible toute connaissance.
P. 337 : le rapport de l’homme à l’impensé dans la culture occidentale,
dans le champ de l’épistémè.
Judith Butler, Trouble dans le genre le féminisme et la subversion
de l'identité. La découverte 2005 Routledge 1990 1999
R.K. Merton, Eléments de théorie et de méthode sociologique 1949
Science, technology and society in 17th century England 1938 (L'ethos du
savant protestant éclairé : Newton)
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HOMMAGE À MICHEL FOUCAULT
Débat
Un participant - On a évoqué à plusieurs reprises les relations de Foucault
avec Mai 68, mais il faut savoir qu’en Mai 68 Foucault n’était pas en France. Il
était en Tunisie et il n’a découvert Mai 68 qu’à son retour, avec un regard qui
avait un recul de quelques mois par rapport aux événements qu’il n’a pas commentés en temps réel. Il a été très peu acteur de Mai 68, même en Tunisie où le
mouvement étudiant a quand même eu une certaine importance. Il n’a donc fait
ni les barricades ni l’occupation de la Sorbonne ni conférences et n’a exprimé
aucune prises de position en temps réel. Il faut le dire.
Un participant - La sortie du livre Les Mots et les Choses en 1966 provoque
des réactions où se mêlent souvent l’hostilité et l’admiration. Sartre est remis en
question et il critique ouvertement Foucault. Foucault est un philosophe du concept, pas un philosophe du vécu ; il se situe dans la lignée des philosophes des sciences et s’oppose ainsi à Sartre, et par lui à l’existentialisme et au marxisme
critique. Pour Sartre, le vécu peut se comprendre, non s’expliquer par des lois
objectives. Il croit en la liberté, en la liberté engagée, alors que Foucault ose des
structures objectives, ce qui est, je crois, le point de départ de leur opposition.
Foucault/Sartre, ce fut à mon avis une rencontre manquée. Et c’est ce qui peut
peut-être expliquer l’immense succès de Foucault aux États-Unis. Est-ce que
quelqu’un pourrait nous parler des relations entre Sartre et Foucault ? Je crois
que ça a été assez chaud entre eux, même s’ils se sont à un moment donné retrouvés dans la critique de la société du moment, un moment très court d’ailleurs.
Paul Seff - Je ne suis pas spécialement informé des relations qui ont pu exister entre les deux, mais il est certain qu’il y avait des points communs, en particulier sur la philosophie de la liberté. Là je pense que Foucault a quand même été
fortement influencé par cette idée que l’homme n’a pas d’essence et qu’il est à
réinventer sans cesse, que sa liberté est sans frontières, sans rivages. Il y a cette
idée-là chez les deux. Si Foucault insiste tellement sur l’impossibilité, finalement,
de s’arrêter à un moment quelconque, c’est qu’on est toujours en développement,
en perpétuelle transformation. Et il le dit autant pour le sujet que pour la société.
Là il rejoint Sartre.
Sauf sur un point : dans l’existentialisme, même si Sartre utilisait la notion
d’essence, il y a quand même des choses qui viennent du passé. Sa conception de
la liberté est absolument indéterminée. Avec l’idée de la contingence il nie toute
détermination. Cette conception de la liberté c’est un héritage de la théologie
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HOMMAGE À MICHEL FOUCAULT
catholique. Évidemment on ne trouvera pas ça chez Foucault, mais on le trouve
chez Sartre. Chez Sartre il y a quand même un essentialisme, même s’il s’en
défendrait. Il dit : la liberté c’est l’essence humaine, c’est ce qui définit l’homme. Si
on donne une définition de l’homme, on est déjà dans une essence. Et dire que
l’homme est totalement indéterminé, cela relie Sartre à la raison de Kant.
Alain Gérard - J’avoue que je n’ai pas lu non plus ce que Sartre aurait écrit
sur Foucault. Mais il y a un facteur en quelque sorte externe qu’il faut signaler :
c’est qu’ils se rejoignent sans doute sur certains points, globalement, dans leurs
conclusions finales, dans leurs engagements, mais qu’ils diffèrent complètement
par leurs méthodes, et cela les sépare tout à fait. Foucault est typiquement un universitaire et Sartre pas du tout. Sartre a été honni par les universitaires. Sa méthode n’est pas du tout de type universitaire. Sartre n’a en rien la rigueur dans
l’analyse, dans la recherche des sources, qu’il y a chez Foucault. Même dans sa
philosophie Sartre reste toujours par quelque côté imaginatif, parfois jusqu’à la
fantaisie, sans y mettre aucune nuance péjorative. Rien à voir avec la rigidité de
Foucault dans la recherche des faits ou dans la recherche des sources. Dans les
facultés, dans les années 70, les professeurs parlaient de Heidegger, de Husserl, de
Deleuze, mais jamais de Sartre. Il n’était pas considéré comme quelqu’un de
sérieux. Je n’exagère pas. De plus, dans la production de Sartre, sa création littéraire, ses romans, son théâtre, occupaient une place considérable et ont joué un
rôle majeur dans sa connaissance par le grand public. Et cela est évidemment
totalement absent chez Foucault et lui confère une tout autre image.
