l’esprit, le mouvement de notre pensée le transforme en autre chose que lui-même : on
en fait quelque chose de particulier, une sorte de vide auquel on attribue
subrepticement un corps que le néant ne saurait posséder sans entrer en contradiction
avec sa définition. C’est ainsi qu’au lieu de lui ôter jusqu’au moindre semblant d’être,
l’activisme intellectuel le projette dans l’ontologie et ainsi le trahit : l’absence devient
présence de quelque chose, le non-être s’habille d’être et c’est la pagaille garantie dans
les concepts.
Tel est le paradoxe du néant : penser le rien n’est jamais penser à rien ; en affirmant
l’existence du rien, on le substantifie et, ce faisant, on le perd.
Les récits cosmogoniques qui décrivent la naissance de l’univers ne s’y sont d’ailleurs
pas trompés : ils ne décrivent jamais le monde originel comme une émanation du néant
pur. Au commencement, il y a toujours, disent-ils, quelque chose, un lieu sombre, sans
lumière. En somme, d’après eux, à l’origine de l’univers, il y a toujours un vide noir qui
grésille, d’ailleurs, c’est l’anagramme... Or un vide noir qui grésille, je ne sais pas si c’est
mieux que rien, mais ce qui est sûr, c’est que ce n’est pas rien et que c’est donc déjà ça.
C’est Leibniz qui, un jour de l’An 1740, posa la question fondamentale : « pourquoi y a-t-
il quelque chose plutôt que rien ? ». Pourquoi y a-t-il donc un monde, un monde
authentique, avec à l’intérieur des choses, des êtres vivants, de l’espace, du temps, des
sentiments ? D’où vient qu’à l’origine ce n’est pas plutôt le néant qui s’est imposé, alors
que, comme le précisait Leibniz lui-même, le néant est certainement « plus simple et
plus facile que n’importe quelle chose »[1] ? En effet, s’il n’existait pas, le monde serait
certainement un peu moins compliqué… Mais alors, d’où vient que c’est le difficile et le
non-simple qui ont gagné la partie ? C’est Cioran je crois, qui disait : « Tout est superflu,
le vide aurait suffi ». Mais on peut aussi penser que la réalité vient au contraire combler
la béance du vide, qu’elle vient remplir l’excès de vide qu’il y a dans le vide, si l’on peut
dire… Et puis bien sûr, on pourrait, à la question « pourquoi y a-t-il quelque chose ? »,
répondre : « Parce que Dieu l’a créé à partir de rien ». Mais ça ne va pas, car Dieu est lui-
même quelque chose. Répondre ainsi, c’est donc un coup à se faire sévèrement gronder
par les métaphysiciens : on ne peut pas se servir de quelque chose pour justifier qu’il y
ait quelque chose...
On voit par là que la question de Leibniz incarne à elle seule toutes les vertus et tous les
péchés de l’interrogation métaphysique, « métaphysique » pouvant aussi bien prendre
un sens dépréciatif (métaphysique, donc frivole) qu’un sens positif (métaphysique, donc
profond).
De nos jours, la métaphysique n’a pas la vie facile. Fille anonyme des Grecs, elle s’est
trouvée malmenée par la philosophie contemporaine qui en dénonça le rationalisme
outrecuidant et le dogmatisme pédant : à quoi bon s’interroger sur la cause de toutes
choses ? À quoi bon couper les cheveux en quatre ? Y a qu’à faire comme si on était
chauve… On a d’ailleurs jamais cessé d’annoncer la mort de la métaphysique, mais sans
vraiment convaincre, car la longueur de l’agonie a fini par rendre le décès suspect.