Tracés 12 - Tracés. Revue de Sciences humaines

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Qui (n’)a (pas) peur
du relativisme (culturel) ? *
N AD ER N. C H O K R
Pourquoi une question différente ?
À mesure que l’interconnexion et l’interdépendance s’accroissent dans le
monde, et que nous en arrivons peu à peu à reconnaître et à faire le bilan des
« conséquences de la complexité culturelle » (Chokr, 2006a, 2007a) qu’un
tel monde engendre et révèle, on pourrait s’attendre à observer un degré
plus élevé de « convergence morale » entre des individus appartenant à des
cultures variées, ou, du moins, à un « consensus par recoupement »¹ plus
substantiel. De même, on pourrait s’attendre à ce que la « perspective cosmopolite » et l’« universalisme moral » qu’elle présuppose aient gagné du terrain pour devenir, à défaut d’être largement acceptés, au moins largement
tolérés². Au lieu de cela, ils sont perçus comme l’expression menaçante de
1
2
*Je voudrais exprimer ma gratitude la plus profonde à Li Xiaolin dont la « mélodie de l’âme » me
permet de persévérer, convaincu que la vie n’est pas une erreur. Je voudrais également remercier
la rédaction de Tracés, tout spécialement Eric Monnet et Paul Costey, pour leurs suggestions
bienvenues et leurs commentaires stimulants tout au long du processus de parachèvement de cet
essai dans sa double version. Finalement je remercie les traducteurs pour avoir eu la gentillesse
et la générosité de traduire cet essai en français alors même que la date limite approchait et que
le temps venait à manquer.
J’utilise ici l’expression de Rawls (1996), en anglais overlapping consensus, sans pour autant
embrasser ni l’étiquette du « libéralisme politique », ni les restrictions ou les conditions particulières qui sous-tendent la pertinence que ces notions ont pour lui. Je l’entends plutôt dans
le même sens que Nussbaum, comme nous le verrons plus tard.
La notion, la question et le problème de la « tolérance » seront, bien entendu, au centre de
ma réflexion et de ma discussion pour de nombreuses raisons. On l’évoque et on l’utilise souvent, tant pour justifier le relativisme culturel (en tant qu’il est normatif ) que pour critiquer
l’hégémonie occidentale et l’impérialisme culturel. On fait aussi appel à cette notion parce
qu’elle constitue une vertu cardinale du libéralisme occidental et une des valeurs principales
des Lumières, dont le legs est justement remis en question aujourd’hui (voir Graham, 1996 ;
Harrison, 1976).
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l’hégémonie occidentale et de l’impérialisme culturel. En conséquence, ces
dernières années ont vu la prolifération d’affirmations répétées sur la distinction culturelle et l’identité nationale, ainsi que de célébrations véhémentes du provincialisme, de l’esprit de clocher, du sectarisme, du communautarisme, du nationalisme et de fondamentalismes en tous genres, qu’ils
soient religieux ou laïcs. Il va de soi que le spectre du « relativisme culturel »
hante une large part de toutes ces affirmations et célébrations. L’idéologie
cosmopolite et le chauvinisme culturel (ou le nationalisme étriqué) ne sont,
semble-t-il, plus opposés aujourd’hui, bien au contraire ; ils se renforcent et
se définissent mutuellement. A mesure que l’un s’accroît, il gonfle l’autre.
Cette hypothèse sera aisément confirmée par quiconque a observé l’état du
monde ces deux dernières décennies.
On peut se demander pourquoi la thèse du relativisme culturel s’est
révélée si résistante sous la lame puissante du « couteau » froid et rigoureux
de la logique et des démonstrations rationnelles. Est-ce parce que, malgré
ses apparents problèmes de constance et de cohérence³, il offre, semble-t-il,
la possibilité d’une exploration en profondeur de la condition humaine et
qu’il nous rend attentifs à de réels et délicats (voire insolubles) problèmes
moraux ? Ou est-ce parce que, bien qu’il soit fondé sur un mode de pensée
profondément problématique et controversé, il peut néanmoins servir les
desseins personnels, idéologiques et politiques (et même conflictuels) de
ceux qui le défendent ?
Il convient de tenir compte de ces deux types de considérations si l’on
souhaite que la discussion proposée ici soit juste, nuancée et porteuse de
sens. Cependant, en raison des réactions hautement controversées et profondément troublantes qu’elle pourra entraîner, surtout d’un point de vue
éthique et politique, il est nécessaire d’assurer quiconque les endossera que
nous avons de bonnes raisons de craindre le relativisme, et qu’une telle
crainte (réaction à la fois émotionnelle et intellectuelle) est, de plus, tout
aussi justifiée que raisonnable. Ce qui attire mon attention ici est le fait
que le relativisme culturel exclut de l’analyse ultime tout jugement normatif ou critique, tant sur le plan intra-culturel que sur le plan inter-culturel.
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Selon Putnam, « nous savons tous que le relativisme culturel est inconstant » (1983, p. 236) ;
voir Brandt, 1984, pour une réfutation. Voir cependant Steven D. Hales (1997) pour un bel
effort visant à démontrer la constance du relativisme d’un point de vue logique. Voir également
Harman (1997, 1996, 2000a, 2000b), Wong (1985, 1986, 1991, 1996), Walzer (1994) pour d’autres
tentatives, quoique différentes, de défense du relativisme moral. Voir enfin Williams (1985) pour
une tentative d’affirmation du relativisme normatif de façon cohérente et non défaitiste. Voir
Chokr, 2007*, pour une discussion plus consistante.
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C’est, je suppose, ce qui constitue l’implication la plus accablante d’une
telle thèse d’un point de vue éthique et politique. La voix de la discorde et
de la contestation est rarement, sinon jamais, rarement prise en considération (voir Benhabib, 2002 ; Wellman, 1963, 1975). Ma réponse à la question normative suivante : « devons-nous craindre le relativisme ? », découle
évidemment de cela.
Cependant, je pense qu’il est nécessaire de faire progresser le débat et
gagner ainsi en clarté dans notre compréhension du problème en se posant
une autre question : « Qui craint (ou ne craint pas) le relativisme (culturel) ? »⁴.
Je soumets cette question avec l’objectif de déterminer qui s’y intéresse,
qui ne s’y intéresse pas, et, plus précisément, pourquoi certains s’y intéressent et d’autres non ; c’est en se concentrant ainsi sur l’enjeu qui oppose
les deux camps que nous pourrons mieux comprendre la façon dont on
use, ou plutôt dont on abuse du relativisme culturel. C’est également ainsi
que nous arriverons peut-être à une meilleure compréhension des éventuels
conflits, divisions et tensions qui risquent de surgir ultérieurement entre
ces deux camps. En outre, c’est en examinant non seulement les arguments
et contre-arguments des partisans et des opposants du relativisme, mais
aussi leurs motivations respectives, les présuppositions qui les sous-tendent,
ainsi que leurs objectifs personnels, idéologiques ou politiques, que nous
pourrons montrer de façon plus effective pourquoi le relativisme culturel
est intenable et inacceptable aujourd’hui, en dépit des arguments invoqués
par ses défenseurs. Tour à tour, nous tenterons de déterminer la meilleure
manière de relever et de contrer le défi qu’il implique (Rachels, 1999 ; Renteln, 1985).
Dans cet essai, je propose de discuter la thèse du « relativisme culturel »
tant dans sa version descriptive que dans sa version normative⁵, dans un
effort visant à établir puis à remettre en question les raisons de sa persis4
5
Naturellement, j’ai conscience que cette dernière question a des relents d’empirisme et qu’elle
bénéficierait peut-être plus d’un traitement socio-historique, alors que la précédente (telle que
la posent les éditeurs de Tracés) doit être comprise à proprement parler comme une question
normative, ce qui la situe par conséquent dans les limites de la philosophie morale et politique.
Et je n’ai nullement l’intention de me lancer dans une défense de « l’illusion naturaliste », ni
de chercher, de façon quelque peu triviale, à faire glisser vers un « devoir » (une norme, ce que
nous devrions faire) ce qui est de l’ordre de l’« être » (des faits, ce que nous sommes et ce que
nous faisons). Néanmoins, je suis convaincu que notre pensée normative est la meilleure (la
plus réaliste et la plus convaincante) lorsqu’elle est contrainte, d’une certaine façon, par des
questions empiriques pertinentes, sans pour autant qu’elle soit déterminée par ces questions
ou qu’elle en dérive purement et simplement.
Une partie entière est consacrée à une discussion sur la variation normative et sa justification
présumée dans une version plus longue de cet essai (Chokr, 2007*).
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tance dans un monde profondément ancré dans une nième vague de « mondialisation »⁶.
Mon angle d’attaque ici est celui que recommande Bernard Williams
dans Ethics and the Limits of Philosophy. « Plutôt que de chercher à savoir
si nous devons penser de façon relativiste, pour des raisons logiques et
conceptuelles, ou si cela est impossible, nous devrions plutôt demander quelle
place nous pouvons raisonnablement trouver pour une pensée de ce genre, et
dans quelle mesure elle répond plus adéquatement à la réflexion » (1985, trad.
française 1990, p. 173 ; je souligne). C’est précisément la question principale qui motive mon enquête. Je suis convaincu que si l’on pousse l’injonction de Williams jusqu’aux limites de sa pertinence, et que si l’on concentre nos efforts à l’intérieur de ces limites, nous parviendrons à mettre au
jour certaines difficultés et certains problèmes moraux réels et sérieux, auxquels nous n’aurions peut-être pas assez prêté attention. Mais, plus que tout
encore, nous parviendrons peut-être aussi à mieux appréhender (les raisons
de) l’attraction persistante et puissante que le relativisme exerce depuis plus
de deux mille ans, et qu’il continue d’exercer aujourd’hui sur des individus et des groupes d’appartenances philosophique, politique et idéologique
variées, et ce quelles que soient les entraves que leur imposent des considérations purement logiques et conceptuelles⁷. Cette manière d’appréhender
la singulière « résistance » du relativisme à l’analyse logique et conceptuelle
nous offrira alors un point de vue unique, de par son caractère informé, à
partir duquel nous pourrons traiter (la question de) la « crainte du relativisme » (Scanlon, 1995).
Pour rendre plus clairs mes engagements théoriques et méthodologiques, j’insiste sur les avertissements suivants. Bien que j’aie suivi la recommandation de Williams et que je m’approprie et utilise un certain nombre
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7
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Contrairement à nombre d’auteurs contemporains qui traitent de ce sujet, je prends ici une position bien plus informée d’un point de vue historique, et donc bien plus nuancée et amendée,
sur le concept de « mondialisation » (Chokr, 2007*). Le défi que nous devons relever consiste à
déterminer le sens de ce concept par rapport à la conception (ou plutôt à la fausse conception)
communément acceptée de ce qu’est la « culture » en cette période charnière de l’histoire. Je
montrerai en temps voulu que la thèse du « relativisme culturel » repose sur une conception
inadéquate du concept de « culture », fondée sur des affirmations et des thèses douteuses et
problématiques. En bref, les relativistes omettent de tenir compte de ce que j’appelle « les conséquences de la complexité culturelle » (Chokr, 2006a, 2007a, 2007b [en préparation]), et plus
spécifiquement le fait que la « mondialisation » est invariablement accompagnée de l’adaptation
et de l’appropriation de phénomènes globaux en termes de facteurs et de considérations locales
et particulières (n.d.t. : glocalisation dans la version originale en anglais).
