La transition énergétique, entre histoire politique

La transition énergétique, entre histoire politique et politique de l'histoire.
Sylvain Di Manno
doctorant en histoire des
sciences et des techniques
à l’École des hautes études
en sciences sociales.
https://dimannosylvain.wordpress.com/
Ce texte est libre de diffusion. Il peut donc être librement repris et partagé à des fins non
commerciales, à condition cependant de ne pas le modifier et de mentionner son auteur.
Résumé :
Depuis les années 1970 (contexte des chocs pétroliers et des mouvements de contestation du nucléaire), le vocable de
transition s'est progressivement affirmé comme idiome de référence des politiques énergétiques (aux échelles nationales
et des institutions internationales) ainsi que de l'analyse historique des questions d'énergie. L'importation de ce vocable
par le gouvernement français en 2012 via la mise en place du Débat national sur la transition énergétique lors de la
Conférence environnementale et le récent projet de loi de transition énergétique pour la croissance verte, est
l'expression de ce phénomène d'ascension et de généralisation de l'usage du terme de transition par les organismes
internationaux (OCDE, Banque mondiale, etc) concernant notamment les questions énergétiques (mais pas
uniquement). A travers cette communication, on ne cherchera pas à retracer l'histoire de la montée en référence et de la
cristallisation du vocable de transition au sein des différentes arènes nationales et internationales concernant les
questions énergétiques. Une telle histoire, qui n'existe actuellement qu'à l'état fragmentaire, reste malheureusement
encore à écrire.
L'utilisation du terme de transition pour l’énergie sera abordée ici à travers un questionnement
historiographique. On interrogera les enjeux indissociablement heuristiques et politiques de l'usage de ce vocable par
les historiens de l'énergie, notamment à travers la portée prospective de ce terme. En effet, la plupart des auteurs font
un usage indifférencié des dimensions analytiques et prescriptives de la notion de transition : l'étude historique des
transitions énergétiques passées devant justifier ou éclairer dans un second temps la transition à venir. La frontière
(supposée) entre histoire et politique est ainsi franchie.
La communication se découpera en trois temps. A partir d'une étude comparative des publications historiques
françaises et anglo-saxonnes sur la (les) transition(s) énergétique(s), on montrera que chez la plupart des auteurs
l'utilisation du vocable de transition répond d'une conception linéaire et téléologique de l'histoire des techniques, qui
peine à traduire la réalité et la complexité des phénomènes historiques étudiés (pas de transitions observables
historiquement dans la consommation des matériaux énergétiques, ni de remplacement historique de certaines
techniques par d'autres). Dans un second temps on s'intéressera à l'utilisation de ces travaux historiques et de leurs
schémas analytiques au sein des arènes politiques, à partir d'une étude de cas détaillée sur la documentation publiée
par le ministère de l'écologie, du développent durable et de l'énergie dans le cadre de son projet de loi sur la transition
énergétique. On fera ainsi ressortir le rôle idéologique joué par les historiens de l'énergie via leur utilisation non-
critique du vocable de transition. Enfin, on reviendra dans une troisième temps sur les propositions critiques récentes
de la part de certains historiens de « s’extraire de l’imaginaire transitionniste » (Fressoz 2013). On tentera de défendre
ici l'intérêt heuristique de la notion de transition pour l'histoire énergétique. Tout en étant conscient des risques de
linéarisation de l'histoire et d'embarquement des sciences sociales à des fins de justification politique, on montrera que
le vocable de transition se révèle particulièrement fécond, à condition cependant de décentrer le regard des seuls
facteurs techniques vers l'inclusion de ces derniers dans les hybrides sociaux-techniques vastes sur lesquels se
constituent les régimes économiques et politiques que nous connaissons (Mitchell 2013). La notion de transition ne sert
ainsi plus à qualifier les techniques énergétiques, mais les successions hégémoniques de régimes politiques, reposant
sur des assemblages spécifiques de ressources matérielles et énergétiques.
1
ECOLE THEMATIQUE DE L'INSTITUT FRANCILIEN RECHERCHE
INNOVATION SOCIETE – Automne 2014 – La transition comme question
politique et objet de recherche pour les SHS.