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Jean-Philippe Catonné - En fin de compte, dans le rapport Sartre/Foucault,
il y a eu au moins quelque chose qui pourrait les réunir, c’est la question de
l’engagement. C’étaient deux figures de « l’intellectuel engagé ». Mais volontairement par deux modes absolument différents. Sartre s’inscrivait dans ce qu’on peut
appeler l’intellectuel universel, dans la tradition, disons, du Voltaire de l’affaire
Callas, ou du Zola de l’affaire Dreyfus ; alors que Foucault participe de l’intellectuel spécifique. Il partait d’un champ concret, d’une positivité de pratique, de
telle sorte que l’on pouvait envisager une action sociétale (à travers ce que je ne
développerai pas pour les micro-pouvoirs) qui reposait précisément sur cette
connaissance. Et quand il a voulu s’engager dans certaines luttes, il s’est fait une
obligation de se mettre dans la position d’une connaissance réelle du champ professionnel dans lequel il s’impliquait. Par exemple pour les prisonniers. C’est en
cela qu’il a voulu marquer une façon particulière de mener une action militante.
Un participant - On a parlé de grands philosophes que Foucault a connus,
qu’il a côtoyé dans sa vie. Mais pourquoi Foucault, en ce qui le concerne, n’a-t-il
pas fait système ? « Système » au sens de «…isme », comme existentialisme, structuralisme, relativisme, scepticisme. Pourquoi n’y a-t-il pas de foucaldisme ? Étaitce par modestie de sa part ? Est-ce parce qu’il est mort trop tôt ? Est-ce parce
qu’il n’a pas eu de disciples suffisamment audacieux ?
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HOMMAGE À MICHEL FOUCAULT
Une participante - Mais Foucault était l’antisystème même. Et c’est un paradoxe, parce que pour être dans l’antisystème il a quand même produit un certain
nombre d’œuvres assez systématiques. Je crois que cela lui a été reproché il n’y a
pas longtemps par quelqu’un qui l’a beaucoup défendu. Pierre Besses disait que
c’est très bien d’être antisystème quand on peut être au Collège de France et dans
les plus hautes institutions intellectuelles…
Paul Seff - C’était un peu ce que j’avais suggéré dans mon introduction à propos de Nietzsche. Le grand désintégrateur des constructeurs de la notion de vérité,
c’est Nietzsche. Et je crois que Foucault a marché sur ses traces. En plus, il y a
toute l’évolution des sciences en général et des sciences de l’homme en particulier
qui l’a orienté vers un certain relativisme. Il a compris qu’on ne pouvait plus rien
construire de systématique, ni dans le domaine philosophique, ni dans le domaine
scientifique. Le systématisme c’était ringard, c’était la pensée du passé. C’est pour
ça qu’il veut s’inscrire de plus en plus dans le cours et dans le cœur même de l’histoire et de l’historicité. Si la philosophie avait encore un sens c’est dans la mesure
où elle se relie à l’événement. Et vous avez alors des philosophes comme Badiou
qui a repris cette pensée et qui fait une philosophie de l’événement présentée
comme quelque chose d’extrêmement nouveau. C’est cette forme de pensée.
Alain Gérard - Cette situation n’est pas propre à Foucault dans la philosophie immédiatement contemporaine. Si vous prenez les grands noms de la
seconde moitié du XXe siècle, aucun n’a engendré un « système », comme vous
dites, ni eu de disciples. Cela ne signifie pas que leur œuvre en soit pour autant
inférieure par quelque côté ou qu’ils auraient eu moins de rayonnement. Ni
Derrida, ni Deleuze, ni Levinas, ni Lyotard, ni Habermas en Allemagne, n’ont eu
de disciples à proprement parler ni engendré de système comme par exemple
Hegel au XIXe siècle, ou Husserl encore au début du XXe. Mais quand même,
Derrida, ou aussi Lacan, comme chacun sait, ont tenu des séminaires qui réunissaient parfois des auditoires considérables. Les cours de Foucault au Collège de
France également faisaient foule.