Dans Chokr, 2007*, une longue section est consacrée à ce que j’appelle « d’autres raisons de
son rayonnement persistant quoique fourvoyé ».
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de ses concepts et notions les plus fructueux dans ma démonstration, je n’ai
pas l’intention de situer pleinement mon analyse entière dans le schéma
conceptuel et explicatif que son œuvre suggère. Bernard Williams nous a
indubitablement offert une des discussions du relativisme moral les plus
profondes, perspicaces et nuancées. Je suis donc favorablement disposé à
utiliser quelques-unes de ses idées, mais seulement comme une partie de
l’arrière plan de mon enquête. Je crois néanmoins, avec quelques autres
sympathiques critiques, que sa contribution est au final confrontée à des
apories, tensions et autres difficultés sérieuses (Nussbaum, 2003, p. 9-12 ;
Scheffler, 2002, p. 197-216). Je ne pense pas que sa proposition alternative à la théorie éthique, ou pour reprendre son expression, au « système
de moralité » (morality system), pourra être suffisante et satisfaire l’intention d’une critique normative sociale et politique, qu’il a engagée et qu’il
juge utile. J’essaierai d’expliquer brièvement pourquoi j’entretiens de tels
doutes quand je reprendrai mon examen critique de la proposition alternative de Williams fondée sur la « réflexion » et sa recommandation de remplacer les concepts « fins » (thin) favorisés par le « système de moralité » par des
concepts « épais » (thick), du genre de ceux qui étaient prédominants dans
la pensée éthique de la Grèce ancienne⁸.
Au final cependant, je suis d’accord avec Williams sur le point suivant.
Bien qu’il soit admis que le relativisme culturel fasse apparaître un problème général, il vient en réalité soit trop tôt, soit trop tard (Williams, 1972,
1981, 1985). Dans notre cas, et à ce moment charnière de l’histoire, nous
devons reconnaître que l’heure est plutôt tardive. Dans un monde où vont
croissant la mondialisation, la « glocalisation », l’interdépendance et l’interconnexion, nous devons tenir compte des conséquences de la « complexité
culturelle » et construire une conception de la « culture » alternative, et plus
appropriée, que celle qui sous-tend le relativisme culturel (Chokr, 2006a,
2007a, 2007b)⁹. En faisant cela, nous serons mieux capable de saisir les
besoins normatifs, pragmatiques et politiques qui nous sont imposés à ce
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9
.Pour les détails, voir Chokr, 2007*.
Parmi les relativistes ici en question, j’inclus tous ceux auto-proclamés et les élitistes « gardiens
de la pureté et de l’intégrité culturelle », comprenant, entre autres, l’ancien Premier ministre
de Singapour, Li Kuan Yew, les officiels et plusieurs intellectuels de la République populaire de
Chine, plusieurs autres leaders politiques et intellectuels d’Asie, Afrique et Amérique Latine,
plusieurs chefs religieux et laïques et des universitaires du monde musulman, et un certain
nombre d’intellectuels et de philosophes occidentaux tel que Rorty (1991), Lévi-Strauss (1985)
et Lyotard (1984) par exemple, ainsi que de nombreux autres protagonistes dans le monde qui
n’ont pas le courage de se tenir clairement et fermement derrière leur position et croyance et
qui peuvent donc être caractérisés comme des « relativistes cachés et réticents ».
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moment de l’histoire, pour prendre nos responsabilités envers les autres de
manière plus sérieuse que jusqu’à maintenant. Ainsi, nous pourrons sans
doute être plus enclins à casser drastiquement les murs de nos « prisons
culturelles » et à rejeter les illusions confortablement engourdissantes mais
dangereuses d’une existence relativiste où chacun reste dans son enclos.
Dans ce contexte, je défend la thèse selon laquelle le vieux débat de
ces dernières années entre le relativisme culturel et l’universalisme moral¹⁰
– par exemple concernant les droits de l’homme – est non seulement une
impasse, mais est dépassé, littéralement surpassé et rendu pour ainsi dire
hors de propos par les événements, pour ainsi dire (Chokr, 2002-2003,
2006a). Ainsi, il semble que seul un mouvement qui s’écarte du relativisme
culturel pour aller vers un universalisme éthique, pluraliste et historiquement
éclairé peut nous venir en aide. Nous devons poser la question à laquelle
nous faisons tous face dans un monde pris dans une nième vague de mondialisation, et dans laquelle nous formons tous maintenant une nouvelle
communauté morale et « conversationnelle » confrontée à des questions
urgentes aussi bien qu’à des problèmes sans précédent. Mais il est évident
que la question urgente et intéressante d’un point de vue philosophique est
de savoir comment faire état le mieux possible de cette perspective, qui a
pour but d’être suffisamment respectueuse vis-à-vis des différences culturelles, tout en accréditant de forts critères et contraintes normatives pour
permettre une critique sociale et politique.
Un certain nombre de philosophes contemporains tentent actuellement
de donner une articulation précise à une telle approche à partir de leurs
points de vue philosophiques, moraux et politiques respectifs (Nussbaum,
2000, 2006 ; Pogge, 1989, 2002 ; Benhabib, 2002). La position que je suis
enclin à soutenir et défendre comporte de façon évidente des affinités fortes
et nettes avec celle de Martha Nussbaum, dans sa volonté d’élaborer une
« théorie partielle de la justice sociale et globale » ancrée dans « l’approche
des capabilités » pour laquelle j’ai également une haute sympathie. Cependant, je cherche à défendre une telle position sans recourir pour sa justification – comme le fait Nussbaum – à une prise en compte première du
bien humain fondée sur une forme marxienne et néo-aristotélicienne d’essentialisme (interne)¹¹. Je pense que nous gagnerons à procéder non d’une
10 J’entends par ce terme l’approche traditionnelle occidentalo-centrée qui recherche sa justification dans une voie métaphysique, fondationnaliste et transcendantale sur la base des notions
suspectement ethnocentriques et monolitiques de nature humaine, raison, rationalité ou même
de personne (voir Donnelly, 1984 ; Renteln, 1985 ; Okin, 1998).
11 Sur ce point, Nussbaum est en désaccord avec Rawls qui a insisté sur « la priorité du juste » sur
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manière fondationnaliste et métaphysique, mais au contraire sur des bases
purement pragmatiques et politiques. La « justification » d’un universalisme
éthique, pluraliste et historiquement éclairé doit par conséquent se fonder sur
des considérations normatives historiquement contingentes, qui peuvent
être l’objet d’un « consensus par recoupement » entre des membres de différentes traditions culturelles autour d’une « conception morale et politique
indépendante » de la justice sociale et culturelle, et du développement ou
de la prospérité humaine. Plus spécifiquement, je soutiens que ce sur quoi
ils peuvent tomber d’accord est un ensemble minimal et basique de conclusions pragmatiques, de dispositions, de principes ou de valeurs qui soutiennent une affirmation basique, ouverte, non immuable et multiplement
fondée, de ce qui est juste (et par conséquent bon) pour chacun et tous les
être humains. Ils peuvent agir de la sorte même s’ils ont recours, pour les
justifications fondamentales, à leur doctrines compréhensives ou conceptions philosophiques, morales et religieuses respectives de la vie bonne susceptibles d’entrer en conflit¹².
Relativisme culturel : thèse, arguments et
contre-arguments
La thèse : formulation, clarification et problématisation préliminaire
La thèse du relativisme culturel qui m’intéresse ici peut être formulée
succinctement de la manière suivante¹³ : (RC) des cultures différentes ont
des principes moraux différents, et les principes selon lesquels les actions et
les comportements de tout individu sont (peuvent ou devraient être) évalués
et mesurés sont ceux de la communauté à laquelle l’individu appartient.
Une telle thèse se trouvant si facilement confondue avec un certain
le bien (Rawls, 1996, p. 174-211). En dépit de l’affirmation de Nussbaum de procéder d’une
manière non métaphysique sur cette question, on peut se demander si elle a réellement réussi
(voir Nussbaum, 1988, 1990, 1992, 1993, 1995, 1999, 2000, 2000b, 2003, 2003b, 2004, 2006). On
se reportera à Chokr, 2007*, pour une critique plus substantielle et d’autres possibles objections
à l’approche de Nussbaum.
12 Ce qu’ils ont déjà fait en 1948 dans la Déclaration universelle des droits de l’homme. Voir
Jacques Maritain, 1951, Charles Taylor, 2001, p. 409-423 et Nussbaum, 2004, p. 63 pour un
même argument. Voir Chokr, 2006a, pour une discussion plus longue.
13 À un niveau méta-théorique, je pose des hypothèses de fond relativement non problématiques,
répandues et raisonnables – qui sont également pour la plupart celles que la rédaction de Tracés
a incluses dans son appel à contributions. De manière générale, on dit d’une position qu’elle
est relativiste si elle soutient que telle chose est relative à une autre de façon déterminable. Pour
plus de détails, voir Chokr, 2007*.
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NADER N . CHO K R
nombre d’allégations morales autres, il semble utile d’esquisser certaines
distinctions dans un souci de clarté et afin de mettre en place – bien que
de façon préliminaire – la problématique telle que je la conçois. C’est une
chose de noter que, comme dans la première partie de RC, « des cultures
différentes ont des principes moraux différents » et que, par conséquent,
« il existe une multiplicité de principes associés à différentes cultures, différents peuples », voire différents lieux et époques. On peut nommer ceci
relativisme moral descriptif. C’est autre chose que d’affirmer qu’il n’existe
aucun principe moral universellement valide pour toutes les cultures,
communautés, tous les peuples, lieux et époques. De ce point de vue,
une multiplicité de principes fournit les seuls cadres de référence à partir
desquels la vérité (ou justification¹⁴) de principes moraux peut être évaluée. De telles affirmations, j’y reviendrai, ne peuvent être évaluées que
dès lors qu’un cadre est défini. On peut appeler cette variante relativisme
moral philosophique. On y fait aussi souvent allusion en tant que relativisme méta-éthique parce qu’il soutient en effet que « la vérité (ou justification) d’une action, d’un comportement ou d’un jugement donné est
indexée à – ou en relation avec – le contexte historico-culturel de la communauté où l’action, ou le comportement, est accompli, et où le jugement est prononcé ». Il est méta-éthique dans la mesure où il s’agit d’une
thèse qui concerne les conditions par lesquelles les jugements sont vérifiés
ou justifiés. La vérité morale est dans ce cas relative à une communauté
morale. C’est encore autre chose de déclarer que nous devrions tolérer
ceux qui usent de principes moraux différents des nôtres, car chaque critère convient d’une façon ou d’une autre à sa propre culture. Une telle
affirmation, disant qu’il vaudrait mieux ne pas prononcer un jugement
sur ceux qui déploient des cadres étrangers, est souvent surnommée relativisme moral normatif ¹⁵.
