Le portrait de la métaphysique chez Heidegger dans ​Qu`estce que

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 Le portrait de la métaphysique chez Heidegger dans ​
Qu’est­ce que la métaphysique? Tansy Etro­Beko Abstract: ​
Au siècle dernier, le questionnement omniprésent concernant la valeur en termes non­religieux de la philosophie traditionnelle ou de la métaphysique, et ce par la phénoménologie, mena à une fourche analytique considérable: soit refonder cette philosophie classique autour du sujet, soit la déconstruire afin de la dissoudre en religion, littérature, etc. Reconnu pour son écartement de tout contenu métaphysique du sujet transcendantal, M. Heidegger est réputé d’être un partisan du deuxième camp. Or, de liquider le contenu métaphysique du Dasein n’est pas pour autant de liquider la métaphysique entièrement. Cet article cherchera à démontrer qu’en réponse au ‘souci de la métaphysique du 20e siècle’, Heidegger propose, dans Qu’est­ce que la métaphysique, une réponse médiane à cette alternative entre recommencer et déconstruire. Pour ce faire, il nous faudra d’abord survoler le contenu du texte en question, puis y cerner et examiner le portrait de la métaphysique qu’Heidegger propose, pour enfin déterminer si ce portrait refonde ou déconstruit (ou déplace) la métaphysique​
. Depuis au moins la Grèce antique, les philosophes cherchent à fonder la philosophie de manière scientifique et absolue. L’incapacité à achever cette tâche sans appuis religieux pousse e
e
la philosophie à prendre une envergure toute neuve aux 19​
et 20​
siècles. Dès lors, les philosophes, analytiques comme continentaux, s’interrogent sur la valeur du discours philosophique. L’une des deux directions que prend cette interrogation est le recommencement de la philosophie, l'autre, sa déconstruction. Or, l’un des philosophes qui a emprunté successivement chacune de ces alternatives est l’élève d’E. Husserl (et héritier de sa chaire philosophique à l’Université de Fribourg­en­Brisgau), M. Heidegger. Suite aux années trente, la philosophie insigne d’Heidegger est réputée de déconstruire la phénoménologie husserlienne qu’elle commençât plutôt par radicaliser. Cet article tentera alors d’élucider laquelle des deux directions emprunte Heidegger dans son texte de 1929, ​
inspiré par sa conférence inaugurale à l’Université de Fribourg, Qu’est­ce que la métaphysique? Heidegger y tente­il de reléguer la philosophie ou d’en renouveler la fondation? Afin de répondre à cette question, nous chercherons Gnosis 14.1 | 2015
d’abord à comprendre ce qu’explicite ce texte d’Heidegger. Par la suite, nous tenterons d’y dégager le portrait de la métaphysique ou de la philosophie traditionnelle qu’Heidegger y propose. Enfin, d’après nos découvertes, nous établirons laquelle des orientations emploie ce texte d’Heidegger, recommencer ou déconstruire la philosophie. Précisions, pour débuter, que le recommencement de la philosophie comprend toute tentative neuve de fonder la philosophie en science indubitable. Notamment, la reprise par Husserl en 1929 de l’épreuve cartésienne de fondation, dans ses ​
Méditations cartésiennes​
, offre un apport incontournable à toute interrogation subséquente de la philosophie sur elle­même, soit la phénoménologie. Plus précisément, la phénoménologie inaugurée par Husserl porte son analyse seulement sur les phénomènes en tant que phénomènes; contrairement à la métaphysique ou philosophie traditionnelle qui cherche à établir une ontologie ferme et fixe. Puis, la phénoménologie est dite incontournable parce que la direction alternative du questionnement sur la valeur du discours philosophique s’y appuie tout en s’y opposant; cette seconde avenue est la déconstruction du discours philosophique, sa dissolution dans la littérature, le témoignage, la religion, etc. 1. L’entreprise d’Heidegger dans ​