Tout cela tient sans doute au contexte général de la société du temps. Paul
Seff vient de le dire : c’est à la fois la situation de la science et de la connaissance
en général qui sont différents. La place de la philosophie dans la culture et la connaissance d’aujourd’hui n’est plus la même que du temps de Hegel ou de Leibniz,
et ce n’est pas pour cela qu’elle est d’un niveau inférieur. Je dirais même : au contraire. Et j’irais jusqu’à dire qu’en cela elle est moins naïve, parce que ce n’est pas
seulement Nietzsche qui incite à moins de certitude, c’est la position que l’homme
se voit et se pense désormais avoir dans l’univers.
Jean-Philippe Catonné - Je voudrais ajouter quelque chose. Il n’a pas voulu
fonder d’école, bien sûr, mais aujourd’hui le nombre de gens qui se réclament de
sa pensée est légion. Pour preuve (et cela me permettra de dialoguer avec Paul
Seff), j’étais il n’y a pas très longtemps, non en tant que philosophe mais en tant
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HOMMAGE À MICHEL FOUCAULT
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que psychiatre, à une mobilisation qui s’appelle « la nuit sécuritaire », face à la
politique de régression et de renfermement voulue par le pouvoir actuel. Or
parmi les orateurs, la dominante de références théoriques, c’était Foucault. Mais
Foucault pas forcément très bien compris.
Je vais dire en quelques mots pourquoi je me permets d’avancer ce propos. Et
je reprendrai ce que Paul a dit sur deux points : à propos de la question du pouvoir et à propos de la question des Lumières.
1. « Pas bien compris » d’abord sur les Lumières, dans la mesure où Foucault à
un certain moment, en effet, a pu se mettre en position adverse par rapport au
rationalisme du XVIIIe siècle et au mouvement des Lumières, et là largement
influencé par des positions antérieures de l’école de Francfort (Adorno,
Horkheimer, qu’il avait beaucoup travaillé) sauf que, en même temps (c’est là que
c’est très ambigu, très subtil, il faut faire attention à ce qu’on dit de Foucault) il
s’appuie constamment sur Kant.
Il ne faut pas oublier que sa thèse secondaire était sur le traité d’anthropologie
kantienne qu’il a traduite, et je pense à une année (au début des années 80) où il
ouvre son cours au Collège de France à travers un commentaire sur le texte de
Kant Was ist Aufklärung ? (« Qu’est-ce que les Lumières ? »), sur lequel il était
complètement en admiration. Et dans ce texte il est dit deux choses: premièrement
qu’avec Kant on pense quelque chose qui est l’avènement du sujet autonome, qui
est capable de se libérer des carcans pesants de l’ancien régime, de penser librement par lui-même, et ensuite deuxièmement il va à travers Kant montrer (et Kant
fait référence à la Révolution Française) comment (et il développe un concept que
je reprends, qui n’est pas de mon cru) il va parler d’une ontologie du présent qu’il
reprend à son propre compte pour qualifier sa propre démarche philosophique.
Donc il faut faire attention à la manière dont on utilise Foucault.
2. Même chose pour le pouvoir. Là aussi il a été utilisé comme le modèle
d’une société disciplinaire, et je pense à ce que Paul a dit sur une actualité qui lui
donne complètement raison, c’est vrai, mais en même temps Foucault développe
ça et il dit qu’il y a plusieurs formes de pouvoir : le pouvoir ce n’est pas nécessairement un pouvoir de domination, il y a aussi un pouvoir qui circule entre les
êtres et qui n’est pas nécessairement mauvais, et c’est le pouvoir que les parents
ont vis-à-vis de leurs enfants pour leur éducation, le pouvoir que les maîtres ont
sur leurs élèves pour leur formation ; tout cela est un bon usage du pouvoir, qui
précisément est celui qui nous permet de constituer un sujet de liberté.
Foucault, c’est très subtil. Je dirais qu’il a raison de dire et de redire qu’il donne
des boîtes à outils aux gens, à condition de bien savoir se servir de ces outils.
Une participante - Avec ma voisine nous trouvions qu’on nous avait
présenté, avec l’exposé de Pierre Besses, un règlement de comptes un peu dur,
rapide, elliptique, sur Freud et Lacan dont nous pensons qu’ils sont pourtant
incontournables.
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HOMMAGE À MICHEL FOUCAULT
Une autre participante - Simplement : qu’est-ce qui a été traité par Foucault
à ce sujet ? Est-ce qu’il a fait des allusions précises sur la psychanalyse et son
dérivé lacanien ? Est-ce vraiment fondé de dire : Foucault zéro là-dessus ?
