Réverie sur un inachèvement
Jean-Philippe Ravoux, Lycée P. Cézanne, Aix-en-Provence.
Le 3 mai 1961 Merleau-Ponty laissait inachevée une méditation à la-
quelle il avait l’intention de donner pour titre : Le visible et l’invisible.
L’inachèvement était le fait d’une mort brutale.
Vers l’année 1628, Descartes écrit les Régles pour la direction de
l’esprit, ouvrage qui, publié, ne nous propose que 21 règles sur les 34
qu’il devait compter. L’inachèvement n’est point le fait de la disparition
de l’auteur ou des avatars survenus aux papiers recueillis à Stockholm
après sa mort. Ce peut être le fait de son départ pour la Hollande ou de
la rédaction du Traité du monde. C’est plus probablement parce qu’au
lieu « de ce grand nombre de préceptes dont la logique est composée»
il a cru qu’il avait assez des quatre règles du Discours pourvu qu’il prit
« une ferme et constante résolution de ne manquer pas une seule fois à
les observer ».
Lorsque Spinoza rédige, en 1661, le Traité de la purification de
l’entendement 1, son intention n’était certainement pas de le laisser
dans un inachèvement qui n’est le fait ni d’une mort, survenue en 1677,
ni d’une simplification. Il y a là une énigme à laquelle quelques historiens
de la philosophie et spécialistes de la pensée de Spinoza ont essayé de
répondre.
Depuis 1961, date à laquelle j’ai rencontré pour la première fois l’œuvre
de Spinoza et plus particulièrement le Traité de la purification de l’en-
tendement qui a été pour beaucoup dans le choix de mon devenir, j’ai
souvent rêvé aux raisons d’un inachèvement que rien n’explique vraiment.
C’est cette rêverie que je veux faire encore parce qu’avec les années elle
a suscité en moi une conviction.
1. Pour toutes les citations et références nous avons utilisé la traduction d’A.
KOYRE éditée chez VRIN en 1979.
EMENDATIO : action de corriger. L’entendement n’était pas utilisé comme il
doit l’être. Le corriger, c’est proprement faire en sorte qu’il n’aille plus vers le faux, la
fiction, le douteux, donc, le rendre pur, c’est-à-dire tel qu’il est avant d’être perverti.
Il s’agit d’une purification.
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On peut chercher les raisons ou les mobiles de l’inachèvement dans
l’analyse de la pensée en restant dans les limites de l’œuvre qui nous
est parvenue et c’est ce qu’ont fait les historiens de la philosophie qui
ont voulu le comprendre. Pour ma part, je pense qu’il vaut mieux, en
s’inspirant de la démarche des historiens des mentalités, se mettre du
côté de l’homme, essayer de comprendre le non-dit que nous suggèrent
pourtant bien des éléments biographiques, historiques et intellectuels.
Voilà un fils de commerçant aisé, un bourgeois intelligent, promis à
un avenir brillant dans une communauté où il a tout pour réussir, qui
fait des études théologiques et commerciales, qui, tout en poursuivant
ses études, travaille dans le commerce de son père dès l’âge de 13 ans,
commerce qu’il dirigera avec son frère pendant deux ans, se révélant
comme un excellent homme d’affaires. Et puis voilà un homme de 24 ans
qui rompt avec le milieu religieux et le milieu économique, se condamnant
à la solitude, s’offrant à la persécution, vivant dans l’insécurité, méditant
dans la pauvreté, gagnant sa vie - quel symbole ! — en polissant des
verres.
1656 est le moment d’une conversion philosophique qui le fait rompre
avec la communauté juive et avec les affaires. C’est l’affirmation d’une
pensée qui ne s’énonce pas encore, mais qui a été nourrie par celle d’un
Uriel da Costa Ou d’un Juan de Prado avec lequel il a eu des liens
étroits, formée à l’école d’un Van den Ende, jésuite devenu athée et libre
penseur, influencée par le cartésianisme et le christianisme libéral des
milieux intellectuels.
Cette pensée, qui veut le bonheur dans la recherche de la vérité et de
l’harmonie politique, contre la mondanité et les idées reçues, s’énonce en
17 ans :
1660 le Court traité.