Qu’est­ce que la métaphysique? À la question que pose son titre, Heidegger déclare que pour bien y répondre, la métaphysique doit se présenter d’elle­même. C’est­à­dire, Heidegger propose de commencer en se situant dans la métaphysique. Ce qui s’effectue, selon lui, en posant une question métaphysique. Heidegger précise qu’une enquête métaphysique comporte deux caractéristiques essentielles: « L’interrogation métaphysique doit nécessairement être posée dans son ensemble; chaque fois elle doit l’être comme naissant de la situation essentielle de la réalité­humaine 1
questionnante.» (42) Ainsi, suivant Heidegger, quelconque question métaphysique doit couvrir tout le domaine de la métaphysique et l’être qui se questionne doit en être l’origine. Alors, annonce Heidegger, par son examen de la question du néant, qui laisse à la métaphysique ​
Heidegger, Martin,​
Qu’est­ce que la métaphysique? Suivi d’extraits sur l’être et le temps et d’une conférence sur Hölderlin​
, trad. Henry Corbin, Gallimard, Paris, c1951, p. 42 des pp. 41­69. 1
Gnosis 14.1 | 2015
l’initiative d’apparaître ou de se donner, la réponse à sa question initiale sur la nature de la métaphysique se dégagera. Heidegger affirme ensuite que l’être qui se questionne sur la métaphysique est passionné par la connaissance et les sciences. Et malgré le délaissement de la recherche philosophique pour leur fondation commune, raison pourquoi les sciences demeurent uniquement entrelacés par l’organisation des domaines universitaires, toutes les pratiques scientifiques partagent trois caractéristiques importantes. Pour faire quelconque science, rapporte d’abord Heidegger, l’être qui se questionne doit choisir de se soumettre à l’étant tel qu’il se donne. Car les sciences, chacune à sa manière, travaillent à laisser se dévoiler l’essentiel de l’étant qu’elles étudient. Aussi, suivant Heidegger, dans l’expérience scientifique, l’être qui se questionne fait irruption dans l’existence, permettant du même coup aux étants d’être. Ce n’est donc pas le cas que la recherche scientifique a affaire à l’autre. Tout étant, remarque Heidegger, l’autre, dépend de l’être qui se questionne pour éclore dans l’existence. Enfin, souligne Heidegger, les sciences avancent qu’il n’y a rien à l’extérieur de ce qui est: « La science veut Rien savoir du Néant. Mais tout aussi sûr est ceci : justement là où elle cherche à exprimer son essence propre, elle appelle le Néant à l’aide. Sur ce qu’elle rejette, elle élève une prétention. » (45) Alors suivant la science, le néant est ce qui n’est pas; à l'égard de ce néant, la science n’a aucun intérêt. Cette relation apparemment aporétique entre la science et le néant, jumelée à la nécessité en science d’avoir un être qui se questionne, suivant Heidegger, fait de la question du néant une question métaphysique. Or, avant d’élaborer son interrogation sur le néant, Heidegger clarifie qu’afin de pouvoir confiner le néant à ce qui n’est pas, la science doit d’emblée en affirmer l’existence. Il en découle que la question de ce qu’est le néant est autant paradoxal ou hors des limites de la logique que l’est la pensée du néant comme pensée intentionnelle, comme pensée de quelque chose. Conformément aux lois de l’entendement, rappelle Heidegger, le néant est subordonné à l’opération logique de négation entant que négation de l’ensemble de l’étant. Pourtant, Heidegger pose l’hypothèse contraire : « ​
le Néant est originairement antérieur au ‘Non’ et à la négation​
. » (47) Donc, maintient Heidegger, pour être demandée, la question du néant ne peut guère se plier aux lois de la logique. Être ce qui n’est pas est un raisonnement vraisemblablement impossible Gnosis 14.1 | 2015
pour la raison. Heidegger développe donc sa problématique sur le néant avec l’appui, même si également à l’encontre, du sens commun assigné au terme, où le néant est « la négation radicale de la totalité de l’étant. » (48) Pour Heidegger, puisque la question du néant se pose, le néant doit pouvoir être rencontré par l’être qui se questionne. Le néant, souligne­t­il, est réellement donné. Selon Heidegger, uniquement l’expérience réelle du néant permet à l’être questionnant d’esquiver la contrainte formelle de la non­contradiction et d’apercevoir le néant. Afin de discuter ce qu’est l’expérience de la négation de la totalité de l’étant, Heidegger