Pierre Besses - Je pense que ce qui est important chez Foucault, c’est de
rompre avec le postulat essentiel de Freud et de Lacan qui ont deux visions très
réductrices pour théoriser l’identité sexuelle.
Ce qui est intolérable pour Foucault c’est que, à partir du moment où on part
de ce postulat que nul ne peut échapper à son identité sexuelle, que le masculin et
le féminin humains sont deux dogmes, deux évidences, deux faits absolument
incontournables, et que ce qui chez Lacan dans la trilogie de l’imaginaire, du réel
et du symbolique, le sujet éthique illustré par ses commentaires sur Marc-Aurèle,
les Stoïciens ou Socrate, l’accès à l’ordre symbolique, est la nécessaire évolution,
le nécessaire processus pour se définir par l’ordre symbolique.
Et surtout le postulat de Lacan, qu’ont bien compris les morales catholiques
aujourd’hui, que théoriser avec ce primat de l’ordre symbolique et la construction
du sujet avec l’accession au symbolique et au discours, c’est nier tout ce que Jung
a essayé de montrer à Freud : que le sujet aussi se construit par la régression dans
l’imaginaire par le système des identifications. Et alors ceux qui pensent que là,
tout ce qui fait la révolte et la critique de Foucault c’est que, à partir du moment
où le présupposé de la construction de l’identité sexuelle est de plaquer ce
déterminisme qui vous condamne à vous construire, ce qui est absolument
insupportable pour Foucault c’est que dans le fond, en vous collant cette identité,
en l’occurrence d’homosexuel, ce qui est intolérable c’est que dans le fond, dans
cette logique freudienne et lacanienne, dans cette construction d’identité, l’homosexuel ou la lesbienne vont uniquement se connaître à travers ce déterminisme
qui est la négation de ce qui est pour lui l’essentiel, c’est-à-dire l’invention permanente de soi-même.
La participante - Lacan était médecin, c’est lui qui a soigné Althusser quand
Althusser a étranglé sa femme. Pour ce que j’en ai lu, n’étant pas psychanalyste
moi-même, ni médecin, je trouve que la question du symbolique, de l’imaginaire
et du réel est très intéressante pour un médecin, un psychiatre en particulier, qui
soigne par exemple des schizophrènes ou des paranoïaques. Freud disait luimême que, entre le grand scientifique et le paranoïaque il n’y a qu’un fil. Il y a les
bio-pouvoirs et les intello-pouvoirs.
Et pour Lacan je ne suis pas d’accord avec vous. Il y a une boutade, une
phrase importante de Lacan au moment où il était mis au pilori. Il disait : « il n’y a
pas de rapport sexuel », signifiant par là la difficulté de l’intersubjectivité, la difficulté de se saisir soi-même en tant que sujet sexuel déterminé. Et il a beaucoup
ouvert sur la fonction de l’art et de l’imaginaire. Et il disait toujours : « n’oubliez
jamais que la fonction de la psychanalyse est d’aiguiser le sujet en intégrant la
question, qui est essentielle pour lui, de trouver la solution qui lui soit le plus
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HOMMAGE À MICHEL FOUCAULT
préférable ». La question du psychanalyste est la question de la souffrance. Nous
sommes peut-être là dans un esprit nietzschéen de la force de l’intellect. Un vrai
psychanalyste prend des sujets en souffrance.
L’autre participante - J’ajoute simplement que c’est peut-être le mot
sexualité, que Foucault a plus ou moins bien perçu, qui l’a tenté vers ce chemin.
Freud n’est pas Lacan.
