critique religieuse et engagement politique chez Spinoza

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UNIVERSITE DE POITIERS
UFR Sciences Humaines et Arts
Département de Philosophie
Ecole doctorale des Science de l’Homme et de la Société
Centre de Recherches sur Hegel et l’Idéalisme Allemand (CRHIA)
LES MODALITES SPECIFIQUES DE LA RAISON
POLITIQUE : CRITIQUE RELIGIEUSE ET
ENGAGEMENT POLITIQUE CHEZ SPINOZA
THESE
pour l’obtention du grade de
DOCTEUR EN PHILOSOPHIE DE L’UNIVERSITE DE POITIERS
Option : Philosophie politique et sociale
présentée et soutenue publiquement par :
Marcellin KONIN ALLA
Sous la direction de
M. Jean-Louis VIEILLARD-BARON, Professeur des Universités
Membres du Jury
Mme. Jacqueline LAGREE, Président du Jury, Professeur des Universités, Université RENNES 1.
M. Franck FISCHBACH, Professeur Université TOULOUSE 2 – LE MIRAIL
Mme. .Marie-Françoise ONG VAN CUNG, Maître de conférences Université POITIERS
M. Jean-Louis VIEILLARD-BARON, Professeur des Universités, Université de POITIERS
Le 20 septembre 2008
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-3-
DEDICACES
-4-
Je dédie cette thèse à ma fille Anne-Astrid Fortune, à ma compagne et à
ma mère.
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REMERCIEMENTS
-6-
J’adresse mes vifs remerciements et ma sincère reconnaissance au
Professeur Jean-Louis VIEILLARD-BARON qui a eu la chaleureuse amabilité
de diriger la réalisation de mon travail. Vous ne serez jamais assez remercié de
ma part pour vos conseils très utiles et constante disponibilité grâce auxquels
ce travail a pu être réalisé.
A Madame GUILLEMET, soyez rassurée de ma reconnaissance pour
vos efforts permanents à la cause de la formation des étudiants.
Ma reconnaissance à tous mes amis qui à maintes reprises ont apporté
aides, conseils et encouragements pour l’élaboration de ce travail.
-7-
AVANT- PROPOS
-8-
Vouloir tout savoir de l’esprit humain, pénétrer au tréfonds de l’âme,
coïncider avec ce que l’être a de plus intime, tel était naguère encore le rêve de
l’humanité. Aujourd’hui, un travail d’étude s’impose impérativement à nous
pour nous initier vite et bien à une somme de connaissance fabuleuse, à cette
science séduisante qu’est la philosophie. A tout lecteur, nous vous invitons ici à
parcourir sérieusement ce travail qui, nous l’espérons, ne décevra pas. Car le
savoir ne déçoit jamais et la connaissance philosophique au contraire des autres
valeurs ne subit pas de dévaluation.
Le présent travail porte sur la critique spinoziste de la religion et
l’engagement politique du philosophe. Par cette étude, nous voulons cerner la
situation socio-politique, juridique et religieuse de l’Etat en général, et surtout
la religion et son rapport à la politique.
Nous espérons que notre recherche qui n’a pas la prétention d’être
exhaustive suscitera d’autres recherches encore plus pertinentes dans ce
domaine. Nous demandons aux lecteurs l’indulgence, nous voulons rendre plus
aisément pardonnables les obscurités, la rudesse et les imperfections qui s’y
rencontrent çà et là.
Notre infinie gratitude va à l’endroit de tous ceux dont l’aide a rendu
possible la recherche et la réalisation de ce travail.
-9-
LES MODALITES SPECIFIQUES DE LA
RAISON POLITIQUE : CRITIQUE
RELIGIEUSE ET ENGAGEMENT
POLITIQUE CHEZ SPINOZA
- 10 -
INTRODUCTION GENERALE
LES MODALITES SPECIFIQUES DE LA RAISON POLITIQUE : CRITIQUE
RELIGIEUSE ET ENGAGEMENT POLITIQUE CHEZ SPINOZA,
tel est l’intitulé de
notre travail de recherche.
Pourquoi l’étude de Spinoza ? Qu’est-ce qui motive le choix de ce
thème ? Quel est notre projet ? L’analyse qui va suivre nous servira de réponse
à ces différentes interrogations.
Le mot « religion »1 se prête à plusieurs étymologies. Il signifie
rassembler, relier (religare) l’individu à son Dieu, et l’individu à une
communauté de pensée et de fidèles par les rites, les cérémonies, la pratique
religieuse. Mais il signifie aussi au sens du verbe latin « respecter » le rapport
intime de l’individu à la divinité, à travers la prière, la supplication ou
l’adoration. La religion suppose non seulement la pratique mais aussi et surtout
la foi, le sentiment religieux.
Bref, au plan subjectif, sinon individuel, la religion est un rapport, une
relation entre l’homme et Dieu, entre la créature et le créateur, entre l’existence
et l’être, impliquant les notions de transcendance et de sacré, et posant les
problèmes de la croyance et de la foi. Elle constitue pour ainsi dire un système
de croyances et de pratiques liées aux sacrés et aux croyances et pratiques
d’une communauté morale.
Sous son aspect objectif, une religion est une société particulière, qui,
se distinguant des autres par certaines pratiques, pose le problème de ses
rapports avec la société civile et le pouvoir politique.
Quant à la « politique »2, dans son origine, son étymologie, elle est
dérivée de la langue grecque « polis » qui signifie cité, ville, village. La
politique aujourd’hui, à la fois science et pratique, peut être définie comme
1
La religion est un système qui unit les individus adhérant en une communauté morale. La philosophie religieuse est
une réflexion à partir de l’attitude religieuse, une réflexion sur la révélation. Elle est pour ainsi dire un aspect de la
religion et peut mettre en œuvre l’esprit philosophique.
2
La politique est la science des affaires publiques, la science de la gestion des Etats, que Aristote considère comme la
science principale, la plaçant au dessus des activités humaines.
- 11 -
l’art de conduire le bien commun, auquel doivent se préparer ceux qui sont
capables de l’exercer. La politique constitue donc un ensemble d’efforts et
d’initiatives pour un ordre permanent qui protège mieux les droits de la
personne humaine au sein de la vie politique.
Par ailleurs, au-delà de la simple formulation, nous pouvons mettre face
à face religion et politique, deux notions naturellement en opposition. En fait,
entre politique et religion, c’est l’histoire d’une antipathie, d’un antagonisme,
cela est d’autant plus vrai que le terme « conflit » très souvent utilisé par bien
de personnes évoque l’écart qui existe entre ces deux termes. Cette relation
antithétique est justifiée par le fait que la religion se veut la détentrice de la
vérité et des principes de la morale.
Dans la religion, en effet, la vérité n’est pas l’aboutissement d’une
recherche, elle est une donnée préétablie, une réalité faisant place à la foi, parce
qu’inspirée de Dieu, l’être suprême. Elle est révélée, c’est-à-dire le fruit de
l’inspiration divine, pour cela donc, elle a un caractère surnaturel et
mystérieux, c’est-à-dire sacré. Or, le pouvoir politique devant sauvegarder la
liberté des citoyens dans le cadre des obligations légitimes, s’inscrit en faux
contre ce type de vérité. Ne peut être admise comme vraie une chose qui, au
préalable, est passée au crible d’institution de système de lois, d’appareil
administratif judiciaire, c’est-à-dire sous l’emprise de la justice et de l’égalité.
Une vérité, qui serait au-delà des institutions politiques est absurde. A la vérité,
il faut une distinction entre ces deux entités. La religion n’est pas la politique,
de même que la politique n’est pas la religion. Et Spinoza tient pour solidement
établi que ni la théologie ne doit être la servante de la politique, ni la politique,
celle de la théologie, mais que l’une et l’autre ont leur royaume propre : il
conteste que l’on puisse penser que la théologie3 cultive la piété et
l’obéissance ; la politique, le respect de l’autorité et du civisme. Ce sont deux
notions qu’on ne saurait confondre. Tout au contraire, il dit cela du message
3
La théologie se définit comme l’étude qui porte sur l’existence de Dieu et sur la nature. Elle est la justification
rationnelle des dogmes et des rites de la religion ; elle se fonde sur les textes (Ecritures) et sur la foi la théologie est
spécialement chrétienne et Saint Paul fut le premier théologien qui essaya de tirer de la foi une doctrine systématique.
Notons que Saint Thomas est désigné comme le fondateur de la théologie (du point de vue de science théorique).
- 12 -
des prophètes et des apôtres, de l’ancien comme du nouveau testament ; mais
c’est précisément ce message de piété et d’obédience que « la théologie » n’a
pas su voir ou n’a pas voulu voir : la théologie telle qu’il la combat prétend
enseigner la nature de Dieu, bref, délivrer des enseignements théoriques, alors
que la vraie religion, selon Spinoza, ne délivre que des enseignements
pratiques : il y a donc pour Spinoza opposition entre la « vraie religion » et la
« politique »,
puisque
toutes
deux
traitent
fondamentalement
de
« l’obédience », ce qui n’est aucunement le cas de la théologie.
Toutefois, il est remarquable qu’aujourd’hui, la religion au sein de la
société joue un rôle de guide incontournable dans l’exercice de l’autorité, en ce
qu’elle est un instrument de tolérance, de partage, d’acceptation de l’autre avec
sa différence dans la gestion de la cité, dans le gouvernement d’un Etat.
Qu’attendons-nous de la religion, face à une situation complexe dans la
société ? Son développement et son action doivent refléter une maturité dans la
gestion, dans la « guérison » de l’Etat et l’assainissement de l’autorité
politique.
La question des rapports4 entre les instances religieuses et politiques
demeure toujours préoccupante. Spinoza a abordé la question et sa position est
visible dans ses œuvres. Son engagement relevant ainsi, en effet, son « désir de
défendre, par tous les moyens la liberté de pensée et de parole que
l’autorité trop grande laissée aux pasteurs et leur jalousie, menacent de
supprimer. »5 Sa critique de la religion consistait dans un premier temps à
s’attaquer à l’attitude religieuse qui prétend soumettre la raison à la foi, et de
cette façon, briser la liberté de pensée. D’autre part, il revendique la liberté de
pensée et d’expression, susceptible de conduire les hommes à vivre en société
en hommes libres. Notons qu’il luttait pour la laïcité de l’Etat qui permette une
plus grande liberté d’expression des citoyens. Ce qui voudrait dire selon lui
qu’il ne peut s’agir de soumettre la liberté de pensée à l’autorité religieuse.
4
La question de la religion et de la politique a été aussi appréhendée et soutenue par Machiavel. Question bien déjà
abordée par le philosophe anglais Hobbes, notamment dans la troisième partie du Léviathan.
5
Spinoza, Lettres, in Œuvres IV, Lettre XXX à Oldenburg, Flammarion, 1966, pp 232-233.
- 13 -
Le débat de la religion et de la politique continue de se poser et pour
notre penseur, la philosophie est seule susceptible de poser les jalons de
différence entre la religion et la politique.
L’intitulé de notre travail peut paraître surprenant surtout quand on
aborde la question de la religion chez Spinoza alors qu’on sait que Spinoza est
un penseur rationaliste qui explique la nature des causes physiques. Il est clair
qu’il ne conçoit pas de rapports établis avec les religions. Par ailleurs, son
excommunication par les autorités religieuses serait liée à une suite logique de
son rejet des théologiens, des dogmes et de la Bible, à travers son œuvre.
Comment comprendre ce penseur du rationalisme6 moderne avec pour
ambition de libérer les hommes de la servitude et de l’esclavage et à même de
voir conduire l’esprit dans une union totale avec la substance, c’est-à-dire
Dieu ? C’est à cela que nous nous attellerons à démontrer tout au long de notre
recherche.
Notre objectif consiste d’une part à mettre en relief la construction
d’une science philosophique et rationaliste qui chasse toute superstition et
imagination de la vie sociale et politique. Il s’agit de libérer les hommes de
toutes les croyances dogmatiques pouvant servir de point de départ à tout
pouvoir arbitraire et tyrannique.
D’autre part, la philosophie du spinozisme qui est un monisme7,
exprime les moyens d’accéder à la joie en persévérant dans son être, à travers
la pensée dans la vie et l’action par une éthique et une politique qui va jusqu’à
la sagesse. Il lègue les conditions d’émergence pouvant conduire aux hommes
afin de se réaliser effectivement dans la cohésion, dans le cadre d’une société
gouvernée par la raison et non divisée par des passions antagonistes.
L’analyse de l’œuvre de Spinoza pouvait faire penser qu’au nom de la
toute puissance de la raison, il se pose en anti-religion. De ce présupposé serait
6
Système fondé sur la raison, par opposition aux systèmes fondés sur la révélation ou le sentiment. Il désigne
également une théorie de l’origine de notre connaissance.
7
Le monisme est un système philosophique suivant lequel il n’ y a qu’une seule réalité : l’esprit ou la matière. Le
système spinoziste pose « Deus sive Natura » et se place souvent du point de vue de la Nature, à laquelle Spinoza
identifie Dieu, (matérialisme), se plaçant aussi du point de vue de Dieu, auquel il rapporte toute réalité naturelle
(spiritualisme).
- 14 -
donnée une opposition entre la religion et la philosophie ; si la religion est de
l’ordre de la foi, la philosophie est de l’ordre de la raison. Cela dit, même si
elles sont toutes deux sources de salut, elles sont différentes dans leur domaine
d’intervention.
Spinoza développe une philosophie de l’immanence8 ou de panthéisme9
et sa pensée philosophique remet en cause la croyance au surnaturel. Toutefois,
on ne pourra ôter une coloration spirituelle à son approche de l’éthique.
L’œuvre spinoziste remet également en cause le sens de la nature, l’idée de
renvoyer à autre chose qu’elle-même, et poursuivre des fins extérieures. Sa
critique de la finalité laisse entrevoir, en effet, que la nature n’a pas de finalité
que sa propre persévérance dans l’être. La nature n’est pas faite pour les
hommes et Dieu n’a pas créé les hommes pour recevoir un culte en retour.
Spinoza juge cette interprétation purement anthropomorphique qui exprime les
délires de l’imagination.
C’est justement ce préjugé anthropomorphique que Spinoza condamne,
car selon lui il a pour origine les représentations imaginaires et la croyance en
des causes finales ordonnatrices de la nature.
Dès lors, nous sommes en droit de nous interroger : si Dieu n’est pas
une personne décidant de ce qui doit se produire dans la nature, s’il ne prend
pas de décisions pouvant expliquer les phénomènes naturels, si la volonté de
Dieu de ceux qui croient aux causes finales n’est qu’un « asile de l’ignorance
(ignorantiae asylum confugeris) »10, comment pourrons-nous parler de
spiritualité de sa pensée ?
La philosophie de Spinoza peut-elle se prétendre uniquement d’un
panthéisme personnifiant la nature et ainsi poser une opposition entre la
philosophie et la religion ?
8
Philosophie qui affirme que Dieu se confond au monde, et s’oppose à la libre création du monde par Dieu ; par
ailleurs, récuse la pensée d’un Dieu personnel.
9
C’est la doctrine qui conçoit que tout est en Dieu, Dieu identifié au monde.
10
Spinoza, Ethique, Première Partie, Appendice, texte original et traduction nouvelle par Bernard Pautrat, Editions du
Seuil, Paris, 1988, p.87.
- 15 -
Pourtant, la philosophie de Spinoza se démarque de la religion dans la
mesure où elle se présente comme savoir et connaissance de la vérité de la
Nature ravalée à Dieu ; en revanche, elle offre un lien de familiarité avec elle
lorsqu’elle s’affirme comme un accompagnement de l’Esprit dans la mouvance
naturelle à l’union avec Dieu ou la Nature sous la forme de cet « amour
intellectuel de Dieu ».
De la pensée spinoziste, on peut tirer l’idée de salut à partir duquel la
philosophie et la religion établissent deux voies de salut parallèles des hommes.
Mais ces deux voies de salut connaissent-elles des orientations parallèles ou
similaires ? D’autre part, l’idée de foi en l’intuition, pour un penseur
d’évidence rationaliste peut être évoquée.
On parle communément de foi dans le domaine chrétien ou judaïque.
Pour les religions révélées, en effet, la foi consiste en une soumission aveugle à
la volonté et à la loi de Dieu. C’est l’expression d’une conviction en l’existence
de Dieu, comme le miracle pour le prophète par exemple. Une telle foi ne peut
être évoquée au sujet de la raison. Mais alors, que peut signifier une
soumission à la raison ? La foi peut désigner ce qui est à la base rationnelle qui
se trouve au fondement de la réflexion et des principes de la pensée vraie.
Cette conception de la puissance de la raison et de la présence de l’idée
vraie nous met en relation avec Dieu, c’est-à-dire d’établir cette unité en notre
conscience. De cette façon, on peut comprendre comment Spinoza définit la
fonction de la religion : « une fois établis les fondements de la foi, je conclus
enfin que la connaissance révélée n’a pas d’autre objet que l’obéissance
(Fundamentalibus deinde fidei ostensis concludo denique objectum cognittione
revelatee nihil esse praeter obedientiam) »11.
Cette vision de la religion concerne principalement la religion morale et
politique qui fait appel à la foi pour conduire les hommes à respecter la loi et se
comporter de manière juste et harmonieuse les uns envers les autres.
11
Spinoza, Traité théologico-politique, Préface, Traduction par Jacqueline Lagrée et Pierre-François Moreau, PUF,
Paris, 1999, p.71.
- 16 -
En fin de compte, on pourrait se demander si la religion telle que
conçue dans la pensée spinoziste ne serait pas une religion proprement
philosophique, c’est-à-dire celle qui exprime un mouvement naturel par lequel
l’esprit humain s’unit par la connaissance du troisième genre à Dieu pour
accéder à la joie et accroître ainsi sa puissance d’être.
Disons que cette étude saisit avant tout d’une manière synthétique le
système de la substance suivant des présupposés métaphysiques, moraux et
politiques. Dans notre analyse interne, le choix de concepts majeurs est
évident, nous en avons gardé dans le répertoire un certain nombre et il est
nécessaire de les mentionner ici : entre autres, les notions de Dieu-Nature, de la
connaissance rationnelle, des affections, de la liberté humaine, de l’éthique, de
la critique de l’interprétation religieuse, de l’engagement politique.
Le concept de Dieu12 chez Spinoza se conçoit comme la seule réalité
dans laquelle tout se trouve. Dieu est pour ainsi dire la totalité du réel. Il
convient d’indiquer à ce sujet que dans cette définition s’exprime
l’immanentisme spinoziste : tout se trouve « enveloppé » dans l’unique
substance. Avons-nous affaire à une ontologie moniste ? Comprenons que dans
cette théorie du premier principe, tout dépend d’un seul Etre : Dieu. L’idée
positive par excellence, c’est celle de Dieu, l’être absolument infini, c’est-àdire la substance douée d’une infinité d’attributs, dont chacun exprime une
essence éternelle et infinie : positive parce qu’elle est une substance : « Par
substance, j’entends ce qui est en soi, et se conçoit par soi : c’est-à-dire, ce
dont le concept n’a pas besoin du concept d’autre chose, d’où il faille le
former (per substantiam intelligo id, quod in se est, & per se concipitur : hoc
est id, cujus conceptus non indiget conceptu alterius rei, à quo formari
debeat). »13 ; Dieu serait, pour notre philosophe, cause efficiente, la cause des
essences et des existences, la cause pour soi ou absolument première, la cause
agissant d’après les lois de la nature.
12
L’Ethique constitue une doctrine du salut par la connaissance de Dieu ; une bien bonne raison de reconnaître au
creux de sa pensée la pensée de Dieu.
13
Spinoza, Ethique, Première Partie, Définitions III, texte original et nouvelle traduction par Bernard Pautrat,
Editions du Seuil, Paris, 1988, P.15.
- 17 -
Ensuite, Spinoza analysant les passions, montre que l’homme qui est
une partie de la Nature, subit, à travers son corps, l’action des réalités externes.
Partie de la Nature, il subit les actions passionnelles dans la mesure où une
activité étrangère limite forcément sa propre activité. De la sorte, l’homme est
un fragment causé par l’extérieur. C’est d’ailleurs pourquoi il montre
que « nous pâtissons en tant que nous sommes une partie de la Nature, qui
ne peut se concevoir par soi sans les autres (Nos eatenus patimur, quatenus
Naturae sumus pars, quae per se absque aliis non potest concipi)»14. Par
ailleurs, Spinoza passe en revue d’autres concepts. Ainsi, dans son œuvre
majeure, l'Ethique, il n’hésite pas à examiner dans un espace, somme toute,
assez réduit les grandes questions de l’existence humaine : quelle est l’origine
de l’homme, ce qu’il est essentiellement, les moyens de se réaliser,
l’événement de la mort, entre autres.
Il aborde la question de l’éthique qu’il définit comme un ensemble de
moyens pour atteindre le souverain Bien, la vertu identifiée à la Béatitude15.
Celle-ci répond à la définition rationaliste de la morale. L’éthique proposée
par Spinoza consiste à donner accès à une joie éternelle et continuelle de vivre.
Mais comment ? Assurément par la connaissance de soi et de sa relation
essentielle avec la nature.
Chez notre philosophe, la liberté se réduit à la réalité d’un être qui s’est
libéré des passions et de la fluctuation des désirs. Il parle de la béatitude dans
sa philosophie, et la définit comme le parfait contentement d’un être qui se
connaît comme partie du tout qui jouissant de cette connaissance de sa liaison
avec Dieu. On pourrait justement se demander si le salut16 peut être pour tous.
En réponse, notre penseur reconnaît que nul ne peut se plaindre de sa nature,
que notre nature provient de la nécessité de la nature divine ; certes.
Néanmoins, la béatitude n’est pas pour tous. Au total, les hommes, simples
14
Ethique, Quatrième Partie, Proposition II, P. 349.
15
La pensée de la « Béatitude » désigne bien une philosophie dépourvue de mystères, c’est-à-dire un rationalisme
absolu.
16
Le salut se définit ainsi dans la mesure où notre âme participe de manière originelle à l’entendement divin.
- 18 -
modes du tout, sont excusables de leurs fautes, mais seule l’âme née forte
pourra trouver le salut. Spinoza considère, en effet, que le salut de l’homme
consiste à se saisir clairement dans sa relation à la Nature divine, la sagesse
étant alors conçue comme connaissance et amour intellectuel du vrai Dieu.
Pourtant tout au long de sa réflexion, il n’a pas hésité à s’attaquer aux
formes superstitieuses et intéressées de la religion. De façon précise, il s’est
consacré à la critique de l’Ecriture biblique. Spinoza, en effet, y établit que l’on
ne peut tirer argument de l’Ecriture pour prendre la religion comme base des
institutions politiques.
Parlant de politique justement, il faut dire que la philosophie de Spinoza
se double, dès l’origine d’une réflexion politique. Si l’homme peut, en effet,
être un « loup pour l’homme », il peut aussi être un Dieu pour l’homme. Dès
lors, la société semblant bénéfique en tous points, le problème est de savoir
comment il faut l’organiser pour que les relations des hommes entre eux soient
les meilleurs possibles. Echapper à l’esclavage, c’est vivre dans un Etat
s’identifiant à la raison. L’Etat garantit la sécurité et la liberté. Dans un tel Etat,
le droit naturel qui est son fondement doit être limité. La solution apportée par
Spinoza au problème politique serait d’inspiration fondamentalement
démocratique17. De façon succincte, l’intention de Spinoza vise à montrer les
biens fondés de la liberté de philosopher dans un Etat libre et sur le rôle de la
religion. Reposant sur les passions plutôt que sur la raison, la vie politique est
selon notre penseur une recherche du bien commun. La politique semble alors
une chose inaccessible, car pour s’entendre sur un bien commun, il faut
raisonner. La morale peut-elle sauver la politique et fournir les bases d’un
bien commun viable ? Comment comprendre alors l’engagement en politique ?
Quelles peuvent être l’urgence et l’opportunité de la politique?
On peut le comprendre, cette préoccupation engage notre sujet et il faut
mentionner ici que la problématique de notre recherche pose un certain nombre
de présupposés qui amènent à envisager l’analyse du rapport de l’éthique et de
17
La liberté ne peut être garantie que dans un Etat lui-même indépendant de la religion. C’est la pensée de Spinoza
qui défend la liberté, l’Etat laïc et démocratique.
- 19 -
la morale. Que l’on choisisse de se prononcer ou de se taire, l’éthique et la
morale ne seront pleinement élucidées qu’à travers leur confrontation ; celle-ci
correspond exactement à la confrontation de Spinoza et Kant. Or c’est
précisément là que réside le bonus intellectuel et personnel d’une bonne
compréhension de la philosophie et qui a pour essence et pour vocation de se
constituer comme l’éthique elle-même. Notre philosophe incarne cette
particularité. Selon lui, la philosophie en son ensemble (métaphysique, logique,
épistémologie, morale, politique) cesse d’être une connaissance parmi tant
d’autres, pour devenir l’indispensable fondement d’une existence heureuse.
Il s’avère que l’éthique de l’homme libre ne peut être gommée, ni
isolée, elle doit à la fois se constituer par elle-même et conduire à cette félicité
concrète qu’est la béatitude, à la fois appuyée sur le désir et sur la
connaissance, sur le concept et sur l’esprit. Le spinozisme, on le dit, ne nous
paraît pas être un simple panthéisme, et il ne saurait être non plus un
matérialisme ni un mysticisme. Il désigne un eudémonisme où la félicité résulte
de la synthèse du désir et de la réflexion et où, réalisant l’éthique, elle incarne
la philosophie même.
L’époque contemporaine, qui voit la disparition des dogmatismes et des
idéologies, sous la menace du fanatisme et dans l’angoisse du vide, a
précisément besoin d’une philosophie qui sache exulter à la fois la puissance
du désir, la valeur de la vie et la force libératrice de la raison. Enfin, et ce n’est
pas le moindre des avantages, il ne saurait être indifférent, pour nous, de
constater qu’un philosophe peut de façon ouverte et simultanée rechercher les
conditions du salut individuel et les conditions du meilleur gouvernement ; seul
le pacte démocratique, à ses yeux, garantit la paix civile et la concorde dans la
société.
De ce qui précède, l’on peut déduire que par la pensée de Spinoza, nous
pourrons commencer à comprendre que la sagesse, tournant le dos à la mort,
au vide et à l’angoisse, prépare bien plutôt à la béatitude, c’est-à-dire à la vie
réfléchie, heureuse et libre, une telle vie n’étant pas possible sous un régime
politique autre que la démocratie. De là, nous comprenons que notre sujet, au-
- 20 -
delà de sa simple formulation, met en exergue les motivations réelles de notre
philosophe à penser le champ politique à partir de la raison et de ses modalités
telles la puissance du désir, l’éthique de la joie, la vie réfléchie et l’existence
heureuse. Faut-il bien augmenter sa puissance de vivre pour augmenter sa
puissance de comprendre ? Il est bien vrai que Spinoza a pensé le champ à
partir des dominantes majeures que sont les passions, le désir et la liberté de
penser. Mais pourquoi le fait-il ? Comment est-il possible ? Comment
introduit-il la raison dans le champ politique? La raison politique chez Spinoza
serait-elle différente de l’éthique ?
Avant de fixer les marges de cette « raison politique », il convient
d’abord de lever un paradoxe : celui de la possibilité même d’une éthique,
c’est-à-dire d’une liberté réfléchie, au sein d’un système de la Nature et de la
nature humaine entièrement soumise, semble-t-il, au poids du déterminisme.
Pour qu’une éthique conserve sa validité intrinsèque, elle doit aussi être rendue
possible au cœur même du système qui se propose de la fonder.
Fondamentalement, demander en quoi consistent les modalités de la raison
politique spinoziste, c’est s’interroger sur les « règles de vie » que la liberté
nouvelle permet de définir comme moyens d’accès à ce « vrai bien » et à cette
joie véritable et souveraine que la philosophie s’est assignée comme finalité.
L’on comprend pourquoi Spinoza, jugé comme « l’athée vertueux » par
ses lecteurs, inaugure avec l’éthique une nouvelle manière de penser l’homme
et sa félicité. Dans la problématique de notre sujet, il importe d’énoncer les
différentes hypothèses qui alimenteront notre recherche. Il convient pour ainsi
dire d’inscrire avant tout, les démarches de Spinoza en trois hypothèses :
d’abord, dans l’hypothèse une, il s’agira d’exposer les modalités spécifiques de
la raison politique. On pourrait alors se demander si la raison politique chez
Spinoza est différente de l’éthique. Si la rationalité a une vertu politique,
morale, sociale, est-ce la même moralité ? Chez Spinoza, ce serait une seule et
même raison ; en terme politique, est-ce qu’il y a plusieurs types de modalités ?
Il est nécessaire ici d’étudier les genres de la connaissance dans leur
rapport à la politique et à la religion. Ce sont bien de différents modes de
- 21 -
connaissance qui sont en fait les modalités de la raison. Ces trois genres de
connaissance (Imagination, Raison, Science) ne sont que la même modalité de
la raison, la raison exprimée sous plusieurs formes. C’est en cela que Spinoza
soutient qu’il y a plusieurs rationalités. Notre penseur a eu le mérite de
distinguer la diversité des opinions et l’action que celles-ci pouvaient
engendrer. C’est la raison, c’est-à-dire l’expression des pratiques et des normes
de modération et de réflexion, qui doit fonder des échanges au sein des
pouvoirs politiques. Il en arrive à défendre l’idée selon laquelle la morale
rationnelle, civique qui bannit chez l’homme, ruse, colère, haine, constitue les
jalons du fonctionnement d’un Etat démocratique : il exprime sa réelle
motivation de voir une progressive évolution de la justice et de la concorde en
vue du bon fonctionnement de l’Etat. De la sorte, l’éthique doit exprimer les
règles morales de la religion, de la politique et de la philosophie.
En marge de cette considération méthodique, on pourrait se demander
en quoi la méthode spinoziste s’opère en opposant sans coup férir aux
convictions incontrôlées de la croyance, la recherche et la vérité d’une
philosophie rationnelle rigoureusement démontrée. Spinoza a une vision
rationnelle du monde et de ses justifications. D’ailleurs, sa critique est
rationnelle, lorsqu’il écrit qu’« ils forgent de cette façon d’infinies inventions
et ils interprètent la nature de façon étonnante comme si toute entière elle
délirait avec eux. Dès lors qu’il en est ainsi, nous voyons que les plus
asservis aux superstitions en tout genre sont ceux qui désirent sans mesure
les biens incertains ; et que tous, surtout lorsqu’ils sont exposés au danger
et ne peuvent en sortir par leurs propres forces, implorent le secours divin
avec des larmes de femme, traitent la Raison d’aveugle (puisqu’elle ne
peut leur indiquer une voie certaine vers les vanités qu’ils désirent) et de
vaine la sagesse des hommes. Au contraire, dans les délires de
l’imagination, dans les songes, dans de puériles sottises, ils croient
entendre des réponses divines »18. L’auteur se résout à une critique directe de
18
Spinoza, Traité Théologico-politique, Préface, Traduction par Jacqueline Lagrée et Pierre-François Moreau, PUF,
Paris, 1999, p.59.
