REVUE DRAMATIQUE Huis-Clos, pièce en un acte ; La P... respectueuse, pièce en un acte et deux tableaux de Jean-Paul Sartre. — T H É Â T R E D E S A R T S : Hamlet, d'après Jules Laforgue, adaptation de M. Serge Ligier. GYMNASE : Le Gymnase affiche Huis Clos, de M. Jean-Paul Sartre. La pièce a été souvent reprise depuis la création. Il y a cinq ans, elle fut montée par le T h é â t r e en Rond dont la disposition scénique se prêtait assez heureusement à la figuration d'un des cercles de l'Enfer. Car on c o n n a î t le sujet : trois personnages, un homme et deux femmes, aux prises avec l ' é t e r n i t é des d a m n é s , entreprennent, dès qu'ils sont mis en présence, une querelle qui s'annonce sans fin, comme leur misérable condition. L'auteur veut nous faire entendre par là qu'incapables de nous passer de nos semblables, nous sommes condamnés à leur donner sans cesse une représentation de nos traits dominants, lesquels n'ont rien de flatteur, on s'en doute. Ainsi l'homme ne saurait échapper, m ê m e après la vie terrestre, à son destin qui est de se heurter à l'homme. « L ' E n f e r , c'est les autres », conclut le personnage masculin, que sa nature porte plus que les deux femmes à raisonner et à définir. La formule est heureuse mais elle ne nous e m m è n e pas très loin. A travers tant de disputes vaines, de vociférations et de lamentations, une impression de monotonie se dégage de cet. acte. Il serait facile d'observer que les personnages tournent de façon interminable sur la m ê m e piste. L'évocation du sinistre séjour l'impose. Si l'Enfer « c'est les autres », c'est aussi l'ennui. Nous ne demandons q u ' à le croire mais on nous en administre la preuve avec trop d'insistance. Et il faut le renom de M. Jean-Paul Sartre, le fracas m e n é autour de son œ u v r e par des exégètes enthousiastes pour que le public, convaincu q u ' i l assiste aux manifestations d'un singulier génie, applaudisse avec tant de constance. Sans doute ceux qui ne s'associent pas à cet enthousiasme sont-ils fondés à observer que la révélation du lieu où se situe l'action ne pouvait produire son effet qu'aux spectateurs qui entendaient ce texte pour la première 152 R E V U E DRAMATIQUE fois. Mais Au Grand Large, de l'auteur anglais Sutton Vane, offrait ce même effet de surprise. ï l n'empêche que l'intérêt ne baissait pas une fois livré le mot de l'énigme. Car, de cette situation naissaient quantité d'effets inattendus dont on ne trouve pas l'équivalent chez M. Sartre. M. Michel Vitold, créateur de Huis Clos avec Mlle Gaby Sylvia, reprend son rôle et retrouve en face de lui sa partenaire. Mme Lucienne Le Marchand leur donne la réplique avec pertinence. Et, cette fois encore, on crie un peu trop dans la pièce. Cela dit, notons que M. Sartre possède des ressources d'une grande variété. Le dialogue pompeux des Mouches comparé à celui, si percutant des Mains Sales en est la preuve et on en trouverait d'autres, ne serait-ce qu'en opposant le si ennuyeux Nekrassov, œuvre de circonstance qu'on croirait bâtie sur commande, à deux tableaux d'une intensité aussi remarquable que ceux dont se compose La P... respectueuse qui fait suite à Huis Clos dans le spectacle du Gymnase. * Cette pièce, d'une dureté métallique, offre un modèle de conception et d'agencement. Alors que Huis Clos s'égare dans les considérations, elle est toute en mouvement. Les personnages ne s'analysent pas, ils prononcent exactement les répliques qui conviennent à leur condition sociale, au niveau de leur intellect et ce sont leurs paroles comme leurs actes qui les définissent sans le secours d'aucun de ces exposés que l'auteur affectionne tant en d'autres rencontres. Là aussi, on connaît le sujet et un bref résumé doit suffire à le remettre en mémoire. Dans une petite ville du Sud des