Un participant - Althusser vient d’être cité et il y a une tranche de la vie de
Foucault qui n’a pas été évoquée dans les interventions et qui est postérieure à
Mai 68 : c’est son adhésion au parti communiste sous l’influence d’Althusser, qui
était à ce moment-là l’intellectuel communiste de référence. Et il a ensuite quitté
le parti en 73 à une époque où commençaient à se révéler un certain nombre de
choses comme le Goulag, Sakharov, et surtout, ce qui a été déterminant pour lui,
l’instrumentalisation de la psychiatrie par le pouvoir en URSS et le rôle du corps
médical dans son ensemble dans l’enfermement des dissidents. Je crois que cette
découverte-là a été un fait considérable pour lui, beaucoup plus que l’héritage des
révoltes de barricades de Mai 68, et que c’est surtout par là qu’il a été amené à
enfourcher ce cheval de bataille de la lutte contre l’enfermement en psychiatrie et
à approfondir sa théorisation du pouvoir. Certes les slogans de Mai 68 étaient des
slogans d’émancipation au sens large, tout le monde le partageait, mais il est allé
beaucoup plus loin. Et par rapport à d’autres qui ont été en rupture avec le parti
communiste, il ne s’est pas contenté de rompre en disant qu’en URSS il se passait
des choses insupportable, il a dit aussi : regardons chez nous ce qui se passe dans
les prisons, et comment fonctionne la psychiatrie, ou comment s’instaure le pouvoir. Et de ce point de vue-là il a eu une démarche plus que clairvoyante, et, à ma
connaissance, très singulière et à peu près unique. Les anciens du PC sont foule en
France. Avec eux on pourrait faire un pouvoir solide. Mais Foucault est un des
rares qui a appliqué sa critique du socialisme réel écrit à la mode stalinienne pour
dire : attention, nous ne sommes pas tout blanc non plus, avec d’autres motivations, avec d’autres variables politiques, à d’autres échelles, évidemment, nous
avons les mêmes pratiques de répression. Il a su transposer chez nous ce qu’il
voyait chez eux, en se disant : ce n’est pas tout blanc tout noir de chaque côté.
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Jean-Philippe Catonné - Je voudrais revenir à Lacan, simplement pour rappeler ce qu’on peut trouver dans les propres déclarations de Foucault, en particulier dans les Dits et Écrits.
Paul Seff vient il y a un moment de parler de « la volonté de savoir », premier volume de L’Histoire de la Sexualité, où Foucault avait relevé que la psychanalyse c’est la reconduction de l’aveu, de l’aveu chrétien, et puis, derrière, de
la mise à la question, donc que ça fait mal. Il ne faut pas faire de réduction psychologisante, mais il est vrai que son choix personnel en matière de partenaire a
joué. Il faut bien savoir que quand il était jeune, quand il était étudiant, par
exemple à Normale Sup, c’était tabou, et c’est quelque chose dont il a beaucoup
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HOMMAGE À MICHEL FOUCAULT
souffert et il a des comptes à rendre en quelque sorte, c’est vrai. J’ai eu un
échange avec lui et il était furieux d’ailleurs que je lui pose la question « où estce que vous en êtes par rapport à votre Histoire de la Sexualité ? », parce qu’il
patinait. Et il n’a pas patiné à vide, il a patiné justement en reprenant, travail
immense, en revisitant pratiquement deux cents ouvrages de l’Antiquité (et en
en retraduisant personnellement certains) pour montrer qu’il n’y avait pas
d’invariant de l’identité sexuelle telle que nous l’avait livrée la psychologie du
moment, et qu’il y avait en réalité d’autres façons de procéder.
Et alors là on rejoint le rapport au dispositif de l’épistémè. Il y a « le sexe », et
c’est quelque chose qui a à voir avec la modernité, avec une psychologie qui se
fonde sur une science qu’il prend largement pour une peudo-science, y compris
dans les références biologiques qui viennent l’articuler, et, en fin de compte dans
une remontée qu’il appelle, dans la tradition nietzschéenne, « la généalogie »,
c’est-à-dire l’analyse en remontant. Et en remontant il va retrouver autre chose, à
travers le monde chrétien, qui ne s’appelle plus du tout « sexe » mais qui s’appelle
« chair » et c’est ça qui fait problème. Et on le problématise avec tout un autre
appareil conceptuel.
Et puis il va remonter encore par-delà le monde chrétien, et dans le monde
païen, le monde gréco-romain, il va trouver tout autre chose : le rapport à l’autre
qui est doté d’une identité sexuelle ou d’attributs singuliers. Et cela va être le rapport au monde du plaisir et le « gouvernement de soi », la maîtrise sur soi par rapport au monde du plaisir, à savoir précisément à en jouir de manière mesurée.
Dans ses derniers entretiens, à propos de cette question, son projet c’est de
dire : on sera un peu plus tranquilles quand on en aura fini avec ces questions et
qu’on pourra jouir de son corps et trouver du plaisir sans qu’il y ait à se torturer
sur ses fondements. C’est cela qu’il dit : libérez-nous du sexe. C’est son mot d’ordre.