Bien que ces trois opinions relativistes soient différenciables et puissent
être soutenues selon des combinaisons différentes (Munthe, 2005), elles
vont très souvent toutes trois ensemble. Il faut cependant souligner que
seule une opinion qui permet à des principes moraux différents d’avoir une
14 Il est utile d’inclure ici les deux termes puisqu’on utilise souvent les appellations vérité ou
justification (ou les deux). Voir MacIntyre, 1994.
15 Une telle opinion représente, dans les faits, un exemple du type de raisonnement conduisant,
selon Williams (1972), à un relativisme de forme vulgarisée et non régénérée. Elle conclut de
manière non relativiste pour nous dire ce qui est bon à faire dans nos rapports avec d’autres
sociétés et cultures, et mène ainsi à un usage non relatif et universaliste du terme « bon ». Voir
Chokr (2007*) pour plus de détails.
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validité égale à un même moment et dans un même lieu est une opinion
relativiste authentique. Afin de déterminer s’il existe une véritable différence entre principes moraux, et si une opinion donnée est véritablement
relativiste, il nous semble falloir soutenir qu’il existe une entente sur certains faits, indépendamment du problème donné qui constitue le point
de discorde. Une opinion universaliste, soutenant qu’il y a des principes
moraux universels et essentiels (véritables, objectifs ou intersubjectifs),
pourrait bien contenir – comme dans l’universalisme paramétrique de Scanlon (1998) par exemple – l’idée que ces principes produisent des critères
moraux différents lorsqu’ils sont appliqués à des circonstances différentes.
Cependant, ce n’est pas une opinion relativiste, puisqu’elle permet à des
jugements moraux opposés d’être engendrés d’un principe universel unique, en raison de circonstances différentes. La diversité des jugements
moraux au sein d’une zone de préoccupation donnée est liée, selon les universalistes paramétriques, aux différentes circonstances dans lesquelles ces
jugements sont faits, plutôt qu’à des principes moraux différents.
Quiconque soutient l’existence de vérités éthiques (objectives) doit
admettre que le caractère bon ou mauvais d’une action dépend des circonstances dans lesquelles elle est menée. Du fait que les circonstances entre
les personnes varient, ce qui est (objectivement) bon pour une personne
pourrait ne pas l’être pour une autre. Même les plus ardents défenseurs
de l’objectivisme ou de l’universalisme moral doivent reconnaître qu’une
différence de circonstances puisse rendre une action ou un comportement
bon pour une personne et mauvais pour une autre. Cependant, un cas qui
porterait à dire « ceci est bon pour moi, et mauvais pour toi » ne peut et ne
doit évidemment pas mener à défendre de manière directe une quelconque
forme de relativisme éthique.
Le défenseur du relativisme éthique qui nous est le plus familier combine généralement les trois thèses énoncées ci-dessus, d’une façon qui
illustre parfaitement le problème. Il commence typiquement par l’observation innocente d’une diversité des pratiques morales, pour ensuite affirmer qu’il n’existe pas un seul principe moral universel, et enfin conclure
de manière confidentielle qu’il ne nous appartient pas de juger les actions
ou comportements des membres d’autres cultures. Malgré le caractère évidemment autocontradictoire de ce raisonnement rudimentaire (la conclusion pose le principe d’une exigence morale universelle dont l’existence est
niée par les prémisses de la démonstration), il s’avère étonnamment difficile
d’éviter ce type d’incohérence – comme certains philosophes l’ont très justement fait remarquer (Williams, 1972, 1985).
33
NADE R N . CHO K R
Les philosophes se sont également intéressés aux limites d’une tolérance
justifiable. Pour toute perspective morale donnée, suivre cette perspective
avec sincérité paraît incompatible avec le fait de la considérer seulement
comme une parmi d’autres, toutes différentes mais d’égale valeur. Comment ainsi la moralité pourrait-elle avoir cette « emprise » qu’elle a sur nous
si elle ne nous mène à condamner ceux qui, pour loin de nous qu’ils soient
dans le temps et dans l’espace, vont radicalement à l’encontre de ses principes et valeurs ? L’exigence de tolérance qui est celle du relativiste normatif
ne semble pouvoir être prise au sérieux que par ceux qui sont dépourvus de
convictions et d’engagements moraux. Ainsi, on pourrait dire que le relativiste est confronté à un dilemme de base : dans la proposition « nous ne
devrions pas condamner des principes radicalement opposés aux nôtres »,
soit l’idée de devoir est relative et émane de nos propres principes, soit elle
est liée à un principe absolu. Le premier cas est incompatible avec la volonté
de vivre selon un principe que l’on a adopté ; le second est incompatible
avec le relativisme.
L’idée la plus forte pour défendre la thèse d’une pluralité de principes
moraux également acceptables est sans doute que cette diversité fournit
vraisemblablement l’explication la plus satisfaisante des différences existantes quant à la question de savoir si une chose est bonne ou mauvaise.
Si le relativisme explique les différences existantes – c’est-à-dire celles qui
persistent même dans un contexte consensuel concernant des faits non
controversés – alors devrions-nous peut-être adopter une posture relativiste quant au sujet de la controverse. Mais on ne peut déduire du fait
qu’il existe divers cadres moraux pour juger du caractère bon ou mauvais
d’une action ou d’une conduite donnée qu’il n’existe pas de principe moral
universel, correct et unique. Ces divers cadres pourraient eux-mêmes être
posés comme étant plus ou moins proches d’un principe universel. Sans
doute du fait de sa complexité, il est naturellement difficile de comprendre
ou de connaître le principe universel juste¹⁶. Il se pourrait cependant que
l’existence de cadres divers s’explique par l’absence d’un principe universel.
En tout cas, on ne peut déduire de l’existence apparente de cadres différents
leur diversité réelle. Un défenseur de l’universalité paramétrique concernant
les principes moraux, par exemple, considère que cette diversité résulte de
l’application d’un principe général, quoique universellement partagé, à des
conditions diverses et variant à l’échelle locale. Si cette idée est juste, alors
16 Cela explique peut-être en partie pourquoi tant de formes d’universalisme dans le passé ont
souvent été mal conçues et intenables.
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la position relativiste (philosophique, méta-éthique ou culturelle) selon
laquelle il n’y a pas de tel principe universel est privée de son argument de
base lorsqu’elle tente d’expliquer la diversité morale.
Arguments et contre-arguments
Avec les années, plusieurs arguments ont été mis en avant en soutien de la thèse du relativisme culturel. Les principaux incluent : 1) un
argument fondé sur le fait observé de la diversité culturelle (Harman,
1977, 1996, 2000a, 2000b) ; 2) un argument fondé sur le fait reconnu des
désaccords moraux (Wellman, 1975 ; Miller, 1992 ; Gowans, 2000) ; 3) un
argument fondé sur le présumé rôle fonctionnel de la moralité en société ;
et finalement, 4) un argument fondé sur le manque évident ou apparent
de convergence en éthique, à l’opposé des sciences naturelles (Mackie,
1997).
Pourtant, après un examen critique, aucun de ces arguments n’établit de
manière définitive la thèse en faveur de laquelle ils sont souvent convoqués.
En fait, il est possible de formuler point par point plusieurs réponses et raisons possibles en guise de contre-arguments (voir Chokr, 2007* pour des
détails). Pour le dire succinctement, dans le contexte présent, 1) il vaut la
peine de souligner que l’argument de la diversité ne soutient le relativisme
d’aucune manière simple ou directe (Wong, 1991). On peut encourager et
préserver les différences culturelles et la diversité sans recourir au relativisme
culturel. Par ailleurs, il pourrait bien y avoir davantage de similarités et de
convergences substantielles que l’on pense ou connaît, pour ainsi dire, bien
au-delà ou en dessous des différences. 2) Alors que les désaccords moraux
semblent être largement répandus et insolubles au regard de nombre de
situations passées et contemporaines¹⁷, il n’est pas certain que le relativisme culturel soit le meilleur moyen d’en rendre réellement compte de
façon intelligible. En un sens, on pourrait même affirmer que le pluralisme
et/ou l’universalisme (conçus et construits de façon appropriée¹⁸) offre une
17 Nous pouvons à cet égard mentionner les suivants : sacrifice humain, esclavage, pogroms, bandage des pieds, immolation des veuves, cruauté envers les animaux, expérimentation animale,
propriété intellectuelle et situation médicale des populations pauvres, OGM, avortement,
peine de mort, torture, violence contre les femmes, viol entre époux, pornographie, mutilation
des organes génitaux féminins, droits des femmes, liberté d’expression et liberté de la presse,
responsabilité locale des entreprises, dissidence et activisme politique, obligations envers les
autres (chers et proches vs distants et étrangers), conception des droits de l’homme, limites de
la tolérance, etc.
18 Je discute en détail à la fois le pluralisme et l’universalisme (et distingue au moins deux variantes
de chaque) dans la version longue de ce texte (Chokr, 2007*) avec l’intention d’exposer les
35
NADER N . CHO K R
manière bien plus sensée et effective de décrire des désaccords moraux réels.
3) Le rôle de la moralité n’est pas juste de maintenir l’ordre ou la stabilité
pour faciliter la coopération et aider à résoudre des conflits potentiels. C’est
vraisemblablement le rôle de la loi. La moralité est (et devrait être) concernée par les normes du bon et du juste auxquels la loi et le jugement individuel devraient se conformer et aspirer. Alors que l’éthique est (et devrait
être) concernée par la question : « Comment devrions-nous vivre ? » individuellement et collectivement¹⁹. 4) Alors qu’il serait complètement déraisonnable de nier le manque de convergence en éthique, à l’opposé des sciences,
il serait sans doute excessivement pessimiste de conclure que le relativisme
culturel (ou même le scepticisme moral) ressort de la prémisse ci-dessus. Il
peut être difficile pour nous d’accepter l’idée de « progrès moral » dans un
monde qui a été souillé par tant d’horreurs morales et de tragédies – notamment au cours du xxe siècle. Pourtant, on peut raisonnablement concéder l’argument suivant. L’acceptation croissante, partout dans le monde,
qu’il existe certaines normes élémentaires (par exemple, la plupart de celles
contenues dans la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948²⁰)
qui peuvent servir à formuler la manière dont nous devrions agir, peut être
vue en quelque sorte comme un fondement empirique pour la revendication qu’il existe un développement moral. Elle peut aussi être prise comme
une explication de l’assertion selon laquelle le monde pourrait devenir un
endroit bien meilleur. Ceci n’est pas l’expression d’une perspective naïvement optimiste, mais plutôt d’un pessimisme à la fois réaliste et plein
d’espoir appelant désespérément à une position morale et politique hypermilitante.
arguments d’une opinion que je défends dans l’analyse finale, suivant sur ce point Nussbaum,
bien qu’avec des différences significatives.