discute ce qu’est l’expérience de la totalité de l’existant qui est dite niée par le néant. L’auteur précise que la saisie ou l'intellection de la totalité de l’existant est impossible en soi pour une réalité finie telle l’être humain. Tandis que la possibilité de se sentir au milieu de tout l’étant est rarement explorée, l’expérience de la totalité de l’étant n’est possible pour la réalité­humaine que comme la sensation d’être au centre de tout l’existant. Étant donné que la réalité humaine ordinaire ne cherche qu’à atteindre des existants particuliers en vu de tâche particulières. Seuls dans les cas où l’individu ressent un ennui ou un ravissement complet et véritable envers l’existence en entier, et non lorsqu’un étant quelconque nous ennuie ou nous emballe, explique Heidegger, la totalité de l’étant lui est­elle révélée. « La situation­affective (​
Befindlichkeit​
) que nous fait sentir cette ​
tonalité (​
Stimmung​
), non seulement nous dévoile chaque fois à sa manière l’étant en son ensemble, mais ce dévoilement – loin d’être un simple accident – est en même temps l’​
historial​
essentiel dans lequel se ​
réalise​
notre ​
réalité​
­humaine. » (50) De se sentir au milieu de l’existant obscurcit le néant. Et de manière analogue, il existe une « tonalité­affective » ou un état qui met la réalité­humaine en présence du néant, en présence de l’expérience de la négation de la totalité de l’étant. Seulement, l’expérience du néant n’en est pas une de négation, divulgue Heidegger; ressentir le néant procède plus exactement de la tonalité­affective spécifique qu’est l’angoisse. L’angoisse(​
Unheimlichkeit​
), élucide Heidegger, est différente de la crainte (​
Angst​
). Elle ne se produit guère devant un étant déterminé telle la crainte. L’angoisse se ressent que devant et pour quelque chose d’essentiellement indéterminé. L’angoisse, explique Heidegger, opprime l’être qui la ressent par une indifférence envers la totalité de l’étant et même envers soi­même. Dans cet état, l’ensemble de l’existant se tourne vers l’être angoissé, recule, et laisse se montrer Gnosis 14.1 | 2015
ce rien qu’est le néant. La réalité­humaine qui fait l’expérience du néant par l’angoisse ne peut se raccrocher à rien pour s’affirmer comme ‘moi’, ajoute Heidegger. Elle se ressent comme un individu indéterminé, comme un ‘on’, comme une simple présence humaine réalisée. De plus, cet ‘on’ ne peut rien dire de son expérience d’angoisse lorsqu’elle la vit. À ce moment, la totalité de l’existant a glissé ou reculé devant elle. Dans l’expérience réelle du néant, il n’y a rien dont l’être angoissé puisse parler. Dans l’angoisse, il n’y a plus d’étant dont dire quelque chose.; il n’y a que le néant. Par l’angoisse, le néant se dévoile comme le glissement de l’entièreté de l’existant, non comme un objet, un étant ou un acte de négation: « dans l’angoisse, le Néant se présente ​
d’un seul et même coup avec l’étant. (…) En vérité, le Néant se dénonce avec et dans l’étant, en tant que celui­ci nous échappe et glisse dans tout son ensemble. » (54) Le néant n’est donc que lorsque la totalité de l’étant recule devant l’être angoissé. Le néant est ce recul de l’ensemble de l’étant, non sa négation. La réalité­humaine, poursuit Heidegger, est calmée mais repoussée par son expérience du néant. Le néant, étant le glissement de la totalité de l’étant, exerce sur l’être angoissé une fascination tant reposante que repoussante. Ce mouvement de répulsion clamant qui expulse tout l’étant, Heidegger le nomme le ‘néantir’ du néant. « L’essence de ce Néant qui néantit dès l’origine réside ​
en ce qu’il met tout d’abord la réalité­humaine (Dasein) devant l’étant comme tel.​
C’est uniquement en raison de la manifestation originelle du Néant que la réalité­humaine de l’homme peut aller vers​
l’étant et pénétrer ​
en​
lui.» (56) Heidegger avance que le néant est la condition de possibilité de l’apparition de l’étant à la réalité­humaine: « C’est dans ​
l’être de l’étant que se produit le ​