- 22 -
superstitions religieuses aux textes judaïques à travers l’expression linguistique
et historique. Sa méthode consiste donc en une élucidation de l’explication et la
compréhension des textes, à partir des textes eux-mêmes, basés également sur
les convictions du lecteur. C’est en partant du texte lui-même, selon Spinoza,
qu’on aboutit à l’élucidation linguistique de la signification des termes et à
l’usage ainsi qu’à la connaissance des textes. Cette méthode critique et
historique invite à une rationalisation et un véritable travail novateur. N’est-ce
pas là une inauguration totalement novatrice des textes sacrés ? Cette
hypothèse sera l’occasion de parler de l’éthique philosophique qui posera en
même temps la question du savoir et de l’éthique. En effet, s’appuyant ici sur
une doctrine de la nature et sur une doctrine de l’homme dépouillé de toute
obscurité et de toute complaisance, nous sommes en mesure de déployer
l’éthique dans la projection. La joie et la réflexion constitueront certainement
les deux vois fondamentales de cette sagesse heureuse, béatitude et
connaissance diront les nouvelles modalités et les nouvelles significations
d’une relation de l’esprit humain à l’Etre. Egalement dans cette première
hypothèse, nous traiterons la question de la signification éthique du monisme
ontologique et décrirons la conception spinoziste de l’homme unifié du désir et
des passions. Et nous ferons une analyse de l’éthique de la joie, de la sagesse et
de la béatitude, les modalités de la raison dans leur spécificité.
Ensuite, dans la deuxième partie, nous essayerons de mettre en
évidence la critique de l’interprétation théologique de notre penseur. En
substance, il soutient que les préceptes religieux ne sont pas moraux. Il est vrai,
dans sa présentation, il met en crise la moralité religieuse (et s’attèle à exposer
l’approche biblique). En ouvrant de cette façon la voie à la critique biblique, il
se propose de considérer les Ecritures comme un texte et non pas comme
l’expression d’une inspiration transcendante ou divine. Notre philosophe
pourrait ainsi dépasser à la fois la pétition de principe - qui affirme d’abord
dans les Ecritures une inspiration divine19 pour y lire ensuite la parole même de
19
Les textes bibliques révèlent qu’ « Il était, il est et il vient, le maître de tout », extrait de La Bible.
- 23 -
Dieu, et la croyance superstitieuse ou naïve - qui pose comme vérité objective,
les affirmations du texte sur son propre caractère sacré.
On le voit bien, avant de proposer une société démocratique,
respectueuse de toutes les opinions et fondée sur un droit rationnel, ouvert et
tolérant, Spinoza met en place une méthode rigoureuse pour opérer la critique
des Ecritures, et soustraire à l’influence des croyances imaginaires les futurs
fondements de la raison, de l’éthique et de la politique. On en vient à expliquer
la question de la religion et de la critique spinoziste dans son rationalisme.
Faut-il séparer la raison et la foi ? Quelle attitude observer à l’égard de la
raison et à la foi, deux modes de connaissance apparemment irrapprochables eu
égard à leurs ordres du reste différents : l’ordre rationnel, pratique et l’ordre
divin, surnaturel. Pourtant, il n’ y a de philosophie et de religion que pour
l’homme et pour une conscience humaine. Le problème du rapport du savoir
(la raison) et de la foi se pose avec plus d’exigence et de profondeur surtout
qu’il s’agit d’une même conscience engagée dans la philosophie et la religion.
Pour une conscience qui interroge la foi et la raison, elle se rend à l’évidence
que la foi rencontre toujours le regard de la raison, et la raison ne peut se
réaliser sans vivre l’expérience de la foi20. On en vient à déduire que celui qui
fait confiance en sa raison et qui dans le même temps honore sa foi se trouve
pris entre ces deux vérités. Vivre simultanément ces deux attitudes, dans leur
contraste revient à faire adopter les perspectives qui furent condamnées par le
Ve Concile de Latran (1512-1517). Elles consistaient, en effet, à admettre
simultanément des propositions contraires, à des niveaux de pensées différents.
Ainsi, par exemple l’immortalité de l’âme peut être vraie au point de vue
religieux et absurde au plan philosophique. C’est cela la théorie de la double
vérité. En conséquence, même si la raison démontrait la moralité de l’âme, cela
ne pourrait annihiler la foi en son immortalité. En revanche, force est de
reconnaître que cette théorie laisse non rassurante face à face les deux vérités.
En optant pour la philosophie de Spinoza, objet de recherche, c’est parce que le
20
La foi invite à croire que Dieu est présent dans le cœur des hommes et dresse leur folie et la démesure de la société.
- 24 -
philosophe hollandais a conçu un système rationaliste à l’intérieur duquel il a
tenté de réfléchir sur toutes les réalités touchant la condition humaine. Il y a
traité de la question de Dieu, des rapports de la religion, de philosophie et de la
politique.
Spinoza critique les principes de la religion, et se rapproche de plus en
plus de la politique, en s’engageant profondément. Sa demande pour une
séparation fondamentale entre la foi et le savoir, séparation de ces deux
domaines lui valut alors l’image d’un philosophe mal inspiré, image tissée et
entretenue par ses contemporains. La réflexion (métaphysique), qui est la
connaissance de Dieu et de soi-même, répond chez Spinoza à une exigence
fondamentale : c’est l’obligation d’un philosophe ou d’un chrétien d’employer
la raison pour lutter contre les interprétations et les négations des libertés ou
d’introduire le savoir pour éclairer la foi. Pourtant, Spinoza emploie aisément
des concepts qui ont plutôt cours dans le domaine religieux. Cela est d’autant
plus vrai qu’on le croirait si proche du christianisme, puisqu’il n’hésite pas à
appeler le Christ « le philosophe par excellence »21 ; il a réussi à faire de
certains concepts religieux, tels la béatitude, la vie éternelle, le salut, entre
autres, de réels concepts philosophiques tant et si bien que le lecteur peut
s’interroger si Spinoza n’est pas plus proche de la religion que la philosophie.
Enfin, la troisième partie de notre travail sera consacrée à l’étude de
nous allons de la théorie politique chez Spinoza. Il s’agit d’éluder le fondement
de la vie sociale et de la démocratie. Comment notre penseur conçoit-il sa
philosophie politique ? Quels sont les jalons de son engagement politique dans
la restructuration de la société humaine ?
Le projet
politique de Spinoza se situe dans la réflexion sur
l’organisation de la cité et de la vie sociale, c’est-à-dire sur les institutions
indispensables à l’existence commune d’un grand nombre d’individus. Cette
réflexion n’est pas la fin ultime de la doctrine, puisque celle-ci s’achève par la
description de cette perfection qu’est « l’amour intellectuel de Dieu » ; en
21
Selon le témoignage de Tschirnhaus, cité par Appuhn in Spinoza, Delpeuch, 1927, p.47.
- 25 -
revanche, cette réflexion politique est un passage nécessaire, puisqu’elle doit
permettre d’instaurer la sécurité et l’harmonie entre les citoyens. Seule cette
harmonie sociale rend possible la mise en œuvre du cheminement individuel
par lequel l’esprit singulier passera de la servitude à la liberté et de la morale
de la crainte à l’éthique de la joie et à la béatitude. La politique n’est que la
condition préliminaire de la sagesse, dans l’exacte mesure où la sécurité et la
paix sont les conditions préliminaires de la construction du vrai bonheur.
Ainsi qu’on le peut le voir, Spinoza n’a pas hésité à s’attaquer aux
utopistes qui rêvent d’un âge d’or : c’est en raison de leur imperfection que les
hommes ont besoin de lois. De toute évidence, il veut fonder sa réflexion
politique sur la réalité et la connaissance rationnelle. Pour notre penseur,
l’engagement politique et le combat pour la justice et la liberté de pensée
n’excluent pas le réalisme politique. Il faut une réflexion pour une voie
intermédiaire, libre et rationnelle qui conduirait concrètement et effectivement
les hommes à la paix. C’est la société démocratique, le fruit de la raison, qui
doit créer les conditions de développement de la vie rationnelle, de la fin de la
servitude et du devenir causa sui des individus. Ainsi, l’amour spinoziste pour
la liberté politique, pour la prudence et la sagesse démontre bien ici la question
de son engagement politique qui est au cœur de notre recherche.
Dans notre analyse critique personnelle sur ce sujet, nous dirons que ce
ne serait pas une gageure que de prétendre réduire à un dialogue étroit les
rapports de la religion et de la politique au cours des siècles. Une affirmation
d’intransigeance d’une part, une offre de conciliation, d’autre part, la demande
et la réponse ne cessent de se heurter. Mais les rôles changent et si, dans les
premiers temps de la théologie, l’intransigeance fut surtout le fait de la
croyance, il semble que ce soit, chez Spinoza, une garantie d’honneur pour la
politique que d’affirmer un exclusivisme à l’égard de la religion. Dans
l’analyse spinoziste, en effet, nous pouvons établir d’abord une réelle
distinction des différents types de religion dans leur rapport avec l’Etat. Nous
constatons qu’elle fustige les formes superstitieuses de la religion, de l’Ecriture
biblique et les fondements de l’Etat dans ses rapports avec l’Eglise. N’est-ce
- 26 -
pas qu’il ne faut pas soumettre la liberté de penser, fondement des Etats
démocratiques, à l’autorité religieuse ?
Telle est ce que semble nous livrer la réflexion religieuse et politique de
Spinoza sur laquelle porte notre étude. Au fond, comment notre philosophe
dévoile-t-il les différentes formes de religion et leur rapport avec l’Etat ?
Spinoza
ne
présentait-il
pas
l’image
d’un
« libertin »,
propageant
l’indifférentisme religieux et l’incrédulité ?
Nous sommes persuadé que l’œuvre spinoziste vise à prôner la liberté
de philosopher dans un Etat et sur le rôle de la religion ou du moins, entretenir
la croyance des citoyens dans les principes sacrés de la vie sociale. Il faut noter
par ailleurs que notre exposé met en lumière, d’une part les attaques de Spinoza
contre les méfaits de la religion superstitieuse et de l’autre, les bienfaits de la
liberté de penser.
Notre projet consiste d’abord à identifier les rapports entre la religion et
l’Etat. Ensuite, montrer en quoi la liberté de penser peut être possible dans un
Etat à travers l’avènement d’un véritable salut en communauté ; puis de voir
les bases théologiques sur lesquelles peuvent se fonder le civisme et
l’engagement politique ; enfin d’actualiser l’entreprise spinoziste ; et nous
serons amené à nous prononcer sur le problème du rapport entre religion et
politique et sur l’engagement politique de Spinoza.
Nous pouvons comprendre dans une certaine mesure que notre penseur
s’attaque a priori aux opinions des théologiens qui veulent soumettre la raison à
la théologie. D’ailleurs, il indique quels malheurs sont nés de la place politique
que prirent les prophètes au temps des Rois, en voulant se substituer aux
magistrats, se permettant par exemple, eux, simples individus particuliers de
critiquer moralement les Rois au nom de leurs prérogatives religieuses. Les
guerres civiles seraient même nées de cette division du pouvoir religieux et du
pouvoir politique, et de la prétention des prophètes à légiférer.
En clair, pour répondre à notre première question relative aux mobiles
du choix de ce thème, nous dirons dès l’abord que très souvent , l’on oppose –
à tort ou à raison – politique et religion alors que bon nombre de personnes
- 27 -
sont aussi bien assidues dans les lieux de culte que dans les structures de
recherches philosophiques et les instances politiques ; ensuite, que cette
opposition mérite d’être dépassée, du moins résolue pour une question
d’honnêteté religieuse, intellectuelle et politique non pas en essayant de
subordonner la raison à la foi, comme l’ont suggéré bien de penseurs ; que
Spinoza, ayant proclamé leur séparation, nous donne une nouvelle vision en
indiquant qu’il convient de réunir le domaine religieux, en exposant – selon
nous – une nouvelle façon de résoudre le problème. Nous aurons à insister sur
un aspect de la religion : il convient de voir en La Bible par exemple non
seulement un instrument de prière mais aussi une source inépuisable de savoir
en général. La Bible est à la portée de tous, son exploitation demande une
rigueur simplement attentionnée.
Quel est donc notre projet dans ce travail de recherche ? Il s’agit
d’abord de comprendre le système philosophique de Spinoza pour voir les
places qui y sont accordées à la doctrine rationaliste et de sa constitution,
ensuite de souligner la critique religieuse de Spinoza dans sa philosophie et de
réfléchir sur celles-ci par rapport à sa théorie politique et sur la possibilité de
leur rapport ; il s’agira enfin, de tirer les conséquences relatives à une telle
entreprise.
Somme toute, Spinoza prône l’idée selon laquelle la constitution
démocratique semble être le régime politique le plus cohérent, quant à sa
structure interne et à son rapport avec le propos général de la philosophie
spinoziste. Il conviendra alors de distinguer Philosophie et Théologie afin de
permettre l’exercice de la liberté de pensée et d’expression. Mais cette liberté
ne peut être garantie que dans un Etat lui-même affranchi de la religion. Telle
est la pensée de Spinoza, défenseur de la liberté et d’un Etat laïc et
démocratique.
Enfin, nous aurons à nous prononcer nous-même sur la solution
proposée par Spinoza au problème de la religion et de la politique et les
implications philosophiques sur notre thème. Mais alors comment résoudre le
- 28 -
problème que pose notre travail ? Quelle démarche allons-nous utiliser pour
résoudre les différentes hypothèses de notre recherche?
Il convient d’abord d’identifier les modalités de la raison. Ensuite de
construire une critique spinoziste de la religion, et de sa théorie politique ; il
importe de montrer en quoi la liberté de penser peut être possible dans l’Etat à
travers l’avènement d’un véritable salut en communauté ; puis de voir les bases
théologiques sur lesquelles peuvent se fonder le civisme et l’engagement ;
enfin, d’actualiser l’entreprise spinoziste et de voir les enjeux qui s’y
dégagent.
Finalement, dans ces conséquences de l’entreprise spinoziste, nous
étudierons la question de la liberté (liberté politique) pour ensuite passer au
problème de l’engagement politique, et du rôle de ces débats dans les questions
théologico-politiques, notamment la question de la critique religieuse.
Nous conclurons par une étude de la question des rapports entre morale
et théologie, plus précisément la problématique du salut, entre la liberté et
l’Etat, entre la politique et la religion sur laquelle nous serons amenés à nous
prononcer. Notre travail, en effet, va s’inscrire dans la méthodologie
analytique. Il s’agira d’analyser les différentes hypothèses qui alimenteront
notre recherche à travers une construction systématique des recherches
effectuées. Finalement, avant de revenir au sujet proprement dit, nous tenons à
préciser que ce travail de recherche, à notre sens, devrait participer à la
compréhension politique des lecteurs. En le feuilletant, on s’apercevra, comme
le montre bien notre thème, qu’au-delà du témoignage de tolérance,
d’acceptation de l’autre avec sa différence, de la pratique religieuse de
l’homme et de son comportement face à la politique, il véhicule le message du
civisme et de l’engagement politique de l’homme au quotidien.
- 29 -
PREMIERE PARTIE : LES MODALITES DE
LA RAISON ET LEUR SPECIFICITE
- 30 -
CHAPITRE I. : LES MODALITES DE LA RAISON
I.1. A la découverte de la raison
« Renonce à une superstition funeste, reconnais et cultive ta
raison »22; cette injonction spinoziste adressée à Burgh peut nous servir ici de
prémisse à l’analyse de ce chapitre. Spinoza définit d’abord la raison comme
un mode de connaissance constitué d’un système d’idées adéquates (c’est-àdire claires et distinctes) des choses ainsi que de notions communes (comme
l’étendue, par exemple, qui est commune à un corps et à tous les corps),
système par lequel nous formons les raisonnements (c’est-à-dire de nouveaux
rapports entre les choses). On peut dire que le champ de la raison nous conduit
aux différents genres de connaissance. Le choix entre les trois genres de
connaissance ou modes de perception (ouï-dire, expérience vague, conclusion
par raisonnement, vision intuitive par l’essence singulière) pose la condition
primordiale de la méthode comme la connaissance réflexive ou l’idée vraie.
Indiquons que la théorie des genres de connaissance y commande d’abord un
examen des passions, puis une étude de la libération avec le rôle médiateur que
joue la raison, et enfin une analyse de l’état bienheureux où s’associent la
confiance, l’immortalité de l’âme, l’amour divin pour l’homme et la vraie
liberté. Spinoza vise à étendre à tous les domaines l’objectif du modèle
pratique de la connaissance rationnelle, substituant ainsi le qualitatif au
quantitatif, qui lui semble toujours relever d’une approche du réel trop
influencée par l’imagination dont dépendent aussi bien le finalisme que la
croyance en la liberté. L’idée que le monde obéit à une intention constitue pour
notre penseur le préjugé le plus répandu, cela parce qu’elle est produite par la
conscience humaine corrélativement à sa croyance au libre-arbitre : il s’agit de
remplacer ces deux erreurs par l’usage de l’enchaînement universel des causes
et des effets, la connaissance de l’homme lui-même relevant du déterminisme,
ce qui du reste conduit bien de commentateurs à voir en Spinoza l’initiateur des
22
Spinoza, Lettre à Albert Burgh, in Œuvres I, Flammarion, Paris, 1964, p.174.
- 31 -
sciences humaines. Pour quel motif ? Parce qu’il est de cette façon déterminé
par des causes extérieures, même avec ignorance, l’homme s’imagine
également que les valeurs telles le Bien, le Beau, sont dotées d’existence
substantielle. En effet, il n’en est rien puisque la valeur est toujours relative, et
ce par rapport à une situation donnée ; son étude participe alors à la fois d’une
généalogie et d’une ontologie, ce qui vaudrait dire qu’il faut chercher en
l’homme un principe d’existence qui donne valeur à ce qu’il peut vivre : ce
sera le désir (l’essence de l’homme), qui affecte une tendance à persévérer dans
l’être (le conatus). Dès lors, le Bon, par exemple, ne saurait être autre chose
que ce que nous connaissons avec exactitude et qui nous permet de ressembler
au type d’être de la nature humaine.
Un des grands chantiers de la méthode de Spinoza est de conduire la
connaissance, celle de la nature humaine à atteindre notre bien être. La seconde
partie de son œuvre, l’Ethique s’inscrit d’ailleurs dans cette optique, selon
qu’elle se déduit de la nature et des attributs de Dieu.
Dans la pensée de Spinoza, l’esprit humain se caractérise comme
conscience et connaissance. Pourtant, l’esprit parvient à construire l’idée claire,
la connaissance véritable des affects tels la manière pratique de vivre son
corps. Mais alors, dans quelle mesure ce passage à la connaissance claire estelle rendue possible ? Il convient d’examiner comment elle peut s’avérer utile à
la vie.
Il importe de distinguer l’imagination, qui conçoit les productions
sensibles comme des réalités, et l’entendement qui connaît le monde comme
tel. Dans l’imagination, la confusion subsiste souvent et c’est sur la base d’un
dépassement que notre penseur construira sa théorie de la connaissance. Il
envisage avant tout quatre stades de la connaissance (dans le Traité de réforme
de l’entendement) – il nous semble essentiel de repérer toutes les voies - : pour
parvenir au vrai bien, il faut revoir les voies qui conduisent à opérer la critique
de l’imagination et de l’opinion, et approfondir les deux modalités de la
connaissance rationnelle, le discours déductif et de l’intuition. Finalement, il ne
retiendra que trois formes de la connaissance dans l’Ethique. Notre philosophe
- 32 -
distingue donc trois genres de connaissance dont une perception empirique et
deux formes de connaissance rationnelle. On peut alors lire : « Il apparaît
clairement que nous percevons bien des choses, et formons des notions
universelles (I) à partir des singuliers, qui se représentent à nous par le
moyen des sens de manière mutilée , confuse, et sans ordre pour
l’intellect : et c’est pourquoi j’ai l’habitude d’appeler de telles perceptions
connaissance par expérience vague ; (II) à partir des signes, par exemple
de ce que, ayant entendu ou lu certains mots, nous nous souvenons de
choses, et en formons certaines idées semblables à celles par le moyen
desquelles nous imaginons les choses. L’une et l’autre manière de
contempler les choses, je l’appellerai dans la suite connaissance du
premier genre, opinion ou imagination ; (III) enfin, de ce que nous avons
des notions communes, et des idées adéquates des propriétés des choses ; et
cette manière de contempler, je l’appellerai raison et connaissance du
deuxième genre. Outre ces deux genres de connaissance, il y en a, comme
je le montrerai dans la suite, encore un troisième, que nous appellerons
science intuitive (nos multa percipere, & notiones universales formare I°. Ex
singularis, nobis per sensûs mutilatè, confusè, & sine ordine ad intellectum
repraesentatis : & ideo tales perceptiones cognitionem ab experientiâ vagâ
vocare consuevi. II°. Ex signis, ex.gr. ex eo, quod auditis, aut lectis quibusdam
verbis rerum recordemur, & earum quasdam ideas formemus similes iis, per
quas res imaginamur. Utrumque hunc res contemplandi modum cognitionem
primi generis, opinionem, vel imaginationem in posterum vocabo. III°.
Denique ex eo, quod notiones communes, rerumque proprietatum ideas
adaequatas habemus ; atque hunc rationem, & secundi generis cognitionem
vocabo. Praeter haec duo cognitionis genera datur, ut in sequentibus
ostendam, altud tertium, quod scientiam intuitivam vocabimus.»23
On comprend de là que pour Spinoza, la connaissance est non
seulement son accord avec le monde, mais elle est aussi vraie par un rapport
23
Spinoza, Ethique, Deuxième partie, Proposition XL, scolie II, Traduction Bernard Pautrat, Editions du Seuil, Paris,
1988, p.169.
- 33 -
spécifique du redoublement de l’idée. C’est à juste raison que notre penseur
indique que la véritable méthode de la philosophie « n’est rien d’autre que la
connaissance réflexive ou l’idée de l’idée »24
De toute évidence, la connaissance vraie, c’est-à-dire la vérité, désigne
la connaissance complète (rassemblant toutes les données relatives à un objet)
et la connaissance réflexivement évidente (accompagnée du sentiment intérieur
de sa propre cohérence et de sa validité). Remarquons que la connaissance
n’est vraie que si elle est adéquate, qui lui confère une cohérence et une
évidence en adéquation avec l’objet et avec elle-même. De cette analyse,
Spinoza entend montrer à travers un effort graduel la possibilité de passer de
l’ignorance à la connaissance. C’est donc sur cette base de l’idée ou conscience
que se fonde la connaissance vraie. Et justement, par la méthode réflexive,
l’homme peut user de son idée pour la mettre en crise, la refonder et la réfléchir
en elle-même. Pour ainsi dire, l’homme conçu comme conscience, peut
conduire sa connaissance par le regard imaginaire du monde à l’appréhension
et à la compréhension rationnelle de ce monde.
En définitive, l’on peut retenir que l’homme dispose de plusieurs
manières de connaître : le premier genre de connaissance fait d’idées
inadéquates qu’il a par le cours ordinaire de la nature, perception des sens,
images qui se relient entre elles par une simple succession, le second genre ou
raison, fait de notions communes, connaissance dont l’objet est soustrait à la
durée et fait saisir « les choses sous une espèce d’éternité (res sub aeternitatis
specie concipit). »25 ; enfin, le troisième genre de connaissance, dans lequel
l’âme devient intelligible à elle-même.
On le voit, Spinoza vient introduire là un nouvel équilibre intellectuel
dans la théorie de l’homme. Loin de se s’atteler à la simple classification de la
connaissance, il dresse l’itinéraire philosophique sur la base suivante : montrer
que
24
la
fausse
pensée
provient
de
l’imagination
avec
ses
délires
Spinoza, Traité de la réforme de l’entendement, §38, Flammarion, Paris, 1964, p.200.
25
Ethique, Cinquième Partie, Proposition. XXXI, scolie, Editions du Seuil, Texte original et traduction nouvelle par
Bernard Pautrat, Paris, 1988, p.525.
- 34 -
anthropomorphiques et superstitieux au plan théologique, ses délires
passionnels dans le domaine psychologique, et enfin ses délires de frayeur et de
crainte au plan moral et politique.
L’entreprise philosophique dont l’objectif fondamental est à la
recherche du « vrai bien », se définit avant tout dans une manière éthique et
une visée libératrice : c’est d’abord la recherche d’un désir de liberté, ensuite
procéder à la critique de la connaissance imaginaire, et enfin s’efforcer de
connaître les choses de façon rationnelle en vue d’accéder à la liberté.
Au niveau de la connaissance, nous pouvons affirmer que c’est la raison
universelle qui fonde toute intelligibilité. Et l’idée vraie se conçoit comme
l’idée adéquate, claire et distincte, et contient en elle-même le critère de sa
vérité et de son évidence. L’esprit quant à lui, doit s’élever par degrés de la
connaissance du premier genre – les idées générales issues de l’imagination et
de la perception sensible, qui sont inadéquates – à la connaissance du deuxième
genre, celle de l’entendement ou raison, connaissance adéquate par notions
communes, qui remonte des effets aux causes. En revanche, la connaissance du
troisième genre, la seule parfaite du reste, constitue la connaissance intuitive
qui déduit les effets, la nature des choses, de la véritable cause qui n’est autre
que Dieu.
De la lecture de l’Ethique et du Traité théologico-politique, nous
pouvons utiliser la distinction des trois genres de connaissance que Spinoza
expose. Ces trois genres de connaissance, dont le premier n’est qu’une
connaissance vague, sont les trois degrés que parcourt celui qui veut s’arracher
à l’attitude spontanée, perceptive, pour appréhender la bonne maîtrise de sa
pensée, en passant par le stade discursif (deuxième genre) pour atteindre le
stade intuitif (troisième). Cette méthode, suivant l’itinéraire philosophique,
nous conduit à comprendre comment Spinoza étudie les comportements
religieux, des plus primitifs aux plus sages, en indiquant, sous chaque forme de
religion, quel degré de liberté l’homme a atteint. L’homme qui se limite au
simple niveau de la connaissance du premier genre est celui qui vit des
préjugés, des « ouï-dire » des expériences vagues, spontanées, des passions. Il
- 35 -
ne vit qu’une religion superstitieuse. L’homme qui parvient à se mettre au
niveau de la connaissance du deuxième genre, arrive à raisonner et à réfléchir à
partir de notons communes, générales. Il est capable de découvrir de par les
différentes religions leur noyau commun. Sa religion devient rationnelle et se
vit dans l’Etat de façon pratique, morale. Enfin, l’homme qui devient sage
parvient à la connaissance du troisième genre. C’est le moment synthétique,
intuitif de la raison. Chaque être vit dans son rapport au tout de la Nature.
L’homme religieux ne se contente point d’une religion universelle, il vit une
authentique religion philosophique qui est une véritable vie de l’esprit.
On peut voir là, les rapports des différents genres de connaissance aux
différentes formes de religion par rapport à l’Etat que vit l’homme. Ou bien il
obéit par peur et intérêt (premier degré de connaissance), ou bien il obéit par
raison (deuxième degré de connaissance), ou bien il épanouit en lui la ferveur
spirituelle et le sentiment de la liberté (troisième degré de connaissance).
Spinoza se donne avant tout comme objectif de parvenir à la béatitude
et à la liberté. Au demeurant, cela est perceptible ici lorsqu’il indique que « Je
me résolus enfin, affirme-t-il dans le Traité de la réforme de l’entendement,
de rechercher s’il existait quelque objet qui fût un bien véritable, capable
de se communiquer, et par quoi l’âme, renonçant à tout autre, pût être
affectée uniquement, un bien dont la découverte et la possession eussent
pour fruit une éternité de joie continue et souveraine. »26 La béatitude, la
jouissance de ce bien véritable, consiste en l’amour intellectuel de Dieu. Le
salut de l’homme réside pour ainsi dire dans cet amour perpétuel et éternel
envers Dieu, dans l’union de l’âme avec Dieu. Et on peut comprendre que c’est
la raison et la connaissance rationnelle qui conduiront à l’objectif assigné.
Si nous résumons de façon succincte que la philosophie spinoziste va
constituer la source d’une réforme de l’entendement afin de le rendre apte à
comprendre les choses de façon à « maintenir (mon) entendement dans la
voie droite (et) diriger toutes les sciences vers une seule fin et un seul
26
Spinoza, Traité de la réforme de l’entendement, §1, in œuvres I, Flammarion, Paris, 1964, p.181.
- 36 -
but. »27 Spinoza envisage d’établir une distinction des différents genres de
connaissance. En effet, dans l’Ethique d’où il en est question, notre philosophe
définit le premier genre comme la connaissance par les sens, l’opinion ou
l’imagination, et la connaissance par « expérience vague » ou par « ouï-dire ».
Elle comprend les choses singulières que les sens nous représentent d’une
façon tronquée, confuse et sans aucun ordre pour l’entendement. Nous pouvons
imaginer, par exemple, que le soleil est à deux cents pas, parce que justement
nous n’avons pas l’idée par la raison de sa vraie distance. A en croire notre
philosophe, la connaissance sensible est pour ainsi dire inadéquate ; elle est
confuse et mutilée, et consiste en fait en revanche, est une idée vraie, une
connaissance claire, totale et parfaite de la chose. Par ailleurs, la connaissance
du deuxième genre, qui est la raison, comprend les notions communes et les
idées adéquates des propriétés du raisonnement. Les notions communes sont
des idées générales, communes à tous les esprits et des représentations
communes aux corps (l’étendue, le mouvement et le repos).
Enfin, le troisième niveau de connaissance constitue la science intuitive,
connaissance qui procède de l’idée adéquate de certains attributs de Dieu à la
connaissance adéquate de l’essence des choses. Elle apparaît de cette façon
comme le niveau supérieur de la connaissance et jouit d’une perfection
absolue.