19 Sur cette question de la distinction implicite ici entre morale et éthique, et la question centrale
et propre de cette dernière, je ne suis pas seulement Williams mais également Foucault (voir
Chokr, 2006b, pour une défense énergique de ce point de vue).
20 Voir sur ce point Maritain, 1951 ; Taylor, 2001 ; Pogge, 2002 et Nussbaum, 2004, p. 63. Voir
aussi Chokr, 2006a, 2007*, pour une formulation plus substantielle de cette idée. Cela vaut
la peine de noter que les valeurs de dignité, d’humilité, de charité, de compassion et de justice
– incluant une notion de juste rétribution (et vraisemblablement plusieurs autres) peuvent
être attribuées – et associées – aux communautés juives, chrétiennes et musulmanes ainsi qu’à
d’autres cultures – même si elles sont formulées de différentes façons. Le fait que ces valeurs
puissent être « formulées » (cashed out) de manières différentes et toujours également viables et
défendables apporte un réel soutien à l’idée d’un « consensus englobant » que je soutiens, aux
côtés de Nussbaum.
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Les conséquences de la « complexité culturelle »
Comme nous le savons tous maintenant, la culture est apparue dans les
décennies récentes comme le sujet de controverses politiques intenses et
qui sèment la discorde à l’échelle à la fois nationale et internationale (ou,
devrais-je dire, mondiale). L’intensité et les divisions qu’ont suscitées ces
controverses peuvent être ressenties plus vivement dans certains domaines.
Ils incluent : les politiques identitaires ou les politiques de différences culturelles et de reconnaissance, le multiculturalisme, la communication interculturelle ou l’incommensurabilité, ou plus spécifiquement, l’opposition
entre relativisme culturel et universalisme moral, particulièrement lorsqu’elle s’insinue dans des débats ou des luttes pour les droits de l’homme, la
démocratie, le développement, la justice sociale et globale – pour mentionner
simplement quelques-uns des plus sensibles.
Au lendemain de la guerre froide et de la prétendue « fin des idéologies »,
quelques auteurs (à l’aile droite du spectre politique) ont affirmé que le seul
conflit d’importance auquel doit faire face le monde aujourd’hui et dans
un avenir prévisible sera un « choc des civilisations » (Huntington, 1996)
– également présenté comme un « choc des cultures » (au sens le plus large
du terme²¹), qui sont irrémédiablement incommensurables et condamnées
à l’incompréhension réciproque²².
Assez paradoxalement, les soi-disant « postmodernistes », habituellement
situés sur l’autre aile du spectre politique, soutiennent et accordent du crédit à ce point de vue. Ces penseurs prennent une position anti-méta-récit
forte et recommandent que nous nous contentions – et que nous apprenions à vivre avec – de récits et de contes dissonants dans des idiomes et
des langues irréconciliables. Ils nous encouragent à renoncer une fois pour
toutes à toute tentative pour mener des évaluations comparatives sur la
Évidemment, je ne fais pas ici la distinction traditionnelle allemande entre Kultur et Zivilization,
qui peut également être faite en français (culture et civilisation) – je la refuse par principe, à
l’instar de Freud.
22 Dans un livre récent (2006), Amartya Sen s’attaque à la logique de conflit qui sous-tend les
approches réductionnistes opposant « eux-à-nous » (l’Occident contre le Reste), reprise dans le
travail d’Huntington, logique selon laquelle les membres des différentes cultures semblent être
enfermés dans de « petites boîtes » dont ils ne peuvent s’échapper. De façon assez intéressante,
ou plutôt ironiquement, la conception d’Huntington est partagée par ces « fondamentalistes
musulmans radicaux » contre lesquels cette analyse semble être dirigée. Le long de lignes similaires, Jean-François Bayart (2005) affirme que le « choc des civilisations » n’est pas irrémédiablement notre destin. On en vient à penser autrement seulement parce que nous adoptons une
conception problématique et inacceptable de l’identité culturelle comme naturelle.
21
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NADE R N . CHO K R
base d’un ensemble de normes (externes, transhistoriques, transculturelles
et universelles) présumées neutres, ou pour les englober dans une vision
synoptique ou synthétique d’un genre quelconque.
En outre, le phénomène de « mondialisation » – appréhendé au moins
dans une de ses dimensions principales – est souvent représenté comme
quelque chose de fondamentalement nouveau (voir la note 6) et interprété comme une uniformité ou homogénéisation culturelle qui est menaçante partout dans le monde. Il est pris en un sens pour représenter le nouveau visage de « l’impérialisme culturel ». En effet, il est vu principalement
comme « une menace pour la diversité culturelle ».
On croit largement que la prédominance et l’expansion mondiale de
modes de production et de reproduction, de consommation et d’information uniformisants et homogénéisants risquent d’aliéner Occidentaux et
non-Occidentaux de la même manière à des ressources intellectuelles et
morales ancrées dans leurs traditions culturelles « distinctives ». En réaction
à ce qui est perçu comme une érosion des cultures traditionnelles et des civilisations, nous semblons être les témoins de la réémergence d’une tendance
à « re-ethniciser les esprits » à travers des « renaissances culturelles » systématiques et plus ou moins renouvelées à l’échelle mondiale (« hindouisation »,
« sinisation », « nipponification », « islamisation », « indigénisation », « ivoirisation », « russification », « gallicisation », etc.). Les chercheurs de différents
genres et convictions réclament à grands cris de comprendre et d’évaluer la
signification de ce phénomène, comme en atteste la prolifération de publications sur le sujet (Botz-Bornstein et Hengelbrock, 2006).
Dans les années passées, l’Unesco a réuni un forum pour élaborer une
convention sur « la protection et la promotion » de la diversité culturelle.
Une telle convention a été, je crois, approuvée finalement en octobre 2005.
Les rédacteurs s’inquiétèrent du fait que « le processus de mondialisation…
représente un défi à la diversité culturelle, notamment au regard des risques
de déséquilibre entre pays riches et pauvres ». La crainte était que les valeurs
et les images de la culture de masse occidentale, à l’image d’une mauvaise
herbe envahissante, menacent d’étouffer la flore indigène mondiale. Par la
suite, on a tiré la sonnette d’alarme et on a soulevé les problèmes concernant l’imminente disparition de « cultures distinctives », et des appels ont
été lancés pour préserver toutes les cultures existantes – comme si elles méritaient, chacune et toutes, d’être sauvées, dans chacune et toutes leurs composantes et éléments respectifs.
Toutefois, après un examen plus attentif, le document de l’Unesco révèle
quelques contradictions et tensions gênantes. Par exemple, il affirme à la
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fois la nécessité de protéger la diversité culturelle et l’importance de la libre
circulation des idées, de la liberté de pensée et d’expression, des droits de
l’homme. Mais, comme nous le savons, ces dernières valeurs deviendront
universelles uniquement si nous choisissons tous qu’il en soit ainsi. Et la
question de savoir quelle est la meilleure voie pour atteindre ce résultat désirable n’est manifestement pas claire. Dans ce contexte, ne devrions-nous
pas poser cette difficile question : qu’est-ce qui est réellement important ?
Les cultures ou les peuples ? La question la plus pressante ne devrait-elle pas
plutôt être : comment pouvons-nous articuler une éthique universaliste de
la mondialisation – judicieusement et convenablement comprise dans sa
complexité ? Une éthique mondiale défendable sera celle qui, du point de
vue de l’argumentation, tempère le respect de la différence avec le respect
de la liberté des êtres humains à faire leurs propres choix.
Il est important de reconnaître que souvent, la « diversité » et la « liberté »
ne s’accordent pas, et les tensions entre elles ne sont pas faciles à résoudre. La
rhétorique de la préservation et de la diversité ne semble pas d’une grande
aide dans l’appréhension des tensions et des contradictions qui émergent.
Considérons quelques-unes des dispositions incluses dans la Convention
sur la diversité culturelle (2001). Prenons par exemple le principe affirmant
l’égal respect de toutes les cultures. Cela signifie-t-il n’importe laquelle, et
toutes les cultures, ou quoi d’autre ? Cela signifie-t-il l’égal respect de chacune et de toutes les composantes (ou aspects) d’une culture donnée ? Les
cultures méritant d’être protégées au nom de la diversité incluraient-elles le
KKK (Ku Klux Klan), les talibans et d’autres expressions « intolérantes » de
pureté et d’intégrité culturelles ou de fondamentalismes radicaux – qu’ils
soient religieux ou séculiers et politiques ? De mon côté, je ne le pense pas.
Prenez aussi le principe affirmant l’importance de la culture pour la
cohésion sociale et ses possibilités d’amélioration du statut et du rôle de la
femme dans la société. La cohésion ne favorise-t-elle pas l’uniformité ou
la conformité ? Améliorer le statut et le rôle de la femme n’impliqueraitil pas le changement, plutôt que la préservation de certaines cultures – au
moins sous certains rapports²³ ? Indubitablement, la variété humaine et la
diversité culturelle comptent – non pour elles-mêmes ou en elles-mêmes,
mais parce qu’elles offrent aux gens différentes options auxquelles ils ont
23 Dans un article récent intitulé « A secret history », paru dans le New York Times du 25 février
2007, Carla Power rend compte d’une « réinterprétation audacieuse et radicale » se rapportant
à l’islam et aux femmes. Voir aussi l’article de Neil MacFarquhar, « New translation prompts
debate on islamic verse » dans le New York Times du 25 mars 2007, sur la question de savoir si
le Coran (4 : 34) soutient ou non l’abus physique des femmes.