1661 le Traité de la purification de l’entendement.
1662-1665 l’Ethique.
1663 Principes de la philosophie cartésienne.
Pensées métaphysiques.
1665-1670 Traité théologico-politique.
1675-1677 Traité de l’autorité politique.
Huit ans pour la métaphysique et sept ans pour la philosophie po-
litique, précédés par quelques années de recherche où la maturité est
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conquise dans une réflexion méthodologique.
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Faisons l’hypothèse que le Court traité, même s’il n’est pas de Spi-
noza, contient au moins quelque chose de ce que l’auteur pensait alors.
Nous voyons une pensée qui ne s’est pas libérée absolument de la théologie
et d’un Dieu qu’elle s’efforce de penser philosophiquement. Nous voyons
aussi une pensée qui s’interroge sur l’homme, dans une perspective plus
« éthologique » que métaphysique ou anthropologique. Cette lecture nous
donne le sentiment que pour se libérer de Dieu, de la pensée théologique,
et pour être homme pleinement, il n’y a qu’une voie possible : celle de la
raison.
Spinoza rejoint cette grande idée qui s’impose depuis la fin du XVIesiècle,
pensée qui exprime une confiance dans les puissances natives de l’esprit
humain en même temps qu’une méfiance à l’égard de l’exercice non di-
rigé de la raison. Il acquiert à son tour la conviction qu’il suffit de libérer
l’esprit humain des préjugés, de purifier l’entendement pour qu’il puisse
spontanément atteindre la vérité. Il croit à la méthode dont les règles
peuvent, seules, prémunir contre l’erreur. Ce n’est pas Descartes, ce n’est
pas l’influence du cartésianisme, c’est la pensée du temps, comme celle
du structuralisme s’est imposée dans notre siècle. Descartes n’est que la
pensée exemplaire, comme Lévi-Strauss a été exemplaire.
Alors on comprend pourquoi le Traité de la purification de l’en-
tendement peut être, en fait, le premier texte de Spinoza. On ne com-
mence pas par des règles, on se met à penser. Spinoza pense, c’est-à-dire
qu’il réfléchit sur la pensée acquise, sur l’enseignement reçu, sur l’expé-
rience. Cette pensée, nous en avons un reflet dans le Court traité. C’est
dans l’exercice de cette pensée, en quelque sorte informelle, qu’il prend
conscience et détermine sa méthode, celle qui lui permettra de dépasser
la crise, de maîtriser sa propre pensée. Il faut que la conversion précède
la méditation et la conversion n’est effective qu’avec la méthode, lorsque
l’entendement est purifié et qu’a été déterminée la « meilleure voie à
suivre pour parvenir à la vraie connaissance des choses ».
Spinoza n’est pas cartésien dans le sens où cela consisterait à adhérer
à la pensée du philosophe. Il est critique à l’égard de cette philosophie,
comme le montrent les Principes de la philosophie de Descartes.
Descartes, c’est l’intellectualisme d’un croyant qui cherche le savoir, une
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connaissance certaine, la science qui nous rend « maîtres et possesseurs
de l’univers ». Spinoza, c’est le moralisme d’un homme sans religion, pour
qui la science n’a pas de valeur en elle-même, mais seulement comme ce
qui doit nous mener à l’acquisition du bien suprême, à la réalisation de
notre perfection, à la béatitude ou à la joie qui ne peuvent se réaliser que
dans et par l’acte d’intellection. Descartes veut le pouvoir de l’homme
sur lui-même et sur le monde dans I’affirmation d’une liberté que seule la
raison peut nous donner. Spinoza veut le bonheur et la cité qui offrirait
à tous les hommes la possibilité d’acquérir ce bonheur auquel seule la
raison nous permet d’accéder.
Spinoza a parfaitement compris le sens du Discours de la méthode,
que le dessein de Descartes n’était pas « d’enseigner la méthode que
chacun doit suivre pour bien conduire sa raison », mais seulement de
montrer en quelle sorte il avait tâché de conduire sa raison pour s’efforcer
de réformer ses propres pensées et de bâtir dans un fond qui serait tout
à lui.