Paul Seff - Je reviens à Foucault, et à Socrate et à Diogène qui ont été évoqués, et dont il a parlé, à la veille de sa mort, dans la dernière partie de son
œuvre. Et cela m’a troublé, parce qu’il les présente tous les deux comme des
incarnations et des héros du « parler vrai », du courage de la vérité. Et il les met
tous les deux sur le même plan. Cela me paraît absolument ahurissant, parce
qu’ils sont en opposition totale. Et je me demande franchement s’il n’y a pas là
un tour de passe-passe. Est-ce que, au fond, le héros véritable de Foucault ce
n’est pas Diogène, c’est-à-dire celui qui parle au nom d’un désir sans limite et
contre toutes les contraintes de la société et de la civilisation. Et alors il prend
comme paravent Socrate, qui, lui, parle au nom de la raison universelle et qui
prêche évidemment le respect de la loi morale et des lois de la société même si
elles sont injustes. C’est une opposition absolue. L’un c’est la vérité essentielle
des principes éthiques universels et l’autre c’est presqu’un immoraliste. Et alors
ce qui m’étonne, c’est que vous n’ayez parlé que de Socrate.
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HOMMAGE À MICHEL FOUCAULT
Jean-Philippe Catonné - En effet, il a consacré presque les deux tiers de sa
dernière année d’enseignement précisément à la question du cynisme. Il opère un
passage de Socrate à Diogène de Sinope. Diogène devient un Socrate passé à l’ultime de sa démarche. Mais ce qui est intéressant, ce n’est pas ça, c’est comment
Foucault, dans son retour aux anciens, alors qu’il avait jusqu’alors dans une grosse
partie de son œuvre travaillé dans toute une série de discontinuités, de ruptures,
va au contraire s’intéresser à de très longues continuités, puisqu’avec Diogène ce
n’est pas Diogène qu’il a en tête, c’est ce qui va être la postérité de Diogène. Et
qu’est-ce que la postérité de Diogène jusqu’à la modernité ? Cela va être, dans l’étape transitoire, autre paradoxe, un certain ascétisme chrétien, en particulier toute
la tradition de l’érémitisme des saints anachorètes ; ça va être aussi, beaucoup plus
tardivement, tout au long du XIXe siècle, le militant socialo-communiste ou anarchiste, jusqu’au moderne gauchiste. Il le dit. C’est aussi la figure de l’artiste subversif, dès le Déjeuner sur l’Herbe de Manet. Je ne fais que le citer là. Ce qui
m’intéresse, moi, c’est de remarquer que le contact de plusieurs années avec
Diogène l’a amené à considérer une vision décalée de l’histoire, beaucoup plus
plongée dans la très longue histoire. Est-ce que c’est le fin mot de Foucault ? Mais
oui, parce qu’il est mort à ce moment-là ! Mais je pense que celui qui a bien vu ce
qui est en cause peut dire : il y a des moments de Foucault où il y a plusieurs
Foucault, c’est vrai, qui ne sont pas nécessairement contradictoires, mais surtout
Foucault s’est fait un fantastique essayeur. Georges Dumézil, dans l’éloge qu’il lui
fait à sa mort, montre que c’est quelqu’un qui avait de foudroyantes capacités à
faire des essais lumineux. Et c’est bien ça. Le problème c’est qu’on manque de ses
nouveaux essais pour aujourd’hui.
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Alain Gérard - J’ajoute que quand Foucault parle de Socrate et de Diogène
(dans son dernier cours au Collège de France, « Le Courage de la Vérité ») ce
n’est pas pour en faire des modèles de style de vie à suivre en bloc. Il fait appel à
eux simplement comme deux exemples de la façon de pratiquer ce « courage »
dont il suit la trace tout au long de l’Histoire : par le gnauti séauton (le « connaistoi toi-même ») de Socrate, et par leur style de vie, leur comportement dans la
société, des cyniques. Mais c’est sans du tout en faire pour autant des modèles
dont il se réclamerait personnellement. Il ne manque d’ailleurs pas de les critiquer au passage, ni de formuler des réserves à leur égard. Je ne vois pas là de contradiction.
Une participante - Quand Foucault dit que les militants socialos seraient les
continuateurs de Diogène, je ne suis pas du tout d’accord avec lui. Parce c’est très
bien d’être dans la contestation radicale et de continuer à vivre avec les autres
quand on est déjà dans une position de pouvoir intellectuel ou social. Il est beaucoup plus difficile de se passer de toute norme, de tout référent social, quand on
est fragilisé, soit par son physique, sa condition économique ou son exclusion
identitaire. Je trouve que ces positions à l’emporte-pièce ont eu un temps à notre
époque. Elles ont été extrêmement ouvrantes quand nous faisions nos études à
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HOMMAGE À MICHEL FOUCAULT
Paris et qu’on pouvait aller en taule parce qu’on avait pris des contraceptifs. Je
n’en suis pas sûre actuellement, quand je vois les jeunes punks dans la rue qui,
pour moi, ont une contestation désespérée et comportementale non localisable,
qui serait la contestation absolue. Je ne suis pas sûre que le discours de Foucault
soit révolutionnaire pour tout le monde. Il est quand même le discours de
quelqu’un qui est déjà dans une position de pouvoir.
