L`arbre et le philosophe Du platane de Barrès au marronnier de

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L’arbre et le philosophe
Du platane de Barrès au marronnier de Sartre
Littérature et phénoménologie
Par Philippe Zard
Université Paris Ouest-Nanterre-La Défense
Il en est des textes d’anthologie comme des institutions selon
Montesquieu : on ne devrait y toucher que “d’une main tremblante”.
L’épisode de “l’arbre de M. Taine” dans Les Déracinés et celui de la
“racine du marronnier” dans La Nausée font à ce point figure de morceaux
choisis qu’on serait bien inspiré de les laisser reposer dans la paix
poussiéreuse des manuels. Si l’on se souvient par ailleurs que l’idée du
rapprochement entre les deux épisodes a éformulée pour la première fois
par un critique américain1 et que Sartre s’est empressé de démentir toute
dette envers Maurice Barrès2, on comprendra qu’il y ait de quoi décourager
le commentateur bénévole.
Il est vrai qu’il n’est pas besoin de passer par Barrès pour retrouver
les racines du marronnier de Roquentin. La présence des arbres en général
dans l’œuvre de Sartre, et du marronnier en particulier, est insistante. La
liste en est connue : on les trouve dans la correspondance avec Simone de
Beauvoir, dans Les Mots, dans L’Enfance d’un chef, dans La Mort dans
l’âme3. Philippe Lejeune a montré, par exemple, le rôle qu’a pu jouer la
lecture du récit fantastique d’Edmond Jaloux, Le vent dans les arbres, que
Sartre évoque dans ses souvenirs d’enfance4.
Pourtant, à l’inverse, il n’est pas nécessaire de passer par les arbres
pour trouver chez Sartre la trace de polémiques régulières avec Barrès : de
la célèbre fessée à Maurice Barrès dans La Nausée5 à la mention explicite
des Déracinés dans L’Enfance d’un chef, et jusqu’au nom de Sturel,
médiocre bourgeois et mari mal aimé d’Ivich (La Mort dans l’âme), que
Sartre emprunte au plus romanesque des personnages de Barrès6
L’animosité de Sartre envers l’auteur des Déracinés remonte, si l’on en
1 Dennis J. Fletcher, « Sartre and Barrès. Some notes on La Nausée », Forum for Modern Language
Studies, vol. IV, n° 4, octobre 1968, pp. 330-334
2 Sartre, Œuvres romanesques, éd. établie par M. Contat et M. Rybalka, Gallimard, Bibliothèque de la
Pléiade, p. 1784. Toutes nos citations de La Nausée et des autres œuvres de fiction de Sartre renvoient à
cette édition.
3 Ibid., p. 1783
4 Les Mots, Gallimard, coll. Folio, pp. 127-129
5 « Nous l’avons fessé jusqu’au sang et sur son derrière, nous avons dessiné, avec les pétales des violettes,
la tête deroulède », 72.
6 Sturel, dans La Mort dans l’âme, est qualifié de "grande asperge" (1173), ce qui qualifie aussi le
"barrésien" Lucien Fleurier dans L’Enfance d’un chef.
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croit M. Contat et M. Rybalka, à l’adolescence, c'est-à-dire à l’immédiat
après-guerre : l’Affaire Dreyfus est loin, la France a récupél’Alsace et la
Lorraine ; Barrès est alors une figure nationale prestigieuse, apôtre d’un
patriotisme relativement œcuménique (celui des Diverses familles
spirituelles de la France, publié en 1917), encore admiré par de jeunes
auteurs (Mauriac, Drieu, Aragon), quoique son œuvre, « commence à
perdre un peu de son impact »7. À sa mort, Barrès n’est plus guère
vilipendé que par les surréalistes. Si anmoins, quinze ans après ses
funérailles nationales, le jeune Sartre ressent encore le besoin d’en
découdre avec l’auteur des Déracinés, c’est que son spectre continue de
hanter la littérature, mais surtout la vie et la pensé politiques, moins sous la
forme d’une influence directe que d’une inspiration diffuse. La
métaphysique barrésienne, celle en tout cas du chantre de la « terre et des
morts » a trouvé, à travers les thèmes nationalistes de l’Action française,
une seconde jeunesse à laquelle L’Enfance d’un chef, en 1939, donnera un
large écho.
C’est ici que nous retrouvons l’arbre, et la philosophie. Si l’on
admet que, dans l’économie des Déracinés, « l’arbre de M. Taine joue
strictement le même rôle dans l’évolution spirituelle et intellectuelle du
jeune déraciné que le marronnier dans La Nausée »8, il n’est pas cessaire
de supposer une réécriture délibérée de la part de Sartre (D. J. Fletcher lui-
même convient qu’il s’agit d’une conjecture) pour espérer extraire, de la
rencontre entre ces deux scènes, des enseignements intéressant l’histoire
littéraire, la critique de l’imaginaire et la pensée philosophique. La
présence de Barrès chez Sartre dans ces années d’avant-guerre est
suffisamment attestée pour qu’on puisse parier que les rapports entre ces
deux scènes, même inconscients, ne sont pas fortuits.