Groupe de travail n°2
Communication du jeudi 25 septembre 2014
Introduction – Une question historiographique
Avant d'entrer dans le vif du sujet de cette communication, une précision s'impose quant aux
motivations premières de cette étude et aux attentes à en formuler. La question des transitions
énergétiques, présente dans mes recherches, ne forme pas pour autant l'objet principal de mes
interrogations actuelles. Il s'agit d'une notion que je mobilise d'avantage en termes contextuels, et
non comme un vocable dont il s'agirait de retracer la généalogie, ou bien comme un concept à
travailler en soi. Disons que je m'appuie sur un ensemble de travaux d'histoire de l'énergie qui
m'aident à penser les bases matérielles en particulier en termes de ressources énergétiques des
sociétés contemporaines et de leur histoire1. Je ne vous offrirai donc pas ici un aperçu du contenu de
mes recherches de thèse, mais plutôt des ébauches de réponses à des questionnements surgis de mes
lectures de thèse, lorsque je parcourais la littérature historienne existante sur les questions de
transitions énergétiques.
Mes recherches portent en effet sur les sciences géophysiques au moment de leur émergence
comme corps de pratiques cohérent et autonome, dans divers champs scientifiques et industriels
(mon spectre de recherche englobe une période allant de 1880 à 1940 environ). L'histoire de ces
pratiques d'étude systématique des phénomènes physiques de la Terre est indissociable des enjeux
géopolitiques et économiques dans lesquels ces pratiques ont été historiquement prises. Les
sciences géophysiques furent notamment portées par des acteurs militaires intéressés par les
retombées en terme de maîtrise opérationnelle de l'espace à l'échelle du globe, et par des acteurs
industriels cherchant à développer des thodes de prospection minière et pétrolière. Les bureaux
miniers et pétroliers des États occidentaux ont de même déployé des efforts importants entre les
deux guerres afin de cartographier les caractéristiques géophysiques notamment des zones
coloniales – dans une perspective de contrôle des stocks mondiaux de pétrole.
Mon spectre de recherche 1880-1940 répond bien à une période qualifiée par les historiens de
l'énergie comme une transition énergétique [je reviendrai plus loin sur la question de la longue
temporalité des périodes historiques qualifiées de transitions énergétiques]. Celle-ci correspondrait
plus ou moins à la montée en puissance des énergies pétrolières et électriques, via notamment les
machines électriques et les moteurs à explosion, diesel, etc. Dans le sillage des historiens
matérialistes de l'énergie, mes recherches tendent à aborder ce phénomène de transition comme un
construit historique. A l'encontre d'un modèle innovationnel et déterministe des dynamiques qui
seraient au cœur des transitions énergétiques les caractéristiques intrinsèques des ressources
énergétiques et des innovations motrices pousseraient naturellement l'adoption de nouveaux
systèmes énergétiques , il s'agit de s'intéresser aux nombreux investissements, aussi bien en
1 Notamment Jean-Claude DEBEIR, Jean-Paul DELÉAGE et Daniel HÉMERY, Les Servitudes de la puissance: une histoire
de l’énergie, Paris, Flammarion, 1986 ; Timothy MITCHELL, Carbon democracy: le pouvoir politique à l’ère du
pétrole, Paris, La Découverte, 2013 ; Bruce PODOBNIK, Global Energy Shifts: Fostering Sustainability in a Turbulent
Age, Temple University Press, 2005.
2
termes économiques que de savoirs, qui furent au cœur des dynamiques d'adoption massive de
nouveaux dispositifs moteurs dans certaines régions du globe.
Un point semble remarquable, lorsque l'on porte son attention sur la littérature historique
concernant les transitions énergétiques, à savoir le peu de réflexions critiques existantes sur l'usage
du vocable de « transition ». Si les auteurs offrent des conceptions généralement différentes sur ce
qui doit définir ces phénomènes de transition et les dynamiques qui s'y jouent, quasiment aucun ne
justifie l'usage du terme en question. Force est pourtant de constater que le vocabulaire ne manque
pas pour désigner le mouvement d'un état historique A à un état historique B différent en qualités :
évolution, transformation, changement, mutation, révolution, succession, etc. Ces termes
représentent évidemment des nuances de sens sur lesquelles nous reviendrons ; l'emploi de l'un
d'entre eux en histoire n'est pas arbitraire. Bornons nous pour l'instant à remarquer que le registre
auquel ils renvoient est, de manière plus évidente que pour d'autres termes, composite : à la fois
analytique et prescriptif, à la fois scientifique et politique.