Pierre Besses - Je voudrais répondre à la fois à Paul Seff et à Madame à propos de la psychiatrie et du pouvoir psychiatrique. Dans le fond, pour Foucault
comme pour Roland Barthes, la légitimité scientifique du psychiatre en France ou
à Moscou aujourd’hui, c’est d’avoir recours à des concepts lacaniens. Et ce qui me
semble important pour ce que j’ai dit de la proximité de Foucault et de Barthes,
ce qui est à mon avis l’essentiel, c’est de pouvoir se réinventer, de pouvoir s’arracher à ce que l’histoire a fait de nous. Et pour s’arracher à ce que l’histoire a fait
de nous il ne faut pas passer par la psychanalyse. Il faut au contraire la contourner, la congédier. C’est-à-dire qu’il faut échapper aux sélections qui fixent.
Les vecteurs de cette idéologie culturelle et politique il faut pour se réinventer
non seulement échapper à ces grilles conceptuelles et à cette logique. Ce qui est
grave chez Lacan et toute la pratique lacanienne, c’est cette logique interprétative
qui cherche toujours à tout réduire à la structure binaire de la différence des
sexes et à tout subsumer sous la férule de l’ordre symbolique qui en serait la transcendance indépassable et constituante.
Alain Gérard - Moi, je ne comprends pas un discours comme celui-là.
Vraiment. Parce que pour moi l’essence même de la psychanalyse c’est tout au
contraire de rendre la liberté à l’individu. Non pas d’appliquer quelques schémas
symboliques à tous les cas, à toutes les pathologies et à tous les individus, et à les
leur imposer le cas échéant de gré ou force, mais au contraire de chercher quel
schéma symbolique peut s’appliquer à tel ou tel cas particulier pour en faire prendre conscience par le patient. Ce n’est pas un carcan, c’est la levée de tous les carcans. Il y a là une erreur fondamentale.
La psychanalyse n’a pas pour but d’imposer des structures préétablies et
applicables à tous les cas de toute éternité. Elle pour but de chercher quelle structure ou quel mécanisme peut sous-tendre telle ou telle pathologie pour en faire
prendre conscience par le patient et lui permettre de le surmonter ou de s’en
accommoder au lieu de s’en abstraire par des masques ou des faux semblants. La
psychanalyse a pour but de faire prendre conscience d’eux-mêmes à ses patients
afin de leur permettre de s’assumer complètement et convenablement. Il n’y a pas
de meilleure définition de la liberté.
Il ne faut pas confondre les principes de base de la psychanalyse avec les
situations de souffrance que Freud rencontrait et traitait de son temps. Freud travaillait dans une société entièrement corsetée, refoulée, complexée, ce que ne sont
plus nos sociétés permissives d’aujourd’hui, ou plus autant, ou différemment. Je
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ne pense pas qu’il y ait encore de nos jours beaucoup de Dora ou de Président
Schreber dans les salles d’attente des psychanalystes. C’est exactement ce que
disaient Deleuze et Guattari dans leur Anti-Œdipe, qui proposait de remplacer
au cœur de la psychanalyse le complexe d’Œdipe par la schizophrénie, désormais bien plus courante et plus représentative.
Un autre exemple de cette évolution et de cette adaptation des idées est ce
qu’on appelle l’ethnopsychanalyse, pratiquée chez nous par un Tobie Nathan.
L’ethnopsychanalyse consiste, lorsqu’on soigne des patients d’origine extraeuropéenne formés dans d’autres cultures que les nôtres et dont le système symbolique est très différent du nôtre, à ne pas faire avec eux comme faisait une
certaine psychanalyse jusque-là, c’est-à-dire leur imposer notre propre système
symbolique, mais au contraire à retourner à leur système symbolique à eux. Tobie
Nathan a eu beaucoup d’opposition et a été très critiqué, parfois même par des
railleries. Les gens disaient : ah oui, Tobie Nathan c’est celui qui soigne ses
patients en leur faisant danser des danses africaines. Simplement quand il reçoit
un malade d’origine africaine qui lui dit : « j’ai un problème avec mon sorcier », il
ne lui dit pas : « un sorcier cela n’existe pas, tout ça ce sont des histoires, on va voir
si vous n’avez-vous pas plutôt un bon complexe d’Œdipe ». Loin de cela, l’ethnoanalyste remonte la filière des rapports du patient avec le sorcier pour déceler,
dans le contexte symbolique de ces rapports-là, le conflit et la cause de la souffrance qu’il a engendré et permettre au patient de s’en arracher pour se réinventer, comme vous dites très bien.