Etats-Unis, une fille publique a été témoin d'une rixe entre Blancs et Noirs. L'un des Blancs a tué un Noir. Comme l'affaire s'est compliquée d'une tentative de viol, on voudrait amener la fille à certifier que c'est l'un des Noirs qui s'en est rendu coupable sur elle et à disculper ainsi le Blanc qui n'aurait tiré que sous l'empire de l'indignation. Elle s'y refuse. La menace exercée sur elle par un Blanc, qui est devenu son « client » de rencontre à cette seule fin, n'ayant pas porté d'effet, le père de ce garçon, sénateur astucieux et patelin, s'y prend autrement et attendrit la fille en faisant valoir la peine où est la famille du vrai coupable, la solidarité entre Blancs, les raisons patriotiques qui excusent le mensonge. Et la malheureuse cède. Elle témoigne dans le sens qu'on désire. Le Noir innocent qu'elle a livré échappera aux recherches, mais on imagine que ce ne sera pas pour longtemps. Cependant que la fille « respectueuse » des coutumes raciales, se soumettra sans restriction à la loi des gens de son sang et deviendra la compagne entretenue de celui qui, après lui avoir payé le prix d'une nuit, ne peut se déprendre de ce singulier attrait éprouvé parfois par l'homme à l'endroit d'une prostituée. REVUE DRAMATIQUE 153 Qu'il y ait dans cette donnée quelque exagération, c'est possible. A l'appui de la vraisemblance dont se réclame l'auteur, il sera pourtant facile de citer quelques faits analogues. Mais des cas de ce genre ne constituent pas une règle, sinon la peinture des mœurs au théâtre comme dans le roman ne serait que celle de milieux particulièrement tarés. Disons, pour couper court à toute discussion, que l'auteur s'assure de brillants atouts par la façon dont il anime ses personnages et leur confère en peu d'instants une vie qui empêche le spectateur engagé dans un tel rythme, de se poser les questions que provoquerait un roman au cours duquel le lecteur garde le loisir de la réflexion. Accordons aussi, que, même en profitant des facilités que lui assure la scène, M. Sartre surpasse là bien des romanciers américains autour desquels on fait tant de tapage et qui se signalent surtout par la peinture d'êtres élémentaires. Ceux de La P... respectueuse le sont aussi, le sénateur excepté, mais on sent toujours derrière eux l'intelligence de l'auteur, alors qu'il serait illusoire d'en attendre la manifestation chez les autres. Mlle Helena Bossis, qu'on doit citer en premier, assume la charge du principal rôle avec un naturel, une vivacité, un jaillissement de tout l'être dans les passages pathétiques qui commandent l'admiration et l'éloge. M. Henri-Jacques Huet, dans le personnage d'un jeune Américain passablement inquiétant, est également d'une vérité saisissante et M. Robert Vattier met toute sa finesse à dire les répliques du sénateur. Signalons aussi M. Gordon Heath, Noir émouvant et persuasif. La mise en scène de Jean Le Poulain offre la vivacité qu'exige le sujet. Une seule observation : pourquoi Fred, au premier tableau, explore-t-il les tiroirs de Lizzie où il ne trouve qu'un automatique qu'il y remet aussitôt ? * * * Jules Laforgue, inventeur, avec Gustave Kahn, du vers libre, auteur du Concile féerique, des fameuses Moralités Légendaires, si vantées par Willy, des Complaintes parmi lesquelles figure celle des « Pianos dans les Quartiers Aisés », s'était également plu à écrire un Hamlet. Il ne s'agissait pas, à proprement parler, d'un drame conçu pour le théâtre, mais d'un poème. Jean-Louis Barrault le porta jadis à la scène avec la troupe de l'Atelier. Le Théâtre des Arts en donne une adaptation de Serge Ligier. On n'y trouve guèrç qu'une suite d'incohérences voulues, de discours ou de répliques d'une fantaisie fort contestable. Tentative qui ne sert nullement la mémoire du poète. ROBERT BOURGET-PAILLERON