néantir du Néant. » (57) Le néant forme l’horizon duquel l’être en quête transcende ou émerge comme étant et d’où cet être reçoit et perçoit tout autre étant. De cette manière, selon Heidegger, être et néant forment les deux côtés d’une même expérience; expérience essentielle à l’irruption de toute réalité­humaine dans l’existence et, subséquemment, à celle de tout étant qu’elle saisit. D’une part, Heidegger reconnaît que l’angoisse, l’état qui provoque le recul de l’être de l’existant, ne peut perdurer indéfiniment. Même qu’elle est rare et éphémère, vu que d’ordinaire la réalité­humaine se détourne du néant afin de se préoccuper d’existants particuliers. De l’autre part, par contre, Heidegger constate que la rareté et la fugacité de l’angoisse n’empêchent Gnosis 14.1 | 2015
aucunement que le néant néantisse sans cesse sans qu’on le réalise. Quoique son apparition soit restreinte, le néant est toujours là, à notre portée, grâce à l’angoisse. L’angoisse, néanmoins, ne se provoque point à notre guise. Pour Heidegger, la finitude humaine nous en empêche. Pour cette raison, la réalité­humaine est une proie sans méfiance à l’égard de sa prédatrice en attente, l’angoisse: « L’angoisse est là. Elle sommeille seulement. » (61) La réalité­humaine ne peut qu’être surprise et saisie par la présence du néant que l’angoisse provoque soudainement. Par ailleurs, une fois que la réalité­humaine, ayant fondamentalement une passion pour la connaissance, a éclôt de l’horizon du néant, le néant se fait le plus souvent manifeste chez elle de manière voilée ou détournée: « Que la réalité­humaine se trouve de part en part ​
transie par le comportement néantissant, voilà qui atteste la manifestation continuelle bien qu’obscurcie, du Néant que l’angoisse seule dévoile en son mode originel. » (57­8) Même si la négation est le mode de néantir le plus répandu, le refus, la privation, l’exécration, etc., en sont tout autant. La négation, clarifie Heidegger, doit être la négation de quelque chose de niable. Et puisque le néant permet à la totalité de l’étant d’être, il suit que la négation de tout étant dépend initialement du néant. L’hypothèse d’Heidegger, plus tôt peut­être hâtive, ici se confirme. Puis, tel qu’Heidegger l’a préalablement énoncé, seule une compréhension du néant puisée dans une expérience vécue peut échapper aux apories de la logique. Même qu’en plus d’échapper aux obstacles de la logique, l’expérience du néant la détrône de son règne quasi incontesté en philosophie. « En même temps, la question du Néant traverse tout l’ensemble de la Métaphysique, pour autant qu’elle nous contraint au problème de l’origine de la négation, c’est­à­dire pour autant qu’elle nous amène, au fond, à décider de la souveraineté légitime de la ‘Logique’ en Métaphysique. » (65) Vu que la question du néant se dépasse pour englober l’ensemble de l’étant et qu’elle émerge de la réalité­humaine qui se questionne de manière inhérente, elle est véritablement une question métaphysique. Mais, Heidegger montre non seulement que la question du néant est métaphysique. Il montre aussi, sans entrer dans des contradictions formelles, que le néant offre l’horizon d’existence à l’être de tous étants; l’être se présente qu’en surgissant du néant. Conséquemment, Heidegger dénonce l’omission de l’ancienne philosophie ou de la ‘métaphysique’ de questionner le néant, qu’elle définit comme ce qui est non­existant. Et, Gnosis 14.1 | 2015
parallèlement, il critique sa négligence d’interroger l’être de fond en comble. Puis, étant comprise dans la question du néant, la réalité­humaine est également remise en question par cette quête. Du néant, l’être des recherches scientifiques arrive à soi­même. C’est­à­dire que l’être humain, déterminé comme être pour la science, n’est possible que comme émergeant de et contenu par l’horizon que forme le néant. De ce fait, toute science est redevable au néant. La métaphysique, qui se discerne dans l’expérience humaine de l’être et du néant, ne saurait donc jamais se réduire à une science. Lorsqu’il est question de ce qui est, pour Heidegger, il est forcément question de ce qui est pour quelqu’un. Heidegger rédige : « la Métaphysique 2