Ainsi le Traité de la purification de l’entendement nous propose
une introduction méthodologique, une sorte de propédeutique nécessaire
non pas pour purifier l’entendement de ses lecteurs, ce qui ne peut être
fait que par eux, mais pour montrer comment il a purifié son entendement,
quel a été son itinéraire intellectuel, sa méthode, afin de les préparer à
l’intelligence des vérités qu’il avait l’intention d’exposer. Il s’agit de sa
méthode, celle par laquelle il va, à son tour, réformer ses propres pensées
et bâtir dans un fond tout à lui. Spinoza est cartésien au bon sens du
terme, il a compris que l’homme ne peut advenir, que la pensée ne peut
se déployer que dans le temps d’une liberté affirmée, à la condition que
chacun pour soi veuille et sache vivre la geste de l’intellection.
De même que l’on ne peut pas, sans perdre son identité, penser la
pensée d’un autre, on ne peut pas pratiquer une méthode qui ne corres-
pond ni à notre histoire, ni à notre nature. On ne peut pas apprendre
une méthode comme on apprend des connaissances établies. La méthode
s’apprend dans et par son exercice même, elle est la conquête d’une pen-
sée qui se cherche. Elle est la connaissance réflexive, réflexion sur une
connaissance acquise et une expérience vécue, mais plus encore réflexion
sur l’acte même et le mouvement de l’acquisition, cela selon des modalités
qui doivent être propres à chacun. .
Dans le temps de l’enfance et de l’adolescence on se laisse prendre par
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une langue structurée et déjà porteuse de sens, on entre dans des pensées
faites, on est piégé par une idéologie, on est au niveau de l’opinion qui
peut nous servir de pensée, en tenir lieu. Celui qui veut penser, qu’il
s’agisse de sa propre pensée ou d’une pensée dont il pourra rendre compte,
celui-là doit accomplir le geste cartésien de la réflexion qui doute pour
pouvoir bâtir dans un fond qui puisse être tout à lui. Ma conviction est
que le Traité de la purification de l’entendement dit ce moment de
rébellion philosophique, cette purification de l’entendement sans laquelle
on ne peut que se perdre dans l’erreur et/ou se condamner à la répétition
du discours de l’autre, cette méthode qui ouvre la voie à suivre « pour
parvenir à la vraie connaissance des choses », et que c’est pour cette
raison qu’il est resté inachevé.
Je vais essayer de rendre compte de cette conviction selon les moments
d’une rêverie souvent faite en suivant le linéament du texte qui semble me
dire la conversion et le processus de la purification de l’entendement, me
définir la méthode, théoriquement et dans sa pratique, m’indiquer la voie
par laquelle on doit aller pour rencontrer la vérité dispensatrice du bon-
heur, m’expliquer pourquoi cette voie est empruntée par peu d’hommes.
Cela me permettra de mettre en évidence les raisons de ma conviction,
auxquelles j’ajouterai quelques remarques qui prolongent ma rêverie.
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Je ne crois pas du tout que le Traité de la purification de l’en-
tendement commence par une « expérience commune et générale ». Il
s’ouvre sur l’aveu de la conversion de 1656, conversion morale et intel-
lectuelle. Conversion morale par l’abandon de la religion et d’un mode
de vie, conversion intellectuelle par la volonté de répondre à l’incitation
cartésienne pour la recherche du bonheur.
La conversion de Spinoza n’a rien à voir avec celle de Saül sur le
chemin de Damas. Les treize premiers paragraphes traduisent le temps
d’une réflexion pleine d’hésitations auxquelles il ne sera mis un terme que
par une décision de la volonté : « finalement, je me décidai ».
Il se décide contre le sentiment qu’il est « déraisonnable de vouloir
renoncer à quelque chose de certain pour quelque chose d’incertain en-
core », et cela d’autant plus qu’il voyait parfaitement les « avantages que
nous procurent les honneurs et les richesses ». Longtemps il a tourné dans
son esprit l’idée d’une possibilité « de réaliser ce, projet nouveau » ou du
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