Spinoza se consacre dans la suite logique de sa philosophie à l’étude de
l’idée vraie et de la méthode. En effet, l’entreprise spinoziste se reconnaît bien
évidemment par son analyse relative à l’idée vraie se manifeste par ses
intrinsèques : « Qui a une idée vraie sait en même temps qu’il a une idée
vraie, et ne peut douter de la vérité de la chose (qui veram habet ideam,
simul scit se veram habere ideam, nec de rei veritate potest dubitare) »28. De
cette façon, l’analyse spinoziste ne peut se ressourcer dans le doute comme
chez Descartes. L’idée vraie, en effet, n’a pas besoin d’être remise en doute ni
27
Ibid., § 5, 185.
28
Spinoza, Ethique, Deuxième partie, Proposition XLIII, Traduction par Bernard Pautrat, Editions du Seuil, Paris,
1988, p.171.
- 37 -
d’être garantie, puisqu’elle se révèle d’elle-même comme « la lumière
manifeste à la fois elle-même et les ténèbres, de même la vérité est norme
d’elle-même et du faux (sanè sicut lux seipsam, & tenebras manifestat, sic
veritas norma sui, & falsi est) ».29
La méthode de la philosophie constitue pour ainsi dire la connaissance
réflexive ou l’idée de l’idée. Pour Spinoza, « La bonne méthode est celle qui
montre comment l’esprit doit être dirigé selon la norme d’une idée vraie
donnée »30. Et dès lors, nous pouvons retenir que la meilleure méthode
envisageable en philosophie selon lui, consiste donc à partir de Dieu qui est la
cause de toutes causes, et l’idée se révèle en nous. De cette façon, l’idée de
Dieu constitue la source de toutes les autres idées.
En vérité, il n’existe point chez lui de méthode indépendante de la
philosophie. C’est l’itinéraire philosophique, c’est le système tout entier qui,
par son déploiement, fonde la méthode. La méthode paraît de cette façon
synthétique et géométrique : toutes les idées s’enchaînent à partir de l’idée de
Dieu dans une déduction progressive, et rien n’est établi mathématiquement.
C’est cela le système de l’Ethique écrite à la manière géométrique, qui nous
conduit à analyser le système des affects à travers le rôle de la raison.
I.2. La raison et ses dominantes majeures
C’est en apprenant à penser, selon Spinoza, que l’homme peut
découvrir le Souverain Bien, bien véritable, qui à même de donner le suprême
contentement, la béatitude. Dans la quatrième partie de l’Ethique, il oppose
aux faux sentiments et comportements (crainte, honte, tristesse) les vrais
sentiments basés sur des idées positives (joie, amour) dirigés par
l’entendement. Partager la vraie connaissance permet de profiter de la vie en
chassant les idées tristes de la haine, de la vengeance et de la mort.
29
30
Ibid., Proposition XLIII, scolie, p.173.
Traité de réforme de l’entendement, § 29, p.193.
- 38 -
Spinoza conçoit que l’homme fait partie de la Nature et en subit les
passions. Au demeurant, Il montrait à juste raison que « nous pâtissons en
tant que nous sommes une partie de la Nature, qui ne peut se concevoir
par soi sans les autres (Nos eatenus patimur, quatenus Naturae sumus pars,
quae per se absque aliis non potest concipi) ».31 Il est un fragment de la nature
et subit des changements causés par l’extérieur ; ou si l’on veut, l’homme
fragment du tout, est nécessairement soumis aux passions. Il faut noter par
ailleurs que le système des affects peut reposer sur ce principe : si tous désirent
être heureux, c’est que le Désir est un mouvement ascendant qui ne se réduit
pas une simple modification quantitative de la jouissance d’exister mais qui
s’accompagne d’un sentiment qualitatif : ainsi se comprennent la Tristesse et la
Joie. On comprend ainsi que c’est sur la base des trois affects dont le Désir, la
Joie et la Tristesse que se fonde la vie humaine.
Notre penseur nomme ces trois affects (Désir, Joie, Tristesse) les affects
primitifs ou primaires à partir desquels l’on déduit toutes les nuances de la vie
affective. Le Désir est avant la puissance d’agir et d’exister, c’est-à-dire le
conatus. Il désigne bien la signification de toute l’existence, mais sous l’angle
d’affects singuliers. Toute la vie affective est la modalité de la puissance
originelle du Désir : tous les affects sont des modalités, confortées ou
contredites, de la puissance d’exister, c’est-à-dire du désir de vivre ou du désir
d’être. Selon Spinoza, le désir d’exister constitue l’essence et l’existence même
de l’homme, et ce désir est mouvement vers la vie et vers la joie. Il importe à
présent d’analyser les dominantes majeures de la raison :
I.2.1. Le désir :
A l’instar de Platon, Spinoza récuse la définition du désir sous la forme
de l’idéal dont il serait le manque. Pour lui, le désir est l’essence même de
l’homme, l’effort que tout homme déploie pour « persévérer dans son être ». Il
ne faut pas entendre par là un simple « instinct de conservation », mais plutôt
une puissance intérieure de développement et d’épanouissement de soi. C’est
31
Ethique, Quatrième Partie, Proposition II, Editions du Seuil, Paris, 1988, p.349.
- 39 -
plus largement une force d’exister, une puissance d’agir, un effort constant
pour déployer son existence dans le monde. Le désir recouvre ainsi tous les
efforts par lesquels chacun cherche à exister encore et davantage. Spinoza au
dixième siècle s’attaquait à l’idéalisme et ne s’accordait d’avec aucune
définition du désir. Aussi le désir est-il premier au regard de l’objet désiré.
Nous ne désirons aucune chose parce que nous la jugeons bonne, dit Spinoza,
mais au contraire, nous jugeons qu’une chose est bonne parce que nous la
désirons. La valeur des choses (ce qui les rend dignes d’être désirées) ne se
trouve donc pas dans les choses, mais bien en nous-mêmes, en tant que ces
choses favorisent ou augmentent notre puissance d’être. En fait, certains biens
que nous estimons utiles peuvent en réalité diminuer, notre force d’être.
L’avare, qui croit que l’abondance d’argent est ce qu’il est. Seule la
connaissance de ce qui accroît réellement notre puissance d’exister permet au
désir de nous apporter ce qu’il promet. La non-satisfaction des désirs devra
déboucher sur un ordonnancement social et politique. Pourquoi alors faut-il
réprimer ces
désirs ? S’ils constituent l’essence humaine, pourquoi
l’organisation sociale se retourne- t- elle contre elles ?
Cela est visible dans les enseignements bibliques qui indiquent que
l’homme est un être du désir mais que les désirs ne conduisent pas forcément
au bonheur. C’est qu’il y a des désirs trompeurs, qui conduisent à la perdition.
Dans l’évangile, il est recommandé le plaisir éternel, « ne te laisse pas
entraîner par tes désirs », nous indique-t-il, et il convient de prendre en compte
la faim spirituelle que le Seigneur invite les hommes à combler. La religion
oriente les désirs des hommes à les laisser guider vers le vrai partage. C’est de
cette façon que Saint Paul propose aux Ephésiens de se désintéresser aux
matériels qui perdent, mais plutôt de manger le pain de vie. « Celui qui croit
en moi n’aura jamais faim ni soif » ; croire en lui pour vivre à sa suite, lui ce
Roi des rois, le maître de toutes choses.
Spinoza, lui ne s’inscrit pas dans cette direction, puisque pour lui, le
Désir est l’essence de l’homme. C’est à ce niveau qu’apparaît la notion de
conatus, notion fondamentale, citée à la troisième partie de l’Ethique, c’est-à-
- 40 -
dire l’effort d’une chose pour persévérer dans son être. Cet effort représente
une puissance et, à cet égard, on peut rapprocher les analyses de Spinoza de
celles de Nietzsche sur la volonté de puissance. Le désir ou la volonté priment
sur le jugement. En un mot, le désir en tant qu’essence de l’homme, prime sur
le jugement.
On pourrait ici suivre Alquié dans Le rationalisme de Spinoza qui
exploite également la théorie de l’homme où il est question de la critique
spinoziste de la théorie cartésienne de l’union de l’âme et du corps, du désir, de
l’éternité de l’homme et de son salut. Notre auteur y souligne que pour
Spinoza, Dieu connaît toutes choses en ce qu’il en est la cause et la raison. Et
puisqu’il déclare que ce mal, le crime et l’erreur n’ont point d’essence, il
permet de conclure que Dieu les ignore. Comment comprendre alors que c’est
bien à chacun de nous qu’appartient l’éternité ? La considération de la
puissance de l’entendement nous conduit nécessairement à celle de l’amour de
Dieu, amour qui était déjà tenu pour la source du salut, mais qui semblait alors
pouvoir être atteint en vertu de notre seul choix. L’amour de Dieu apparaît
ainsi comme une étape nécessaire sur le chemin qui nous conduit à la
conscience de notre éternité. Il est certain que le désir qu’a Spinoza de nous
offrir, dès ce monde, c’est que les religions se bornent à proposer d’autre
satisfaction que celle d’un entendement dont l’activité spécifiquement
intellectuelle demeure distincte de notre vie.
On le voit avec Alquié, c’est en aimant Dieu que nous parvenons à nous
aimer nous-même, et c’est en nous aimant que nous aimons aussi Dieu. Notre
salut se trouve ainsi dans le prolongement direct de l’affirmation de notre moi,
il en ressort de l’accomplissement du désir qui a avant tout été présenté comme
désir de conserver notre être singulier et d’augmenter sa puissance, puis
comme désir de connaissance, enfin comme amour de Dieu, amour désigné
finalement comme celui que nous éprouvons pour Dieu et celui que Dieu a
pour nous, celui par lequel Dieu s’aime et celui par lequel nous nous aimons.
Comment éprouver l’amour intellectuel (de Dieu) ? Connaître Dieu par le
conatus, la raison semble être la réponse de Spinoza. La réponse spinoziste en
- 41 -
effet se conçoit comme un effort pratique de connaître une joie suprême et
éternelle. Il s’agit donc de développer l’amour intellectuel. En revanche cet
amour peut-il uniquement être vécu par un simple mortel ? En s’attaquant
violemment aux préjugés et aux superstitions, notre philosophe n’entend-il pas
une nouvelle illusion propre à rassurer les êtres de désir que nous sommes ?
Retenons que pour Spinoza, l’amour de Dieu naît de la connaissance claire et
distincte des lois de la Nature (les lois de Dieu), d’où vient toute la puissance
dont est capable l’esprit humain ; cet amour de Dieu et des lois donne la joie de
leur réalisation, et donne aussi la capacité de réprimer les passions, c’est-à-dire
les sentiments, mauvais en ce qu’ils nous font passifs, c’est-à-dire attachés à ce
qui ne dépend pas de nous.
En définitive, rêve d’un absolu absent de ce monde selon les
métaphysiciens, quête dans le monde imaginaire et du souvenir refoulé selon
les psychanalystes, le désir serait pour ainsi dire toujours désir de ce qui n’est
pas, désir de l’impossible. Ce qu’on ne peut obtenir par obtenir par manque,
nous expliquait Platon, ce sont les objets du désir et de l’amour32. A cette
théorie idéaliste, on peut opposer le réalisme spinoziste : le désir est l’essence
même de l’homme et nous invite à transformer ce monde pour que le désir
puisse concrètement s’y accomplir. Selon Spinoza, l’action se découvre par
notre essence. Dans sa réelle autonomie, elle est ravalée au rang de la liberté.
Mais la passivité n’est-elle pas l’aliénation des actes, dépendant de la cause
extérieure ?
I.2.2. L’imagination :
L’affect peut constituer une action et une passion, non réductible au
désir. C’est là que se déploie l’imagination, comme source fondamentale des
idées « mutilées et confuses » et donc de nos jugements désuets sur les choses
et les biens. L’imagination conduit l’objet de l’esprit à la tromperie. On le voit,
l’appel à l’imagination, entendue comme une perception irréelle, une chose
32
Platon, Le Banquet, Flammarion, Traduction par Luc Brisson, Paris, 1999, p.63. L’amour et la séduction sont des
éléments essentiels pour accéder à l’intelligible, selon Platon.
- 42 -
chimérique de notre puissance procure en l’Esprit des idées confuses. De là,
naît une action non pensée ni maîtrisée. De cette façon, le savoir inadéquat et la
causalité partielle expriment l’activité de l’imagination dans les conduites
passives, c’est ce que l’on nomme passions.
I.2.3. Les passions :
Comme nous avons eu à l’indiquer plus haut, les passions sont des
formes passives du désir, lesquelles issues de l’illusion imaginative et de la
connaissance inadéquate. La passion, faut-il le rappeler, est la forme passive,
inadéquate de l’un des trois affects fondamentaux dont le désir, la tristesse et la
joie. Ainsi, il constitue un système de passions, en fait, une construction
logique et rationnelle conçue par notre philosophe. L’on comprend donc que
chez Spinoza l’Envie, la Jalousie ou l’Humilité sont des formes de la tristesse,
alors que l’Admiration, la Louange ou l’Orgueil sont des formes de la Joie.
En conséquence, on déduit de la vision spinoziste que l’on ne peut
envisager une représentation d’un être éprouvant une affection sans éprouver
nous-même la même affection, le même désir. N’est-ce pas la raison qui nous
conduit à voir nos semblables dans la joie, et désire réaliser leur plaisir ? En les
imaginant agir de même envers nous, nous les louons. C’est un désir
d’ambition largement partagé par toute l’humanité. On peut observer que les
passions jouent un rôle déterminant chez Spinoza, contrairement à Hobbes qui
n’ont qu’un rôle secondaire dans les moments décisifs de sa thèse.
I.2.4. L’homme et les affections :
L’éthique telle que conçue par notre philosophe n’est pas envisagée
comme une morale des devoirs puisque « l’homme dans la Nature (n’est pas)
comme un empire dans un empire (Imo hominem in naturâ, veluti imperim in
imperio, concipere videntur) »33. Le libre arbitre est une illusion des hommes
qui certes ont une conscience de leurs désirs mais ignorent ce qui les
détermine, selon les termes de Spinoza. On a donc tort, selon Spinoza, de
33
Ethique, Troisième Partie, Préface, Editions du Seuil, Paris, 1988, p.199.
- 43 -
concevoir l’homme dans la nature « comme un empire dans un autre empire ».
Comme toutes les choses singulières de la nature, l’homme est strictement
déterminé. S’il croit avoir sur ses actions un pouvoir absolu, c’est qu’il a
conscience de ses propres désirs, tout en ignorant les causes les déterminent.
L’homme peut toutefois accéder à une autre forme de liberté s’il parvient à
s’affranchir, à se réaliser, c’est-à-dire à faire correspondre ses actions avec son
essence propre.
Par ailleurs, le conatus, « l’effort par lequel chaque chose s’efforce
de persévérer dans son être… (Conatus, quo unaquaeque res in suo esse
perseverare conatur…) »34détermine les affections de l’âme, qui sont des
passions quand elles sont fondées sur des idées inadéquates. Précisons que cet
effort par lequel chaque chose « s’efforce de persévérer dans son être » est
désigné par le mot latin conatus. Disons qu’il ne s’agit point simplement de ce
que les biologistes appellent l’ « instinct de conservation » ; c’est plus
largement une force d’exister, une « puissance d’agir (potenta augetur) »35, un
effort constant pour déployer son existence dans le monde. Toute chose
n’existe qu’en tant qu’elle dure et endure.
Il est clair d’indiquer que la volonté, l’appétit et le désir sont des termes
qui renvoient à une seule et même réalité, le conatus. Pour l’auteur, il n’y a pas
en l’homme des facultés particulières de vouloir et de désirer. Tous nos actes
de vouloir, tous nos appétits et tous nos désirs expriment le dynamisme du
conatus qui est l’essence même de l’homme. Ce renversement de perspective
est tout à fait capital pour Spinoza, car aucune chose dans la nature ne peut être
en soi bonne ou mauvaise ; c’est l’homme qui juge ainsi les choses qui se
présentent à lui, en fonction de leur impact sur sa puissance d’exister. Il
déclarera bonnes les choses qui augmentent sa puissance, et mauvaises celles
qui la diminuent. Une même chose peut ainsi être bonne pour l’un, mauvaise
pour l’autre. On peut alors lire « Par exemple, la Musique est bonne pour le
Mélancolique, mauvaise pour l’Affligé ; et, pour le Sourd, ni bonne ni
34
35
Ethique, Troisième Partie, Proposition VII, Editions du Seuil, p.217.
Ibid., Troisième Partie, Définitions III, p.203.
- 44 -
mauvaise (Ex. gr. Musica bona est Melancholico, mala lugenti ; surdo autem
neque bona neque mala.)»36. Si la joie est une augmentation de notre
puissance, la tristesse en est sa diminution. De cette façon, la vertu consiste
dans la parfaite connaissance qui nous fait coïncider avec la conception de
Dieu, de l’éternité. L’amour intellectuel de Dieu procure alors la liberté, la joie
et la béatitude.
En prenant l’image de Dieu, on découvre l’image de la Nature en tant
que substance infinie, nécessaire et suffisante. Tout se conçoit comme un
rapport de forces, comme s’il en existait plus dans une idée adéquate que dans
une image ou une illusion, comme s’il avait plus de force dans la raison que
dans la passion, et plus dans un Etat démocratique (nous y reviendrons) que
dans la tyrannie. En effet, chaque être veut, non par vouloir, par libre arbitre,
mais par nécessité, du fait de ses propriétés, persévérer dans son être essentiel,
dans sa puissance ; de sorte que l’homme est fondamentalement désir, et non
un ensemble de facultés. Nous l’avons déjà souligné, le désir est donc l’essence
de l’homme ; il prime sur le jugement. Pour ainsi dire, c’est le désir qui est au
fondement de nos actes et non l’illusoire jugement moral (bien ou mal) et le
libre-arbitre. C’est ici chez Spinoza un surprenant renversement des
raisonnements habituels ; j’aime la vie parce que je vis, et non le contraire : je
vis parce que j’aime la vie. Autrement exprimé, j’aime cette femme parce que
je vis avec elle, et non, je vis avec cette femme parce que je l’aime. Car, c’est
la passion et non la raison qui nous donne l’illusion de choisir : « quand nous
la voulons, ou aspirons à elle, ou la désirons, ce n’est jamais parce que
nous jugeons qu’elle est bonne ; mais au contraire, si nous jugeons qu’une
chose est bonne, c’est précisément parce que nous nous y efforçons , nous
la voulons, ou aspirons à elle, ou la désirons (constat itaque ex his omnibus,
nihil nos conari, velle, appetere, neque cupere, quia id bonum esse judicamus ;
sed contra nos propterea, aliquid bonum esse, judicare, quia id conamur,
36
Ethique, Quatrième Partie, Préface, p.341.
- 45 -
volumus, appetimus, atque cupimus). »37 Ce désir, inscrit en nous comme
l’essence nécessaire, déborde non seulement notre pensée consciente, mais
encore les passions en manifestent la force : force accrue de la
joie,
transcendante des contraintes extérieures, et force décrue de la tristesse,
entraînant l’homme entièrement vaincu par des causes extérieures qui
contrarient sa propre nature, pouvant le conduire au suicide. Il importe à
présent d’analyser l’itinéraire de la raison tracé par Spinoza pour voir la place à
lui accorder à travers les différentes modalités. Comment cette modalité s’estelle émergée ?
37
Ethique, Troisième Partie, Proposition IX, scolie, p.221.
30
Baruch Spinoza naquit à Amsterdam en 1632 et mourut en 1677. Il est donc compté parmi les philosophes du
XVIIè siècle. Et on ne peut comprendre sa réflexion philosophique qu’en la situant dans le contexte historique en
Europe. Ceci est d’autant plus valable chez ce philosophe qu’il a fait parfois mention de ses devanciers et
contemporains, de l’ambiance intellectuelle de son temps. Essayer de faire un retour en arrière pour mieux saisir ce que
Spinoza a exposé dans sa doctrine se justifie plus d’une fois puisque le penseur de « caute » conçoit l’histoire de la
philosophie comme la recherche perpétuelle du savoir infaillible de par ses pensées et de la liberté d’expression,
comme une révolution des étapes nécessaires de la philosophie. Tout système philosophique – qui n’est d’ailleurs venu
qu’en son temps ou quand son heure fut sonnée – est à considérer comme un ensemble de pensées nécessairement
organisées.
- 46 -
I.3. L’émergence de la raison et la vraie philosophie
Nous nous sommes proposé d’étudier notre sujet dans un cadre de
pensée précis : celui du rationalisme chez Spinoza. Aussi, avons-nous jugé
nécessaire de préciser la signification de ce cadre, d’en déterminer les
présupposés et d’en définir la finalité.
La philosophie spinoziste connut son émergence à une époque où une
crise généralisée touchait tous les secteurs de la vie humaine et frappait
l’Europe toute entière. De la crise économique à la crise de la connaissance via
les crises culturelle et politique, le déclin était frappant. Au niveau de la
connaissance, à cette époque-là, aucune vision d’ensemble ne pouvait satisfaire
les esprits. Tous les systèmes (aristotéliciens, scolastiques et cartésiens)
connurent de grands bouleversements. Tout s’ébranlait. Tout était mis en crise.
Spinoza fut incontestablement l’un des plus grands penseurs qui ait
contribué à la « renaissance » de l’humanité européenne ; grâce à lui elle a
emprunté un tournant tout à fait novateur, nouveau, rompant tout l’héritage
présocratique et de la scolastique dogmatique. En fait, la conception d’une
philosophie, peut-être authentique et plus rassurante doit briser tout
dogmatique ratio-judéo-chrétien. Cela voudrait dire que désormais la vraie
pensée philosophique doit s’opérer sous la forme d’une philosophie
authentique fondée sur les forces de la raison et de la puissance, de façon à
atteindre la vraie philosophie de manière sûre le but de la connaissance
(rationnelle) étant de se rendre dominateur de la nature. Dès lors, la rationalité
européenne va connaître pour ainsi dire une transformation et avec elle la
pensée universelle. Cette transformation n’est-elle pas en fait l’avènement de la
raison spinoziste ?
La pensée spinoziste apparaissait au XVII è siècle avec son Ethique
comme la solution de la crise de la connaissance. Le système spinoziste
remplaça par exemple l’édifice aristotélicien. La synthèse attendue, c’est lui
qui l’apporta. En effet, dans l’Ethique, mais aussi le Traité théologico-
- 47 -
politique, qui nous ont inspiré dans le choix de notre thème, il se passe quelque
chose d’exceptionnel : une pensée entièrement rigoureuse s’y déploie de leur
début jusqu’à la fin et semble puiser toute sa force exclusivement dans ses
propres ressources. On n’y trouvera rien d’autre que la pensée : mais peut-être,
aussi toute la pensée, c’est-à-dire un « esprit », une raison, une conscience, un
monde et finalement, assurément le monde. Il faut s’étonner que la pensée
puisse être si vivante et si riche. On découvrira et on se convaincra que la
simple pensée, pourvu qu’elle soit vraie en pensant vraiment, retrouver,
dûment construit, devenu transparent à l’intelligence, le monde dont il a fallu
d’abord s’éloigner.
La lecture de Spinoza est donc l’occasion de comprendre, en ce qu’il a
d’irrécusable, le projet de toute la philosophie rationaliste de montrer jusqu’où
peut aller une pensée, produite et comprise par une pensée. Un tel projet, pour
être cohérent appelle un exercice critique et réflexif : penser, et seulement
penser. Tout lecteur peut donc, se doit, s’il les veut comprendre, refaire avec
Spinoza, et pour son compte, une philosophie par la pensée, du moins de la
raison telle qu’envisagée par le philosophe hollandais.
Avec Spinoza, il n’est pas question de théologie, l’enjeu de sa
philosophie, c’est la recherche de la connaissance et de la vérité : cette
tendance nouvelle, apparue avec la renaissance, et dont notre penseur veut
établir non seulement la valeur scientifique - bien sûr par la lumière de la
raison - mais aussi la valeur absolue. Avec le penseur excommunié, nous
devons savoir pourquoi le vrai est vrai et à quel titre nous sommes en
adéquation avec la nature, et que les choses existent nécessairement : c’est là
creuser jusqu’au roc de la métaphysique, sans quoi il n’y a pas de philosophie
qui vaille. Comment cette émergence de la raison spinoziste s’est-elle opérée
véritablement ?
Spinoza fut un des premiers à philosopher pour les individus de
conditions sociales difficiles, pour les femmes, aussi bien en latin pur que
l’assemblée des esprits compétents, et à défendre l’idée de « laïcité » des Etats.
Il n’aurait pas appris seulement à la philosophie une langue nouvelle, mais à
- 48 -
l’humanité une nouvelle manière de raisonner beaucoup plus estimable que sa
philosophie même. Il suscitera bien de tollés dans le milieu des théologiens.
Comment la raison spinoziste est-elle venue au jour ? Jusque dans le libre
usage du langage critique à l’égard de ses prédécesseurs scolastiques, les
conflits socio-politiques et religieux incessants que connut la Hollande étaient
présents et pressants, avec leurs problèmes et leurs notions primitives ; et s’il
revendique en face des théologiens l’urgence et le droit à philosopher
autrement suivant la raison de façon naturelle et simplement humaine, il opte
pour le parti de la raison et de la vérité contre la fragilité du « vulgaire » et des
accommodements naturalistes, non pas pour effacer la tradition métaphysique
ou la renaissance judéo-chrétienne, mais pour restaurer dans l’immanence
divine en instaurant dans sa rigueur une nouvelle philosophie théiste. Le
philosophe de « Deus sive natura », qui a osé explorer de façon courageuse les
textes et les commandements bibliques et a ouvert la voie de la subjectivité,
apparaît ainsi aujourd’hui tout autant l’héritier de spéculations théologiques
médiévales.
Le projet de revendiquer la liberté d’expression et de pensée à l’égard
des préjugés des hommes, thèse fondamentale que propose Spinoza dès 1670,
soumet à la transcendance divine la nécessité rationnelle. Le propre des vérités
métaphysiques, comme de la loi éternelle de justice, est de s’imposer sans
contrainte, du dedans, à tous les esprits : avant Saint Augustin – qui en tirait
une preuve de l’existence de Dieu et de sa transcendance – les théologiens
avaient coutume de distinguer entre ce type de nécessité et l’existence
contingente des choses créées, et avec Saint Thomas, de distinguer, pour la
commodité de l’analyse rationnelle, entre l’entendement de Dieu, qui conçoit
les vérités par la nécessité interne de sa propre nature, et sa volonté, qui choisit
librement de porter à l’existence tel ou tel être crée, et, pour commencer le
monde. Ainsi, pendant que le théologien pouvait conclure des vérités éternelles
et nécessaires à la Substance infinie en qui elles résident, le politique était
justifié dans son sentiment qu’est absolument impossible le contraire d’une
ambition affichée, puisqu’on l’assurait qu’il pensait comme Dieu même. Le
- 49 -
premier acte métaphysique de Spinoza fut pour rejeter comme absurde et
blasphématoire une doctrine qui postulerait l’anthropomorphisme et la
transcendance de Dieu et qui fait de lui créateur des hommes.
Il a fallu vingt-cinq ans pour que l’ambition d’unifier le savoir et
d’ajuster les opinions au niveau de la raison se réalisât dans la construction
d’un système philosophique, au sens fort de ce terme. En 1670, Spinoza qui,
en rêvant avant tout d’unification du savoir, se donnait pour principe de
construire la vraie philosophie à partir des réalités quotidiennes sociales qui
préoccupent les humains.
La philosophie spinoziste de par sa révolution méthodique, a inauguré
la modernité. Elle renfermait des vérités qui peuvent paraître bien simples
aujourd’hui. Mais n’oublions pas que ces vérités qui constituent « sui generis »
la méthode spinoziste succèdent sans l’ombre du doute à la méthode
théologienne, qui se souciait d’abord de tradition. Spinoza fait appel à l’esprit
critique, à la raison humaine, à l’intuition intellectuelle du sujet de la
connaissance, se défaisant des opinions dogmatiques et ne croyant rien du
vulgaire. En héros de la pensée, Spinoza s’évade totalement de l’autorité des
théologiens et inaugure ainsi la révolution d’esprit des temps modernes : il
s’agit de faire appel aux seules voies de la raison. Et cet appel aux seules lois
de la raison s’effectue sur un itinéraire purement métaphysique d’ailleurs mis
au jour par le philosophe hollandais dans l’Ethique. En effet, notre philosophe
mentionnait au début de ses réflexions que les commandements de la raison ont
pour essence la vertu et la sagesse. Notre savoir doit se dépêtrer de l’opinion,
de tout dogmatisme pour garder la culture de la connaissance vraie.
Il ne faut pas passer sous silence que Spinoza est avant tout un savant,
dans cette mesure il lui faut briser tous les préjugés, et rompre avec toute
connaissance du vulgaire, non fondée provenant de la croyance. Spinoza veut
fonder tout sur la raison et par la raison. Il veut tout montrer, tout démontrer ou
si l’on veut tout « démonter » par la raison. Et pour atteindre ce but, il est alors
nécessaire de s’arracher de toute incertitude, de tout dogmatisme et de tous les
préjugés qui briment la liberté d’expression et de pensée. Ce projet explique
- 50 -
que dans la Préface du Traité théologico-politique, Spinoza décide de procéder
à une révision générale de la connaissance : combattre le savoir illusoire et
toutes les formes de connaissance caractérisée par la fausseté, la mystification
et la superstition. Une décision qui l’a amené à écrire le Traité théologicopolitique : « Je compose actuellement un Traité sur la façon dont
j’envisage l’Ecriture et mes motifs pour l’entreprendre sont les suivants :
- les préjugés des théologiens : je sais en effet que ce sont ces
préjugés qui s’opposent surtout à ce que les hommes puissent
appliquer leur esprit à la philosophie ; je juge donc utile de
montrer à nu ces préjugés et d’en débarrasser les esprits
réfléchis.
- l’opinion qu’a de moi le vulgaire qui ne cesse de m’accuser
d’athéisme ; je me vois obligé de la combattre autant que le
pourrai.
- la liberté de philosophie et de dire notre sentiment ; je désire
l’établir par tous les moyens : l’autorité excessive et le zèle
indiscret des prédicants tendent à la supprimer. »38
Spinoza supportait assez difficilement les croyances superstitieuses et
dogmatiques. De son rang de docte, il faut, pour lui, s’arracher à la foi naïve,
aux dogmatismes, se délivrer de toutes sortes de préjugés. C’est bien pourquoi
il a évoqué son éducation judaïque et hébraïque, devant sa vie intellectuelle
présente. C’est la suite même de l’existence qui lui a fait apparaître
l’incertitude et l’obscurité de ses opinions de son éducation. A une étape de la
vie intellectuelle, où il convient un changement de mentalité, de vision par le
renoncement aux croyances. Cette décision critique des préjugés participe
d’une philosophie réformiste, fondatrice : le désir du philosophe de s’arracher
de toutes « les religions existantes qui se représentent Dieu comme un être
doué de volonté, transcendant et extérieur à la nature, sont autant de
manières imaginaires et lacunaires de se représenter le vrai concept de
38
Spinoza, Traité théologico-politique, Introduction, PUF, Paris, 1999, p.5.