com­pose la ‘nature de l’homme’. » (67) Pour lui, la métaphysique n’est compréhensible que comme inhérente à, et dépende de, la nature humaine. 2. Le portrait de la métaphysique dans ​
Qu’est­ce que la métaphysique? Dans ​
Être et Temps (1927), Heidegger reprend la subjectivité transcendantale en phénoménologie afin d’en éliminer le contenu métaphysique. Il estime que la phénoménologie, suivant Husserl, doit cesser de se soucier du projet métaphysique de fonder la philosophie en science absolue. Elle doit plutôt s’occuper pleinement du projet proprement phénoménologique. Soit, puisque la subjectivité transcendantale entreprend de manière inhérente des recherches scientifiques sur les phénomènes qui lui apparaissent, la phénoménologie doit dégager ou laisser se dégager la nature de la subjectivité à laquelle ces phénomènes apparaissent. Dans ​
Qu’est­ce que la métaphysique?​
, deux ans plus tard, Heidegger offre à ses lecteurs un portrait plus développé de la métaphysique à travers sa question sur l’essence du néant. Dans cet essai, Heidegger élabore une procédure pour laisser la métaphysique se phénoménaliser ou se montrer d’elle­même. La méthode d’Heidegger consiste à élaborer puis répondre à une question métaphysique: «De cette seule manière, nous lui (la métaphysique) procurons la possibilité adéquate de se présenter elle­même. » (41) De la sorte, Heidegger présente la métaphysique non comme une 2
Cette division du mot rehausse que la composition du verbe allemand “zugehören”, “appartenir à”, est d’un élément divisible “zu” et d’une racine “gehören” (et d’ailleurs,“com­poser” est distinct d’ “im­poser”, “ex­poser”, etc.) Gnosis 14.1 | 2015
chimère, mais comme une réalité à apercevoir, un phénomène. Une interrogation métaphysique est composée, développe Heidegger, de deux éléments. L’un est qu’elle doive traiter de l’entièreté du domaine métaphysique; l’autre est qu’elle doive provenir d’un être questionnant. Sur la nature d’une question métaphysique, Heidegger poursuit en comparant le rapport scientifique de l’être humain au monde à celui non scientifique. Il explique que l’avantage du premier, et de la posture de l’être questionnant qui l’accompagne, réside en son habileté à révéler les existants qui se montrent: « L’irruption qui fait éclore, c’est elle qui avant tout, suivant le mode qui est ​
sien​
, produit l’existant à lui­même. » (44) L’attitude et le rapport scientifiques au monde s’historialisent et laissent se dévoiler les étants avec la réalité­humaine qui fait irruption et se réalise. Donc, l’attitude et l’entreprise scientifiques permettent de développer des questions véritablement de nature métaphysique. Au cours de son examen sur l’existence caractéristique de l’humanité, celle des poursuites scientifiques, Heidegger note que la science ne veut rien affirmer du néant, quoiqu’elle doive s’y appuyer pour se définir. Entendu que la science se détermine comme tendant à dévoiler l’être des existants qu’elle examine, elle s’oppose au néant qui n’est pas et dont elle ne sait rien. De plus, vu que toute pensée est intentionnelle, Heidegger remet en question la suprématie de la logique et de son principe primordial de non­contradiction. Ces derniers empêchent toute interrogation sur la nature du néant non­existant. Le néant, avance Heidegger, hormis toutes les objections de l’entendement, est. S’appuyant délicatement sur le sens commun employé pour désigner le néant, la négation complète de tout l’existant, Heidegger précise qu’il est vain de comprendre le néant sous les brides de la logique. Selon lui, toute négation dépend du néant pour s’opérer dans l’entendement. C’est donc l’expérience du néant qui s’avère fondamentale pour constater ce que la métaphysique chez Heidegger. Heidegger établit ensuite que sans cesse, et qu’on le sache ou non, le néant expulse la totalité de l’étant, mais l’expérience du néant ne s’opère que dans un état d’angoisse: « Avec la tonalité­fondamentale de l’angoisse, nous avons rencontré ​