Que faire d’un arbre ? Comment décrire un arbre ? Hors me de
toute influence avouée, dans le cadre d’une étude sur les rapports entre
littérature et phénoménologie, la prise en considération de l’antécédent
barrésien permet à la fois de cerner l’originalité de la démarche sartrienne
et d’en discerner comme l’arrière-plan politique. L’étude comparée du
platane de l’un et du marronnier de l’autre nous paraît constituer un biais,
limité, mais instructif, pour évaluer la discrète articulation, dans les deux
romans, entre métaphysique et politique. L’hypothèse que La Nausée
puisse être lue, en partie du moins, comme un très singulier « Contre
Barrès » de J.-P. Sartre, orientera notre étude.
7 Éric Roussel, préface de Maurice Barrès, Romans et voyages, Robert Laffont, coll. Bouquins, p. XCIV.
Nos citations des romans de Barrès seront toutes extraites de cette édition.
8 Dennis J. Fletcher, art. cit., p. 332 (nous traduisons).
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D’un arbre à l’autre
Au commencement, comme dans toutes les bonnes histoires, on
trouve un jardin et un arbre. Dans le roman de Barrès, le jeune Lorrain
Rœmerspacher vient d’écrire un article remarqué sur l’œuvre d’Hippolyte
Taine, Les Origines de la France contemporaine. Le grand homme, touché
par l’intelligence de son propos, lui fait l’honneur d’une visite, s’intéresse
à son sort ainsi qu’à celui de ses camarades lorrains qui l’ont suivi dans
l’exil parisien. Chemin faisant, Taine conduit le jeune garçon au square des
Invalides et lui désigne un platane dont il a fait à la fois un ami, un
conseiller et un modèle : celui d’une vie qui, puisant son énergie dans les
profondeurs de la terre qui l’a vu naître, obéit aux lois de son
développement naturel, tirant sa force même, et son harmonie intérieure,
de sa sage soumission à la nécessité.
La fortune toute particulière de l’épisode (qui fut longtemps un
véritable “lieu de mémoire”, avant d’être gagné à son tour par l’oubli où,
pour de bonnes et de mauvaises raisons, l’œuvre de Barrès a fini par
sombrer) ne tient pas à la seule réussite littéraire du passage. Elle procède
plus sûrement du croisement entre une symbolique archétypale « l’arbre
est le symbole par excellence »9 et une termination historique et
politique beaucoup plus précise : celle qui, à la fin du dix-neuvième siècle,
donne l’une de ses expressions les plus abouties à la pensée conservatrice
et nationaliste10.
Certes, dans le discours de Taine lui-même, la dimension
archétypale domine presque sans partage. Taine parle de l’arbre comme de
« l’image expressive d’une belle existence »11. Son propos est
essentiellement moral et taphysique ; il met en jeu le rapport à la vie
(« la logique d’une âme vivante et de ses engendrements »), au devenir et à
la mort. C’est d’abord comme symbole d’une vie individuelle que l’arbre
est pensé. Il est à la fois un initiateur pour un philosophe au soir de sa vie
et, implicitement, un modèle possible pour le jeune déraciné auquel
s’adresse la leçon : Rœmerspacher est invité à comprendre qu’une vie
authentique doit, à l’image du platane, trouver son sens en elle-même, dans
son sol propre : à la limite, l’enseignement ne déparerait guère sous la
9 Robert Dumas, Traité de l’arbre. Essai d’une philosophie occidentale, Actes Sud, 2002, p. 20.
10 « Le thème de la sève et des racines fournira toute une palette de variations politiques nationalistes des
deux côtés du Rhin, puisque, par analogie, la sève et les racines se traduisent par le sol et le sang, Blut und
Boden », (Robert Dumas, op. cit., p. 76)
11 Les Déracinés (abrév. D), op. cit., p. 597. La plupart des férences à l’épisode se trouvent entre les
pages 596 et 599. Sauf mention contraire, toutes les citations de Barrès proposées dans cette première
partie de l’étude seront extraites de ces pages.
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plume de l’auteur du Culte du moi si n’intervenait, comme obliquement,
une composante collective.
Car celui qui file la métaphore est l’auteur des Origines de la
France contemporaine, l’historien et le penseur politique qui s’efforce de
penser l’histoire et l’identité de la nation. Le symbole de l’arbre met
également en œuvre une réflexion sur le rapport entre le tout et les parties,
affleurent déjà les implications sociales. Si l’arbre meurt, après avoir
atteint sa perfection, c’est en tant qu’individu seulement : le spécimen
individuel ne disparaît que pour céder la place à des arbres nouveaux et
vigoureux. Le choix du symbole de l’arbre enveloppe donc à la fois
l’exaltation de la beauté d’une existence et le dépassement de la finitude
individuelle dans l’immortalité de l’espèce. Symbole individuel, l’arbre
renvoie implicitement à une pensée du collectif.