- 51 -
Dieu »39, était de construire une neuve et solide pensée en se dépêtrant de la
pensée et des croyances révélées et des connaissances obscures. Les opinions
du vulgaire, rappelons-le, sont souvent trompeuses, en quelque sorte un
tombeau de l’esprit ; si on cherche à atteindre la puissance et la vérité il faut
trouver le courage de se délivrer de ses préjugés et de ses opinions. C’est là une
exigence scientifique. Le vulgaire ne fonde jamais rien en raison. L’attitude du
vulgaire ne peut satisfaire l’esprit. C’est pour cela qu’il faut s’appliquer de se
garder d’être « l’esclave, (c’est-à-dire) celui qui est venu d’obéir aux ordres
d’un maître, ordres qui ne concernent que l’utilité de celui qui commande
(nempe servus est, qui mandatis domini, quae utilitatem imperantis tantum
spectant, obtemperare tenetur) »40, si l’on veut vraiment philosopher ou
s’adonner à toute activité rationnelle ou intellectuelle.
N’oublions pas de rappeler que c’est contre toutes sortes de croyance ou
de foi que Spinoza s’élève : la foi en la science, la foi en ses idées, en sa
philosophie, en ses capacités intellectuelles, la foi en Dieu, en un mot, tout ce
qui ne fait pas l’objet d’esprit critique. Donc la foi que récuse notre philosophe
n’est pas exclusivement religieuse. Comme on le voit, Spinoza trouvait donc
l’éducation reçue dans la société hollandaise dogmatique pour la liberté
d’opinion.
Finalement, suivant l’itinéraire métaphysique de Spinoza, si nous nous
attachons à la foi, aux croyances, c’est pour accéder à la pure rationalité. La
raison dans la perspective spinoziste est apparue à un moment où l’esprit du
philosophe ne pouvait supporter davantage le joug des dogmes. Sortir de la
sujétion de ses précepteurs, quitter entièrement l’éducation hébraïque et se
résoudre de ne chercher que la liberté de penser, pourrait trouver en sa raison,
en lui-même, et non en sa foi, tels sont les objectifs majeurs du penseur
hollandais. Ainsi, sa révolution philosophique consiste-t-elle à promouvoir, en
lieu et place de l’ordre mythique, spirituel ou religieux, l’ordre rationnel,
39
Lagrée et Moreau, Sur la liberté politique, Classique Hachette, Paris, 1997, p.149.
40
Traité théologico-politique, Chapitre XVI, Traduction par Jacqueline Lagrée et Pierre-François Moreau, PUF,
Paris, 1999, p.521.
- 52 -
intellectuel, scientifique, en un mot, un univers où prédomine le vouloir
raisonnable. La pensée est bien, pour Spinoza, l’itinéraire de la raison
dominatrice. Mais alors comment de cette émergence la raison a-t-elle acquis
sur pouvoir ?
I.4. La toute puissance de la raison
Etant proposé un idéal de ce qui doit être la connaissance, il faut encore
y parvenir. Spinoza propose dans ses œuvres une approche systématique qui
dépend fondamentalement de l’affirmation que la raison qui est la connaissance
vraie et « une certaine manière de connaître et l’expression la plus
profonde du désir de l’homme. »41 Mais on peut s’interroger sur ce qu’il
entendait par la Raison : qu’est-ce que cette raison ? Quelle peut être sa
valeur ?
A l’époque de Spinoza, cette double problématique avait déjà reçu les
réponses d’une longue tradition. Platon et Aristote étaient déjà les « amis de la
raison ». Pour l’un comme pour l’autre, il y a une intelligibilité de l’univers,
soit dans un monde intelligible, soit dans un monde sensible. Face à cette
réalité intelligible, l’homme ne reste pas dans l’ignorance, il peut la connaître,
en exerçant son intelligence (le « nous ») agissant en tant qu’être raisonnable.
Au XVII è siècle, René Descartes fut l’un des précurseurs de la pensée
de la Raison. En effet, dans l’introduction des Méditations métaphysiques,
Descartes pose les vrais jalons de la puissance de la raison. Ainsi, il prétend
« prouver par la raison naturelle qu’il y a un Dieu et que l’âme humaine
ne meurt point avec le corps ».42La raison pour lui apparaît comme l’outil
privilégié de démonstration et de connaissance, qui permet la maîtrise de soi et
de la nature, en fait, une manière de s’adresser au monde avec intelligence,
c’est aussi le savoir s’exprimant, c’est-à-dire la réflexion rigoureuse,
41
Vinciguerra, Spinoza, Hachette, Paris, 2002, p.111.
42
Descartes, Méditations métaphysiques, introduction historique, Vrin, Traduction par G. Rodis-Lewis, Paris, 1978,
p.10.
- 53 -
approfondie et impartiale sur tout donné, sur les problèmes métaphysiques (la
liberté, l’existence de Dieu, entre autres), sur l’existence humaine. Au début de
ses Méditations métaphysiques, le philosophe français définit le motif de sa
pensée. Son intention est donc claire : « Je n’entends point y parler des
choses qui appartiennent à la foi, ou à la conduite de la vie, mais seulement
de celles qui regardent les vérités spéculatives, et connues par l’aide de la
lumière naturelle »43.
Bref, la raison chez Descartes est la faculté de raisonner discursivement,
de combiner les concepts et les propositions. Agir raisonnablement, c’est être
en état d’expliquer ses actions à ceux qui sont capables de les comprendre, en
faisant appel à des idées et des règles de la façon dont ils admettent ainsi la
validité. La raison cartésienne est la faculté de bien juger, de discerner le bien
et le mal, le vrai et le faux par un sentiment intérieur, spontané et immédiat.
Elle tend à substituer aux données trompeuses des sens et aux fantaisies de
l’imagination, l’ordre et la pensée réfléchie appuyée sur une méthode
rigoureuse. Entendons par là que la raison est le chef d’Ecole chez Descartes.
Mais le père du cogito montre que l’essentiel, c’est de bien appliquer la raison.
L’intuition rationnelle ne peut donner tous ses fruits que si elle s’appuie sur
une méthode universelle, comme nous l’enseigne lui-même. Et la bonne
application de la raison consiste, faut-il le rappeler, à douter, à renoncer, à se
« défaire de toutes les options (…) reçues jusques alors en (notre)
créance. »44 D’ailleurs en annonçant ses quatre règles fondamentales, il entend
se démarquer de la croyance, du sacré, donc de la foi pour maîtriser le discours
et atteindre la vérité des sciences. La foi en la raison et en sa vertu
démonstrative, l’affirmation, d’une part que tout ce qui existe a sa raison d’être
et, que toute réalité est intelligible, d’autre part que toute connaissance certaine
procède par des principes irrécusables, évidents et indépendants de
l’expérience, constituent les principales lignes de forces du rationalisme
cartésien.
43
44
Méditations métaphysiques, abrégé des six méditations, Vrin, Paris, 1978, p.17.
Ibidem, p.18.
- 54 -
En outre, conçue en tant que pouvoir de connaissance, la raison ou la
lumière naturelle (selon la préférence du penseur) est une marque puissante et
distinctive des hommes d’avec les animaux. Elle est le vrai outil de la
philosophie, c’est-à-dire ce qui détermine la sagesse. De ce point de vue, bien
appliquer sa raison, c’est détenir la sagesse, c’est-à-dire conduire sa vie par la
prudence et une parfaite connaissance des choses de l’existence.
D’inspiration cartésienne, la vision spinoziste soutient que la raison est
une faculté de l’esprit humain. Bien sûr, cette faculté vise à connaître la
structure intelligible du monde, qui elle aussi, s’appelle raison. L’Ecole
stoïcienne est en ce sens une philosophie de la raison, du logos. Elle affirme
que l’univers entier est soumis à ce logos. Au Moyen-âge, Saint Thomas
reprendra les vues d’Aristote et placera la réflexion sur le rôle de la raison au
centre de sa philosophie. La raison reste une faculté humaine de premier plan,
mais le monde ne relève au contraire d’un irrationnel, le Dieu créateur. De telle
sorte qu’à côté de la connaissance par la raison, il y a une connaissance qui a sa
racine dans le cœur, il y a la foi. C’est par rapport à ce triple héritage de
l’Antiquité et du Moyen-âge qu’il faut comprendre le rationalisme spinoziste.
D’une part, nous y trouvons l’affirmation d’une intelligibilité totale du monde,
accessible grâce à la raison, d’autre part une limitation de ce pouvoir de la
raison de tout comprendre et tout saisir. Du latin « ratio », la raison est cette
faculté toute puissante capable de maîtriser la totalité du réel. Elle est la
modalité de la pensée intelligente qui se tient éventuellement capable de servir
de norme à toute intelligence particulière. La raison, c’est la faculté de
connaître et de bien juger. Elle est le bon fonctionnement de la pensée. C’est un
principe unificateur.
Ainsi, la raison constitue l’essence originale de l’homme. Elle est pour
ainsi dire la faculté de comprendre, de raisonner, de montrer, de juger sans
laquelle la science ne peut être possible ni la vérité accessible. C’est dans cette
perspective que Spinoza montre que la religion doit être éclairée par la raison
naturelle, sans l’aide de la foi ni de la théologie. En un mot, le rationalisme
spinoziste, ses vraies réflexions profondes, ses remises en cause permanentes,
- 55 -
c’est la véritable déclaration des droits et des pouvoirs de la Raison sur un
monde qu’elle organise et domine. Le triomphe de la raison, sa toute puissance,
c’est sa dictée royale, sa capacité de réguler, de régulariser, de pacifier et de
diriger tout l’univers, qui plus est, récuse la foi et de toute autre forme de
dogmatisme. Ce territoire que vise désormais, c’est celui que définit
l’entendement, c’est le domaine de la connaissance vraie, principes de la liberté
de penser.
Déjà Descartes montrait le caractère parfait et irréprochable de
l’entendement, c’est-à-dire incapable de se tromper bien que son domaine
d’investigation soit fini. A ce propos, Jean-Louis Poirier, commentant
Descartes faisait remarquer ceci : « l’entendement ne nous fournit que des
évidences et par là son activité est entièrement naturelle (…), il est premier
et irrécusable (…). Notre entendement ne peut pas nous fournir autre
chose que la vérité et c’est ce que signifiait déjà le critère de la clarté et de
la distinction… »45. Pour Descartes donc, la lumière naturelle désigne aussi
bien la faculté naturelle de distinguer le vrai du faux que la sagesse.
Le rôle de la raison est donc de « corriger » la passion, comme le
concept corrige l’image. De la sorte, loin de pâtir sous le poids des contraintes
extérieures, l’homme agit avec plus de productivité par la construction de son
essence nécessaire. C’est donc pour lutter contre les croyances aliénantes que
Spinoza a construit une réflexion de la raison. Mais alors, quel peut être le rôle
politique de la raison ?
I.5. Le rôle politique de la raison
La théorie de la connaissance commande d’abord un exposé des
passions, puis une étude de la libération avec le rôle politique qu’y joue la
raison, et enfin une analyse de l’état bienheureux où s’associent la
connaissance vraie, l’immortalité de l’âme, l’amour de Dieu pour l’homme et
45
Poirier, Méditations métaphysiques de Descartes, commentaire, Ed. Pédagogie moderne, Paris, 1980, pp.95-96.
- 56 -
la vraie liberté. Il s’agit de découvrir ici dans le champ politique le rôle que
joue la raison à travers les modalités majeures que sont le désir et les passions.
C’est précisément dans la troisième partie de son ouvrage, Le
rationalisme de Spinoza, que Alquié expose les principes de la raison
connaissante et la raison salvatrice. Il évoque à ce propos la théorie des
différents genres de connaissance. Pour Spinoza, la connaissance vraie est la
connaissance par raison déductive, mathématique partant des attributs de Dieu
et passant ensuite à ce qui en résulte, allant de la Nature naturante à la Nature
naturée. En revanche, Spinoza oppose à cette connaissance, dite du second
genre, deux autres types de savoir. Il place au-dessus d’elle la connaissance du
premier genre de connaissance par ouï-dire, par mémoire, par expérience
sensible, par imagination. Au dessus, il situe la connaissance du troisième
genre, ou science intuitive.
Dans cette partie, on peut parler d’Alquié qui analyse les différents
rôles de la raison et s’interroge sur sa contribution de bien des façons à la
constitution de la morale spinoziste. Ainsi, dans son rôle explicatif, elle nous
aide à gouverner nos sentiments, à les penser avec vérité et à les conduire avec
lucidité et sérénité. Son rôle de législateur prescrit à l’homme les sentiments
qui s’accordent avec les règles de la raison humaine. Elle conduit l’homme à
agir par vertu, à vivre et à conserver son être, à le conduire au bien suprême de
l’âme, donc à la connaissance de Dieu. En général, les hommes sont dominés
par les affections qui sont des passions, lesquelles les contrarient dans leur
recherche du bien. Ainsi, le rôle politique de la raison consiste à permettre aux
hommes de s’accorder nécessairement en nature sous la conduite de la raison.
C’est de là que Spinoza présente le tableau de la cité des hommes raisonnables,
s’accordant nécessairement en vertu de la communauté de leur nature, afin que
l’homme devienne un « Dieu » pour l’homme en organisant de la meilleure
façon possible la société. Enfin, la raison apparaît, d’une part, comme sélective,
car elle fournit des critères d’option, de tri et de conduite de l’homme au
contentement de soi. Sous le commandement de la raison, l’on procède à une
sorte de revue sélective des sentiments, d’opérer un choix entre eux avec
- 57 -
sagesse. D’autre part, la raison introduit dans la vie temporelle la vérité que
renferme la raison des choses aperçues sous l’aspect de l’éternité. Elle rend
possible une comparaison des biens indépendante du temps pour faire émerger
des biens présents et futur plus grands. La raison apparaît donc comme
salvatrice de notre existence quotidienne, en laquelle la force de raison se mêle
à la force de nos sentiments, et notre action à notre passion essentielle. C’est en
ce sens qu’elle devra nous conduire au salut.
Des scolastiques aux cartésiens, la raison apparaît comme une valeur
empirique. D’ailleurs, la raison humaine constitue le ciment des esprits. En tant
qu’elle désigne une somme de connaissances et de valeurs, la raison est une
donnée active et dynamique de l’activité scientifique. Dans la conception
kantienne, « la raison »46 tend à se désacraliser pour devenir au final laïque,
sans référence à la divinité.
Hobbes indiquait que l’individu dans l’état naturel est un loup pour
l’homme, alors qu’au niveau de la société, il devient un Dieu. Spinoza, lui, ne
s’engage pas sur cette voie d’opposition radicale entre ces deux états. La raison
désigne selon lui une donnée naturelle et de la société eu égard au fait que
l’homme agit par les lois de sa nature, quand il vit sous la conduite de la
Raison. C’est donc par la raison que l’homme devient libre. Spinoza le
confirme : « l’homme libre, c’est-à-dire qui vit sous la seule dictée de la
raison (Homo liber, hoc est, qui ex solo rationis dictamine vivit »47
Spinoza se démarque de la vision hobbesienne et rousseauiste sans
doute, en ce sens qu’il ne s’inscrit pas dans une opposition état de société – état
de nature. (Ne l’a-t-il pas indiquer justement dans la lettre 50 ?) L’Etat le
meilleur est celui qui se rapproche le plus de la nature qui, loin de diminuer la
puissance de l’individu, la multiplie par la puissance des autres individus.
N’oublions pas que la fin de la société n’est guère la domination, mais la
46
Au sens large où le mot désigne dans le titre de la Critique de la raison pure. Avec le sens plus étroit qu’il prend
dans la Dialectique transcendantale, où il désigne la faculté qui nous invite à chercher dans un inconditionné
l’explication ultime des phénomènes, nous sortons du domaine de la connaissance scientifique ; mais nous n’en tenons
pas compte.
47
Ethique, Quatrième Partie, Proposition LXVII, Démonstration, p.445.
- 58 -
liberté. Mais il est vrai que les sentiers d’accès à cette fin sont de façon
nécessaire tirés de la nature, qui n’est pas uniquement la raison mais aussi
l’appétit. On voit qu’il représente la société et la raison.
Ainsi, la raison qui fait partie de la nature de l’homme (même si elle
n’est pas suivie par la plupart des hommes) est toujours conseillère de paix, et
c’est au regard de la raison que l’homme est un dieu pour l’homme. Le
rationalisme spinoziste lui proscrit donc d’admettre que l’état de nature soit
sans restriction l’état de guerre de chacun contre tous.
Revenons encore à Kant. Il envisageait de fonder en raison l’obéissance
sans condition. C’est son impératif catégorique ; mais Spinoza refuse cette
tendance. Pour lui, en effet, Dieu ne peut pas, pour la raison, être un prince
imposant sa volonté ; il faut en outre se refuser à proclamer divins (ou devant
être obéis) des commandements dont la cause n’est pas connue. Pour ainsi dire,
le formalisme, principe de l’obligation est rejeté pour les individus capables de
connaissance philosophique ; l’obéissance semble au contraire l’unique voie de
salut ouverte aux non-philosophes.
C’est la raison qui conseille à l’homme de vivre dans l’état de société et
qui exige que la législation générale de la nation soit à l’abri de toute atteinte.
C’est donc obéir à la raison que d’obéir aux lois de son pays, et cela d’autant
plus que l’intérêt de la nation est de rechercher l’intérêt des individus et de se
laisser guider par la raison. En définitive, la raison contribue à la protection de
la paix et au maintien de la concorde dans la société.
L’objet de la raison est chez Hobbes et Spinoza de garantir par la raison
rationnelle, la diversité naturelle, c’est-à-dire, l’individualité dont la raison est
le signe. On peut alors distinguer deux étapes expressives de la politique : celui
où l’on peut jouer et combiner artificiellement ou réellement certains affects
comme d’autres dans l’objectif de construire une situation stable et d’éviter des
catastrophes destructrices pour tous ; celui qui rend par la conduite de la raison
infaillible du souverain l’action intersubjective de l’homme plus efficace et
productive car le souverain protège l’individu. Sous ces deux aspects, Spinoza
se rapproche de Hobbes pour concevoir la constitution anhistorique de l’Etat
- 59 -
mais en même temps renverse le contenu en ce qu’il se fonde sur les
fondements épistémologiques différents. Ainsi l’action politique de l’individu
chez Hobbes, se détermine dans la finitude et l’obéissance, tandis que cette
action chez Spinoza se réalise dans et pour la liberté.
Matheron montrait dans Individu et communauté chez Spinoza que
face aux passions (fortes et néfastes), il faut user de la Raison qui soit assez
puissante pour conduire une précise politique de bascule. Mais alors, est-elle
en mesure de se développer jusqu’à parvenir au seuil de l’invincible ? Ceci
amène le commentateur à questionner les fondements de la vie raisonnable. Il
pense, en effet, que ces fondements sont les mêmes que ceux de la vie
passionnelle. Les commandements de la Raison sont l’expression de
l’authenticité de la racine même de nos impulsions passives. Ils sont pour ainsi
dire le conatus individuel et interhumain lui-même, désaliéné, libéré du joug
perturbateur des causes extérieures. Pour l’auteur, agir par la vertu, c’est
toujours conserver notre être selon le principe de l’intérêt personnel. Mais cette
quête ne connaît une véritable efficacité que si elle se déroule sous la conduite
de la Raison. Il s’interroge sur le rôle de la Raison. Serait-il uniquement
instrumental tel que l’envisage Hobbes ?
L’auteur répond par la négative et rappelle deux aspects du monisme
anthropologique de Spinoza : d’une part, le conatus est notre moi tout entier. Il
est, en effet, notre essence actuelle, constituée dans sa totalité d’un système en
cercle fermé. Tendre à persévérer dans mon être, c’est tendre pour ainsi dire, à
produire ce qui se déduit de tout ce que je suis ; d’autre part, la Raison n’est
pas autre chose que nous-mêmes. Contrairement à la vision hobbesienne qui la
réduit à un ensemble d’opérations formelles portant sur des données fournies
une individualité biologique déjà constituée (sorte de machine à calculer
greffée sur un appareil végétatif qui seul, définirait notre moi), la Raison
s’intègre à notre moi comme la passion. Ma raison désigne donc « mon-âmeen-tant-qu’elle-a-des-idées-adéquates », comme le note Spinoza : « L’essence
de la raison n’est rien d’autre que notre Esprit en tant qu’il comprend
- 60 -
clairement et distinctement (rationis esssentia nihil aliud est, quàm Mens
nostra, quatenus clarè, & distinctè intelligit)»48.
Au total, toutes ces vérités combinées, l’auteur indique que tendre à
conserver notre être sous la conduite de la passion, c’est renouveler et
intensifier toute excitation joyeuse et repousser toute excitation triste. Au
niveau de la Raison, tendre à conserver notre être sous sa conduite, consiste à
faire ce que se déduit de l’essence de notre être en tant qu’elle a des idées
adéquates. Lorsque la Raison nous guide, ce sont ses désirs à elle qui
prédominent, et elle ne désire que s’actualiser au maximum. Vivre sous la
conduite de la Raison est à soi-même sa propre fin que la connaissance ; la vie
de la Raison, est chez l’homme raisonnable la fin en soi et non le moyen.
L’utilitarisme rationnel, sous peine de paraître une illusion précaire,
doit devenir intellectualisme. D’où l’effort de compréhension est le premier
sinon l’unique fondement de la vertu. On peut alors lire dans l’Ethique : « Cet
effort pour comprendre est donc le premier et unique fondement de la
vertu (est ergo hic intelligendi conatus primum, & unicum virtutis
fundamentum). »49 Cet effort est le conatus parvenu à son plein épanouissement
et à son plus haut degré d’efficience. Si l’homme est un être qui est pleinement
établi lorsqu’il conçoit clairement la vérité, alors le modèle idéal de la nature
humaine est l’être qui agit entièrement et donne le nécessaire pour avoir des
idées claires. Le désir de connaître est de cette façon la vérité du désir d’être.
Matheron reconnaît que la science nous sert encore à perfectionner la
médecine et la technique, à organiser notre expérience de façon à jouir
harmonieusement de toutes les commodités de l’existence. En revanche, cet
aménagement rationnel de la Nature n’est plus qu’un moyen : il nous sert luimême à nous constituer un milieu favorable au déploiement de la connaissance.
Connaître pour mieux organiser le monde afin de mieux connaître encore, est
le cycle complet de la vie raisonnable. Ce qui veut dire en clair, connaître pour
48
Spinoza, Ethique, Quatrième Partie, Proposition XXVI, Démonstration, Traduction par Bernard Pautrat, Editions
du Seuil, Paris, 1988, p. 379.
49
Idem.
- 61 -
connaître. On le voit avec l’auteur, la Raison juge bon ce qui favorise
l’émergence de la connaissance vraie ; et mauvais ce qui l’entrave. Disons que
c’est de la Raison que nous analysons et comprenons de façon précise toute
incertitude.
C’est le lieu de soulever que le problème traditionnel de la philosophie
morale peut se résoudre ici. La première interrogation « quel est le Souverain
Bien ? » mérite d’être soulignée in extenso. Matheron montrait que cette
question n’a pas été posée explicitement par Hobbes : selon la vision
hobbesienne, la conservation de l’existence biologique brute forme le
« premier bien », mais notre volonté de puissance ne se rassasie pas. Chez
Spinoza, a contrario, il y a un Souverain Bien, c’est la connaissance de Dieu :
« Le souverain bien de l’Esprit est la connaissance de Dieu, et la
souveraine vertu de l’Esprit est de connaître Dieu (Summum Mentis bonum
est Dei cognitio & summa Mentis virtus Deum cognoscere). »50 Dieu est alors
la cause unique dont se déduit le cours entier de la Nature, son idée vraie nous
donne la clef de toutes les autres idées vraies.
Matheron a essayé de conclure sur cet aspect en intitulant la nécessité
de la médiation politique. Ici, il établit, en effet, que l’étendue de notre savoir
est liée à la vivacité du désir rationnel qui nous a permis d’y parvenir. De sorte
que la Raison se déploie en se renforçant par une sorte de rétroaction positive.
C’est dire que pour être raisonnable, il faudrait l’être auparavant. L’auteur fait
remarquer que la condition maximum paraît irréalisable au regard de ce que la
Raison ne peut s’élever d’elle-même jusqu’ à imposer toutes ses exigences. En
vérité, n’étant pas seul, même pas dans l’état de nature, notre rapport au monde
est médiatisé par notre rapport à autrui. Les contradictions inhérentes de la vie
interhumaine amènent nécessairement les individus à construire une société
politique permanente. Celle-ci ne pourrait absolument naître de la Raison. La
Raison détermine donc les individus à une vie extérieure, même en dehors
d’elle, en accord de fait avec les commandements de celle-ci.
50
Ethique, Quatrième Partie, Proposition XXVIII, Traduction Bernard Pautrat, Editions du Seuil, Paris, 1988, p.381.
- 62 -
L’auteur indique que le jeu des institutions conduit les hommes à une
coopération particulièrement pacifique, en fait, une certaine concorde. Tel est
le chemin du salut. Selon l’auteur, c’est la médiation politique et elle
uniquement qui rend possible le passage du fondement de la vie raisonnable à
son déploiement effectif des exigences de la Raison à leur incarnation de la vie
quotidienne. D’où la création des conditions extérieures de la vie raisonnable
n’est que le résultat ultime de la société politique et non sa fin. La raison
conduit à l’épanouissement de la société.
En fin de compte, Spinoza sans pouvoir l’indiquer dans l’Ethique, le
montre bien dans ses deux traités : hors de la société, tout progrès de la Raison
s’avère impossible ; une proposition que Matheron considère comme la
conclusion finale de la Politique.
Justement, Matheron fait une analyse en partant de l’état de nature à la
société politique. Il montre que les exigences de la Raison n’ont aucun poids à
l’état de nature, alors tout porte à croire qu’elles sont inexistantes. Faut-il de
cette façon s’accuser d’avoir d’attribué à Spinoza l’idée selon laquelle la
société politique est l’œuvre de la Raison ? En mettant à exécution les désirs de
la Raison, les individus s’accorderaient de façon spontanée, et ainsi l’Etat serait
inutile. La raison qui fait exister l’Etat prouve l’impuissance de la Raison et de
l’Etat lui-même. Si la société politique arrivait à surgir, elle ne sera plus le
simple jeu spontané et aveugle de la vie interhumaine passionnelle. Spinoza n’a
pas omis d’insister sur le fait que la Cité est la résultante mécanique d’un pur
rapport de forces. Pour lui, la doctrine politique qui est la plaque tournante de
sa doctrine de l’individualité se structure de la même façon que celle-ci, c’està-dire l’interprétation évoquée dans l’Ethique. En combinant les deux traités,
on peut obtenir que le passage de l’état de nature à la société politique, celle
provenant de celui-ci comme l’individualité humaine découle de la substance.
Confère Traité politique Chapitre II, § 1-5 et Chapitre III, § 10-17, Chapitre
IV, §1-3 / Traité théologico-politique, les chapitres XVI et V / Ethique,
scolie II, Prop.XXXVII. Etude du devenir catastrophique des sociétés
politiques de fait, mal organisées, sont victimes d’une aliénation, qui bien
- 63 -
ressemblante à celle de l’individu passionné dont le livre III de l’Ethique
décrivait les avatars. Partant des principes, deux solutions sont envisageables :
d’une part, la théocratie idéale : théocratie, non pas telle qu’elle a existé
historiquement chez les Hébreux, mais rectifiée, démarquée des imperfections
qui du reste l’ont voué à la perte ; d’autre part, théocratie historique : (Confère
Traité théologico-politique Chapitre XVII, Traité politique, §4), c’est une
mécanique agencée dont résulte pour les individus une aliénation
impeccablement dirigée qui les adapte profondément à leurs fonctions. La
deuxième solution est l’Etat « libre », équivalent social de ce qu’est
l’ « homme libre » de l’Ethique : Monarchie, Aristocratie ou Démocratie
idéales. C’est une mécanique aussi merveilleusement agencée, qui en revanche
crée un milieu favorable au développement de la Raison. Confère Traité
politique, chapitre VI-XI, Traité théologico-politique, les chapitres XIX et
XX.
On peut dire à juste raison que pour Spinoza la sécurité résulte d’abord
de notre capacité à nous libérer de la crainte ; un climat sécuritaire initial
garanti par la justice, ne favoriserait-il pas au contraire une libération plus
rapide, plus efficace de toute crainte, favorisant par là un climat plus favorable
au développement de la raison. Comment envisager alors son rapport avec
l’éthique ?
- 64 -
CHAPITRE II. : RAISON POLITIQUE ET ETHIQUE
Dans la vision de Spinoza, le vrai danger de l’Etat vient assurément des
citoyens qui le composent. Etablie dans des rapports de force avec le droit
absolu du souverain, la foule constitue une entité dans la manifestation des
passions collectives susceptibles de favoriser la destruction du corps politique.
Pourtant, notre philosophe ne ravale pas les passions à l’arrière-plan de sa
philosophie politique. Au contraire, il trouve que les passions jouent un rôle
prépondérant dans la résistance au corps politique ; nous ne devons pas les
méconnaître, dit-il, au risque de méconnaître notre véritable pouvoir.
II.1. Passions et politique
C’est à partir des travaux du Groupe de Recherches Spinozistes
concernant les Spinoza et les Affects que nous partirons pour analyser ce
chapitre. Mais, il nous faut définir d’abord la passion. En effet, la passion
désigne la souffrance – à l’image de celle qu’a subie le Christ sur la croix, mais aussi le sentiment, en tant qu’il s’oppose à la raison. La passion du
croyant provient donc de ce refus de la raison, qui le met dans une situation de
détresse sans issue.
L’analyse de Pierre-François Moreau sur les « affects et la politique »
suivant les travaux du groupe de Recherches Spinozistes dans Spinoza et les
Affects nous intéresse ici. Il part de la spécification du mode humain et du
passage de l’individuel à l’interindividuel, de la constitution d’une
anthropologie politique et religieuse. Moreau indique par ailleurs que la
conception anthropologique est coordonnée par les affects, lesquels envisagent
la possibilité d’une éthique de la ressemblance en politique.