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NADE R N . CHO K R
droit dans leur poursuite d’une vie florissante, et non pas pour simplement s’adapter à des conditions misérables et oppressives (voir Nussbaum,
2000, p. 111-166 pour une discussion instructive des « préférences adaptatives et des options des femmes »). Si toutefois nous voulions préserver une
large variété de conditions humaines et culturelles parce qu’elles offrent aux
hommes libres davantage d’options vivantes (en tant qu’elles s’opposent aux
options mortes) et par la suite les meilleures chances de mener leur propre
vie comme ils l’entendent, pouvons-nous alors justifier de renforcer la
diversité en enfermant des gens à l’intérieur de différences qu’ils cherchent
eux-mêmes à combler et dont ils cherchent à se défaire ? Nous ne devrions
pas oublier que les différences culturelles sont souvent une excuse dissimulatrice parfaite pour l’imposition continue de pratiques traditionnelles
injustes et oppressives. Nous devrions garder à l’esprit, comme Benhabib
nous le rappelle, que « les frontières culturelles circonscrivent le pouvoir en
ce qu’elles légitiment son usage à l’intérieur du groupe ou de la communauté » (2002, p. 7). Ce n’est donc pas surprenant que les partisans non
occidentaux du relativisme culturel soient les « gardiens [autoproclamés] de
la pureté et de l’intégrité culturelle » qui souhaitent préserver et légitimer
leurs usages et leurs abus de pouvoir à l’intérieur de leurs communautés
respectives, et qui cherchent à « justifier » des croyances et des pratiques traditionnelles, aussi oppressives et injustes soient-elles, pendant qu’au même
moment, ils prétendent parer aux incursions irrépressibles de l’impérialisme
culturel occidental et d’autres influences culturelles au nom de notions à la
construction suspecte et douteuse d’« égalitarisme culturel », de « diversité »
et de « tolérance ». En contraste et par mesure de parité critique, on pourrait
aussi dire que ce que veulent certain partisans occidentaux du relativisme
culturel – notamment parmi les « carnivores capitalistes » des corporations
multinationales –, c’est une « justification » et une licence pour se comporter comme des oppresseurs ou impérialistes brutaux et arrogants tout en se
pensant en même temps comme des individus cosmopolites tolérants et
humains qui ont transcendé leurs biais et préjugés culturels.
En laissant le « politiquement correct » de côté, nous devrions peut-être
reconnaître que « les cultures ne sont pas des pièces de musée devant être
conservées intactes à tout prix » (Nussbaum, 1999, p. 37). Peut-être avonsnous besoin de nous trouver aux prises avec le caractère inévitable et même
les attraits de la « contamination culturelle croisée, l’entremêlement et la
fertilisation » (Appiah, 2006b).
Selon Appiah (2006a), il peut être utile de distinguer entre des « artefacts culturels à conserver », produits par différentes cultures au cours du
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temps, et des « cultures à conserver ». Il est difficile de voir ce qu’on pourrait
objecter aux premiers – proportionnellement, bien sûr, à leurs moyens et
ressources et à des priorités moralement justifiables. Mais il n’est pas évident
de savoir jusqu’où nous pouvons ou devons préserver les cultures en tant
que telles – comme si elles pouvaient être « gelées dans le temps » comme
des « conserves dans leur bocal » si elles ne sont pas capables de survivre aux
changements et aux adaptations – et les supporter, même si c’est seulement
en tant qu’entité historique. N’oublions pas que les cultures se sont faites
continuellement à travers des changements et que l’identité d’une culture
(en tant qu’entité historique) survit habituellement à ces changements plus
ou moins radicaux. Une culture qui ne survit pas à divers types de changements n’est pas plus authentique, mais simplement morte. C’est vrai de
toute culture occidentale particulière comme de n’importe quelle culture
non occidentale.
Les soi-disant « préservationnistes » ou « gardiens de la pureté et de l’intégrité culturelles » plaident souvent leur cause en invoquant le démon de
« l’impérialisme culturel ». La représentation sous-tendant leur position peut
être décrite à gros traits comme suit : il y a un système mondial occidental
du capitalisme²⁴. Il a un centre et une périphérie. Au centre – aux ÉtatsUnis et en Europe – se trouve un ensemble d’entreprises multinationales.
Certaines d’entre elles sont dans les médias. Mais elles cherchent toutes à
vendre leurs « produits » à travers le monde en suscitant des « désirs » et des
« besoins factices » qui peuvent être remplis seulement par l’achat et l’usage
de ces produits. Elles font cela explicitement à travers la publicité et le marketing, mais aussi plus insidieusement par des messages implicites dans
l’univers multimédia, les clips, les films, les séries télévisées, les comédies
et les drames. Les critiques majeurs de l’impérialisme médiatico-culturel
prétendent que ce sont les images et les perspectives culturelles du « secteur
dominant » de ce centre qui forment et structurent la conscience à travers
le système dans son ensemble. D’un certain point de vue (expérientiel),
cette revendication semble être au moins en partie confirmée, mais il est
24 Le capitalisme tel que nous le connaissons est sans aucun doute occidental et aujourd’hui véritablement mondial – particulièrement avec l’émergence de nouveaux acteurs tels que l’Inde,
la Chine, le Brésil et la Russie, sans parler du Japon et de la Corée du Sud. Pourtant, il est
loin d’être homogène, ou du même type ou genre partout, et il n’est plus bipolaire mais plutôt multipolaire, plus réticulaire, dynamique et avec plusieurs centres et de multiple couches
périphériques, avec même des directionalités opposées et une subsidiarité allant dans le sens
inverse de celui communément présumé. À cet égard, l’analyse offerte par Michael Hardt et
Antonio Negri dans Empire (2000) est remarquable. Mais bien d’autres références plus récentes
abondent, particulièrement de France.
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NADER N . CHO K R
douteux qu’une analyse socio-historique et politique des preuves (en bonne
et due forme) corroborerait ce tableau sans nuances et sans réserves. Des
études récentes dans ce domaine montrent de manière intéressante que les
gens autour du monde répondent différemment à ces importations culturelles selon leurs valeurs, leurs besoins et leurs priorités à partir de leurs contextes culturels respectifs, déjà complexes et antagonistes. En bref, il semble
que les adaptations, réinterprétations, réappropriations, transferts et filtres
ont lieu de façons fort différentes et à différents niveaux. De plus, en parlant d’un impérialisme culturel « structurant la conscience » des gens vivant
dans cette prétendue périphérie, ne traite-t-on pas ces derniers comme des
« pages blanches » sur lesquelles le capitalisme débridé inscrit ses messages
subliminaux, laissant dans son sillage uniquement des « automates culturels » ou des « zombies » ? Cela n’est-il pas profondément condescendant,
en plus d’être contredit par la complexité des interactions et des échanges
culturels autour du monde dans cette ère de « mondialisation » et de « glocalisation » ?
Plus souvent qu’à son tour, une conception problématique de la « culture »
est au travail implicitement ou explicitement dans les points de vue des
divers protagonistes impliqués dans les débats contemporains autour de la
culture. Comme nous le notions plus haut, ils écrivent ou parlent comme si
la « culture » était une entité homogène, cohérente, délimitée, finement tissée, incontestée, unifiée ou unitaire, avec une nature distincte, dont le rôle
déterminant et constitutif de l’identité sur les individus et les groupes est uniforme, continu et stable²⁵. Je soutiens qu’une telle conception de la culture
sous-tendant ou soutenant bien des controverses qui font rage aujourd’hui
constitue en fait une erreur fondamentale, aux implications politiques comme
philosophiques profondes et parfois dérangeantes (Chokr, 2006a).
De l’aveu général, le concept de « culture » est « essentiellement un
concept contesté – comme la démocratie, la religion, la simplicité ou la
justice sociale », qui est défini de multiples manières, employé de multiples
manières, irrémédiablement imprécises (Geertz, 2000, p. 11). Et une histoire de son évolution au fil des deux siècles passés – pour prendre une perspective historique relativement limitée mais qui se prête déjà à la discussion
– attesterait des vicissitudes qu’il a subies, des batailles pour sa signification,
son usage et sa valeur explicative²⁶.
25 Je mets en jeu ici les affirmations ou les prémisses douteuses et contestables auxquelles j’avais
fait allusion plus haut (note 6) et qui habituellement soutiennent les conceptions erronées de
la culture des relativistes.
26 Un projet qui en vaut la peine pourrait consister en une esquisse : 1) du point de vue Moderne,
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Si, toutefois, nous réunissions quelques-unes des leçons et des enseignements principaux que nous tirons de ces réflexions, nous en viendrions à
reconnaître l’évidence de la « complexité culturelle »²⁷ et nous serions obligés d’agir en conséquence. Cela nous conduirait inévitablement à articuler
et défendre une conception alternative, plus appropriée, selon laquelle la
« culture » est toujours déjà irrémédiablement plurielle, complexe, inconstante, changeante et toujours déjà contestée de multiples manières de l’intérieur et de l’extérieur. Une telle conception constitue, je crois, un défi
direct à cette conception « tarte à la crème » de la culture, statique, centrée sur les notions de consensus, type, uniformité et points communs.
Devant ces genres et ces degrés de fragmentation, de dispersion, d’entremêlement, de fertilisation croisée et de contamination caractéristiques du
monde actuel (en cours de mondialisation et de « glocalisation »), je défends
la thèse que la représentation de la culture, d’une culture, de cette culture,
comme un consensus sur des fondamentaux – croyances, valeurs et pratiques partagées – est difficilement tenable, sauf pour les « gardiens de l’intégrité culturelle et de la pureté ethnique » qui aimeraient que nous croyions
autrement. Contre ces gardiens, nous devons chercher à encourager, à la
place, la nature hétérogène, dynamique et composite des cultures – toujours déjà complexes, contestées et conflictuelles. Je dois insister sur le fait
que cette représentation ne vise pas à nier la signification des différences
culturelles, bien au contraire. Nous devrions être décidés et préparés à les
soutenir d’une manière réaliste et justifiable normativement. Cependant,
nous ne devons pas les réifier, parce qu’elles nous priveraient des ressources
nécessaires afin d’intervenir dans la critique politique et sociale et le questionnement radical. Bien évidemment, « la culture compte ». Mais pas dans
de la manière dont il a évolué pendant les deux siècles précédents, et a cédé progressivement la
place durant les 50 ou 60 dernières années, 2) au point de vue (anthropologique) Reçu. Pour
un traitement bref mais déjà substantiel à cet égard, voir Chokr (2006a, 2007a, 2007b [en
préparation]) ; voir aussi Geertz (2000) ; Benhabib (2002). Dans leur compilation classique
des différentes définitions de la « culture » qui ont apparu dans la littérature depuis le xixe siècle,
Kroeber et Kluckhohn (1963) avaient trouvé 171 définitions, qui pouvaient ensuite être regroupées en 13 catégories.
27 Ces derniers années, les idées issues de la « théorie de la complexité » ont eu un effet substantiel
sur plusieurs disciplines en dehors des sciences dures d’où elles provenaient, en particulier en
sociologie, en sciences des organisations et en anthropologie. Toutefois, leur influence sur
l’orthodoxie philosophique n’a pas été aussi significative que ce que l’on aurait pu attendre.
C’est surprenant, d’autant que les domaines connexes des sciences cognitives et de la théorie
évolutionnaire ont inspiré une foule de recherches philosophiques. Voir Heylighen, Cilliers
et Gershenson, 2006. Bien que les concepts issus de la complexité n’aient pas encore pénétré
profondément en philosophie, le processus est engagé. Cet essai peut être considéré comme
une modeste contribution dans ce sens.
43
NADE R N . CHO K R
un sens essentialiste et strictement déterministe – comme dans la perspective énoncée par Huntington et Harrison (2000).