C'est de ce constat d'ambivalence que part cette communication ; ambivalence de registre qui fait
écho à la multiplicité des arènes au sein desquelles cette notion de « transition énergétique » est
mobilisée et circule. Une rapide recherche bibliométrique2 semble montrer que l'engouement pour
cette question dans la littérature française (universitaire et plus large) est récent.
Si le terme commence lentement à apparaître à partir de la deuxième moitié des années 2000, on
note une nette envolée autour de l'année 2012. Cette date coïncide avec l'arrivée au pouvoir du
président de la république François Hollande et de son premier gouvernement. Or le candidat du
parti socialiste avait fait de la « transition énergétique » un axe important de sa politique écologique
et économique, à l'inverse du président sortant, qui insistait dans son programme sur la « poursuite
2 Recherche effectuée en juin 2014 à partir de : la base de données de la Bibliothèque Nationale de France sur
l'ensemble des publications imprimées en France de type monographique entre 1960 et 2014, et dont les titres
incluent les expressions « transition énergétique » (au singulier et pluriel) ; les bases de données des fournisseurs de
publications universitaires Cairn, JSTOR et Persée concernant les disciplines histoire, sociologie, sciences
politiques, géographie, philosophie, économie, sciences de l'environnement, finance, et droit, interrogées sur les
mêmes critères. Si cette recherche ne prétend pas à l'exhaustivité, elle permet cependant de se donner une idée des
temporalités et de l'ampleur de l'engouement pour la notion de transition énergétique en France.
3
du développement des énergies renouvelables ». On note d'entrée ici un des intérêts de cette notion
de transition pour le candidat Hollande : bien que les contenus formels des programmes des deux
candidats soient très semblables en termes de mesures environnementales, la notion de transition
permet de marquer une rupture symbolique avec la politique menée par le précédent
gouvernement3.
Dans le sillage du sommet de Rio+20 et de l'affirmation de l'« économie verte » comme nouveau
mode de régulation des effets dévastateurs des modes de production actuels sur l'environnement, la
« transition énergétique » a été présentée par le nouveau gouvernement comme la modalité
principale de mise en application des principes de l'« économie verte », et comme un des éléments
de relance de l'économie française via la « croissance verte ». La nouvelle ministre de l'écologie a
ainsi organisé dès la rentrée parlementaire de 2012 une Conférence environnementale sur le mode
du Grenelle de l'environnement, sur le thème de « la transition écologique et énergétique »4. Celle-
ci débouchant sur un planning pour la transition énergétique, organisé sous la forme d'une
concertation nationale qui a finalement conduit en juillet 2014 au projet de loi « sur la transition
énergétique et la croissance verte ».
Par ailleurs, si la « transition énergétique » semble se cristalliser relativement tardivement en
France comme vocable-clé des politiques économiques et écologiques, il ne faudrait cependant pas
masquer des généalogies de ce concept remontant plus loin dans le temps. Certains auteurs font
remonter sa naissance à 1974, suite au premier choc pétrolier, l’administration états-unienne puis la
toute récente Agence internationale de l'énergie de l'OCDE propulsent cette notion qui permet de
contrecarrer les analyses en termes de « crise énergétique » et de justifier de nouvelles politiques
énergétiques pour les pays occidentaux, centrées sur le développement des énergies dites
« domestiques » (nucléaire et gaz naturel)5. En Europe, le terme est particulièrement repris dans les
pays du Nord, en contexte d'ascension du mouvement anti-nucléaire et des partis verts. Dans le cas
allemand, le gouvernement s'empare du terme en 1980, un an après l'accident de Three Miles
3 La notion de « transition énergétique » n’apparaît pas dans les documents du Grenelle de l'environnement
(rencontres multipartites organisées en 2007 en aval de l'élaboration des politiques environnementales du
gouvernement Fillon) relatifs à l'énergie. On y retrouve des expressions telles que « vers une société sobre en
énergies et en ressources », « rénovation énergétique », « rupture technologique ». La seule occurrence se trouve
dans un dossier de presse de 2008 du ministère de l'écologie, et le terme n'apparaît que dans les titres et intertitres;
la transition énergétique n'y est pas définie, ni présentée comme une mesure politique. (Lutter contre les
changements climatiques et maîtriser l'énergie, Rapport de synthèse du Groupe 1 du Grenelle de l'environnement,
http://www.developpement-durable.gouv.fr/IMG/pdf/Changement_climatiqueSynthese_Rapport.pdf ; Grenelle
environnement, réussir la transition énergétique. 50 mesures pour un développement des énergies renouvelables à
haute qualité environnementale, Ministère de l'écologie, 17 novembre 2008, http://www.developpement-
durable.gouv.fr/IMG/pdf/DP_energies_renouvelables.pdf)
4 Ministère de l'écologie, La Conférence environnementale. Feuille de route pour la transition écologique, 14-15
septembre 2012, Paris, http://www.developpement-
durable.gouv.fr/IMG/pdf/Feuille_de_Route_pour_la_Transition_Ecologique.pdf.