Affects et politique : une difficulté du spinozisme. C’est l’intitulé du
commentaire de Moreau qui traite bien de la question politique en rapport avec
les passions. Il y soutient qu’en matière politique, Spinoza avoue se démarquer
- 65 -
des théologiens ou des moralistes qui selon lui conçoivent une politique pour
des hommes fictifs. Ils n’élaborent, en effet, que des lois fictives, taillées sur
mesure, alors que lui, pense pour des individus réels. Du moins, bien loin d’une
éthique et d’une politique appropriée, ils conçoivent des systèmes utopiques
qui ne sont que des flatus vocis.
Spinoza n’hésite pas à s’attaquer particulièrement au platonisme
politique selon lequel la survie des institutions et la bonne gouvernance d’une
société sont l’apanage des hommes vertueux, « des philosophes-rois » selon les
termes platoniciens. Pour Moreau, Spinoza admet que les hommes sont
irrationnels, changeants, vicieux et passionnés. D’où le régime bien institué
n’est pas lié à la vertu de ses citoyens ni de ses dirigés et dirigeants. De cette
façon, étudier la politique, c’est rechercher les rapports entre affects et
sociabilité,
lesquels
rapports
peuvent,
en
effet,
susciter
plusieurs
préoccupations : le problème du rapport des affects avec le droit naturel. Ici, il
est évoqué la question de la continuation du droit naturel dans la société civile,
et à ce niveau, Spinoza se démarque de Hobbes, comme en témoigne la Lettre
50, adressée à Jarig Jelles ; le problème de la correspondance entre affects et
régimes politiques, confère Ethique, IV, Proposition 38-51 avec la
classification des passions ; le problème des rapports entre affects et
fondements de la sociabilité, celui que nous avons à traiter.
Pierre-François Moreau commentant les affects et la politique est parti
d’emblée de cette image de l’Ethique : « Il n’y a pas, dans la nature des
choses, de singulier qui soit à l’homme plus utile que l’homme qui vit sous
la conduite de la raison (nihil singulare in rerum naturâ datur, quod homini
sit utilius, quàm homo, qui ex ductu rationis vivit). »51Cette thèse pose que
c’est sur la base de leur utile propre que les hommes vivent en société. Est-ce là
concevoir la société seulement sur les hommes raisonnables ?
Spinoza tente d’y répondre à travers l’explication de la nature des
affects et des conduites humaines au chapitre III de l’Ethique. Disons que la
51
Ethique, Quatrième Partie, Proposition XXXV, corollaire I, p.391.
- 66 -
vie humaine s’organise selon deux enchaînements objectaux et ceux fondés sur
la similitude où se développera l’imitation des affects : on passe de la joie et de
la tristesse à l’amour et à la haine, autrement exprimé, nous aimons ceux qui
nous aiment, et vis versa nous haïssons ceux qui la haïssent. Spinoza entend de
cette façon fonder le comportement sur une propriété fondamentale sans
rapport avec l’objet : l’imitation des affects. Il s’agit des passions qui naissent
en nous, à partir de la conduite de quelque chose. Il cherche à comprendre
désormais l’ensemble des comportements humains, et ce qui nous fait être.
L’auteur évoque la constance des sentiments qui indique combien tous
les êtres sont caractérisés par les mêmes sentiments ; une caractéristique du
reste fondamentale pour la morale et la politique de Spinoza, et surtout au plan
de la religion, laquelle consiste, en effet, en ce que les hommes disposent au
quotidien du désir de voir vivre les êtres sous leur propre ingenium, propre à la
nature humaine qui est l’imitation de son affect. Ce principe de similitude
conçu comme règle générale de fonctionnement de la nature humaine explique
bien le mécanisme des relations interindividuelles et partant désigne un facteur
de sociabilité et d’amour. Quel peut en être l’enjeu politique ?
P-F Moreau reconnaît que Spinoza s’est montré un peu distant de la
théorie du pacte social. Même s’il en parle, c’est avec prudence dans le Traité
théologico-politique. Selon lui, le pacte est censé tomber sous le coup de la
divergence entre la théorie et la pratique. De toute évidence, si la société ne
parvient pas à se constituer par le simple jeu des volontés, les hommes doivent
développer la tendance et l’intérêt à construire la vie du partage et de la
communauté. Toutefois, les hommes ne peuvent s’accorder naturellement que
lorsqu’ils mènent leur vie sous la conduite de la Raison, et non soumis aux
passions pour ne pas être conduits au déchirement et à la fragilisation de leur
relation, par la concupiscence, la haine, la violence et la rivalité. On voit qu’à
travers le discours spinoziste à propos des relations sociales, l’auteur fait tout
de même remarquer la difficulté interne à la problématique spinoziste puisque
la raison qui est censée réunir les hommes les conduit à se confronter à une
réalité tangible, incontournable : l’hostilité des hommes dans leur constitution
- 67 -
et au niveau de l’imitation des affects, la Raison étant la chose la moins
partagée : ce qui pose ici les limites de la raison. Par la suite, Spinoza change
de cap puisque ce dernier évoque que la sociabilité des hommes est envisagée
suivant la nécessité de leurs besoins et l’urgence de leurs avantages. On passe
de la logique des passions d’une part et de l’autre les intérêts et les besoins des
hommes. Est-il nécessaire de mentionner que des passages du Traité
théologico-politique confirment bien le fondement de l’Etat. Notons que
l’existence des hommes, entités constitutives de la société contribue à ce
fondement. Au demeurant, il importe de ne pas occulter la prise en compte des
passions qui expliquent dans une certaine mesure la compréhension de la
société.
Dans son commentaire des passions religieuses dans Spinoza et les
Affects le même ouvrage, Jacqueline Lagrée revient sur les Passions chez
Spinoza et se place au cœur du débat engagé par Moreau. Elle porte son
commentaire sur les passions religieuses. La réflexion sur les passions
religieuses s’était déjà présentée au XVIIe siècle. Trois exemples significatifs
justifient la nécessité de se défendre contre l’« odium theologium » : le premier
exemple parle du traité De jure ecclesiasticorum de L. A. Constans, disciple
néerlandais de Hobbes qui partage les thèses hobbesiennes sur la maîtrise par le
seul prince des affaires religieuses. Il est guidé par le motif de présenter
« l’ambition impie, illégitime et pernicieuse des ecclésiastiques de tous
temps ». Les ecclésiastiques à défaut de découvrir la vérité donnent dans la
calomnie et la fraude ; le second Philosophia Scripturae interpres, traité de
Louis Meyer de 1666, médecin et très proche de Spinoza, où face à la colère
des théologiens et la recherche de vaine gloire, il propose l’impartialité, la
sérénité et le souci de révision de la vérité ; le troisième traité, Traité
théologico-politique, celui de Spinoza de 1670, se démarque des autres. Sa
préface indique, en effet, que non seulement elle dénonce les passions
religieuses hostiles à la liberté de penser et à la paix de la république, mais
aussi en dégage le rapport de l’homme à l’avenir et aux événements
métaphorisés. La crédulité et la superstition étant des effets de l’espoir et de la
- 68 -
crainte. Spinoza ne s’attaque pas seulement aux passions religieuses, il en
démonte le mécanisme d’engendrement : la crainte, l’espoir, la faiblesse de
l’homme, son ignorance du futur. Il en soutient les effets religieux et politiques
et d’utiliser l’énergie emmagasinée dans les passions religieuses au service de
la prospérité de l’Etat et de l’avancement du savoir.
L’auteur pense que les passions religieuses apparaissent comme la
controverse de ce que l’Epître aux Galates de Saint Paul nomme les fruits de
l’Esprit saint et constituent les produits en l’âme par la raison et par l’Ecriture :
« Le fruit de l’Esprit, c’est l’amour, la joie, la paix, la patience, la bonté, la
bénignité, la fidélité, la douceur, la tempérance »52. Remarquons que
l’origine politique de cette perversion de la religion, c’est l’attribution de
dignités et de prébendes aux fonctions ecclésiastiques, ce qui révèle, chez les
candidats au sacerdoce, une ambition et une avidité dans la démesure. Le
temple a fondu en théâtre, selon une reprise spinoziste à Saint Augustin, et ce
sont les passions (désir, envie, haine) qui se sont érigées dans les arennes du
culte extérieur. La lutte des passions religieuses chez Spinoza consiste de cette
façon en leur compréhension, en la lutte pour la cause de la religion et la
défense de la moralité. Ainsi, il dénonce tout comme la tradition iréniste la
nocivité des passions (par l’excès de zèle) à la religion et partant à la paix
civile.
Quel examen pouvons-nous faire des diverses passions dénoncées dans
la préface du Traité théologico-politique ? De l’analyse des passions
religieuses, on note ceci :
52
•
Le zèle, c’est une passion du peuple, dangereuse, qui donne lieu à la
superstition.
•
L’admiration cultivant l’ignorance et le délire, elle conduit au
renversement de l’ordre des facultés intellectuelles, et est liée à la
manipulation idéologique pratiquée par les hommes du pouvoir.
•
La passion de la nouveauté conduit la croyance au miracle. Or la foi au
miracle conduit directement à l’athéisme.
La Bible: Epître de Saint Paul aux Galates 5, 22, Maxi poche, Paris, 2007, p.1251.
- 69 -
•
La haine désigne la passion religieuse très négatrice en ce qu’elle
développe la rage de la dispute, les séditions et les conflits civils et
politiques ; elle est l’antithèse de l’amour du prochain et à la pitié pour
l’ignorant (principes de l’institution religieuse).
•
L’orgueil, traité de délire par Spinoza, conduit à la déraison et à
l’incertitude de la passion pour mieux dominer autrui.
•
L’ambition et le goût du pouvoir constituent le désir de gloire né de la
passion, et d’une opinion erronée. Spinoza l’oppose alors au désir de
gloire né de la raison, à la vraie gloire. L’opiniâtreté désigne la
prétention des passions orgueilleuses des ecclésiastiques à tout
déterminer et à tout solutionner.
Il ressort de cette analyse de Lagrée que les passions mauvaises portent
les germes de la division et de désolation, dans une certaine incompatibilité
avec l’amour de Dieu. Pour ainsi dire, les passions religieuses demeurent au
noyau de passions antipolitiques nuisibles à la concorde et à la paix.
Devant les passions religieuses, Spinoza propose un traitement
thérapeutique des passions, lequel consiste à les préserver dans un espace de
liberté et de vie paisible. Il s’agit en effet de surmonter les passions religieuses
pour accéder à la liberté. C’est que si les érenistes religieux proposent un
traitement, l’originalité, Spinoza, lui préconise un traitement politique. Quant à
la solution érasmienne ou chatelienne, (Erasme et Castellion) suggèrent le
développement d’un droit d’ignorance et la recherche du salut.
La solution spinoziste consiste d’une part à consolider les principes de
l’interprétation et de la tolérance religieuse en défendant l’idée que la liberté de
penser n’est contraire ni au sentiment religieux ni à la paix de l’Etat, d’autre
part, politiquement à montrer comment une politique habile parvient à gérer
des hommes passionnés et détourner l’énergie inscrite dans la passion ou des
affects plus favorables à la vie commune. Par rapport à la théorie de
l’interprétation et la tolérance religieuse, première solution spinoziste, le
philosophe fait de la révélation l’objet de la théologie qu’il l’identifie à la
connaissance du premier genre. Lagrée fait noter à ce propos que la révélation
est nécessaire pour nous faire connaître que la philosophie ne parvient
nullement à démontrer qu’il y a un salut par obéissance. Si la révélation
- 70 -
s’identifie à l’Ecriture sainte, c’est qu’une Ecriture est dite sainte lorsqu’elle
incite à la piété et à la vertu et qu’elle autorise une pluralité d’interprétations.
Cette dernière vision conduit à refuser, selon l’auteur, le statut d’Ecriture
Sainte au Coran qui fonde la tolérance spinozienne, elle-même fondée sur le
statut modal fini de l’entendement humain ; cette tolérance qui tolère des
interprétations religieuses, admet que le texte sacré puisse avoir plusieurs sens
recevables. Peu importe, qu’il s’agisse de la calomnie, des malveillances nées
des mauvaises interprétations qui favorisent la haine théologique ou la sédition.
Spinoza a contrario cautionne la règle de Clauderg et certains protestants qui
s’accordent au multitude sens de l’Ecriture pourvu que cela n’entre pas en
contradiction avec l’analogie de la foi. Pour Spinoza, loin d’être une entrave,
elle favorise l’obéissance. Le texte sacré, vu son caractère universel, peut être
lu à divers niveaux (historique, éthique, théologique) pourvu qu’il facilite une
pratique sereine, juste et droite.
La seconde solution proposée par Spinoza est le retournement politique
des passions religieuses. Il part, en effet, d’une analyse de l’Etat Hébreux,
c’est-à-dire cet Etat théocratique, fondé sur des principes religieux, où il
indique l’utilisation des grandes passions humaines par la théocratie mosaïque
au service du renforcement de l’Etat, à sa défense et à son harmonie. Cette
analyse entend inspirer des politiques réalistes en vue de servir le dynamisme
présent dans l’imagination religieuse à des fins pacifiques. De cette analyse,
l’auteur nous donne quelques termes en récapitulatif : la curiosité : l’étude de la
connaissance de la loi, l’attente messianique ; l’orgueil : la conscience de
l’élection, la vocation divine ; le désir de gloire : l’excellence de son pays
(savoir, commerce, production) ; la haine est tournée vers les étrangers et
ennemis de l’Etat ; le zèle exprime le patriotisme religieux ; la paresse : le
shabbat et les fêtes qui renforcent la conscience d’appartenir à une même
communauté.
Comment gérer le rapport aux hommes passionnés ? Lagrée répond que
la thérapie proposée par Spinoza reste limitée, car le Traité théologicopolitique ne s’adresse pas forcément à des lecteurs philosophes, seuls aptes à
- 71 -
lire sans préjugés et à comprendre. En dehors d’eux, toute autre lecture reste
vaine, car elle se présente impuissante à guérir. Il conviendra pour ainsi dire de
cultiver des principes de l’art de raisonner pour une meilleure lecture de ce
livre.
De ce qui précède, nous pouvons remarquer que les passions constituent
une limite irréductible au droit du souverain dans la mesure où ce dernier « ne
peut (…) jamais empêcher que les hommes ne jugent de toutes choses
selon leur propre complexion et ne soient dans cette mesure affectés de
telle ou telle passion (ne homines judicium de rebus quibuscunque ex proprio
suo ingenio ferant et ne eatenus hoc aut illo affectu afficiantur)»53, et les
moyens de subjugation ne sauront réduire entièrement la diversité des opinions
et des croyances. En revanche, les opinions qui détruisent le pacte sont à
proscrire.
Chantal Jaquet faisait remarquer dans Spinoza ou la prudence que la
loi civile chez Spinoza, n’est pas totalement passionnelle. Notre philosophe
affirme que les hommes conviennent en nature en tant qu’ils vivent sous la
conduite de la raison. La loi civile s’accorde aux hommes dans la mesure où
elle est rationnelle, et si les hommes sont déterminés par leurs passions, ils
peuvent par elle agir comme s’ils étaient guidés par la raison. A plusieurs
reprises, Spinoza affirme que les sujets sont unis en un corps politique dans la
mesure où ils sont conduits « comme par un seul esprit (& unâ veluti mente
duci velle) »54. Ce qui veut dire qu’ils sont conduits par une passion commune
pour former un corps unique, un corps politique. L’âme renvoie aux
représentations imaginaires inadéquates du corps collectif des individus, qui les
relient au tout de l’Etat. Chez Hobbes au contraire, l’âme de la république
désigne l’éternité de vie artificielle conférée au souverain par le pacte liant les
sujets. Elle renvoie au fondement contractuel et rationnel de l’Etat. La
53
Traité théologico-politique, Chapitre XX, Traduction par J. Lagrée et P-F Moreau, PUF, Paris, 1999, p.635.
54
Traité politique, Chapitre VI, § I, Editions Répliques, Traduction par Pierre-François Moreau et Renée Bouveresse,
Paris, 1979, p.59.
- 72 -
dissolution de la république est moins la mort de l’âme que sa séparation
d’avec le corps politique.
Spinoza définit deux types de passions dont les effets sont manifestes
tant avant le pacte, qu’une fois ce dernier conclu. Si ces passions constituent
toutes des caractères stables ou récurrents de la nature humaine, elles se
distinguent en ce que certaines sont des passions élémentaires constitutives de
l’individualité, mais ne résistant pas nécessairement au pacte ni au corps
politique, tandis que d’autres résistent directement et continuellement à
l’intérieur du corps politique contre celui-ci. Ainsi en témoigne la définition du
concept de droit naturel et la possibilité de son aliénation par un contrat.
Spinoza désigne le contrat et le transfert du droit naturel des individus au profit
du souverain au chapitre XVI du Traité théologico-politique, pour affirmer dès
le chapitre XVII que ce transfert n’est ni nécessaire ni possible : identité à la
puissance des individus, le droit naturel est inaliénable, ce qui explique par la
suite l’absence du concept de contrat dans le Traité politique. Nul ne peut
renoncer à ses passions : c’est que la complexion d’un individu est une
singularisation des lois générales de la nature auxquelles il ne peut pas plus
renoncer qu’il ne peut être un empire dans un empire. Le transfert du droit
naturel ou de la puissance est rendu impossible par leur contenu passionnel qui
est l’effet nécessaire de déterminations naturelles.
Nous pouvons donc observer un premier groupe passionnel qui, seul, ne
peut suffire à rendre invivable l’état de nature ni résister nécessairement au
corps politique à l’intérieur de ce dernier ; certaines de ces passions s’accordent
d’ailleurs avec le pacte ou le favorisent (désirer s’affranchir de la crainte et
vivre en sécurité par exemple). Un certain nombre de passions perdurent une
fois le corps politique établi, sans constituer nécessairement un danger pour ce
dernier, à moins que le souverain ne cherche à les détruire : il soulèvera
nécessairement la révolte des sujets en portant atteinte à leur individualité
même. Ces passions sont donc des effets nécessaires de l’individualité, elles
constituent un foyer de résistance ou de défense contre les abus du pouvoir
souverain.
- 73 -
Cette forme de résistance élémentaire au corps politique se retrouve non
plus sous une forme passionnelle, mais dans l’exercice même de la raison.
Celle-ci ne peut en effet renoncer à la liberté qu’elle possède de produire des
idées adéquates : « Tout homme qui n’a pas l’usage de la raison vit sous les
lois de l’appétit, en vertu d’un droit souverain de nature »55.
La défense de la liberté de penser et d’exprimer, au chapitre XX du
Traité théologico-politique, s’appuie tantôt sur le caractère nécessaire d’une
résistance passionnelle au souverain qui interdirait certaines paroles, tantôt sur
une résistance tout aussi nécessaire, mais rationnelle : personne ne peut
transférer à autrui son droit naturel, identifié cette fois-ci à la capacité de
raisonnement libre. Si le souverain ne peut ôter aux sujets leurs passions, il ne
peut non plus supprimer la liberté de juger. Spinoza croit en des droits
inaliénables qui relèvent de l’exercice de la raison mais aussi de la croyance,
et, que ces droits relèvent des passions ou de la raison, ils s’inscrivent dans une
conception non juridique de la résistance aux pouvoirs.
Un second type de passions est visible au chapitre XVI du Traité
théologico-politique après l’identification du droit naturel au désir ou à la
puissance. Ce type passionnel procède donc lui aussi du droit naturel, mais il
produit des effets différents en ce qu’il constitue un obstacle direct, permanent
et inévitable au pacte social comme au corps politique, de même que la raison.
Spinoza parle dès l’abord des passions de manière superficielle au chapitre
XVI : la haine, la colère, la tromperie, la rivalité, la vengeance ou les conflits ;
ensuite, plus explicite au chapitre XVII : tous les hommes en général sont
enclins à aimer le plaisir plus que le travail ; tous font partie de la multitude,
guidée par les affects, et se laissent corrompre par le luxe ; il parle de la
jalousie, le désir de nouveauté et la colère, passions qui contreviennent tant au
libre exercice de la raison qu’au maintien d’une vie conforme à celle-ci, réglée
par des lois communes. Les effets de ces passions sont d’ailleurs très proches
de ceux décrits par Hobbes. Ces passions opposent de manière particulière
55
Traité théologico-politique, Chapitre XVI, p.527.
- 74 -
chaque individu au corps politique tout entier, et si Spinoza les traite comme
des vices, il ne les déplore pas à la manière hobbesienne mais les conçoit
comme des effets nécessaires auxquels les institutions politiques doivent
opposer d’autres passions.
Enfin, certaines passions sociales sont fondamentales. De la sorte, le
souverain qui entend briser des droits inaliénables produirait nécessairement
l’indignation des sujets. Celle-ci est évoquée à plusieurs reprises dans le Traité
politique et a été définie à la troisième partie de l’Ethique. Spinoza définit la
pitié, affect qui a pour objet une chose que nous avons aimée, mais aussi une
chose dont nous n’avons aucun affect, et que nous la jugeons semblable à nous.
Nous pouvons par là nous reporter à la définition génétique de la pitié : celle-ci
est issue du mécanisme imaginaire d’imitation des affects par lequel nous
sommes affectés d’un affect semblable à celui d’une chose semblable à nous
que nous imaginons affectée. Quand il s’agit d’un affect de tristesse, non
seulement nous l’éprouvons par imitation, mais nous imaginons aussi tout ce
qui brise la chose qui est cause de cette tristesse et, complète Spinoza, nous
sommes conditionnés à la détruire afin de délivrer de son malheur la chose qui
nous fait pitié. Si les affects de pitié et d’indignation sont liés et ensuite sont
séparés : tandis que la pitié peut engendrer la bienveillance par laquelle nous
nous efforçons de délivrer autrui de son malheur, l’indignation en revanche
demeure, la haine pour un individu qui a causé du tort à l’autre.
Il est compréhensible que des affects apparaissent de façon précise dans
le cadre de la théorie du mimétisme affectif : ce sont des passions qui se
diffusent de par le corps social, qui constituent la réalité de la puissance de la
masse et qui peuvent résister au corps politique à l’intérieur de ce dernier.
Spinoza souhaite que l’indignation devienne générale, c’est-à-dire se diffuse
sous forme d’affect collectif et ligue les hommes contre la cité, quand ces
derniers éprouvent une crainte commune concernant ceux qui sont passés.
Ainsi, la mise à l’écart des sujets ou l’usage de la violence par le souverain
transforme la crainte en indignation, et par voie de conséquence l’état de
société en état de guerre. Spinoza complète que « les hommes se liguent entre
- 75 -
eux soit à cause d’une crainte commune, soit par le désir de tirer
vengeance d’un dommage subi en commun.»56.
Il décrit un mode d’exercice du pouvoir dont le ressort est la crainte
qu’il inspire aux sujets : le tyran provoque la haine de ces derniers et suscite
une résistance passionnelle collective, c’est-à-dire un désir de détruire la chose
qui est la cause de cette haine ou de cette tristesse. A contrario de la pensée de
Hobbes, les sujets conservent un droit de guerre (qui est une manifestation du
droit naturel) à l’encontre du souverain, qui, sans être légal, peut également
empêcher que le pouvoir de ce dernier soit absolu. Les détenteurs du pouvoir
éprouvent en retour un affect de crainte qui est l’expression d’une liberté à
laquelle les individus ne peuvent renoncer, et dont Spinoza affirme que « c’est
tacitement et non en vertu d’une loi expresse qu’elle la révendique et
parvient à la garder (qua, si non expressâ lege, tacitè tamen sibi vindicat,
obtinetque) »57. C’est précisément cette puissance de guerre qui provoque la
dissolution du corps politique : si les hommes sont déterminés à s’unir dans un
mouvement de révolte collective et si cette dernière l’emporte en puissance sur
celle des gouvernants, alors les révoltés pourront s’arroger le droit de les
renverser. De cette façon, « le corps politique (pourrait) se dissoudre et le
contrat se rompre»58.
L’unité du corps politique repose sur l’union rationnelle des sujets et
l’unité de la puissance souveraine. Là où, selon Hobbes, dans Le Citoyen le
peuple, ou la multitude déchirée par ses passions individuelles, est au premier
niveau (ses passions sont causes de la dissolution du lien civil, son obéissance
garantit en revanche le pouvoir du souverain), il accède au deuxième niveau
dans le Léviathan : c’est que l’unité de la république tient à la forme absolue
du pouvoir souverain, c’est-à-dire au pouvoir que ce dernier peut réellement
exercer, pouvoir qui lui est conféré dès son institution et duquel il ne peut se
56
Traité politique, Chapitre III, § IX, Traduction par Pierre-François Moreau et Renée Bouveresse, Editions Réplique,
Paris, 1979, p.41.
57
Traité politique, VIII, § IV, p.117.
58
Ibidem, Chapitre IV, § V, p.53.
- 76 -
départir. Les passions présentes dans les individus et susceptibles de détruire le
corps politique ne sont pas examinées.
La rupture radicale entre l’état de nature et l’état civil qu’identifiait
Spinoza chez Hobbes se fonde ainsi sur la mise à l’écart des passions dans la
théorie politique hobbesienne : la conservation du corps politique doit en effet
être assurée par autre chose que les passions. Certes, les mêmes passions sont
présentes de l’état de nature à l’état social, et le retour à l’état de nature est
pour Hobbes une entrave qui n’est jamais ôtée, en fait les passions ne sont
jamais supprimées. On peut remarquer une continuation de l’état de nature
dans l’état civil de par le jeu des passions, la condition humaine, étant la même.
On peut noter que Hobbes exclut les passions en ce qu’elles constituent les
principes de la nature humaine qui n’empêchent pas d’instituer un Etat
atemporel, dont les passions ne sont plus à incriminer comme une entrave au
fondement d’un ordre politique dans la mesure où l’on dispose de la nouvelle
science civile qui permet d’établir et de conserver une paix civile en dehors du
jeu des passions.
Il convient de cette façon d’agir sur les doctrines séditieuses, car il y a
une urgence à transformer les opinions que les passions. On peut pour ainsi
dire rapporter la mise à l’écart des passions et la trop grande valeur accordée
aux doctrines séditieuses dans l’analyse des causes de la dissolution de la
république a ce souci de transformer les opinions plus que les passions.
En revanche, cette vision réduit de façon considérable le rôle des
passions dans la constitution et le fonctionnement du corps politique, alors
qu’elles déterminent les causes de transformation de l’état de nature en état de
violence. Hobbes se contente de les châtier, pour lui en effet le droit de punir
du souverain ne doit pas avoir pour effet la crainte des sanctions de la part ses
sujets. La constitution comme le maintien du corps politique suppose donc le
consentement des sujets au pouvoir et à l’autorité souveraine, ils font appel à
leur raison et au calcul d’intérêt et non à leurs passions.
L’étude des passions dans la politique nous invite à comprendre que le
meilleur moyen de surmonter la tyrannie consiste à se démarquer de la révolte
- 77 -
des sujets en rendant absolue l’autorité du souverain. Supprimer toute limite à
son autorité permet de délivrer le souverain des passions, à savoir la méfiance,
la crainte ou la rivalité qui engendrent la tyrannie, et de réduire par là même
chez les sujets les passions funestes au corps politique. Hobbes n’exclut pas
que le souverain puisse lui-même être la cause de la dissolution du corps
politique, quand il renonce à une partie de son droit contre ce que la raison
enseigne. Il pense que plus le souverain est puissant, moins son mode de
fonctionnement est passionnel ; plus il agit rationnellement, moins les sujets
ont des raisons de le craindre. La rationalité du mode de gouvernement assure
la légitimité de la souveraineté, elle crée une situation de consentement
universel : l’adhésion des citoyens aux lois de la cité ne repose pas sur des
mécanismes passionnels, mais sur leur mise à l’écart. Pour ainsi dire, les
passions doivent réellement être évacuées du corps politique. On le voit,
lorsque Hobbes procède à leur analyse dans le cadre de sa théorie politique, il a
toujours en vue de définir les dispositifs permettant de les supprimer tant chez
les sujets que chez le souverain.
Selon l’auteur, la liberté, définie comme la fin de l’Etat, exige la
défense de la liberté d’expression et d’acception passionnelle, et la préservation
d’espace d’expression des passions. Cette fin reste avant tout opposée aux
finalités passionnelles, comme le montre si bien le Traité théologicopolitique : « La fin de la république ne consiste pas à transformer les
hommes d’êtres rationnels en bêtes ou en automates. Elle consiste au
contraire à ce que leur esprit et leur corps accomplissent en sécurité leurs
fonctions, et qu’eux-mêmes utilisent la libre Raison, sans rivaliser de
haine, de colère et de ruse, et sans s’affronter avec malveillance. La fin de
la république c’est donc en fait la liberté. »59 Disons que l’expression de la
liberté de penser nécessite d’être contrôlée afin d’empêcher la renaissance des
passions religieuses. Cela consiste donc à défendre ses positions de par des
arguments par la seule Raison et non par des impulsions passionnelles.
59
Traité théologico-politique, Chapitre XX, Traduction par Jacqueline Lagrée et Pierre-François Moreau, Collection
Epiméthée, PUF, 1999, p.637.
- 78 -
L’homme n’est pas dans la nature comme « un empire dans un
empire (veluti imperium in imperio)»60. L’enjeu philosophique tend à
interroger ici certes les passions, mais aussi une politique rationnelle. Suivant
la nature de l’homme, nous comprenons que les passions humaines
s’enchaînent nécessairement, ce qui nous permettra de définir la structure de
l’Etat absolu, où se réalisent la liberté (politique) et la sécurité.
On peut envisager avec Matheron dans son Individu et communauté
chez Spinoza le problème des passions et la politique sur la base du fondement
de la vie passionnelle. Il présente les deux caractères à partir desquels le
conatus humain est à l’état de nature. D’abord, ce dernier représente les
hommes réels, des hommes dominés par leurs idées inadéquates, mais avec un
embryon de Raison. Ensuite, il est l’état des hommes réels selon qu’ils sont
livrés à la spontanéité anarchique de leurs désirs. Cela correspond à une société
infra-politique, donc à une abstraction à la fois révolue et conservée dans la
réalité concrète. Cet état de nature révèle trois contradictions :
•
Contradiction interne à la vie passionnelle : ici selon Matheron,
l’individu humain est passif, asservi aux causes extérieures, aliéné et
engagé dans une communauté conflictuelle avec les autres individus. La
contradiction entre la raison et les passions. La raison semble présente,
permettant à tout homme de posséder les notions communes.