Pour conclure, je pense que nous sommes bien avisés de tirer les conséquences de la « complexité culturelle » dans un monde qui subit à la fois la
« mondialisation » et la « glocalisation » vers une tentative pour énoncer une
conception alternative et plus adéquate de la culture et de l’analyse culturelle – d’un point de vue à la fois empirique et normatif. Je soutiens que si
nous le faisions, nous serions par exemple capables de produire une description des mécanismes de formation des identités pour les individus comme
pour les communautés qui est de loin plus contraignante empiriquement
et normativement (Chokr, 2007a ; voir aussi Bayart, 2005 ; Maalouf, 2001).
Nous serions aussi capables de mieux comprendre les dynamiques internes
complexes des cultures ainsi que les diverses relations qui adviennent (ou
n’adviennent pas) entre elles à ce moment de l’histoire. Je suis préparé aussi
à justifier que cela nous rendrait aptes à mieux formuler les divers problèmes
mentionnés plus haut, et en particulier, celui des droits de l’homme – pour
n’en citer qu’un (Chokr, 2006a). Nous verrions ensuite naturellement que
le débat traditionnel opposant le « relativisme culturel » à « l’universalisme
moral » est en fait une impasse, dépassé et rendu insignifiant par les conditions historiques récemment apparues auxquelles nous sommes confrontés
et dans lesquelles nous nous trouvons.
Examen de deux options potentiellement viables :
Williams et Nussbaum
Je crois que Williams a raison de noter, à propos du relativisme culturel
que, bien qu’il mette en évidence un problème moral général, il se présente
en réalité trop tôt ou trop tard (Williams, 1972, 1981, 1985, 2002). Soit différentes communautés culturelles sont en contact, soit elles ne le sont pas.
Si, d’un côté, deux communautés et leurs manières de penser ne se sont pas
encore rencontrées, il est trop tôt pour que des questions émergent en ce qui
concerne leurs relations l’une par rapport à l’autre et les jugements qu’elles
portent à ce sujet. Le relativisme n’est pas alors une thèse particulièrement
intéressante ou riche parce que rien n’est en jeu entre elles. Cela permet que,
dans un sens, le relativisme culturel soit vrai (1981). En d’autres termes, il
peut y avoir du relativisme, à distance, entre deux cultures historiquement
distinctes (1985). Mais si, d’un autre côté, deux communautés sont déjà en
contact l’une avec l’autre, alors le relativisme culturel arrive trop tard. Du
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fait même qu’elles sont en contact, les communautés sont devenues dans
une certaine mesure interconnectées. Le relativisme culturel arrive trop tard
au sens où il ne peut fournir aucune réponse à la question de savoir comment des individus et des groupes aux manières différentes de penser et de
juger moralement doivent se traiter réciproquement. Ensemble, ils forment
désormais une nouvelle communauté morale et conversationnelle, qui doit
se confronter à la question morale fondamentale de savoir comment ses
membres devraient vivre et nouer des relations (voir Benhabib, 2002). C’est
évidemment la situation dans laquelle nous nous trouvons aujourd’hui, et
dont on peut affirmer qu’elle concerne (presque) la totalité du monde.
Il semble donc que seul un changement de direction, du relativisme
culturel vers quelque chose de l’ordre d’un « universalisme éthique pluraliste et éclairé par l’histoire », peut nous aider à aborder les questions
morales auxquelles nous faisons face dans un monde « globalisé / glocalisé »,
et dans lequel nous formons désormais une nouvelle communauté qui doit
répondre à des questions morales urgentes. Un tel universalisme doit cependant demeurer suffisamment respectueux des différences culturelles, tout
en étant limité normativement par ce qui est juste et bon pour tous les
êtres humains et chacun d’entre eux, indépendamment de la culture ou du
« complexe culturel » auquel ils (affirment qu’ils) appartiennent.
Comme je l’ai indiqué au début, un tel point de vue est aussi celui d’un
certain nombre de philosophes désireux de déblayer le terrain pour une telle
perspective et de la défendre, chacun à sa manière. À cette fin, j’ai l’intention, dans une section prochaine, de me concentrer sur la proposition audacieuse, solide et opportune de Nussbaum et de la discuter.
Williams : contre la théorie éthique / la « réflexion » comme
solution de remplacement
Mais tout d’abord, je vais brièvement examiner les arguments de
Williams contre la théorie éthique et sa défense de la « réflexion » comme
solution de remplacement afin d’établir s’il propose une option viable. Au
fil des ans, Williams a contesté les priorités dominantes de la philosophie
morale contemporaine, émis des doutes, non seulement au sujet des réponses concurrentes que les philosophes de la moralité ont apportées à certaines
questions habituelles, mais aussi, de manière essentielle, au sujet de savoir
si ces questions habituelles sont vraiment celles que la philosophie morale
devrait aborder. Il a donc mis en cause le « système de moralité » traditionnel et les hypothèses sur lesquelles il repose, et nous a recommandé
45
NADER N . CHO K R
de remplacer les concepts « fins » (par exemple le bien, le devoir, le juste,
le faux, la justice, etc.) pour lesquels penche le « système de moralité », qui
sont « généraux et abstraits » et « ne sont pas ancrés dans le monde », par
des concepts « épais » (par exemple le courage, la honte, la traîtrise, la brutalité, la promesse, etc.) qui sont « ancrés dans le monde et orientent l’action » (Williams, 1985, p. 152²⁸). Et sur la base d’une distinction entre moralité et éthique, il encourage les philosophes à retourner au point de départ
plus ouvert et plus général des Grecs, « comment doit-on vivre ? » À partir
de 1985, Williams a élargi sa critique, avec une vigueur croissante, à l’idée
même d’une « théorie éthique ». En bref, il ne croit pas qu’il y ait de question philosophique légitime à laquelle la meilleure façon de répondre serait
d’élaborer ce genre de structure normative que les philosophes appellent
communément une « théorie éthique ».
Un examen plus attentif de son travail révèle cependant que cette distinction entre concepts épais et fins est en fait défectueuse, et est bien
moins efficace contre la théorie éthique qu’il ne le pense. Ceci, dès lors,
nous conduit à identifier une sérieuse instabilité dans sa position (Scheffler,
2002 ; Tappolet, 2004). On peut aussi douter de ce que l’élimination de la
théorie éthique, étant donné son propre diagnostique du désir qui l’engendre irrésistiblement, lui laisserait suffisamment de ressources pour se lancer
dans le type de critique sociale des pratiques et des institutions d’oppression
dans lequel il veut de toute évidence se lancer (par exemple, des discussions
sur le racisme, le sexisme, l’injustice sociale). Dans la mesure où « les possibilités offertes par l’objectivité éthique sont peut-être plus importantes que
Williams ne veut bien l’admettre », ses arguments à l’encontre de la théorisation éthique se trouvent encore plus affaiblis (Scheffler, 2002, p. 199). On
a donc de bonnes raisons de s’interroger sur la pertinence ou les justifications de sa répudiation et de son rejet systématique du soi-disant « système
de moralité » et de la théorisation éthique en général.
Cependant, Williams a insisté sur le fait que des ressources viables pour
la critique sociale et morale nous seront toujours disponibles longtemps
28 Il est intéressant de noter ici que Williams suggère qu’il est possible que la « justice » soit un
concept moral qui « transcende le relativisme de la distance » (1985, p. 166), nous permettant
ainsi d’évaluer comme justes ou injustes des sociétés qui sont temporellement et spatialement
distantes par rapport à nous. Si c’est le cas, alors selon Williams nous pouvons évaluer certains
aspects des pratiques morales depuis un point de vue qui leur est extérieur. Cependant, il est
difficile d’imaginer quelle serait la force de ces « évaluations de justice ». Puisque le concept de
« justice » est aussi un concept « fin » – un concept qui n’est pas « ancré dans le monde » selon
la perspective de Williams –, alors de telles évaluations ne peuvent pas au final être fondées en
objectivité.
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après que les théories éthiques ont disparu. Il nomme « réflexion » sa solution de remplacement à la théorie éthique, et affirme sans équivoque qu’elle
« devrait aller fondamentalement dans une direction opposée à celle promue par (celle-là) […] Le respect pour la liberté et la justice sociale, et la
critique des institutions d’oppression et de tromperie ne sont peut-être pas
plus faciles à mettre en pratique que dans le passé, et sont peut-être même
plus difficiles, mais il n’y a pas de raison d’imaginer que nous ne disposons
d’aucune idée sur laquelle les fonder. Nous ne devrions pas concéder à la
théorie éthique abstraite qu’elle fournit le seul terrain intellectuel pour de
telles idées » (1985, p. 116, 198). Et Williams d’ajouter : « Il est particulièrement faux de penser que la seule solution de remplacement à la théorie éthique est de refuser la réflexion et de demeurer dans le préjugé non réflexif.
La théorie et le préjugé ne sont pas les seules possibilités offertes à un agent
intelligent, ou à la philosophie » (1985, p. 112). Mais, une fois de plus, une
lecture critique plus attentive révèle que ce qu’il entend par « réflexion »,
d’une part, va à l’encontre de la façon dont les tenants de la Théorie critique
(et en particulier Habermas, à qui il est redevable à cet égard²⁹) souhaitaient
la voir comprise, et d’autre part, qu’elle est au mieux une première étape et
qu’elle est au final vouée à l’échec (voir Chokr, 2007*, pour un traitement
critique plus détaillé).
Il n’en demeure pas moins qu’il est possible que la théorisation critique
doive être faite de manière nouvelle, peut-être même post-Williams, c’està-dire qui prend en compte les phénomènes variés, complexes et souvent
négligés de la vie humaine, et dont l’« objectivité » est établie de manière
radicalement nouvelle, et l’on peut penser de manière non fondationnaliste
et non métaphysique.
Les théoriciens continuent aujourd’hui de débattre des façons dont de
telles fondations peuvent être établies ou pas, peuvent être justifiées rationnellement ou pas ; mais il ne semble pas possible de passer outre à la nécessité de la justification normative (et donc, de la théorie morale) dès lors
que l’on s’aventure dans l’arène de la critique sociale et politique. C’est là
qu’est, je crois, le plus important défi pour la philosophie morale et politique aujourd’hui. De par leur caractère, les arguments que nous devons
inévitablement employer dans la sphère morale doivent trouver leur place
dans un cadre théorique plus large afin de démontrer que nos critiques ne
29 Pour preuve de la dette de Williams à la Théorie critique, voir 1985, p. 166-167, particulièrement les notes 11 et 12. Voir aussi ses remarques sur la « connaissance sociale réflexive » (1985,
p. 199).
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sont ni purement de circonstance, ni ne satisfont des objectifs idéologiques
suspects.