cet historial dans lequel se réalise la réalité­humaine; le Néant nous y est révélé, et à partir de là nous devons pouvoir interroger sur lui. » (54) Dans ce passage, Heidegger révèle que le néant se présente comme le siamois contraire du sentiment d’être au milieu de l’étant. Le néant est quand tout l’étant se retire. Gnosis 14.1 | 2015
Quoique que l’expérience du néant est momentanée et insolite, le néant étant ressenti dans l’angoisse exclusivement, le néant intervient au quotidien par la négation, le ‘non’, le nier, etc. Heidegger confirme ainsi que la logique ne puisse pas servir pour répondre à toute interrogation philosophique; notamment le duo de l’être et du néant y échappe. Considérant que pour Heidegger: « La Métaphysique, c’est ​
l’interrogation qui dépasse l’étant sur lequel elle questionne, afin de le recouvrir ​
comme tel et dans son ensemble pour en actuer le concept. » (63) La métaphysique ne peut plus prononcer son discours traditionnel sur le néant. D’après lequel, rien ne se réalise du néant. Au contraire, le néant, une fois interrogé, provoque justement une interrogation sur l’être. L’être et le néant s’accompagnent toujours dans l’expérience. Ils forment le domaine de la métaphysique. « Être et Néant se com­posent réciproquement, non point parce que tous deux – envisagés par le concept hégélien de la Pensée – concordent dans leur indétermination et leur immédiateté, mais parce que ​
l’Être lui­même est ​
fini dans son essence et ne se révèle que dans la transcendance de la réalité­humaine qui, dans le Néant​
, émerge hors de l’étant.» (65) Suivant Heidegger, le néant est l’horizon duquel l’être humain surgit pour être et duquel l’étant surgit afin de lui apparaître. En conséquence, la tradition philosophique, critique Heidegger, doit remettre en question ses décrets tant sur l’être que sur le néant. La métaphysique doit reconnaître l’apport crucial du néant à l’existence. Notre être comme chercheur dépend directement du néant qui permet aux étants de nous stupéfier. En somme, selon Heidegger, le néant offre l’horizon d’existence tant à l’être questionnant qu’à l’étant qui lui apparaît. Puis, toute transcendance de l’étant du néant vers l’être nécessite un chercheur qui la vive. Ainsi, pour Heidegger, la métaphysique est essentielle à la réalisation de notre être. Heidegger déclare au sujet de la métaphysique: « elle est l’historial qui, fondement de la réalité­humaine, s’historialise comme réalité­humaine. (…) La philosophie – ce que nous appelons ainsi – n’est que la mise­en­marche de la Métaphysique, par laquelle elle accède à soi­même et à ses tâches ​
explicites​
. Et la philosophie ne se met en marche que par une ​
insertion spécifique de mon existence propre dans les possibilités fondamentales de la réalité­humaine en son ensemble. » (68­9) Plutôt qu’une école philosophique ou une doctrine précise, la métaphysique est une réalisation humaine. Elle rassemble les transcendances vécues par une réalité­humaine. La métaphysique est Gnosis 14.1 | 2015
donc le moment des expériences transcendantales accessibles indéfiniment par la réalité­humaine qui en fait le choix, mais sans prévisions quand elle s’y retrouve plongé. Heidegger termine son essai en affirmant qu’en philosophant, qu’en ayant l’attitude qui permet à l’être questionnant d’être au milieu des étants fuyant, la réalité humaine dégage la « question ​
fondamentale de la métaphysique, celle qui extorque le ​
Néant lui­même : Pourquoi, somme toute, y’a­t­il de l’étant plutôt que Rien? » (69) La métaphysique est donc réelle et essentielle à la réalité­humaine suivant ce texte d’Heidegger. Elle est une enquête subjective double, à la fois sur l’être et le néant. Par la métaphysique, la réalité­humaine se place auprès d’elle­même, de l’être et du néant. 3. Recommencer ou déconstruire dans ​
Qu’est­ce que la métaphysique?​