Cependant, son déploiement est entravé par la vie passionnelle.
•
C’est une contradiction interne aux exigences de la Raison elle-même.
La Raison réclame du développement et d’épanouissement des
conditions dans l’état de nature, qui restent rigoureusement
irréalisables, non seulement en fait, mais aussi en droit. Ces
contradictions nous permettent de comprendre le passage nécessaire de
l’état de nature à la société politique.
Pour l’auteur, le livre III de l’Ethique constitue une indication
essentielle de son analyse de la théorie des passions. Il y structure comme suit :
fondements de la vie passionnelle, c’est-à-dire désir, joie et tristesse, amour et
haine (confère proposition IX, scolie de la proposition XIII). Le déploiement
60
Ethique,Troisième Partie, Préface, Traduction par Bernard Pautrat, Editions du Seuil, Paris, 1988, p.199.
- 79 -
de la vie personnelle : dérivation de l’amour et de la haine en fonction des
circonstances (confère scolie de la proposition XIII, scolie de la proposition
LXX). Les fondements des relations interhumaines : initiation des sentiments,
désir d’universalité qui en découle, et genèse de l’amour et de la haine
interhumains (proposition XXVII, scolie de la proposition XXXII). Le
déploiement des relations interhumaines : dérivation de l’amour et de la haine
interhumains par rapport aux circonstances (propositions 33 et 49).
Matheron traite d’abord des fondements de la vie passionnelle
individuelle. Bien d’auteurs considèrent comme primitifs trois couples de
sentiments fondamentaux : amour et haine, désir et aversion, joie et tristesse
(ou plaisir et douleur). Selon l’auteur, dans la théorie des passions, sous l’angle
classique prise avec Saint Thomas d’Aquin, l’amour, « première racine de
toutes les passions, consiste à se complaire dans le bien. » Pour lui, cette
passion suscite un mouvement de l’appétit pour s’emparer réellement de l’objet
qui lui convient. Ce mouvement est le désir né de l’amour. Parvenu à ses fins,
ce mouvement constitue le repos dans la possession de l’objet aimé, lequel
repos est la joie, satisfaction du désir.
Les morales qui s’inscrivent dans cette optique reposent sur une illusion
spontanée, universellement répandue : c’est l’illusion de l’objectivité des
valeurs. Elle stipule que l’homme transcende d’abord son moi individuel, et
ensuite, certains objets et êtres sont destinés par nature à combler cette
aspiration. Spinoza ne s’est pas privé de s’attaquer de façon vigoureuse à cette
illusion de par le livre III, le livre I et la Préface du livre IV de l’Ethique. Notre
philosophe montre en effet qu’elle révèle l’origine même de tous nos malheurs.
D’autre part, les anthropologies et les morales hédonistes, avec le néoépicurisme accordent le privilège à la joie et au plaisir. Mais, pour Matheron, la
critique de Spinoza reste ambiguë puisque ce dernier ne se prononce pas
ouvertement sur cette position. Il est vrai qu’a priori, par rapport à la première,
elle semble être un progrès dans la lucidité. Pour le philosophe, cette position
participe à dénoncer la pseudo-objectivité des valeurs ; en effet, les biens
objectifs dont Matheron fait cas sont des instruments de plaisir, l’amour,
- 80 -
comme la joie accompagnée de l’idée d’une cause extérieure ; toute
dénonciation à ce propos est à considérer comme une propédeutique à la
désaliénation véritable. En revanche, l’hédonisme reste une pure aliénation.
Pour les anthropologies et les morales du type « égoïsme universel », le
mobile essentiel de l’homme est l’affirmation du moi individuel, et non le
plaisir : amour-propre qui devient volonté de puissance. Ici revient
prioritairement le désir orienté vers le maintien de l’individu dans l’existence et
l’accroissement de son pouvoir sur le monde ; désir qui représente, à en croire
Hobbes, un conatus d’auto-conservation.
Dans la définition des passions, Spinoza fait état de l’origine des
illusions dont en font partie les doctrines. De toute évidence, il les trouve
illusoires. Concernant le conatus, l’auteur fait remarquer deux définitions chez
Spinoza : d’une part, le philosophe indique que l’âme humaine est consciente
de son propre conatus (confère proposition XXIII du livre II). D’autre part, il
définit l’appétit comme étant le conatus lui-même qui se rapporte à la fois à
l’âme et au corps. Il en résulte que de l’essence même de l’homme suivent
nécessairement les choses (mouvements corporels et processus mentaux)
susceptibles de contribuer à sa propre conservation. Finalement, il définit le
désir comme l’appétit avec sa conscience de soi.
Matheron n’occulte pas un point capital mis en évidence par Spinoza
lui-même. Pour lui, en effet, si nous avons conscience de tendre à persévérer
dans notre être, c’est en raison de ce qu’il arrive quelque chose. On peut alors
lire ceci : « Par Affect, j’entends les affections du Corps, qui augmentent
ou diminuent, aident ou contrarient, la puissance d’agir de ce Corps, et en
même temps les idées de ces affections (Per Affectum intelligo Corporis
affectiones, quibus ipsius Corporis agendi potentia augetur, vel minuitur,
juvatur, vel coërcetur, & simul harum affectionum ideas). »61
L’auteur indique par ailleurs que nous tendons à être nous-mêmes et à
nous penser nous-mêmes, en revanche, nous ne savons pas ce que nous tendons
à être et à penser, car nous ne sommes pas certains de la réalisation effective de
61
Ethique, Troisième Partie, Définitions III, Editions du Seuil, Paris, 1988, p.203.
- 81 -
notre essence individuelle. Telle est la portée de la proposition IX : « L’Esprit,
en tant qu’il a tant des idées claires et distinctes que des idées confuses,
s’efforce de persévérer dans son être pour une certaine durée indéfinie, et
est conscient de cet effort qu’il fait (Mens tam quatenus claras, & distinctas,
quàm quatenus confusas habet ideas, conatur in suo esse perseverare
indefinitâ quâdam duratione, & hujus sui conatus est conscia).»62 Il en résulte
pour ainsi dire que lorsque nous sommes tristes, nous nous efforçons de le
demeurer. Ce qui vaudrait signifier, en effet, que notre élan est à connaître et à
actualiser au maximum notre essence singulière.
Matheron montre que la joie est la passion par laquelle, sous l’influence
des causes extérieures agissant comme le conatus, l’esprit parvient à une plus
grande perfection. Au niveau de la tristesse, sous l’influence des causes
extérieures s’opposant au conatus, l’esprit passe à une moindre perfection.
Ainsi, la joie et la tristesse constituent un progrès de la conscience,
auquel correspond, dans le corps, une différenciation interne. L’amour et la
haine, s’ils correspondent à un nouveau progrès de la conscience, consomment
en même temps l’aliénation déjà amorcée. En définitive, l’homme passionné
est celui qui, livré, à son propre être, épouse le comportement d’homme féodal.
De celui-ci, le bourgeois apparaît comme une modification tardive et bien
fragile dont les traits se limitent au gouvernement collectif large, au régime de
la propriété et autres institutions stimulant au maximum le commerce, étant
entendu
que
le
régime
ecclésial
et
autres
institutions
favorisent
systématiquement une religion non superstitieuse, tolérante et purement
éthique.
L’aliénation passionnelle dans cette optique ne serait par là que
transposée et aménagée ; le véritable dépassement de l’homme féodal, ne peut
être le bourgeois même s’il peut se trouver dans les meilleures conditions pour
se libérer intérieurement.
62
Ethique, Troisième Partie, Proposition IX, p.219.
- 82 -
Matheron traite un chapitre tout à fait essentiel à la philosophie de
Spinoza. Il y aborde l’impuissance relative de la raison. Remarquons que la vie
affective même à l’état de nature, ne peut se réduire à la vie passionnelle. La
raison, quant à elle, à tous les niveaux où elle se situe, suscite des sentiments
actifs d’une part, nés de son exercice de façon directe, et de sentiments passifs
d’autre part, en ce qu’elle scrute indirectement ses propres insuffisances. Les
premiers montrent qu’elle est vraie, les seconds viennent de ce que la vérité est
joie. Spinoza montre que toute connaissance est joie ; et c’est notre esprit seul
qui forme l’idée adéquate, et notre corps produit en parallèle des mouvements :
comportements techniques esquissés ou affectifs qui l’installent dans la
maîtrise et la possession du monde et de soi-même.
Ainsi, pour l’auteur, nous sommes responsable de ce qui nous arrive, et
même de ce qui en résulte hors de nous. Il est à noter par ailleurs que des désirs
actifs sont nés de la Raison, « Le Désir se rapporte également à nous en tant
que nous comprenons, autrement dit en tant que nous agissons (Cupiditas
ad nos refertur, etiam quatenus intelligimus, sive quatenus agimus).»63 Notre
conatus s’exerce en toutes circonstances. Cela s’explique notamment par le fait
que nous existons et tendons à réaliser ce qui découle de notre essence
individuelle. Ainsi, c’est la Raison qui nous fait connaître ce que nous sommes
et ce que sont les choses. Par ailleurs, l’âme connaît réellement les propriétés
du corps, et le corps, lui, agit suivant sa véritable nature en accomplissant ses
propres mouvements.
Dans la mesure où nous savons ce que nous sommes, nous recherchons
ce que nous désirons. De même, du moment que nous connaissons les
propriétés des choses, nous pouvons en faire bon usage, c’est-à-dire les
consommer, les transformer et les détruire selon notre convenance. C’est une
exigence fondamentale de la Raison. En revanche, la Raison paraît abstraite et
ne nous livre, non l’essence singulière de notre être, mais uniquement certaines
propriétés de notre corps et de notre âme. Envisager la connaissance de soi par
63
Ethique, Troisième Partie, Proposition LVIII, Démonstration, Editions du Seuil, Paris, 1988, p.301.
- 83 -
la connaissance du second genre revient à reconstruire mentalement à partir des
notions communes, les idées adéquates de ces propriétés universelles pour les
appliquer de façon externe à notre cas particulier. Ainsi, notre perception de
nous-mêmes se présente sous deux aspects : d’une part, une idée vraie de la
nature humaine, et de l’autre des représentations particulières et inadéquates.
D’où pour l’auteur, le désir rationnel engage une allure téléologique.
Dans notre volonté active, nous nous efforçons d’accomplir tout ce qui
provient de notre concept abstrait de notre nature humaine ; et cet effort peut
constituer comme une aspiration à un modèle : sachant que la Raison nous
prescrit une norme transcendante, un devoir-être qui s’oppose à l’être, un idéal
situé par-devers notre nature empirique et vers quoi nous devons tendre comme
une fin. Nous reconnaissons nous-mêmes et nos semblables comme peu ou
prou parfaits ou imparfaits, selon la claire vision avec laquelle se manifeste en
nous la définition universelle de l’homme telle que la conçoit la connaissance
du second genre. On peut dire alors que la Raison est normative dans son
usage pratique parce qu’elle est abstraite dans son usage théorique. Ce qui est
compréhensible, puisque cette normativité nous donne la tristesse. Si tout
progrès dans sa faisabilité de notre idéal nous procure de la joie, tout ce qui s’y
oppose doit nécessairement nous donner de l’affliction.
Matheron fait remarquer aussi que toute entrave aux entreprises de la
Raison constitue pour l’homme une cause de souffrance et ainsi est perçue
mauvaise comme telle. Ainsi est tenue la connaissance vraie du mal qui est le
sentiment négatif suscité en nous par la
nuisance. Cette connaissance,
précisons-le bien, est vraie non parce qu’elle est tristesse, mais parce qu’elle a
le mal comme objet. Pour l’auteur donc, tout savoir authentique nous réjouit,
en ce qu’il nous procure la maîtrise réelle ou virtuelle de son objet.
Matheron reconnaît que la connaissance vraie et celle du mal
s’engendrent l’une l’autre mais non sous le même rapport. La Raison parce
qu’elle est toujours joyeuse n’est jamais triste, car il n’est de tristesse que pour
des causes extérieures qui contrarient notre conatus. La connaissance vraie du
- 84 -
mal est donc passion. A priori, elle émerge avec la Raison : elle vient en effet
de ce que nous comprenons les choses.
La connaissance vraie du bien a contrario est active : elle est la
manifestation de la joie rationnelle elle-même, affectée dans sa forme par son
propre sous-produit. Le caractère normatif de la Raison les condamne à
coexister. De nature, nous nous efforçons à atteindre ce qui est bon. Selon
l’auteur, les exigences de la Raison se manifestent de par une enveloppe en
partie irrationnelle.
On le voit, pour l’auteur, la Raison et les passions se découvrent sur un
même terrain. L’aliénation passionnelle conçoit notre désir sur des biens et des
maux. La Raison nous conduit également à entrevoir les choses sous l’angle du
bien et du mal, avec les désirs qui s’ensuivent. En revanche, il est à reconnaître
que ces deux pôles de valeurs ne se confondent pas forcément pas
nécessairement eu égard à leur origine différente. Il peut de ce fait exister un
conflit entre ce qui vient de nous et qui ne vient pas de nous.
Dans la suite de son analyse, Matheron s’est posé cette question : la
connaissance vraie suffit-elle du seul fait qu’elle est vraie à anéantir les
passions qui la contredisent ? A priori, il y a bien quelque chose de positif dans
la passion. Il peut arriver que nous soyons affectés par une cause extérieure qui
favorise au contraire réellement notre conatus individuel. Nous sommes passifs
dans la mesure où nous sommes une partie de Nature, déterminée dans son
existence et dans son devenir par l’action des autres parties. Penser que le cours
entier de la Nature vienne se mettre à notre service, c’est nous ravaler au rang
de l’infinitude. Plus nous connaissons une chose, plus nous la maîtrisons,
moins elle nous afflige. Pour Matheron, l’accroissement de notre science
produit deux effets contraires : le premier prédomine jusqu’à un certain niveau,
à partir duquel le second commence à l’emprunter : tant que notre savoir de
l’objet néfaste augmente sans nous permettre encore d’en neutraliser les effets,
notre douleur augmente elle, de même que le désir qui en découle ; puis elle se
met à dominer efficacement ce même objet. Mais cela n’infirme en rien la loi
de proportionnalité directe entre le déploiement de la Raison et la force du
- 85 -
désir né de la connaissance vraie du bien et du mal ; car à mesure que s’atténue
la connaissance triste du mal, elle fait place à l’objet devenant de plus en plus
utilisable, à la connaissance joyeuse du bien : le désir qui naît de celle-ci
s’accroît pour ainsi dire sans contrepartie cette fois lorsque diminue celui
qu’engendrait celle-là. A en croire l’auteur, plus notre savoir pénètre au
tréfonds des choses, moins le doute et le temps contribuent à atténuer les
sentiments qu’elles nous inspirent. En revanche, tant que l’imaginaire
prédomine, ces causes d’affaiblissement gardent leur poids. Ainsi, plus la
raison est abstraite, plus les sentiments qui de façon directe ou indirecte se
rattachent à elles sont faibles devant les passions. Il en résulte qu’un désir né de
la connaissance vraie rencontre les conditions suivantes : la condition
maximum : que ce désir soit plus fort que toutes nos passions réunies.
Cependant, l’auteur fait noter que toute argumentation de connaissance risque
de signifier pour nous une conscience accrue de notre impuissance, telle que le
montre l’Ecclésiaste « Qui augmente la science, augmente la douleur (Qui
auget scientiam, auget dolorem). »64La condition minimum : que le désir né de
la connaissance vraie, trop faible encore pour nous entraîner seul, soit renforcé
par des désirs passionnels qui nous orientent dans la même direction.
Gouvernement de coalisation si la Raison est incapable d’agir selon ses propres
forces, il est inutile de vivre selon ses exigences que si nos aliénations sont
dirigées par ce qui est convenable. La condition intermédiaire entre ces deux
extrêmes : si les passions (fortes et néfastes) se diversifient et s’émiettent dans
le souci de se neutraliser les unes les autres, le désir né de la connaissance vraie
avec une majorité relative, pourra user la voie entre-deux.
Matheron soutient que face aux passions (fortes et néfastes), il faut user
de la Raison qui soit assez puissante pour conduire une précise politique de
bascule. La solution de Matheron ici est une adhésion à la raison. Mais alors,
est-elle en mesure de se développer jusqu’à parvenir au seuil de l’invincible ?
De ce qui précède, Matheron fait un récapitulatif de la pensée spinoziste par
64
Cité in Ethique, Quatrième Partie, Proposition XVII, scolie, Editions du Seuil, Paris, 1988, p.367.
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rapport à l’homme passionné, cette fois pris à l’état de nature. Pour l’auteur,
c’est un individu qui dans sa vie individuelle s’attache inconditionnellement à
toutes sortes de choses. Etroitement dépendant des caprices de la Nature, il
traverse une vie de survie en quelque sorte emprisonnée dans la dépression et
la précarité. Son idéologie reste fondée sur l’adoration d’un ou plusieurs dieux
personnels et est liée à deux principes : d’une part, la superstition, avec la
reconnaissance d’une révélation particulière et la croyance en l’efficacité
magique des rites culturels ; d’autre part, une « métaphysique » spontanée, qui
grossièrement ressemble à la plupart des philosophies médiévales d’inspiration
aristotélicienne ou platonicienne. C’est une idéologie du reste instable et
soumise aux mêmes fluctuations cycliques que la vie « mondaine ». Les
rapportes sociaux (au-delà de la famille) reposent sur des calculs utilitaires.
Ce qui guide notamment, c’est le désir de gloire, irréductible à l’intérêt.
D’où la générosité des dons somptuaires qui alimentent la communauté. Mais
aussi, une compétition inlassable pour le prestige, et pour le pouvoir en vue du
prestige. Les tensions interhumaines, selon Matheron, sont en partie amorties
par la pratique constante de l’aumône. On découvre les mêmes résultats au
niveau de la religion, qui tout en prescrivant bienfaisance et charité à ses
fidèles ensanglante le monde par ses inquisitions et ses croisades.
Matheron indique par ailleurs que l’homme, dans la vision de Hobbes,
dont la volonté de puissance repose entièrement sur des calculs, selon les dires
de Macpherson, est l’homme d’une « société marchande possessive », c’est-àdire une société capitaliste.
Dans une toute autre analyse, l’auteur se préoccupe de l’origine des
relations interhumaines. Il indique que pour Spinoza, avant toute constitution
des relations interhumaines (fondées sur la similitude), des relations humaines
au préalable se nouent entre les hommes. Notre philosophe songe justement
aux rapports sexuels et familiaux. Selon lui, on partage les sentiments de la
femme aimée, non parce qu’elle est une personne humaine, mais parce qu’elle
nous a un jour procuré du plaisir ; peu importe de la suite de l’amour sexuel,
- 87 -
(même s’il se complique), de considérations dues à l’humanité de son objet (la
jalousie) ; la communauté qu’il instaure au départ reste purement biologique.
Spinoza soutient le même argument pour la communauté parentsenfants. Enfants, nous éprouvions déjà pour nos parents un amour né à partir
des traces indélébiles laissées au moment de l’adolescence ; et cet amour nous
fait adopter spontanément le système de valeurs de notre milieu familial, nous
aimons par simple ouï-dire, ce que notre père aime et qu’il nous déclare être
bon. Concernant l’amour paternel, selon Spinoza, sans expliquer l’origine, il
indique qu’il transcende l’amour filial ; l’identification ici peut aboutir à une
véritable fusion des âmes, qui au niveau de la vie passionnelle préfigure déjà
celle qu’entraînera la connaissance du troisième genre : le père et le fils ne
forment qu’une seule et même chaire ; l’âme du premier participe de l’essence
idéale du second, de ses affections, et cette fusion est telle que le père peut
ressentir comme déjà présents les événements importants qui arriveront à son
fils dans un avenir proche.
De ce qui précède, il en ressort que pour Spinoza, la solidarité familiale
est inscrite dans notre nature : quel que soit le régime politique, il est vain de
prétendre abolir le népotisme, on ne peut qu’en atténuer les effets. Par ailleurs,
la famille, loin de résulter d’une sorte de Contrat social, comme chez Hobbes,
paraît contemporaine de l’état de nature lui-même. Les relations qui la
constituent donneront certainement lieu à la problématique génératrice de la
société politique. Pour l’auteur, l’orgueil est un sentiment (de l’affect) une
sorte de rêve éveillé, par lequel nous nous constituons à nous-mêmes un
univers mythique où nous pensons être en possession de tous les « biens »
possibles.
Il est à noter par ailleurs qu’il existe un lien très étroit entre le cycle de
l’orgueil et de l’abjection et celui de l’espoir et de la crainte. L’orgueil en effet
correspond à la phase-limite de la sécurité et de l’athéisme pratique, qui nous
suggère bien l’illusion d’une totale appréhension de l’univers ; l’abjection se
découvre à la phase-limite du désespoir et de l’effervescence superstitieuse
maximum qui nous place dans une dépendance « abjecte ». Le corollaire est
- 88 -
qu’enfin de compte nous nous nourrissons facilement ce que nous espérons, et
difficilement ce que nous craignons. D’où, c’est surtout lorsque les événements
insolites nous favorisent que nous les prenons pour des manifestations divines.
Ensuite, Matheron traite des fondements de la vie passionnelle
interhumaine. Spinoza indique que nos sentiments parviennent à des actes dans
un contexte interhumain. En réalité, l’individu n’est jamais seul, même dans
l’état de nature. Même dans la réalisation de nos projets, nous rencontrons
toujours le regard d’autres projets. C’est de cette façon que Spinoza évoque les
relations interhumaines directes qui concernent la gestion des biens du monde,
celles des relations interhumaines, puisque le Dieu des ignorants est
anthropomorphique. En fin de compte, les relations interhumaines sont
médiatisées par cette divinité phantasmatique.
Le dernier fondement des relations interhumaines est souligné par
Spinoza, certes. Mais Hobbes son prédécesseur avait déjà résolu cette question.
La position hobbesienne indique ceci : c’est le calcul rationnel de l’avenir qui
transforme l’instinct de conservation en volonté de puissance. Cela suggère la
recherche de la vie, de la jouissance immédiate et de la procuration des plaisirs
et du désir futur. L’aspiration à la super puissance, au pouvoir et à la
domination des autres est l’un des fondements des relations humaines. Même si
Spinoza semble a priori s’accorder avec l’âpre réalisme de Hobbes, il ne s’en
satisfait pas. Spinoza ne croit pas à l’explication hobbesienne selon laquelle la
séparation entre les hommes deviendrait définitivement insurmontable ; les
individus s’accorderaient sous la crainte, mais de façon superficielle. L’on ne
demeurera alors qu’un simple niveau de l’unification externe liée justement par
une rationnelle organisation de la société politique. L’homme, dieu ou loup
pour l’homme, restera un simple moyen.
Notre penseur lui entend aller au-delà de la simple séparation en
modifiant la théorie hobbesienne du désir par des ramifications interhumaines
et l’imitation des sentiments d’autrui. Pour Spinoza, quand nous imaginons les
sentiments d’un être quelconque, des mouvements correspondants se dessinent
dans notre corps. Ainsi, imaginer la joie ou la tristesse d’un homme, les
- 89 -
mouvements qui, dans notre corps, constituent cette image elle-même sont des
mouvements d’homme joyeux ou triste : ils sont en nous aussi joie ou tristesse.
Par ailleurs, Spinoza reconnaît du fait que les hommes se rassemblent,
l’humanité tend à exister ; et l’imitation des désirs d’autrui, ou émulation, peut
être considérée comme le conatus global de cette communauté humaine qui se
cherche. Cela dit, cette imitation des sentiments, considérée en elle-même,
n’est point une aliénation. Elle ne peut être aliénante que si les sentiments
imités sont eux-mêmes aliénés, ce qui est la règle tant que nous sommes en
proie aux passions ; sinon, en son fond, elle est nécessairement désir
d’universalité. De la sorte, de même que nous tendons à persévérer dans notre
être, ou si l’on veut à nous accorder à nous-mêmes, de même nous tendons à
nous accorder à nos semblables ; Par voie de conséquence, la raison qui fait
que les essences singulières des autres hommes ressemblent à la nôtre justifie
l’affirmation de nous-mêmes par l’affirmation d’autrui.
On découvre avec Matheron, commentant Spinoza, l’ambition, un autre
sentiment d’où se découvre le fondement même de la sociabilité. L’ambition,
en effet, nous incline à plaire d’une façon générale à tous les hommes. On sait
que l’homme, par nature, a besoin des hommes, afin de se faire approuver par
eux. L’ambition est pour ainsi dire la racine de la communauté humaine. Son
rôle est à la fois régulateur et constitutif. Seule, elle peut inciter, dans l’état de
nature, les hommes à se rapprocher les uns des autres. De façon réelle, les
sentiments éprouvés par contagion affective s’expliquent par notre caractère et
notre histoire. Notre amour et notre haine sont renforcés par l’imitation de
celles des autres. Par ailleurs, si nous imaginons que certaines personnes
détestent une chose qui nous plaît, nous éprouverons dorénavant pour cette
chose un mélange d’amour et de haine ; en fait, nous désirerons pour ainsi dire
la faire exister et la détruire : on peut alors lire ceci : « Si nous imaginons que
quelqu’un aime, ou désire, ou a en haine ce que nous-même aimons,
désirons, ou avons en haine, par là même nous aimerons, etc., la chose
- 90 -
avec plus de constance. Et, si nous imaginons qu’il a en aversion ce que
nous aimons, ou inversement, nous pâtirons d’un flottement de l’âme. »65
Nous ne pouvons pas nous-mêmes décider de ne plus aimer ce que nous
aimons avec ardeur. D’ailleurs, nous préférons nos vues personnelles. Nous
nous efforçons pour ainsi dire en vue de rétablir en nous l’équilibre, de faire
adopter par les autres notre propre système de valeurs.
Toutes ces considérations conduisent Matheron à soutenir que
l’ambition devient un appétit de puissance ; de l’ambition de gloire, nous
passons à l’ambition de domination, et dans l’état civil, de domination
politique, chaque moi veut devenir le tyran de tous les autres. Pour survivre,
chacun s’efforce, d’éliminer ses concurrents pour régner seul. Disons que dans
l’état de nature, en l’absence de toute institution régulatrice, ce mode de
rééquilibration devient le seul possible et la guerre reste permanente. Cette
description spinoziste rencontre celle de Hobbes. Selon Hobbes, en effet, c’est
en cherchant à dominer autrui qu’on l’utilise à titre de moyen : nous voulons
justement que ses actes concourent à la satisfaction de nos désirs.
En revanche, pour Spinoza, c’est sur les intentions de nos semblables
que nous voulons avant tout régner. C’est par la suite que les motivations
utilitaires viendront se greffer sur cette exigence fondamentale. Pourtant,
l’homme de Hobbes utilise la gloire comme puissance dont elle témoigne du
reste conçue de façon instrumentale. Celui de Spinoza, a contrario, cherche à
dominer les autres pour se glorifier de l’approbation qu’il leur impose.
D’ailleurs, nombre de passages indiqués par Spinoza semblent inverser le
rapport. Par exemple, les chefs de tribu Hébreux, les Pontifes, soutient Spinoza,
cherchent à s’attacher au peuple pour s’emparer de la totalité du pouvoir et la
gloire. Dans l’Aristocratie idéale, les Patriciens tentent de gagner la multitude,
choisissent d’alimenter leur puissance dans le désir d’une plus grande
réputation. On trouve la preuve dans d’autres textes : si les citoyens de la
Monarchie idéale veulent devenir conseillers du roi, c’est la gloire ; si les
65
Ethique, Troisième Partie, Proposition XXXI, p.253.
- 91 -
plébéiens de l’Aristocratie idéale veulent s’enrichir pour accéder au patriciat,
c’est par amour de la puissance et par ambition. En somme, le rapport entre
puissance et gloire n’est pas circulaire. On peut croire que l’appétit de la
domination est rattaché à l’ambition, elle-même entendue comme désir
immodéré de la gloire. Cela dit, l’auteur pense que lorsque nous tyrannisons
nos semblables, c’est encore le désir de leur plaire qui nous anime, sans doute
parce que nous voulons faire leur bonheur. Il est vrai que nous sommes nousmêmes à l’origine des désirs de notre semblable et alors il n’y a aucun
empêchement à orienter notre propagande pour conduire ce dernier à s’attacher
à la chose aimée. La satisfaction de nos exigences est à ce prix, selon Spinoza.
Il est aussi remarquable que tout ce qui procure de la joie peut inciter aux
goûts, à l’envie d’une chose et à la puissance. Ainsi, le comportement peut
naître dans cette tentative de se ravir cette chose au possesseur. On comprend
l’enjeu d’une telle lutte, celle qui consiste à découvrir l’intolérance d’un
individu à l’égard d’un autre qui possède ce qui nous est inaccessible.
C’est donc l’émergence de l’envie qui remet en cause les liens sociaux.
Elle suscite des passions et nous conduit, selon Matheron, à la pointe extrême
du déchirement social. Elle est à la communauté humaine ce qu’est à l’individu
la tristesse. Elle favorise pour ainsi dire la déformation de la structure qui
menace de rompre l’équilibre du système. Ainsi, le désir de Matheron de faire
une théorie générale de l’individualité et des relations humaines répond
justement au fondement de la société civile suivant le modèle des passions du
corps social. N’est-ce pas là la forme de la réalisation de l’Etat libéral par la
Raison, sur la base de l’esprit de communauté.
En fin de compte, c’est l’institution politique, selon l’auteur, qui livre la
plus haute forme de piété, et la piété et la charité comme valeurs religieuses
sont interprétées en un sens politique (obéissance civile et justice) afin de se
garder d’être passionnelles. Dans la vision des hommes passionnels, l’Etat ou
le Souverain est le seul qui use la place de la raison ; en revanche, l’Etat
démocratique, l’Etat le plus libre et le plus rationnel, fonctionne en sorte que la
raison commune prenne la place de la raison d’Etat. Il est à comprendre de
- 92 -
cette façon que les opinions que vise Spinoza sont celles qui sont contraires à la
raison non parce qu’elles sont fausses, mais parce qu’elles s’opposent au libre
usage de la raison. Il serait donc dangereux pour la paix de l’Etat de permettre
aux hommes d’affronter le pouvoir du souverain en se prévalant du titre
d’envoyés de Dieu ou de représentants de Dieu ; c’est ce qu’indique l’histoire
des Hébreux. Le rôle de l’Etat, faut-il le rappeler, c’est vivre dans un Etat
s’identifiant à la Raison. C’est donc en partant des principes réels que notre
philosophe parvient à fonder une éthique du salut. Il importe ici d’analyser ce
qu’on entend par éthique et par béatitude.