La défense par Nussbaum d’un universalisme éthique pluraliste
et éclairé par l’histoire
L’apport de Martha Nussbaum à cet égard est particulièrement remarquable. Elle rejette le relativisme culturel normatif et cherche à formuler
une théorie éthique et politique universaliste fondée sur la conception
marxienne/néo-aristotélicienne de l’eudémonisme³⁰, en tant que « conception autonome » dont elle affirme qu’elle peut faire l’objet à l’échelle mondiale d’un « consensus par recoupement » – pour reprendre l’expression de
Rawls sans lui mettre les limites ou lui appliquer le type de contraintes que
celui-ci lui applique (1996, p. 133-172). Par « consensus par recoupement »,
Nussbaum veut dire que « les gens peuvent adhérer à cette conception en
tant que noyau moral indépendant d’une conception politique, sans pour
autant accepter de vision métaphysique du monde spécifique, de vision
éthique ou religieuse totale spécifique, ou même de vision de la personne
ou de la nature humaine spécifique. » En effet, ajoute-t-elle, « on peut même
s’attendre à ce que ceux qui ont des visions différentes dans ces domaines-là
interprètent le noyau moral de la conception politique de manière quelque
peu différente, en fonction de leurs différents points de départ » (voir Rawls,
1996, p. 144-145).
Sa vision, dont elle reconnaît volontiers qu’elle est très proche du « libéralisme politique » de Rawls, diffère en ce qu’elle cherche à l’étendre par delà
les frontières exiguës des « sociétés démocratiques libérales occidentales ».
Savoir si cette extension est défendable ou non pourrait être un sujet de
dispute et de controverse, et peut-être même une fausse piste (ou un nonlieu ?). Je laisse donc cette question de côté pour l’instant.
Par ailleurs, au contraire de la philosophie de la justice de Rawls centrée
sur les procédures³¹, selon elle la plus robuste forme de théorie du contrat
30 Tel que Nussbaum comprend l’usage que font Aristote et Marx de cette idée, « le noyau de cette
vision du fonctionnement humain est une conception morale indépendante, et non pas une
conception déduite de la téléologie naturelle ou d’une source non morale. Qu’elle ait raison
ou non sur ce point, et c’est clairement un objet potentiel de controverse, elle insiste sur le fait
que sa proposition néo-aristotélicienne doit être vue dans cet esprit – et aussi (clairement à
l’encontre d’Aristote) comme une conception partielle, et non pas totale, de la vie bonne, une
conception morale sélectionnée pour de seuls objectifs politiques ».
31 Dans sa réponse à la critique d’Habermas selon laquelle la conception de « justice comme
équité » est en fait plus substantive que Rawls ne l’admet, et pas seulement ou strictement
centrée sur les procédures, Rawls a vigoureusement défendu la thèse suivant laquelle ces deux
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social aujourd’hui, et qui s’accorde avec la conception kantienne de la personne comme être de raison, on peut affirmer que l’approche de Nussbaum
est plutôt une approche de la justice orientée vers le résultat³², qui laisse de
côté la conception kantienne et adopte à la place la conception aristotélicienne de la personne comme animal social et politique, qui partage des fins
complexes avec d’autres à de nombreux niveaux. Alors que la conception
rawlsienne de « la justice comme équité » est essentiellement fondée sur les
ressources et se concentre sur les « biens sociaux premiers », la conception
de la justice de Nussbaum repose et se concentre sur ce qu’elle appelle « les
capabilités humaines centrales » (c’est-à-dire ce que les gens sont effectivement capables de faire et d’être) « d’une manière informée par l’idée intuitive d’une vie qui rend justice à la dignité de l’être humain » (2000, p. 5 ; je
souligne)³³.
Au contraire de Sen, qui adopte une position de « non-exhaustivité
intentionnelle et revendiquée » dans sa version de l’approche par les capabilités (1992, p. 49), Nussbaum dresse une liste de dix capabilités (2000,
p. 78-80) et les présente comme des objectifs politiques spécifiques dans le
cadre d’une sorte de « libéralisme politique » (par rapport au « libéralisme
total »), « indépendamment de toute justification métaphysique plus précise »³⁴. Elle pense ainsi que « les potentialités peuvent faire l’objet d’un
consensus par recoupement parmi des gens qui ont, sinon, des conceptions
complètes du bien très différentes » (2000, p. 5). Elle affirme aussi que les
capabilités en question devraient être recherchées pour toute personne et
aspects sont en dernière analyse connectes et inséparables, bien qu’on puisse choisir de mettre
l’accent sur l’un ou sur l’autre. De son côté, il préfère, dit-il, mettre l’accent sur l’aspect procédural de sa conception. Et de là, Rawls a même renvoyé la balle à Habermas pour ce qui est de
sa conception basée sur l’éthique du discours et de l’action communicative. Voir Rawls, 1996,
p. 421-432.
32 On pourrait tout aussi bien dire que c’est une approche centrée sur les chances, en insistant sur
le fait qu’elle parle, tout comme Sen, de « chances réelles et substantielles » et pas simplement
de « chances formelles ».
33 Ailleurs, elle caractérise les « capabilités humaines centrales » comme « fonctionnements possibles
dont le développement est nécessaire pour une vie conforme à la dignité humaine ». On pourrait
donner pour exemple : l’accès aux soins, à l’éducation, l’intégrité physique, la possibilité de
participer à la vie sociale et politique de sa communauté, de formuler sa propre conception
de la vie bonne, d’avoir des amis, de contrôler son environnement matériel, de posséder « les
fondements sociaux du respect de soi » et de ne pas souffrir d’humiliation, et ce à un niveau
adéquat, et ainsi de suite (pour des détails sur la liste complète et révisée qu’elle a proposée,
voir Nussbaum, 2000, p. 78-80).
34 Nussbaum pense que « nous avons besoin d’une perspective substantielle sur les biens politiques
centraux, de l’ordre de ce que l’approche par les capabilités nous offre ». Cependant, elle insiste
sur le fait que son approche est diamétralement opposée à la perspective platonicienne sur le
bien (2000, p. 8).
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pour chacune, traitant chaque personne comme une fin et non seulement
comme un moyen pour les fins des autres – en accord avec l’impératif catégorique kantien. Elle adopte par conséquent ce qu’elle appelle « le principe
de la capabilité de chaque personne, fondé sur le principe de chaque personne
comme fin » (2000, p. 5) – dont elle affirme qu’il a une force critique particulière en ce qui concerne la vie des femmes qui est trop souvent, malheureusement, vue comme accessoire ou secondaire par rapport à la vie des
autres. Finalement, elle insiste sur l’idée d’un seuil pour chaque capabilité, en
dessous duquel on pense communément qu’un fonctionnement vraiment
humain n’est pas disponible, et affirme que l’objectif social et politique de
chaque société devrait être de faire franchir à ses membres le seuil de capabilité. Sa version n’est pas destinée à fournir une théorie de la justice complète, mais un cadre général et flexible que chaque communauté (société ou
État-nation) remplit séparément et à sa façon – en fonction de ses circonstances et conditions particulières³⁵.
En défendant ainsi une approche de la fondation des principes politiques fondamentaux qui repose sur cette idée des capabilités humaines,
Nussbaum pense que nous pouvons conserver « une forme d’universalisme
qui est sensible au pluralisme et aux différences culturelles » et qui pourrait « nous permettre de répondre aux plus puissantes objections contre des
universaux transculturels » (2000, p. 8). De fait, elle cherche à développer
un type particulier de théorie philosophique normative – non pas monolithique, tyrannique ou dictatorial, mais qui demeure attentif et réactif à une
variété de faits et de facteurs empiriques particuliers.
Nussbaum ne se contente pas de simplement signaler la « pauvreté du
relativisme » et de mettre en avant « des arguments historiques au sujet de
cultures non occidentales qui montrent l’inefficacité descriptive de nombreuses approches anti-universalistes » – comme Amartya Sen (1999), son
collègue et pionnier en économie de l’approche par les capabilités, semble
l’avoir fait. Elle n’a pas seulement produit des arguments explicites et très
nuancés à l’encontre du relativisme, que celui-ci provienne de considérations sur la culture, la diversité ou le paternalisme (2000, p. 41-59), mais
cherché à formuler une défense philosophique forte et continue (du besoin)
des normes et des valeurs universelles (2000, p. 13, 34-110).
A l’encontre des théoriciens anti-éthiques (tel Williams, ou encore plus
radicaux tels Annette Baier et Richard Posner) qui affirment que toute
35
50
Il est intéressant de remarquer comment ceci rappelle l’« universalisme paramétrique » de Scanlon dont nous avons discuté précédemment.
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théorisation philosophique dans le domaine de l’éthique est en quelque
sorte suspecte et inutile, et que nous ferions mieux de nous contenter de
la langue quotidienne, des intuitions et des conceptions ordinaires, Nussbaum affirme, je crois avec raison, qu’ « un assaut frontal contre la théorie
se fourvoie profondément, et que les arguments systématiques de la théorie ont une fonction pratique importante à jouer pour démêler nos pensées confuses, critiquer des réalités sociales injustes et empêcher le genre de
rationalisation hypocrite qui fréquemment fait de nous les collaborateurs
de l’injustice » (2000, p. 35-36).
Nussbaum est parfaitement consciente des objections sérieuses auxquelles doit potentiellement faire face quiconque propose concrètement
un cadre universel pour évaluer et estimer le bien-être humain et l’eudémonisme dans un contexte culturel spécifique. On pourrait par exemple objecter qu’il est probable que les catégories et les concepts spécifiques qu’on a
choisis reflèteront l’immersion de quelqu’un dans une tradition théorique
ou culturelle propre et spécifique et qu’ils pourraient donc être extérieurs
ou ethnocentriques, ou dans tous les cas, du moins sous certains aspects,
pas les bons pour entreprendre une telle évaluation dans ce contexte ou
même à travers les contextes (2000, p. 39-40). Elle se demande même, avec
une acuité et une audace indéniables, « s’il est tout simplement approprié
de se servir d’un cadre universel, plutôt que d’une pluralité de cadres différents bien que parents », et si le cadre proposé, s’il s’agit d’un cadre universel unique, est « suffisamment flexible pour nous permettre de rendre
justice à la variété humaine que nous rencontrons » et que nous avons de
bonnes raisons d’accepter et de prendre en compte. Elle admet que le défi
est de taille, parce que tant de propositions ont par le passé « échoué à cause
d’une attention insuffisante portée à la variété et aux spécificités culturelles »
(2000, p. 40).
Néanmoins, elle poursuit en affirmant que, tout crucial qu’il soit de
comprendre comment un contexte spécifique informe les choix et les aspirations des personnes impliquées, il demeure que certaines aspirations fondamentales à l’eudémonisme sont reconnaissables par-delà les différences
de contexte (2000, p. 31). Car c’est une chose de dire qu’il se peut qu’il nous
faille une connaissance locale et spécifique pour comprendre entièrement
les problèmes auxquels des personnes spécifiques font face et porter notre
attention sur ces aspects de leur vie dont d’autres pourraient ne faire aucun
cas. « C’est autre chose d’affirmer que certaines valeurs très générales, telles
que la dignité de la personne, l’intégrité du corps, les droits et les libertés
politiques fondamentaux, les opportunités économiques fondamentales, et
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ainsi de suite, ne sont pas des normes appropriées lorsqu’il s’agit d’évaluer la vie des individus – indépendamment d’où ils vivent » et à quelle(s)
culture(s) ils appartiennent (ou revendiquent d’appartenir). Et Nussbaum
de demander de manière rhétorique, ou plutôt sarcastique : « Comment
pourrait-on soutenir cette affirmation plus que discutable ? » (2000, p. 41).