5 Jean-Baptiste FRESSOZ, « Pour une histoire désorientée de l’énergie », Entropia, 2013, no 15 ; B. PODOBNIK, Global
Energy Shifts, op. cit.., p. 113-141. Pour le cas états-unien, voir notamment COMMITTEE ON NUCLEAR AND ALTERNATIVE
ENERGY SYSTEMS, Energy in transition: 1985-2010 final report of the Committee on Nuclear and Alternative energy
Systems, San Francisco, W. H. Freeman, 1980.
4
Islands, afin d'annoncer sa nouvelle politique énergétique, devant diminuer la dépendance en
ressources pétrolières et fissiles. Ceci se fait en parallèle avec la publication d'un livre blanc,
Transition énergétique : croissance et prospérité sans pétrole et uranium6, par un militant
antinucléaire allemand, Florentin Krause, ayant cofondé en 1977 un institut de recherche
scientifique indépendant, l'Öko-Institut. Originellement issu du mouvement contestataire
antinucléaire, l'institut s'est rapidement spécialisé dans la publication d'expertises
environnementales sur commande gouvernementale, industrielle, et associative.
Cette brève incursion généalogique contraste avec l'apparence de nouveauté de l'émergence de la
notion de transition pour les questions énergétiques en France. La cristallisation de ce terme à
l'échelle internationale (OCDE, ONU) remonte aux années 1970-1980, dans le contexte des crises
pétrolières et des mesures de politique économique développées afin d'y répondre7. Il serait
intéressant d'étudier si la période des années 1990 - première moitié des années 2000 correspond à
une relative perte d'hégémonie de la notion de transition énergétique au niveau des instances
politiques et économiques internationales. Il apparaît en tous cas que la cristallisation actuelle de la
notion de transition pour les question énergétiques s'inscrit, aux échelles nationales et
internationales, dans le cadre des politiques de relance économique suite à la crise de 2008.
La hausse importante du nombre de publications universitaires françaises sur la transition
énergétique semble s'inscrire dans cette dynamique : si la majorité des ouvrages parus de 2012 à
2014 sont des publications officielles émanant d'institutions d’État, ou des publications des
différents participants au processus consultatif (firmes de l'énergie, think-tanks, associations, etc),
on assiste à un engouement parallèle pour la notion de transition énergétique dans le champs des
sciences humaines et sociales prises au sens large, que ces publications s'intéressent à l'objet
transition énergétique en lui-même, ou bien aux processus à l'œuvre derrière les mesures politiques
actuelles de « transition ».
De ce point de vue, il semble légitime de se questionner sur le possible effet de mode des transitions
énergétiques, avec l'ensemble des contreparties inhérentes à un tel phénomène : manque de recul
critique sur l'intérêt heuristique de cette notion pour l'histoire, sur ses aspects potentiellement
idéologiques, etc. Le terme de transition est-il le plus adapté afin de penser les phénomènes
historiques complexes qu'il est sensé traduire ? A partir de ces constats, la question centrale que
cette communication souhaiterait poser concerne la place du discours historique dans les usages
politiques de la notion de « transition énergétique ». Pour cela, je partirai d'abord de l'usage
historien de ce concept. Il s'agira de comprendre quels sont les schémas narratifs accolés à cette
6 Florentin KRAUSE, Hartmut BOSSEL et Friedrich MÜLLER-REISSMAN, Energiewende : Wachstum und Wohlstand ohne
Erdöl und Uran, Öko-Institut, 1980.
7 Voire notamment la publication des NATIONS UNIES, La Transition énergétique dans la région de la C.E.E., New
York, Nations Unies, 1984.
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