II.2. Ethique et Béatitude
On désigne bien une éthique, la recherche des principes permettant
d’orienter la vie et l’action, les principes devant conduire à la joie extrême.
Pour des motifs politiques et religieux, Spinoza est isolé, rejeté par
toutes les communautés religieuses intégristes de l’Europe du XVIIe siècle. On
sait que dans son entendement, Dieu est la Natura. L’Etre désigne le tout de la
nature et le réel lui-même en tant qu’il se fonde comme élément global et
indépendant. L’Etre est cette indépendance absolue de la Nature. C’est cette
ontologie naturaliste et moniste qui laisse une signification athéiste, bien
compris par les contemporains. Cela se voit au demeurant par référence d’une
part à sa morale et l’autre à sa politique.
On le voit, l’éthique spinoziste se démarque donc d’un moralisme qui
s’efforcerait de définir des obligations transcendantes. Spinoza récuse l’idée
d’une morale des sanctions, soit extérieures (c’est-à-dire menaces, promesses,
châtiments, récompenses) soit intérieures (tels remords, bonne conscience
orgueilleuse). De cette façon, Dieu serait ravalé au rang d’un juge, d’un
monarque ou d’un père. C’est cette vision anthropomorphique que récuse
d’ailleurs Spinoza avec le moralisme autoritaire.
L’ontologie de Spinoza est-elle d’inspiration athéiste ? Une éthique
peut-elle être possible dans un tel système ? Nous pouvons noter que
- 93 -
l’Ethique, notamment le livre I consacré à Dieu indique la mise en place d’une
philosophie de l’homme et de sa liberté : une théorie de connaissance et une
théorie du désir, laquelle est constituée comme une anthropologie, puisque
Spinoza étudiait les affects sur la base de la méthode déterministe et déductive.
La théorie rationnelle des passions (des affects) se présente donc comme un
déterminisme psychologique inspiré par la science ; un déterminisme qui
exprime les liens d’intelligibilité entre les actes et leurs causes, un
déterminisme destiné à combattre l’imagination inadéquate et la superstition.
N’oublions pas que c’est la valeur accordée à la doctrine du désir qui donne un
éclat au projet spinoziste. En effet, le Désir défini comme conatus, c’est-à-dire
à persévérer dans l’être, conduit à la compréhension de l’unité de l’homme et
de la substance-nature, et la signification philosophique (ou ontologique) de
l’éthique.
La véritable signification de l’ontologie spinoziste est ainsi de favoriser
la possibilité d’une anthropologie philosophique, une science de l’homme qui
rende intelligibles les enchaînements des affects et des actions et de livrer en
même temps leur signification. Par ailleurs, l’anthropologie rend possible par
l’ontologie elle-même une éthique, en raison de son lien au désir : « nous ne
nous efforçons à une chose, quand nous la voulons ou aspirons à elle, ou la
désirons, ce n’est jamais parce que nous jugeons qu’elle est bonne ; mais,
au contraire, si nous jugeons qu’une chose est bonne, c’est précisément
parce que nous nous y efforçons, nous la voulons, ou aspirons à elle, ou la
désirons »66, nous dit Spinoza. Au-delà d’un renversement des valeurs et du
rapport désir-valeur, c’est la fondation de l’éthique sur le sens ontologique et
existentiel du Désir. Nous comprenons donc qu’à la place du moralisme
rigoriste et théologique des ontologies dualistes (selon Descartes), Spinoza
conçoit de par son monisme athée et sa doctrine de l’homme comme désir, une
éthique humaniste à valeur ontologique et existentielle.
66
Ethique, Troisième Partie, Proposition IX, scolie, Editions du Seuil, Paris, 1988, p.221.
- 94 -
II.2.1. Une éthique qui n’est pas une morale
Spinoza croit en l’existence des lois de la nature entière qui expriment
les liens entre les modes. Pour lui, seuls existent le « bon » et le « mauvais » et
non le bien et le mal. Ce qui conduit à penser que Spinoza substitue une
éthique à la morale.
Le bon désigne ce qui augmente la puissance de notre conatus (confère
un aliment). A contrario, le mauvais est ce qui conduit à nous détruire (confère
le poison). Est bon (ou libre, ou raisonnable) celui qui s’efforce selon ses
capacités d’organiser les rencontres, de s’unir avec ce qui convient à sa nature.
L’homme bon est pour ainsi dire celui qui cherche ce qui est bon pour lui et il
le fera d’autant mieux qu’il connaît. Est mauvais, au contraire (esclave ou
insensé), celui qui vit ex nihilo des rencontres, se contente d’en subir les effets,
qui à gémir et à accuser chaque fois que l’effet subi se montre contraire et lui
révèle sa puissance propre. Comment ne pas se détruire soi-même à force de
culpabiliser et détruire les autres à force de ressentiment, propageant à tous les
niveaux sa propre impuissance et son propre esclavage, sa propre maladie.
Certains en viennent même à se suicider. On peut le noter, a contrario, des
valeurs (bien, mal), se substitue la différence qualitative des modes d’existence
(bon, mauvais).
Pour ainsi dire, l’illusion des valeurs vient de l’illusion de la conscience
ignorante en ce qu’elle ignore l’ordre des causes, des rapports et de leur
composition, parce qu’elle se limite d’en attendre et de recueillir l’effet,
méconnaît tout de la Nature. Or, il suffit de ne rien comprendre pour moraliser.
Comment alors s’opère cette genèse du bien et du mal ? C’est chez l’homme
passionné qu’elle s’opère. Nous n’ignorons que joie et tristesse proviennent de
ce qui favorise ou entrave notre conatus, donc de ce qui est bon ou au contraire
mauvais pour nous. Mais nous tendons nécessairement à prolonger le plus
longtemps possible une excitation de nos actes au niveau de l’univers en
croyant que la nature a été créée au profit de l’homme par Dieu. Dès lors, ces
choses pour lesquelles nous éprouvons de l’amour, dont nous avons fini par
croire, non pas qu’elles sont bonnes pour nous, mais qu’elles sont bonnes en
- 95 -
elle-même, nous allons penser que Dieu les a faites pour nous séduire et nous
plaire. Telle est l’origine des notions de bien et de mal. Tout ce qui contribue à
la santé est appelé « bien », et tout ce qui contribue à la maladie ou à la mort
désigne le « mal ». Le bien, pour Spinoza, est en fait le bon ; et l’erreur
consiste à croire que par ce terme nous désignons une propriété intrinsèque des
affects et non leur rapport spontané à notre organisme individuel. Tout
provient, finalement, de notre ignorance. C’est notre ignorance qui crée la
morale. Selon Spinoza, il convient de séparer le domaine de la vérité de celui
de la Morale. La loi morale institue un devoir dont la finalité est l’obéissance.
En revanche, la préoccupation de Spinoza est de faire comprendre que la loi
morale ne nous fait rien connaître. C’est elle-même qui entrave le
développement de la connaissance (la loi du tyran, par exemple), elle génère la
connaissance et la rend possible (la loi du Christ, par exemple). Entre les deux
extrêmes, la morale remplace la connaissance chez ceux qui agissent suivant la
morale en ce sens qu’ils ne savent pas agir selon leur connaissance inexistante.
De toute évidence, la différence entre la connaissance et la
morale, entre le rapport connu – connaissance et le rapport commandement –
obéissance est frappante. Pour notre penseur, la négativité de la théologie ne
peut être uniquement théorique. Elle provient de la confusion pratique inspirée
entre les deux ordres différents en nature. La théologie considère que les
données de l’Ecriture constituent des fondements pour la connaissance même si
cette connaissance reste à être développée de manière rationnelle ou traduite
par la raison : ce qui conduit au principe d’un Dieu moral, créateur, biblique,
donc transcendant et anthropomorphique. Le philosophe, lui, croit en une
tromperie car l’on confond le commandement avec quelque chose à
comprendre et l’obéissance avec la connaissance elle-même. La loi morale
désigne bien toujours l’instance transcendante (Dieu personnel) qui détermine
l’opposition des valeurs bien – mal tandis que la connaissance est l’expression
de la puissance immanente (la Substance, le Dieu spinoziste identifié à la
Nature) qui détermine la différence qualitative des modes d’existence bons ou
mauvais. Que représente le mal du point de vue de celui qui le subit et de celui
- 96 -
qui le fait, du malfaiteur ? Dans la vision spinoziste, celui qui tue n’a qu’un
tord, lequel consiste à ne pas frapper ou brandir une arme. S’il n’y a pas de bon
en soi ni de mal en soi, ces gestes ne sont pas non plus bons ni mauvais en soi.
Son tord est de prendre pour objet de son geste un être tel qu’il sera détruit par
le geste. L’intention mauvaise consiste uniquement en cela que l’idée d’une
action se trouve liée à un objet qui ne supporte pas cette action sans mourir. Le
mal des méchants est l’apanage de mauvaise rencontre chez des êtres
incapables de connaître, de sortir de leur propre esclavage et de leurs idées
inadéquates. Le mal n’exprime donc guère notre essence, notre conatus, mais
résulte purement de notre seule ignorance obscure.
Spinoza aura construit une éthique, en faisant passer l’homme de la
servitude humaine comme une image du mal à la liberté. On découvre dans sa
philosophie la question du mal à Dieu et l’engagement de l’homme, de sa
responsabilité, de sa liberté face à la liberté de Dieu. Comment définir le mal ?
Serait-il une privation, sans rapport avec la totalité du réel ?
On peut lire que « Dieu ne connaît pas les choses abstraitement, il ne
forme pas d’elles des définitions générales et n’existe plus de réalité que
l’entendement divin et la puissance divine ne leur en a réellement accordé,
d’où cette conséquence manifeste que la privation dont nous parlions tout à
l’heure n’existe que pour notre entendement et non au regard de Dieu. »67La
réalité du mal exprime la vérité de la négativité (le méchant, par exemple par
opposition au bon) et celle ignorant la connaissance de Dieu. Donc le méchant
se voit réduire la connaissance alors que le sage augmente la sienne.
On peut le remarquer, dans l’analyse de la morale spinoziste se pose le
rôle fondamental de la connaissance. Selon Spinoza, l’illusion morale, la
création des valeurs morales, savoir le bien et le mal sont liés à notre
ignorance. Savoir, c’est savoir que le bien n’est que le bon, que le mal est le
mauvais, et se garder de l’emprise (esclavagiste) des valeurs morales qui nous
conduit à l’obéissance envers la loi morale quand la vraie joie ne vient que de
67
Lettre XIX, A., IV, 184, cité par Jacqueline Lagrée, dans Spinoza et le débat religieux, Presses universitaires de
Rennes, Paris, 2004, p.232 ; œuvre qui reprend l’épineux problème théologico-politique posé par Spinoza. On y
découvre les différentes pistes dégagées par la critique des miracles, et du rapport de la philosophie et de la théologie.
- 97 -
la connaissance. Savoir, c’est se garder de s’adonner au mal sous la haine ou la
colère car la haine elle-même vient de l’ignorance qui nous conduit à voir dans
le prochain (le semblable) le mal quand il n’est que le mauvais pour nous.
Savoir, c’est donc savoir lutter contre l’ignorance et maîtriser ses passions : ne
pas se laisser aller à l’égoïsme tyrannique qui ramène tout à lui en se mettant
en colère face aux obstacles et la rudesse de l’existence. Quand un homme
vient ainsi à savoir et à se maîtriser, il fait découvrir l’homme profond qu’il
garde en lui, l’homme libéré de l’ignorance et de la violence. N’est-ce pas que,
selon Spinoza, l’homme doit à la connaissance sa satisfaction et son
épanouissement spirituel ?
Spinoza n’hésite pas à critiquer les moralistes qui condamnent les
passions, sans chercher à les comprendre. Il juge d’ailleurs la morale
impuissante à comprendre, et qui ne se ressource que dans « l’espoir d’une
récompense autre que la vie vertueuse elle-même »68. Pour lui, il convenait
d’appréhender et de comprendre les passions sans pour autant s’y soumettre.
C’est en cela que l’éthique spinoziste se démarque de la morale et la liberté de
la servitude. La morale selon lui se rapporte au jugement divin, au bien et au
mal. L’éthique de Spinoza renverse l’ordre des systèmes puisque cette dernière
se rapporte aux modes d’existence. Le philosophe hollandais s’attaque en effet
aux jugements de valeurs qu’il trouve illusoire et ignorante. Ainsi, la
conscience morale ignore la Nature, et à ce titre ses actions ne sont rien
d’autres que de l’obéissance. D’ailleurs, la loi morale, poursuit notre penseur,
ne nous livre aucune connaissance particulière. C’est dans cette optique qu’il
dénonce « l’esclave, le tyran et le prêtre (…) trinité moraliste. »69
Que Spinoza accorde une valeur singulière aux passions, cela
peut se comprendre, que son éthique se distingue de la morale, c’est une chose,
mais que la morale soit dépourvue de connaissance, nous avons du mal à
accepter cette position. D’ailleurs, nous nous plaçons en porte-à-faux contre
Vinciguerra, Philosophie, Prismes, Les textes essentiels, Hachette, Paris, 2002, p.148.
69
Ibidem, p.151.
68
- 98 -
cette vision spinoziste car on ne peut limiter la morale au simple niveau de
devoir. Est-ce de la morale chrétienne que s’attaque-t-il finalement ?
C’est ici encore le rôle principiel de la connaissance et la valeur dans la
philosophie spinoziste de la théorie de la connaissance (la gnoséologie) pour le
salut et le bonheur de l’homme. Comment envisager le rapport de l’éthique
d’avec l’ontologie ?
II.2.2. De l’ontologie à l’éthique
Gilles Deleuze commentant Spinoza dans son œuvre Spinoza,
philosophie pratique, s’interroge pourquoi une ontologie pouvait être nommée
Ethique. Il était persuadé que l’éthique constitue très exactement une science
pratique des manières d’être qui se démarque de la morale. Si pour lui, Spinoza
avait trouvé bon de défendre l’idée de « Deus sive Natura », récusant du reste
l’existence d’un Dieu moral, créateur et transcendant, le philosophe hollandais
s’est voulu avant tout le chantre du panthéisme. Selon le commentaire de
Deleuze, sa vision dénonce la « conscience », les « valeurs » et les « passions
tristes ». C’est cette vision qui lui a valu la triptyque image de matérialiste,
d’immoraliste et d’athéiste.
Deleuze n’a eu cesse de donner une justification à ces images
dévaluantes dans son commentaire. Ainsi, il parle
de la première image
retenue de Spinoza qui est matérialiste : c’est de la dévaluation de la
conscience (au profit de la pensée) qu’il s’agit bien ici et Deleuze y traite des
différentes implications des dénonciations spinozistes. Il juge Spinoza
matérialiste en raison du renversement du principe classique de la morale
comme œuvre d’oppression et de domination des passions par la conscience.
Ainsi, par exemple, l’éthique spinoziste envisage l’action et la passion de
façon simultanée dans le corps et de l’âme. En fait, c’est par la connaissance
des puissances du corps qu’on parvient à appréhender la connaissance des
puissances de l’esprit.
En clair, pour Deleuze, Spinoza pense que la conscience est par nature
l’expression de l’illusion dans la mesure où elle ignore les causes et les natures
- 99 -
et justifie parfois l’explication dans l’angoisse et le malheur, par le
renversement de l’ordre des choses, l’illusion des causes finales et l’illusion
des décrets libres. Cela s’explique notamment par le fait que la conscience
s’imagine impuissante devant un Dieu doté d’entendement et de volonté, et qui
opère à travers les causes finales ou décrets libres, face à l’homme qui ne vit
que de la gloire divine et ses châtiments. C’est cela qui est invoqué dans
Spinoza, philosophie pratique, en parlant de conscience dépendante de la triple
illusion qui la constitue, c’est-à-dire l’illusion de la finalité, l’illusion de la
liberté, et l’illusion théologique ; Deleuze peut alors reprendre
de façon
imaginée que la conscience est seulement un rêve sans sommeil préalable. Il
cite donc Spinoza : « Ainsi croit le bébé aspirer librement au lait, et l’enfant
en colère vouloir la vengeance, et le peureux la fuite. L’homme ivre,
ensuite, croit que c’est un libre décret de l’Esprit qu’il dit ce que, redevenu
sobre, il voudrait avoir tu (Sic infans, se lac liberè appetere credit, se ex
libero Mentis decreto ea loqui, quae postea sobrius vellet tacuisse) »70.
Ensuite, la seconde image donnée à Spinoza le fait passer pour un
immoraliste. En effet, Deleuze pense que Spinoza a dû dévaloriser les valeurs
morales telles le bien et le mal au profit du bon et du mauvais. C’est donc de
par son analyse critique de la religion qu’il juge Spinoza immoraliste. Spinoza
part de l’exemple d’Adam et Eve lorsqu’il lui est défendu de consommer le
fruit. « Tu ne mangeras pas le fruit ». A en croire Deleuze, c’est par ce
qu’Adam ignore les causes qu’il croit que Dieu lui interdit moralement quelque
chose tandis que Dieu lui révèle les conséquences de la consommation de fruit.
Spinoza peut alors écrire : « C’est pourquoi c’est au regard du seul Adam et
en raison seulement du défaut de sa connaissance que cette révélation fut
une loi et que Dieu fut comme un législateur et un prince (Quare illa
revelatio respectu solius Adami et propter solum defectum ejus cognitionis lex
fuit, Deusque quasi legislator aut princeps) ». 71
70
Ethique, Troisième Partie, Proposition II, scolie, p.211, et cité in Spinoza, philosophie pratique de Deleuze,
éditions de minuit, Paris, 1971.
71
Spinoza, Traité théologico-politique (Œuvres III), Chapitre IV, PUF, Paris, 1999, p.195.
- 100 -
Bon et mauvais sont donc ce qui convient avec notre nature et ce qui ne
convient pas. Ils qualifient deux modes d’existence immanents, qui se
substituent à la Morale, laquelle se rapporte toujours l’existence à des valeurs
transcendantes. La morale, c’est le jugement de Dieu et son système. En
revanche, l’éthique spinoziste prend le revers du système de jugement. Pour
ainsi dire, à l’opposition des valeurs morales (bien/mal), se substitue la
différence qualitative des modes d’existence (bon-mauvais). D’où l’illusion des
valeurs est liée à l’illusion de la conscience, laquelle conscience est ignorante
de l’ordre des causes et des lois et des leurs compositions. Parce que la loi
morale n’apporte pas la connaissance, Spinoza pense que le problème de la
théologie réside dans la confusion pratique qu’elle inspire, en posant comme
bases pour la connaissance les données de l’Ecriture. D’ailleurs, en concevant
l’hypothèse d’un Dieu moral, créateur et transcendant, il se pose une confusion
qui compromet l’ontologie. On peut alors lire chez Deleuze que << La loi,
c’est toujours l’instance transcendante qui détermine l’opposition des
valeurs Bien – Mal, mais la connaissance, c’est toujours la puissance
immanente qui détermine la différence qualitative des modes d’existence
bon – mauvais. >>72
Enfin, Deleuze parle de la dévalorisation de toutes les « passions
tristes » au profit de la joie, en traitant Spinoza d’athée. Il révèle la
dénonciation spinoziste de la trinité morale de l’esclave (l’homme aux passions
tristes), le tyran (l’homme qui exploite les passions tristes, pour légitimer son
pouvoir) et le prêtre (l’homme qui s’attriste sur la condition humaine et les
passions de l’homme).
La passion triste constitue donc un complexe réunissant à la fois les
désirs, le trouble de l’âme, la cupidité et la superstition. C’est le lieu de
remarquer que l’Ethique de Spinoza fait une analyse du ressentiment humain
dont le bonheur représente une offense et la passion, une sorte de misère ou
l’impuissance, en citant l’exemple du tyran. On voit bien chez notre philosophe
72
Deleuze, Spinoza, philosophie pratique, éditions de minuit, Paris, 1971, p.37.
- 101 -
une philosophie de la vie, la vie marquée du sceau des illusions de notre
conscience, du bien et du mal, et l’enchaînement des passions (haine,
moquerie, vengeance…), passions qu’il retrouve même dans le moindre de
l’espoir et de la sécurité. C’est pourquoi, il propose l’amour et l’expression de
la liberté.
Cette critique des passions tristes est enracinée dans la théorie des
affections. Selon Deleuze, la considération des genres implique une morale
alors que l’Ethique est une éthologie qui croit en l’affection des actions et des
passions. D’ailleurs, l’apanage de la passion consiste à conduire notre pouvoir
d’être affecté à travers la séparation de notre puissance d’agir. Ainsi, pour
Deleuze, c’est la théorie des affections qui donne sens au statut des passions
tristes. A travers elles, nous sommes démarqués de notre puissance d’agir,
laissés pour compte des sbires de la superstition, et donc aux mystifications du
tyran. L’Ethique est pour ainsi dire une éthique de la joie, car la joie nous
rapproche de l’action et de la béatitude. C’est la Raison pour laquelle l’éthique
s’exprime dans l’immanence.
II.2.3. Béatitude et salut : possibilité de l’éthique spinoziste
Spinoza n’accepte pas l’idée de la mort car il n’entend pas l’envisager
sous l’angle de l’imagination et de la passion. Le salut chez lui consiste à
affirmer notre être à un niveau, à nous affirmer par l’exercice de notre
entendement. L’entendement nous permet de nous placer au niveau de la
vérité, au niveau de l’Etre absolu où la mort n’a plus de sens. Par
compréhension de l’entendement des causes qui nous font souffrir,
l’entendement affirme sa puissance intellectuelle. Le Dieu de Spinoza désigne
bien la nature en sa totalité, l’Etre auquel rien ne peut arriver puisqu’il n’y a
rien d’extérieur à lui. Si par la pensée l’on se fonds en elle par l’amour
intellectuel, l’on devient comme elle indestructible et peut-être « éternel ».
Le désir constitue lui-même comme « bien » ce qu’il poursuit et comme
« mal » ce qu’il fuit, en ce sens il devient désir de puissance (comme existence
et activité) et s’appréhende comme joie quand elle se saisit comme
- 102 -
accroissement. Tristesse et joie, les deux formes essentielles du désir et tous les
affects qui en découlent constituent des modalités. Ainsi en revanche, la joie
étant seule bonne, le désir devient mouvement vers le sentiment d’être se
saisissant comme puissance, accord avec soi-même, et de cette façon joie.
C’est cette plénitude qu’est la joie nommée « béatitude » lorsqu’elle atteint,
par la connaissance du second et du troisième genre, à un état de liberté et
d’indépendance, désigné sous le terme de « salut ».
Nous pouvons noter que la causalité adéquate et la liberté sont à la fois
les manifestations de cette libre indépendance. L’individu éprouve alors
comme une « joie souveraine et permanente » et il l’exprime de façon concrète
qu’il jouit d’une « certaine espèce d’éternité ». Ainsi, la connaissance du
troisième genre la saisit comme un évènement dont la nouveauté et la radicalité
conduiraient à une nouvelle naissance : l’on croirait comme si l’éternité
débutait et comme si elle disposait de toutes les manifestations parfaites de
l’amour. De cette façon, l’ « amour intellectuel de Dieu » peut être désigné
comme le rapport libéré de l’individu à lui-même et au monde.
De l’éthique de la joie, notre philosophe suggère la réalisation de la
perfection. Mais alors une préoccupation majeure s’impose : comment une
éthique de la liberté et du bonheur peut-elle s’avérer possible dans un système
naturaliste et déterministe ?
Un paradoxe évident se dégage : il est vrai que, pour Spinoza, la morale
ne consiste guère à poursuivre des valeurs transcendantes qui ne sauraient être
ni extraites de la Nature, ni atteintes à partir d’elles. Raison pour laquelle
l’éthique vise à la réalisation véritable de la Nature et de l’homme. Ainsi, si le
souverain bien est la béatitude, c’est que le Désir poursuit la joie depuis la
racine. Ce qui conduit Spinoza à indiquer que la perfection, loin d’être un idéal
transcendant, exprime la réalité elle-même.
Finalement, c’est le déploiement des affects actifs et de la connaissance
du troisième genre, qui conduit à la béatitude, c’est-à-dire au désir comme
contentement de soi, comme indépendance et liberté. L’éthique, consistant à
opter pour le choix de la liberté contre la servitude se construit pour ainsi dire
- 103 -
dans la seule immanence puisque ce sont là deux voies possibles inscrites dans
la nature même de l’homme comme désir. En revanche, seule la voie de la
liberté réalise la nature du désir de façon authentique, et exprimant
l’adéquation à soi-même, le « repos en soi-même », selon le terme du
philosophe, comme le sentiment d’être. On peut alors voir que l’éthique
exprime l’homme lui-même comme désir et connaissance. Mais peut-il se
libérer de ses chaînes ?
II.3. Se libérer par la connaissance : De la raison à la béatitude
L’homme constitue un fragment de la totalité dans les chaînes causales
avant de se libérer par la connaissance, il n’est qu’un simple ignorant et serf,
esclave d’affection qu’il ne parvient pas à contrôler. Il flotte au gré de ses
passions, passif et asservi. Dans le flot des forces extérieures, il vit seulement
au hasard, sous le fardeau des forces aveugles. C’est cela la servitude de
l’homme qui vit sous le régime de la passion. Or, c’est la tristesse et son
cortège de sombres affections qu’expérimente trop souvent qui vit enchaîné.
D’ailleurs dans le livre III de l’Ethique, Spinoza fait une description de passion
triste. Pour lui, la tristesse, la haine et la colère, conduisent à l’impuissance de
l’homme et sont des mauvaises passions. Elles expriment une sorte de
négativité sur nous-mêmes, nos actes et sur notre vie. Or déprécier est négatif
dans la vision spinoziste.
On le voit, avec Spinoza la sagesse et l’expression de la vie avec la
pensée, en considérant que la vie est pleine de pensée. Etre sage, c’est pouvoir
lutter contre l’ignorance, c’est maîtriser ses passions, c’est se garder de se
laisser aller à l’égoïsme tyrannique qui ramène tout à lui en se mettant en
colère devant les obstacles de l’existence. Quand un homme vient ainsi à savoir
et à se maîtriser, il fait émerger l’homme profond qu’il y a en lui, c’est-à-dire
l’homme délivré de l’ignorance et de la violence. Toutefois, la sagesse ne
s’arrête pas là. Car le terme amour utilisé dans la réflexion philosophique
montre que le savoir, comme la maîtrise dont elle fait preuve, sont d’une
- 104 -
connotation singulière ; ils se caractérisent par l’absence de prétention dans le
savoir.
Au niveau de la maîtrise de soi, on peut comprendre que celle-ci est une
ouverture face au relâchement, l’absence criarde de passion, c’est-à-dire,
l’indifférence qui relève de la violence. Platon (428-348 av. J.- C.), dans La
République, a pris soin de rappeler que la maîtrise de soi est l’harmonie avec
soi et non dictature sur soi. Spinoza, lui, indiquait dans l’Ethique que l’on n’est
vertueux quand on a tué en soi toute passion. En revanche, à chaque fois que
l’on est heureux, on parvient à la maîtrise des passions car le frustré nourrit
toujours de mauvaises pensées, alors que l’homme joyeux, très comblé, n’en a
aucune.
Spinoza écrivait au deuxième chapitre, paragraphe V du Traité
politique « Je l’avoue, les désirs qui ne proviennent pas de la raison sont
plutôt des passions que des actions humaines. Mais puisque nous traitons
ici de la puissance universelle de la nature (c’est-à-dire de son droit), nous
ne pouvons reconnaître aucune différence entre les désirs qui proviennent
de la raison et ceux que d’autres causes engendrent en nous : car les uns et
les autres sont des effets de la nature et mettent en œuvre la force naturelle
par laquelle l’homme s’efforce de persévérer dans son être (Verum quia
hîcde naturae universelle potentiâ, seu jure agimus, nullam hîc agnoscere
possumus differentiam inter cupiditates, quae ex ratione, & inter illas, quae ex
aliis causis in nobis ingenerantur : quandoquidem tam hae, quâ homo in suo
esse perseverare conatur). »73 En revanche, dans un premier, une puissance
mal gérée par la raison engendre l’empire des passions, principe de servitude.
Et dans un second temps, « personne ne naît raisonnable ». Le livre IV de
l’Ethique semble être particulièrement le lieu de la fondation de la raison peut
être à l’usage d’un seul, son mouvement convoque la communauté toute entière
comme cité et, à raison, celui qui la gouverne (statut de la souveraineté). De
par cette éthique conçue par une légitimité de la raison en acte, le corps
73
Spinoza, Traité politique, Chapitre II, § V, Editions Répliques, Traduction par Pierre-François Moreau et Renée
Bouveresse, Paris, 1979, p.19.
- 105 -
n’entretient pas moins une puissance, comme résistance, comme puissance de
la nature. Peut-on alors élaborer une maîtrise des passions, comprenant ces
passions, tout autant que la raison, comme une puissance de la nature ? Dans
quelle mesure peut-on acquérir cette raison, puisqu’elle n’est pas innée et
pourtant naturelle ? Quelle est la spécificité du droit naturel spinoziste dans le
conservatisme recherché ? Sous quelle
bannière peut-on fonder une
souveraineté, par le respect de la puissance, par l’ordination de la raison dans
sa gestion des conduites individuelles et collectives ? Questions auxquelles la
philosophie spinoziste tente d’apporter des réponses.
La raison toujours susceptible de faire par elle-même au moins aussi
bien que la passion, ramène les désirs à la vérité consciente de notre conatus
essentiel et débouche sur un portrait de l’homme libre. Parce que l’homme
n’est pas comme « un empire dans un empire (veluti imperium in imperio,
concipere videntur) »74, le premier mouvement au profit de l’âme et de son
activité indique comment la raison à partir de cette vie dissocie les liaisons
passionnelles et fait gagner le triomphe de son ordre. Toutes les solutions qui
éliminent en partie les passions les réduisent à ne constituer que la moindre
partie de notre âme. Ils culminent avec l’amour de Dieu, un Dieu qui désigne la
plus universelle des notions communes et qui ne saurait nous aimer.