Dans cet essai d’Heidegger, la métaphysique est une réalité­humaine se réalisant par l’expérience de l’être et du néant. Mais, la métaphysique, dans cette étude, demeure­t­elle le projet de fonder la philosophie en science fondamentale ou non? C’est­à­dire, doit­elle être recommencée ou déconstruite? Et selon le cas, pourquoi et de quelle manière? Afin de répondre à ces questions, nous devons examiner comment la métaphysique d’Heidegger ratifie chacune de ces options. Du côté d’un recommencement, la méthode mise en marche par Heidegger dans son enquête sur la métaphysique, soit à travers un approfondissement métaphysique sur le néant, montre d’emblée un effort par cet auteur de récupérer en phénoménologie le vocable de ‘la métaphysique’ plutôt que de l’éliminer. Or, la métaphysique, lorsqu’elle se montre d’elle­même, se dévoile à partir de l’être qui se ressent au milieu des étants. L’examen du néant par l’être humain qui effectue des recherches scientifiques lui dévoile un domaine plus originel que celui de la logique: la métaphysique. La métaphysique, chez Heidegger, se révèle comme la panoplie d’étants qui se présente ou se retire, selon les états fondamentaux de l’être délibérant. Provenant de, tout en fondant la réalité­humaine, la métaphysique se présente comme le fondement indubitable philosophique autant que scientifique. Ainsi, le travail de fondation se recommence avec cet essai d’Heidegger, mais la fondation est déplacée. De la fondation traditionnelle de la Gnosis 14.1 | 2015
philosophie en science, Heidegger passe à fonder la métaphysique dans la réalité­humaine spécialement disposée. De la sorte, du côté de la déconstruction, ce texte d’Heidegger possède une importante qualité critique ou élément de déconstruction. Alors que chercher à fonder la philosophie en science définitive est la quête métaphysique classique, Heidegger reprend le mot ‘métaphysique’ tout en laissant à ce terme le soin de donner son sens. Puis, ce sens est radicalement autre que le sens traditionnel. Suite à son examen phénoménologique du néant, Heidegger atteste qu’il rejette la métaphysique traditionnelle qui néglige de poser pleinement les questions de l’être et du néant. La métaphysique n’est plus la fondation de la philosophie en science absolue, parce que la métaphysique est plus originaire que la science. De ce fait, pour être possibles, la fondation et la justification scientifiques dépendent d’étants dévoilés par le néant: « C’est pourquoi la rigueur d’aucune science n’égale le sérieux de la Métaphysique. Et jamais la philosophie ne peut être mesurée à la mesure de l’Idée de la Science. » (68) Avec Heidegger, la métaphysique est la phénoménologie vitale: la métaphysique s’est dévoilée à être la phénoménologie fondamentale de et à la vie de tout être humain. Elle s’est exposée en l’exhibition de l’être et du néant par et pour la réalité­humaine. Somme toute, ces points rassemblés nous amènent à conclure qu’Heidegger déconstruit et recommence l’effort traditionnel de fonder la philosophie en science absolue dans ​
Qu’est­ce que la métaphysique? Dans cet écrit, Heidegger recommence l’effort de fonder la philosophie de manière certaine. Toutefois, il l’érige de son ​
Dasein indubitable, et non sur le modèle d’une e
science parfaite. Donc, en réponse à ce qui peut se nommer ‘le souci de la métaphysique au 20​
siècle’, nous remarquons chez Heidegger toutes deux des directions, recommencement et déconstruction. D’ailleurs, cet examen de la question métaphysique du néant nous laisse possiblement deviner pourquoi Heidegger a pu être tenté postérieurement par la dissolution complète de la philosophie en poésie ou en témoignage littéraire. Plus spécifiquement, si la réalité­humaine s’historialise suivant des états particuliers, le système d’Heidegger pourrait­il rencontrer des problèmes lorsqu’une tonalité­affective n’engendre pas l’expérience prévue ou encore si l’état ne réussit guère à en provoquer? Pour terminer, nous estimons qu’une recherche Gnosis 14.1 | 2015
plus approfondie de la pensée d’Heidegger est incontournable pour saisir pleinement son (ses) portrait(s) de la métaphysique et répondre à cette dernière question. Bibliographie HEIDEGGER, Martin, ​
Qu’est­ce que la métaphysique? Suivi d’extraits sur l’être et le temps et d’une conférence sur Hölderlin​
, trad. Henry Corbin, Gallimard, Paris, c1951, pp. 41­69 de 254. Gnosis 14.1 | 2015
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