En effet, comment quelqu’un pourrait-il en bonne conscience contester le
caractère désirable, pour tous les êtres humains et chacun d’entre eux, des
valeurs générales et des objectifs qu’elle mentionne ?
Nussbaum reconnaît le caractère borné et contestable d’un certain
nombre de façons de penser par delà les frontières culturelles et de promouvoir une approche universaliste – par exemple, les Lumières ethnocentriques d’autrefois, le colonialisme, « les partisans néolibéraux du marché mondial » et même certains intellectuels occidentaux contemporains
qui se prétendent ouverts et progressistes. C’est en partie l’aveuglement de
ces façons de penser face à la « complexité culturelle » qui a rendu les gens
sceptiques face à toute forme d’universalisme. Mais bien sûr, l’universalisme
éthique n’est pas fatalement victime de ce défaut, et le fait que certaines (ou
même la plupart des) approches universalistes se sont révélées fortement
contestables ne nous oblige pas à condamner toute approche de ce genre.
Il est même possible que les valeurs universelles soient nécessaires, nous
rappelle-t-elle, pour une critique pertinente des universalismes fourvoyés.
« Le pluralisme et le respect des différences sont eux-mêmes des valeurs universelles qui ne sont pas observées partout ; elles exigent d’être formulées
normativement et défendues » et cela fait partie de ce que Nussbaum espère
accomplir (2000, p. 32).
Ainsi, le genre d’« universalisme éthique pluraliste, éclairé par l’histoire » qu’elle souhaite défendre serait prêt à laisser un espace aux individus
ou aux groupes qui désirent adopter un mode de vie traditionnel. Mais il
serait aussi prêt et déterminé à critiquer des pratiques culturelles injustes,
où qu’elles se trouvent. Tirant correctement les conséquences de la complexité culturelle à la lumière de l’histoire, elle insiste sur le fait que la critique intra-culturelle est profondément ancrée dans toutes les cultures. « Les
cultures sont dynamiques et pleines de controverses » (2000, p. 59), et ni
statiques, ni uniformes, ni homogènes, comme les partisans du relativisme
semblent souvent le supposer ou le suggérer. Elle soutient explicitement
la vision selon laquelle « nous devrions fournir des espaces dans lesquels
des formes très différentes d’activités humaines peuvent prospérer » (2000,
p. 59). En d’autres termes, « nous ne devrions pas écraser la diversité, ou
même la mettre en danger, sans une très bonne raison » (2000, p. 59 ; je sou52
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ligne). Cependant elle ajoute immédiatement le commentaire judicieux
suivant : « Mais puisque certaines pratiques traditionnelles sont nuisibles et
mauvaises, et certaines activement hostiles à d’autres éléments d’une culture
diverse, c’est notre intérêt pour la diversité qui lui-même nous force à établir un ensemble de critères en fonction desquels nous pouvons évaluer les
pratiques que nous rencontrons, et à nous demander lesquelles sont acceptables et dignes d’être préservées, et lesquelles ne le sont pas » (2000, p. 59).
Finalement, elle insiste fortement sur le fait que sa vision repose, une fois de
plus, sur un libéralisme politique plutôt que total, qui encourage au respect
pour les différentes conceptions de la vie bonne que des individus ou des
groupes peuvent avoir, et qui promeut un climat politique dans lequel chacun d’entre eux pourra poursuivre le bien (qu’il soit religieux ou éthique)
tel qu’ils l’entendent, tant qu’ils ne nuisent pas à autrui.
De fait, comme nous l’avons déjà mentionné, ce que Nussbaum met
en avant, c’est la recherche d’universaux qui sont « participatifs » plutôt que
tyranniques ou dictatoriaux, qui créent et protègent des espaces pour les
libertés et les choix plutôt qu’ils n’imposent aux gens ou ne les soumettent
à un mode d’être et de vie désiré ou désirable, total ou totalisant, uniforme
et uniformisant. Un tel argument, selon elle, n’est pas seulement compatible avec – mais est même requis par – la recherche d’universaux transculturels.
Aux critiques qui, en dépit de ses dénégations explicites, l’accusent de
mettre en avant une doctrine libérale occidentalo-centrique totale, une
variante de l’universalisme éthique rigide et monolithique d’autrefois reposant sur un contenu occidentalo-centrique, bien que visant à s’étendre progressivement pour inclure d’autres contenus culturels, elle réplique énergiquement et catégoriquement qu’elle n’a pas été bien comprise (voir Barclay,
2003 ; Nussbaum, 2003c).
En toute bonne foi, Nussbaum est parfaitement consciente qu’un risque
majeur de l’universalisme éthique est l’inclusivisme, une vision qui est souvent motivée par de bonnes intentions et est mise en avant au nom de la
justice. Mais comme elle le sait très bien, « l’enfer est pavé de bonnes intentions. » Pour éviter ce piège, Nussbaum insiste sur le fait que sa liste de capabilités, à laquelle elle est parvenue après des années de « discussion transculturelle » large et ouverte (2000, p. 76), ne fournit pas d’objectif précis
à atteindre et ne saurait jouer le rôle de prescription. La liste n’inclut que
les sphères importantes d’une vie réellement humaine qui sont présentes
dans chaque pays et chez tout un chacun. Aucun contenu éthique ne doit
être défendu à tout prix, particulièrement si une telle défense se fait au
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détriment de la recherche de l’eudémonisme par autrui. « C’est dans ce sens,
écrit-elle, que la liste constitue, j’insiste, une conception partielle et non
totale du bien » (2000, p. 96).
Sa version de l’approche par les capabilités et l’universalisme éthique
qui la sous-tend ne cherchent pas à imposer des fonctionnements particuliers, mais à ouvrir des possibilités, en donnant à chaque personne la chance
réelle et solide d’être elle-même, de la manière qu’elle juge meilleure. Elle
insiste sur le fait que « les capabilités » (et non pas les fonctionnements³⁶) sont
et doivent demeurer les objectifs politiques adéquats – c’est-à-dire donner à
chaque personne la chance de choisir (ou pas) d’actualiser certains être et
faire qui ont de la valeur selon sa conception de la vie bonne (2000, p. 87).
Elle souligne aussi le fait que ses critiques oublient souvent de distinguer deux questions qu’il est facile d’assimiler : l’une est la question de la
justification, l’autre celle de la mise en œuvre (2000, p. 101-105). La première
doit être produite en termes d’arguments rationnels et universellement valides³⁷, cependant que la seconde doit s’accommoder d’une concrétisation plurielle et sera évidemment sensible au contexte, prenant en compte les circonstances relativement différentes et les ressources à disponibilité variable des
différentes communautés autour du globe, et sera donc réalisable de multiples façons (2000, p. 77).
Cependant, selon elle, « la préoccupation légitime pour la diversité, le
pluralisme et la liberté personnelle n’est pas incompatible avec la reconnaissance de normes universelles ». En vérité, elle pense que « des normes
universelles sont en fait nécessaires si nous voulons protéger la diversité, le
pluralisme et la liberté, traitant ainsi chaque être humain comme un agent
et comme une fin ». Elle pense que « la meilleure façon de faire coexister
ces préoccupations […] est de formuler les normes universelles comme un
ensemble de capabilités qui permettent un fonctionnement pleinement
humain, insistant sur le fait que les capabilités protègent, et n’excluent pas,
les sphères de la liberté humaine » (2000, p. 106).
En ces temps de mondialisation galopante, alors même que des intérêts non
moraux nous réunissent par-delà les frontières nationales, il nous faut réfléchir
de manière urgente aux normes morales qui peuvent aussi, et de manière plus
appropriée, nous réunir, imposant des limites aux […] choix que les nations
36 Nussbaum semble cependant hésiter de temps à autre à cet égard, ou plutôt faire une exception
dans le cas des personnes les plus pauvres et défavorisées, pour lesquelles on ne peut en toute
décence qu’insister sur certains fonctionnements et réalisations indispensables et fondamentaux.
37 À cet égard Nussbaum est, je le crois, en accord avec Habermas.
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peuvent faire […] Chercher de telles normes est une tâche urgente ; si nous ne les
cherchons pas, nous serons gouvernés sans aucune contribution de notre propre
réflexion critique, par des intérêts et des processus qui selon toute probabilité ne
résisteraient pas à l’examen éthique. (2000, p. 32 ; je souligne)
À long terme, Nussbaum pense qu’il serait hautement désirable que « la
communauté des nations atteigne un “consensus par recoupement” transnational sur la base de la liste des capabilités, comme ensemble d’objectifs
pour une action internationale de coopération, et ensemble d’engagements
que chaque nation respecterait en ce qui concerne son propre peuple ». Elle
est en accord sur ce point avec Pogge (1989, 2002), et dans la mesure où sa
liste est proche de ce que l’on trouve dans la Déclaration universelle des
droits de l’homme, elle a raison de soutenir qu’« un tel consensus existe déjà
au sujet de quelques éléments de la liste » et qu’« on peut raisonnablement
espérer, sur la base de ceux-ci, atteindre les autres » (2000, p. 104). Dans un
entretien accordé en 2004, elle a affirmé sans équivoque sa croyance ferme
à cet égard. Selon Nussbaum, la justice doit avoir la priorité dans notre
réflexion sociale et politique (2000, p. 33)³⁸.
Cependant, au final, la tentative de Nussbaum de formuler et de justifier « un universalisme éthique pluraliste et éclairé par l’histoire » fondé sur
sa version de l’approche par les capabilités semble reposer sur une intuition
fondamentale, et l’on pourrait même dire sur « une notion préconçue de
la justice ». Elle soutient que sa démonstration générale part de prémisses
éthiques et tire des conclusions éthiques sur la base de celles-ci seulement,
et non pas sur la base d’autres prémisses. Reste à voir si la « justification »
de ses propositions résistera ou pas à un examen critique plus détaillé et
approfondi (voir Chokr, 2007*, pour un traitement et une évaluation plus
approfondis). Pour l’instant, on peut dire qu’elle est parmi les rares philosophes contemporains qui aient relevé ce défi, le bon, et son apport dans
cette direction, bien qu’il rencontre toujours des difficultés et des problèmes
de différents ordres, est selon moi fascinant et admirable.
Traduit par Paul Costey, Yann Fuchs, Marc Lenormand,
Victor Moisan et Éric Monnet*
38 À mettre en relation avec l’affirmation de Rawls (1971) selon lequel « la justice est la vertu première de la société ».
* Les traducteurs remercient Friedrich Lutz et Sebastian Von Renouard pour leur relecture de
certaines parties de ce texte, ainsi qu’Aude Jeanson.
55
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