Ce sont là autant de preuves des possibilités d’ouverture de la psychanalyse. Si
un psychanalyste cherche encore à tout prix à imposer à un de ses patients un
complexe d’Œdipe ou une identité sexuelle spécifique que ce patient n’aurait
manifestement pas, il ferait effectivement œuvre de dogmatisme et d’entrave à la
liberté, mais un tel comportement ne doit plus guère exister aujourd’hui, sinon
chez de très mauvais praticiens. La logique de la psychanalyse n’est pas d’appliquer des schémas fixés une fois pour toute, mais de chercher à déceler en chaque
patient le schéma particulier et chaque fois différent qui permettra de remonter à
la source de sa souffrance
Parler d’entraves à propos à propos de la psychanalyse indique une confusion
d’interprétation quelque part à la base.
Un participant - Je reviens sur cette allusion qu’on a faite de l’héritage chrétien chez le dernier Foucault, celui du souci de soi. C’est extraordinaire de voir
que Foucault plaide le souci de soi alors que jusqu’à aujourd’hui toute la philosophie occidentale chrétienne a plaidé pour le souci des autres : « aime les autres ».
Comment Foucault voyait-il ce renversement ? On a l’impression qu’il n’a pas
vraiment investigué une certaine philosophie spiritualiste. C’est un univers qui lui
est passé par-dessus. Il y a une petite anecdote là-dessus. Lorsqu’il était conseiller
culturel au Mexique il a reçu Ricœur. On pouvait se demander ce qu’il y avait
comme points communs entre eux. Ricœur a fait sa conférence et Foucault qui
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était dans la salle, paraît-il, ne le regardait même pas, ne lui a pas adressé la moindre parole, et le lendemain quand ils se sont retrouvés dans le même avion,
Foucault s’est arrangé pour ne pas être assis à côté de lui, alors que Ricœur
voulait lui parler et discuter. Il y avait un véritable refus du dialogue.
Une autre petite chose. La différence entre Foucault et la plupart des grands
philosophes, c’est que le grand philosophe se réclame d’être généraliste alors que
Foucault était un philosophe vertical et plongeait dans chaque sujet pour aller au
cœur de la chose, mais pas philosopher.
Paul Seff - Il y a un commentateur qui a dit qu’il était « régionaliste ».
Alain Gérard - Je vous renvoie aussi à ce que je disais tout à l’heure : philosopher aujourd’hui ne peut pas être la même chose que ce qu’était philosopher à
l’époque classique.
Un participant - Je suis d’accord quand vous dites que Foucault était un
philosophe du pouvoir. Quand on fréquente des milieux de droite, ils s’en réclament. Les libéraux se réclament de Michel Foucault. Aurez-vous des commentaires sur ce point ?
Jean-Philippe Catonné - Les auteurs ne sont pas nécessairement responsables de la manière dont on traite ou maltraite leur pensée. Foucault a été, à l’inverse, à la pointe de combats qui ne seraient certainement pas revendiqués par la
droite libérale aujourd’hui. Il a aussi été repris aux États-Unis par des mouvements très progressistes.
Un participant - Le procès Foucault allié de la droite, cela a été une arme facile
de la part de gens qui le détestaient, en particulier les communistes qu’il avait quittés, parce qu’il avait accepté en tant que philosophe et auteur d’une réflexion
approfondie sur la prison, le pouvoir, etc., et qu’il avait accepté de faire des conférences de management dans des lieux qui étaient le MEDEF d’aujourd’hui. Mais
il faut voir ce qu’il leur disait à ces gens-là. Il leur disait ce qu’il a toujours dit: les
systèmes d’oppression, d’aliénation, etc. Ce n’est pas parce qu’il allait dans ces
milieux qu’il en était partisan. Cela a été un très mauvais procès qui lui a été fait.
Paul Seff - Pour moi il était profondément libertaire, et si on ne le situe pas à
gauche, c’est qu’on ne le comprend pas du tout. La seule chose, et je l’ai signalé
dans mon intervention, c’est que, notamment dans Surveiller et Punir, il présente
le côté normatif de la civilisation comme une nécessité. Il maintient que c’est
inadmissible, mais il dit qu’on ne pourrait pas faire autrement. L’histoire commandait, il y avait trop de population, la technique progressait, et il était obligatoire qu’on en arrive à ce système. C’est ça que la droite doit récupérer. Comme
disait le marxisme, le pouvoir de la bourgeoisie était une nécessité historique.
Le 16 mai 2009
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