Ce qui est vrai du rapport entre spécimen et espèce se vérifie jusque
dans l’organisation interne de l’arbre. Taine souligne en effet que, dans
l’arbre, les parties sont au service de l’ensemble ; les organes contribuent à
l’équilibre et à l’harmonie de l’organisme : « nulle prévalence de son tronc,
de ses branches, de ses feuilles ; il est une dération bruissante »12. Si,
dans l’énoncé proprement dit, il n’est encore question que de l’existence
individuelle, la métaphore elle-même (la « fédération ») est virtuellement
porteuse d’une signification politique : l’arbre, image d’une vie
individuelle harmonieuse, peut devenir aussi la représentation par
excellence du corps de la nation. Rœmerspacher n’a pas besoin de forcer
le sens du propos de Taine pour en tirer des conclusions concernant le
destin collectif, autrement dit pour nationaliser la leçon du moraliste :
« Immédiatement ce qu’il entrevoit, c’est la position humble et
dépendante de l’individu dans le temps et dans l’espace, dans la collectivité
et dans la suite des êtres. Chacun s’efforce de jouer son petit rôle et s’agite
comme frissonne chaque feuille du platane ; mais il serait agréable et noble
[...] que les feuilles comprissent leur dépendance du platane et comment sa
destinée favorise et limite, produit et englobe les destinées particulières ».
Se trouvent ici formulés, par l’étudiant, d’une manière beaucoup
plus explicite que par le maître, les fondements mêmes d’une idéologie
organiciste, de caractère résolument holiste en ce qu’elle postule la
primauté du tout sur les parties, de l’organisme sur l’organe, de la
collectivité sur l’individu (Rœmerspacher apprend au contact de Taine que
« l’individu n’est rien et la société tout »13). L’arbre sert à dire la nation
12 souligné par nous.
13 D, p. 615. De me : « Si les hommes connaissaient la force qui sommeillait dans le premier germe et
qui successivement les fait apparaître identiques à leurs prédécesseurs et qui les arrachera de la branche
nourricière pour les disperser [...] » (Ibid., p. 599)
5
(qu’on songe, entre mille exemples, à la référence à la « sève nationale »14)
comme unité vitale et hiérarchisée. Si la métaphore organiciste et tout
particulièrement celle de l’arbre constitue l’un des universaux de
l’imaginaire, si elle est commune à toutes les cultures et spiritualités, on
sait15 qu’elle prend à l’époque romantique un essor nouveau, en relation
avec les philosophies de la vie, de Schelling à Nietzsche, et connaît des
prolongements directs dans la pensée politique. La métaphore de la nation
comme corps, sans être l’apanage de la pensée de droite, finit par en être,
dès Joseph de Maistre, l’une de ses expressions privilégiées16.
La leçon de Taine porte, dans Les Déracinés, « le sceau de la grande
philosophie moniste », ou encore de ce qu’Alain-Gérard Slama, reprenant
le père R. Lenoble, désigne comme « l’animisme-organicisme ». Celui-ci
consiste à « supposer l’univers traversé d’un même souffle vital, à se
représenter le monde structuré selon le même modèle organique qui semble
au principe de toute vie »17. Cette philosophie, par définition rétive à toute
conflictualité, implique, pour l’essentiel, le culte de la tradition, la
méfiance envers toutes les formes de constructivisme intellectuel ou
politique, auxquelles on opposera les leçons de l’expérience, l’inscription
de l’humanité dans un ordre naturel, sinon providentiel.
Quand Sartre écrit La Nausée, tout atteste que le fantôme de l’arbre
de M. Taine est bien là. La confrontation de Roquentin avec le marronnier
peut passer pour l’exacte antithèse de la rencontre de Rœmerspacher et du
platane18. Celui-ci était un « bel être luisant de pluie », dont il fallait
admirer « le grain serré » du tronc, et les « nœuds vigoureux » ; le
marronnier de Roquentin, « huileux, calleux », est immonde, couvert
d’« une rouille verte » ; « l’écorce, noire et boursouflée, semblait de cuir
bouilli »19. L’arbre de Taine inspirait à celui-ci respect et amour, au lieu
que Roquentin n’éprouve que « dégoût » et « peur ». Taine voyait une
« jeune force créatrice » qui « ignore l’immobilité », quand Roquentin ne
voit qu’affaissement, fléchissement : « un jaillissement vers le ciel ? un
affalement plutôt »20. L’arbre de Taine « va disparaître parce qu’il a atteint
sa perfection » ; les arbres de Roquentin « continuaient d’exister, de
mauvaise grâce, parce qu’ils étaient trop faibles pour mourir »21.
14 Ibid., p. 730
15 Voir par exemple Judith Schlanger, Les Métaphores de l’organisme, Vrin, Paris, 1971.
16 voir p. ex. Pierre Birnbaum, La France imaginée, Fayard, 1998, chapitre II : « le corps de la nation ».
17 Alain-Gérard Slama, « Portrait de l’homme de droite », in J.-F. Sirinelli (dir.), Histoire des droites en
France, tome 3 : Sensibilités, Gallimard, 1992, p. 819
18 Comme l’a bien vu D. Fletcher, art. cit., pp. 332-333.
19 Sartre, La Nausée (abrév. N), op. cit., p. 153
20 Ibid., p. 158
21 Ibid., p. 158
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