Le second mouvement, dans la possibilité de léguer à la connaissance
du troisième genre sa signification morale, entend exprimer l’apogée du
spinozisme. C’est l’expression de l’essence d’un corps singulier avec une sorte
d’éternité, l’âme expérimente son éternité et se ressaisit consciemment dans sa
relation directe à Dieu. Parce que Dieu est la nature, la nature naturante n’est
pas la nature naturée et Dieu cause libre est un Dieu, qui s’aime lui-même et
qui éprouve de l’amour pour les hommes. Amour, béatitude, gloire : ces
notions théologiques retrouvent chez Spinoza avec la connaissance du
troisième genre une valeur philosophique. En dehors de son épanouissement
dans le troisième genre de connaissance le moment de la raison se suffit à lui-
74
Ethique, Troisième Partie, Préface, Editions du Seuil, Paris, 1988, p.199.
- 106 -
même ; ainsi, grâce au monisme du conatus, la limitation des appétits sensuels
n’est pas une répression préalable à une béatitude promise, mais l’effet naturel
et comme l’envers d’une activité intellectuelle qui se déploie, exprime le salut
par la connaissance.
Pour ainsi dire, l’homme se réalise en accédant à la connaissance : celle
de ses affections, des enchaînements et des causes et celle de Dieu. Par la
connaissance de soi, il mène l’existence selon la vertu qui est réalisation de soimême et joie. Etre vertueux, c’est bien agir et bien vivre. La tristesse étant
toujours mauvaise, la joie est bonne, elle est augmentation de notre puissance
d’agir.
II.4. Ethique et philosophie
On pourrait se demander s’il y a une religiosité inhérente à la
philosophie de Spinoza où on peut découvrir une forme de spiritualité. Cette
spiritualité spinoziste pourrait résider dans la jouissance que la contemplation
au sage de la substance divine (ou Nature) dans le cadre d’une union
intellectuelle. Ce type d’union que la connaissance du troisième genre, du reste
intuitive pourrait aboutir à ce que Spinoza désigne « amour intellectuel de
Dieu ».
La philosophie de Spinoza n’est pas uniquement orientée vers la seule
contemplation. Pour accéder à la connaissance, il convient d’adopter un certain
mode de vie qui conduit l’éthique à se conformer à la méditation et la
réflexion, et en retour à la connaissance du vrai. C’est donc par la connaissance
et la vertu, que le sage s’unit à Dieu et c’est cette union qui lui procure une
expérience spirituelle.
L’éthique spinoziste s’inscrit dans un réalisme et une philosophie de
l’immanence. Elle exprime également la négation de toute transcendance des
valeurs, étant entendu que le mal et le péché sont des valeurs morales
traditionnelles.
- 107 -
Au-delà de ce rejet la morale traditionnelle, la morale spinoziste dite
concrète désigne une doctrine affirmative de la vertu, c’est-à-dire l’affirmation
de soi et dans la joie. Cette morale concrète spinoziste se démarque de la
valorisation chrétienne de la mort et condamne toute éthique qui découle de la
crainte et de l’obéissance.
Retenons que la vertu définie comme le bonheur désigne son propre
fondement, et l’homme libre fuit l’ignorance et les ignorants. Pour réaliser ce
bien, il est nécessaire de développer une philosophie morale qui indique à
chacun comment bien orienter ses actions dans ses rapports avec autrui.
Nous pouvons noter que l’exercice de la raison obéit à plusieurs
modalités telles que nous avons sus-indiqués. Nous savons que pour Spinoza,
la raison nous conduit à une liberté de la pensée et de l’épanouissement de
l’esprit. C’est pour cela qu’il s’est fait critique de la religion.
- 108 -
DEUXIEME PARTIE : CRITIQUE
SPINOZISTE DE LA THEOLOGIE
- 109 -
C’est principalement autour de la notion de Dieu que Spinoza semble
fonder sa philosophie rationaliste, qui est en fait une critique de la religion. Il
nous faut d’abord expliquer ce qu’on entend par Dieu.
Du latin deus, Dieu est le nom du dieu unique et prend des formes
extrêmement variées suivant les religions dont le point commun est que Dieu
est créateur, donc supérieur et plus puissant que l’homme.
Pour la religion judéo-chrétienne, Dieu représente l’Etre suprême,
transcendant, unique et créateur du monde. Ses principaux attributs : infinité,
omniprésence,
omnipotence,
omniscience,
immuabilité,
immatérialité,
perfection, universalité, sagesse, justice, bonté…Dieu a établi les lois générales
qui gouvernent le monde, mais peut intervenir y en dérogeant par des miracles.
Pour les philosophes, Dieu est un principe abstrait que la raison, sous la
forme du discours philosophique, tente de comprendre. Chaque philosophe
insiste sur tels ou tels attributs de son Dieu en fonction de la thèse qu’il entend
défendre.
Le Dieu des philosophes représente en général la cause première de
l’univers et la perfection. Il ne détient son existence d’aucune autre source que
lui-même. Il n’est donc la résultante d’aucune révélation ni d’aucun acte de foi.
Tandis que dans la religion l’idée de Dieu est une intuition, donnée à l’homme
par Dieu lui-même, ou une révélation, bien de penseurs ont essayé d’apporter
des preuves logiques de son existence.
Spinoza, on le sait, pense Dieu comme nature. On pourrait penser qu’il
naturalise le Dieu des théologiens. C’est ce que nous allons voir dans l’analyse
qui suivra.
- 110 -
CHAPITRE III. : DE LA NATURALISATION DE DIEU ET DE
LA LIBERTE DE PHILOSOPHER
III.1. La question de Dieu résolue par la raison
La position spinoziste concernant la question de Dieu, est-il nécessaire
de le rappeler, est sans ambiguïté. Pour lui, en effet, Dieu ne saurait être un être
personnel, et l’anthropomorphisme et la croyance aux causes finales demeurent
de pures illusions : « la volonté de Dieu, c’est-à-dire dans l’asile de
l’ignorance (donec ad Dei voluntatem, hoc est, ignorantiae asylum
confugeris). »75 Dans la vision panthéiste de Spinoza, Dieu ou la Nature
constitue l’unique substance, éternelle et infinie, qui dispose d’une infinité
d’attributs dont seules la pensée et l’étendue nous sont réellement connues. Les
affections ou parties de cette substance sont les modes. Le monde constitue
pour ainsi dire l’ensemble des modes finis de cette substance infinie. De toute
évidence dans la vision spinoziste, tout ce qui existe résulte de la nécessité de
la nature divine, de l’enchaînement naturel des causes et des effets. C’est cette
vision qui fait concevoir justement le déterminisme : « Il n’ y a rien (donné)
dans la nature… (Nihil in naturâ datur…) »76 On peut dire que l’âme et le
corps ne constituent pas des substances distinctes, car l’âme est l’idée du corps,
et tout ce qui forme l’idée dans l’âme exprime la détermination.
Spinoza part de l’analyse de Dieu qu’il ne distingue pas de la Nature.
Pour lui, en effet, Dieu est l’Etre le plus parfait et se conçoit comme la Nature
même. Il représente l’unique substance et la Nature absolument infinie en
dehors de laquelle nihil n’est possible. On peut comprendre pourquoi il
s’empressait d’indiquer que « A part Dieu, il ne peut y avoir ni se concevoir
de substance (Praeter Deum nulla dari, neque concipi potest substantia)»77 Il
75
Ethique, Première Partie, Appendice, Editions du Seuil, Traduction par Bernard Pautrat, Paris, 1988, p.87
76
Ethique, Cinquième Partie, Proposition XXXVII, p.531.
77
Ethique, Première Partie, Proposition XIV, p.37.
- 111 -
entend par substance « ce qui est en soi, et se conçoit par soi : c’est-à-dire, ce
dont le concept n’a pas besoin du concept d’autre chose, d’où il faille le
former (quod in se est, & per se concipitur : hoc est id, cujus conceptus non
indiget conceptu alterius rei, à quo formari debeat) »78 Dieu constitue pour
ainsi dire l’unique substance, cause de soi et éternel. La définition VI paraît
expliciter davantage l’idée de Dieu : « Par Dieu, j’entends un étant
absolument infini, c’est-à-dire une substance consistant en une infinité
d’attributs, dont chacun exprime une essence éternelle et infinie (Per Deum
intelligo ens absolutè infinitum, hoc est, substantiam constantem infinitis
attributis,
quorum
79
exprimit). »
unumquodque
aeternam,
&
infinitam
essentiam
Il est évident que pour notre penseur, la pensée et l’étendue
restent les deux attributs qui nous sont connus, alors que Dieu, lui possède une
infinité d’attributs.
On le voit, Dieu en tant que l’unique substance, toutes les autres choses
sont en lui. C’est dans cette optique que Spinoza a pu écrire ceci : « Dieu est
cause immanente et non transitive en tant qu’il agit en lui et non hors de
lui, puisque rien n’existe hors de lui. »80 Au demeurant, Dieu produit
nécessairement toutes les autres choses qui sont ses modes, ses affections et ses
attributs. Ainsi, « De la nécessité de la nature divine doivent suivre en une
infinité de choses d’une infinité de manières (c’est-à-dire tout ce qui peut
tomber sous un intellect infini) (Ex necessitate divinae naturae, infinita
infinitis modis (hoc est, omnia, quae sub intellectum infinitum cadere possunt)
sequi debent). »81 Il en ressort que Dieu est cause de toutes choses au même
sens où il est cause de soi, et la puissance de Dieu constitue son essence même.
Aussi, Matheron entame-t-il l’analyse de la substance dans l’Ethique, à
partir des 15 premières propositions qui définissent justement la substance
indépendamment de ses modes. L’auteur s’attèle à une analyse méticuleuse des
78
79
Ibid., Première Partie, Définitions III, p.15.
Idem, Définitions VI, p.15.
80
Spinoza, Court traité, 1ère Partie, Chapitre III, § 3, in Œuvres I, Flammarion, Paris, 1965, p.65.
81
Ethique, Première Partie, Proposition XVI, p.45.
- 112 -
différentes propositions du premier livre de l’Ethique. On en retient selon que
nous avons une idée vraie, claire et distincte de la substance qui existe
nécessairement en soi. Toute substance quel que soit son rapport à un attribut
garde nécessairement son infinité. Il arrive ainsi à l’idée que nous formons
l’idée claire et distincte de Dieu : substance absolument infinie, c’est-à-dire
consistant en une infinité d’attributs dont chacun exprime une essence éternelle
et infinie.
Par rapport à l’Etre, l’auteur fait savoir que seule existe concrètement la
totalité auto-productrice, naturante et naturée à la fois, qui s’articule en une
infinité de totalités singulières dont chacune selon la richesse de son essence,
participe de l’unique naturant universelle. Il est clair que Dieu n’est pas
extérieur à l’individu infini. Pas davantage aux individus finis ; il les fait être et
les fait comprendre.
Matheron ressort ici la problématique majeure : l’individu s’efforce de
persévérer dans son être. Et son effort pour se conserver ne se distingue pas de
son essence actuelle. L’essence de l’individu tend nécessairement à s’actualiser
continuellement, à se réactualiser à chaque instant. Il apparaît pour ainsi dire
que le conatus d’une chose est le prolongement dans la durée, de sa vis
existendi éternelle. Il en ressort donc qu’un être qui ne cherche pas à persévérer
dans son être n’est pas un véritable individu.
Finalement, l’auteur parvient à l’idée que le conatus fonde le Droit
Naturel. Comment comprendre cela ? L’auteur montre que Dieu constitue, pour
Spinoza, le socle de toute valeur. Ce Dieu, cause unique de toutes choses
dispose de tous les droits. En revanche, le Dieu spinoziste se confond avec
l’auto-productivité interne de chaque réalité individuelle, avec le cachet
naturant du tout et des totalités partielles qui le composent. D’où toute action
d’un individu est de cette façon validée. Cette façon de penser, note bien
l’auteur, récuse nécessairement des normes transcendantes (par la vision d’un
nihilisme moral), pour n’envisager que la norme immanente. A en croire
l’auteur donc, chaque être a autant de droit qu’il a de jouissance pour
- 113 -
persévérer dans son être, car cette puissance mesure justement son degré de
participation au divin.
On peut le constater, pour Spinoza, il existe un droit absolu pour la
substance, un droit relatif et limité pour les individus finis. Il est donc naturel
que les gros poissons mangent les petits. Deus quatenus, le panthéisme
justifiant ainsi l’individualisme éthique.
De la sorte, il n’est qu’une substance nécessairement active,
dynamique, nécessairement accoucheuse de ses effets. De cette vision, Spinoza
s’oppose aux thèses selon lesquelles Dieu est un Dieu initiateur,
anthropomorphique, qui pourrait ne pas créer ce qu’il a crée et n’a pas crée tout
ce qu’il aurait pu créer. Pour cette vision anthropomorphique d’un Dieu
créateur du monde, le monde aurait pu ne pas exister, d’une part, et de l’autre,
le monde pourrait se révéler différent de ce qu’il est. Ces thèses reposent sur la
pensée selon laquelle Dieu dispose d’une liberté de ne pas faire ce qui est dans
l’exercice de son pouvoir, en fait, ce qui constitue sa liberté et sur l’attribution
à Dieu d’un libre-arbitre, d’une volonté et d’une intelligence semblables à la
volonté et à l’intelligence humaine.
En revanche, selon Spinoza, l’entendement et la volonté ne sont pas
l’apanage de la nature de Dieu ; et si l’on continue par habitude de langage à
parler d’intelligence et de volonté en Dieu, il faut bien prendre garde que « si à
l’essence éternelle de Dieu appartiennent intellect et volonté, il faut à coup
sûr entendre par l’un et l’autre attribut tout autre chose que ce que les
hommes, d’ordinaire, entendent vulgairement par là. Car l’intellect et la
volonté qui constitueraient l’essence de Dieu devraient différer de notre
intellect et de notre volonté de toute l’étendue du ciel, et ne pourraient
avoir avec eux, d’autre convenance que de nom : pas autrement qu’il y a
convenance entre le chien, signe céleste, et le chien, animal aboyant.»82
L’on comprend donc ici pourquoi Spinoza s’attaque à la conception d’un Dieu
créateur à laquelle oppose pour ainsi dire la nécessité de la production divine.
82
Ethique, Première Partie, Proposition XVII, scolie, p.49.
- 114 -
Son objectif, en effet, est de brimer la volonté, l’entendement, en un mot
l’anthropomorphisme qui recouvre la conception cartésienne de Dieu. On peut
alors lire l’affirmation de la position de Spinoza : « De la suprême puissance
de Dieu, autrement dit de sa nature infinie, une infinité de choses d’une
infinité de manières, c’est-à-dire tout, a nécessairement découlé, ou bien en
suit avec toujours la même nécessité, de la même manière que de la nature
du triangle, de toute éternité et pour l’éternité, il suit que ses trois angles
sont égaux à deux droits. »83 Il convient d’indiquer ici que notre philosophe
achève de justifier sa façon de concevoir Dieu en expliquant les erreurs
commises par d’autres au sujet de Dieu. En effet, son Dieu est sans passion,
étant sans imperfection ; il est libre et ne poursuit aucune fin ; il n’attend rien
de l’homme, ne fait aucune demande de sacrifice ; loin d’être un seigneur qui
nous commande d’obéir à sa loi, on peut le servir étant soi-même le plus qu’on
peut, en augmentant l’aptitude de son corps à affecter d’autres corps et à être
affecté par eux, en connaissant par leurs causes le plus de choses possibles.
Dans ce Dieu qui ne veut pas qu’on tremble devant lui, ni qu’on s’étonne de
ses œuvres, l’on a du mal à reconnaître un « Jéhovah », qui opère des miracles.
Pour ce faire, nous ne saurons concevoir un ordre autre plus parfait que
celui produit par Dieu, car « les choses ont été produites par Dieu avec la
suprême perfection : puisque c’est de la plus parfaite nature qui soit
qu’elles ont suivi nécessairement (res summâ perfectione à Deo fuisse
productas : quandoquidem ex datâ perfectissimâ naturâ necessario secutae
sunt). »84 Ainsi, Spinoza nous fait découvrir le monde imparfait eu égard au
déficit de connaissance en nous. Cette vision singulière nous renvoie
directement à une affirmation du déterminisme universel. Comment cela
s’explique-t-il chez Spinoza ?
Dans sa philosophie, tout ce qui se fait dans la nature se fait selon le
respect d’un ordre éternel et des lois déterminées, de la nature et « dans la
nature des choses il n’ y a rien de contingent, mais tout y est déterminé,
83
84
Ethique, Première Partie, Proposition XVII, scolie, p.49.
Ibid., Proposition XXXIII, scolie II, p.73.
- 115 -
par la nécessité de la nature divine, à exister et opérer d’une manière
précise. »85 N’est-ce pas une façon de mettre en lumière la question de la
liberté divine ?
Abordant cette question, Spinoza s’est montré très distant par rapport à
la pensée cartésienne. Il indique en substance que la liberté en Dieu n’est pas la
résultante d’une volonté, qu’elle n’est pas non plus une volonté libre, mais la
liberté réside en Dieu développant sa propre nature. On le comprend mieux
lorsqu’il note ici : « Toute chose, dis-je, est en Dieu, et tout ce qui se fait se
fait par les seules lois de la nature infinie de Dieu, et suit de la nécessité de
son essence (Omnia, inquam, in Deo sunt, & omia, quae fiunt, per solas leges
infinitae Dei naturae fiunt, & ex necessitate ejus essentiae (ut mox
ostendam) »86 On le voit, pour lui, Dieu existe par nécessité et produit
nécessairement toutes les choses non imposées de façon extérieure, dans la
mesure où rien ne lui est extérieure ; tout est pour ainsi dire en Dieu, « Sans
Dieu rien ne peut être ni se concevoir, mais que tout est en Dieu ; il ne peut
rien donc rien y avoir, hormis lui, qui le détermine ou le force à agir, et
par suite Dieu agit par les seules lois de sa nature, et forcé par personne
(sed omnia in Deo esse ; quare nihil extra ipsum esse protest, à quo ad
agendum determinetur, ver cogatur, atque adeo Deus ex solis suae naturae
legibus, & à nemine coactus agit.»87 On peut dès lors constater que la nécessité
est intérieure à Dieu et fonde sa liberté. D’ailleurs, «Est dite libre la chose,
nous dit Spinoza, qui existe par la seule nécessité de sa nature, et se
détermine par soi seule à agir. »88 Pour Spinoza, la liberté ne consiste point
dans un libre décret de la volonté à la manière cartésienne, mais dans une
« libre nécessité ». Parce que son mouvement est déterminé par une cause
extérieure, la pierre par exemple n’est pas libre. Seul Dieu est libre, en ce qu’il
« agit par les seules lois de sa nature, forcé par personne (Deus ex solis suae
85
86
87
88
Ibid., Première Partie, Proposition XXIX, p.65.
Ibid., Première Partie, Proposition XV, scolie, p.45.
Ibid, Première Partie, Proposition XVII, Démonstration, p.47.
Ethique, Première Partie, Définitions VII, p.17.
- 116 -
naturae legibus, à nemine coactus agit). »89 Comment comprendre alors la
liberté de l’homme à ce niveau ? Comment Spinoza l’envisage-t-elle ?
Notre philosophe soutient que toutes les choses existent en Dieu seul ou
la Nature. Il s’agit d’une substance et ses modes, les modes étant les affections
des attributs de Dieu. L’homme ne serait de cette façon qu’un mode de la
substance divine, une partie de la Nature. Il est conçu comme une modification
de l’attribut étendue et pensée. En revanche, il est à noter que ce qui constitue
fondamentalement l’être d’une âme, est une idée, et l’objet de cette idée est le
corps. De cette façon, l’âme constitue l’idée du corps.
Dès lors, l’âme humaine, parce que partie de la Nature, se retrouve
soumise au déterminisme universel. Ce qui fait dire à Spinoza que « dans
l’Esprit nulle volonté n’est absolue, autrement dit libre ; mais l’Esprit est
déterminé à vouloir ceci ou cela par une cause, qui elle aussi est
déterminée par une autre, et celle-ci à son tour par une autre, et ainsi à
l’infini.»90 Il est clair qu’il n’y a ainsi en l’âme humaine aucune liberté
entendue comme volonté libre. Il peut alors écrire encore que « les hommes se
trompent en ce qu’ils se pensent libres, opinion qui consiste seulement en
ceci, qu’ils ont conscients de leurs actions, et ignorants des causes qui les
déterminent. Donc cette idée qu’ils ont de leur liberté vient de ce qu’ils ne
connaissent aucune cause à leurs actions. »91
En revanche, nous pouvons noter que le mode porte en lui une essence
particulière, conçue comme une puissance, comme conatus, c’est-à-dire effort
d’une chose à persévérer dans son être. D’où la liberté pour ce faire, consiste
non dans une libre volonté, mais dans le déploiement de sa propre nature. Cela
dit, c’est lorsque la puissance d’action parvient à son paroxysme que nous
sommes libres. La vertu elle-même, consiste dans la puissance de l’homme,
dans l’effort pour persévérer dans son être ; et ainsi la vertu doit trouver ce qui
est de l’ordre de l’utile à la conservation et à l’accroissement de la puissance
89
90
91
Ibid, Première Partie, Proposition XVII, p.47.
Ibid, Deuxième Partie, Proposition XLVIII, p.183.
Ibid, Deuxième Partie, Proposition XXXV, scolie, p.159.
- 117 -
d’agir. Or, notre puissance d’action nous rend
actifs, en tant que nous
possédons des idées adéquates. A contrario, les idées inadéquates, confuses et
mutilées nous rendent passifs. On peut alors lire : « Notre Esprit agit en
certaines choses, et pâtit en d’autres, à savoir, en tant qu’il a des idées
adéquates, en cela elle nécessairement il agit en certaines choses, et, en
tant qu’il a des idées inadéquates, en cela nécessairement il pâtit en
d’autres. »92
De la sorte, la puissance d’action, faut-il le rappeler, atteint son plus
haut niveau quand elle est ordonnancée par la raison. Or, « tout ce à quoi
nous nous efforçons par raison, ce n’est rien d’autre que comprendre
(Quicquid ex ratione conamur, nihil aliud est, quàm intelligere)»93 Et l’objet
suprême à connaître est Dieu ; de cette façon, « le souverain bien de l’Esprit
est la connaissance de Dieu, et la souveraine vertu de l’Esprit est de
connaître (Summum Mentis bonum est Dei cognitio & summa Mentis virtus
Deum cognoscere) »94
Comme on peut le constater, « le suprême effort de l’Ame et sa
suprême vertu est de connaître les choses par le troisième genre de
connaissance. »95 De façon précise, le troisième genre de connaissance, ou la
science intuitive, va de l’idée adéquate de certains attributs de Dieu à la
connaissance adéquate de l’essence des choses. De toute évidence, selon
Spinoza, si nous connaissons les choses singulières, les affections des attributs
de Dieu, alors nous connaissons Dieu. Il en est ainsi de l’âme (de sa vertu et de
sa puissance d’agir) qui élevée, devient libre. C’est de là que naît
nécessairement un amour intellectuel de Dieu, l’amour consistant dans la joie
accompagnée de l’idée de sa cause. Pour ainsi dire, l’âme parvient à l’éternité
par le truchement de la connaissance intuitive de Dieu. Et alors « plus haut
chacun s’élève dans ce genre de connaissance, mieux il est conscient de lui92
93
94
95
Ethique, Troisième Partie, Proposition I, p.205.
Ibid, Quatrième Partie, Proposition XXVI, p.379
Ibid, Quatrième Partie, Proposition XXVIII, p.381.
Ibid, V, Prop.XXV, p.325.
- 118 -
même et de Dieu, c’est-à-dire plus il est parfait et possède la béatitude. »96
La béatitude n’est que la vertu elle-même.
En fin de compte, pour le philosophe, notre salut se découvre dans
l’amour de Dieu. L’amour intellectuel de l’âme envers Dieu n’est qu’une partie
de l’amour infini dont Dieu s’aime lui-même. Dieu qui s’aime lui-même aime
par voie de conséquence les hommes. C’est pourquoi « l’Amour de Dieu
envers les hommes et l’Amour intellectuel de l’âme envers Dieu sont une
seule et même chose. »97 Et « nous connaissons clairement par là en quoi
notre salut, c’est-à-dire notre Béatitude ou notre Liberté, consiste ; je veux
dire dans un Amour constant et éternel envers Dieu, ou dans l’Amour de
Dieu, ou dans l’Amour de Dieu envers les hommes. »98
Ainsi, cet amour intellectuel de l’âme envers Dieu qui naît
nécessairement d’une vraie connaissance, conduit sans coup férir à
perfectionner la Raison, laquelle permet la connaissance de Dieu, de ses
attributs et des actions qui suivent la nécessité de sa nature ; étant entendu que
la béatitude de l’homme consiste dans le consentement intérieur de lui-même.
De toute évidence, avec Spinoza, nous comprenons que « la vertu véritable ne
consistant en rien d’autre qu’à vivre sous la conduite de la Raison… »99, et
c’est pourquoi « les hommes en tant qu’ils vivent sous la conduite de la
Raison, sont ce qu’il y a de plus utile à l’homme. »100
En fin de compte, notre penseur conclut à ce propos en soutenant que
« l’Amour intellectuel de Dieu, qui naît du troisième genre de
connaissance, est éternel »101 et cet Amour naît nécessairement du troisième
genre de connaissance, et produit de cette façon une joie qu’accompagne
comme cause l’idée de Dieu.
96
97
98
Ethique, V, Prop.XXXVI, scolie, p.330.
Ibid, V, Prop.XXXVI, corollaire, p.334.
Ibid, V, Prop.XXXVI, scolie, p.334.
99
Ibid, IV, Prop.XXXVII, scolie I, p.254.
100
Ibid, IV, Prop.XXXVII, Démonstration, p.252.
101
Ibid, V, Prop.XXXII, corollaire, p.331.
- 119 -
De ce qui précède, nous notons que la conception de soumission à un
Dieu de providence nous limite dans notre connaissance et nous fait tanguer
dans la pensée du doute. De la sorte, l’immortalité serait l’image rétrécie du
désir d’éternité. Sommes-nous alors capables d’expérimenter en notre
existence des forces d’éternité par la joie, la connaissance, les rapports avec les
autres ? En tout état de cause, les bonnes passions nous poussent à agir. Cette
tendance à l’action en rapport avec les autres formes pour ainsi dire « l’amour
intellectuel de Dieu », la connaissance du troisième genre, par laquelle nous
parvenons à la connaissance de chaque individualité des choses, sous « l’angle
de l’éternité ». C’est de cette optique qu’il faisait noter que « nous sentons et
nous
savons
d’expérience
que
nous
sommes
éternels
(sentimus,
experimurque, nos aeternos esse). »102
On peut le voir, nous sommes en présence d’une philosophie de la
religion de l’esprit, celle qui unit l’homme aux hommes et à la totalité de la
nature.
Il est clair que la béatitude chez Spinoza consiste à rechercher la vertu
pour elle-même et non pour une récompense. Croire qu’il faut, pour notre salut
dans l’au-delà, sacrifier nos plaisirs et réprimer nos penchants empêche les
hommes d’être libres, les fait vivre dans l’espérance et la crainte et ne peut
produire que de la tristesse. Etre libre, ce n’est pas obéir à nos penchants. Le
fait de les réprimer nous libère sans privation. La joie, elle, est le sentiment de
notre puissance d’action. Tout ce qui augmente notre puissance d’agir nous
réjouit : plus une chose a de la perfection, plus cette chose agit et moins elle est
passive. Ainsi, la béatitude est l’état où la joie demeure parce que l’on
s’installe dans la pleine possession de soi.
Le sage se présente comme celui qui accède à une existence libérée de
toute illusion ; la liberté de l’esprit est en cela la seule vraie liberté, alors
l’ignorant n’est pas libre. On peut dire que par la connaissance, le sage
comprend le caractère inséparable de la conscience de soi individuelle, du
102
Spinoza, Ethique, Cinquième Partie, Proposition XXXIII, scolie, Paris, 1988, p.517.
- 120 -
monde et de Dieu : il comprend que Dieu et le monde ne font qu’un et qu’il
constitue une partie du monde. De la sorte, le salut n’est pas situé hors
d’atteinte dans un au-delà, c’est le caractère de ce qui est salutaire car nous ne
pouvons compter sur aucune aide extérieure, mais seulement sur nous-mêmes
et sur notre propre être.
La philosophie spinozienne est une promotion de la liberté de pensée et
de la tolérance. On pourrait faire remarquer que le Traité théologico-politique
s’inscrit bien en effet dans cette optique. Le Traité politique, bien différent,
met la sécurité au premier rang, et n’est guère « tolérant » dans l’ensemble. Son
dessein est d’enseigner une nouvelle lecture de l’Ecriture qui préserve la liberté
de conscience. Elle ruine toute orthodoxie, car il se propose d’écarter tout ce
que les superstitions ont pu ajouter à la foi. On comprend pourquoi il soutient
que la nature et les hommes obéissent à des lois éternelles et peuvent être
découvertes par la raison, il rejette tout recours à une explication transcendante
du monde. Son objectif n’est pas de créer, mais de découvrir le bonheur
éternel. La vie rationnelle représente le seul moyen d’y accéder. L’homme,
l’âme et le corps s’analyse à travers les passions, qui déterminent le bien et les
vertus. Il est clair que Dieu se confond avec la Nature ; La Nature, et tout ce
qui en fait partie, y compris les hommes sont soumis à des lois éternelles. La
vraie liberté consiste à connaître ces lois. Pour être heureux, pour nous réaliser
pleinement, il faut que nos désirs s’accordent avec l’ordre de la nature. Nous
devons donc nous libérer des passions qui nous empêchent d’avoir une
connaissance adéquate du monde.
Ainsi, rejetant le pouvoir théologique, Spinoza soutient que le
gouvernement civil doit reposer sur la raison et non la foi. Après Hobbes, notre
penseur conçoit l’Etat comme une institution fondée sur un pacte social dont le
rôle est d’assurer la sécurité et la liberté des citoyens. Par sa critique des
religions révélées, par sa défense de la démocratie et des libertés individuelles,
Spinoza ouvre la voie au rationalisme et au déisme de la pensée politique. C’est
donc par la raison que l’homme - capable de liberté, c’est-à-dire d’une action
vraie - peut accéder à l’amour de Dieu et découvrir les nécessités du droit
- 121 -
naturel et de l’Etat. On voit bien par là que le penseur Spinoza (même s’il peut
être religieux, d’une religion), ne s’accorde à rien en matière de préjugés
finalistes à propos du monde, qui n’attend pas davantage d’une révélation
historique, mais se découvre à l’intuition de la raison.
La véritable liberté consiste dans la connaissance intuitive de
l’immuable et universelle nécessité : c’est dans la mesure où la raison connaît
qu’elle se libère des affects qui la séparent de sa perfection. Pour devenir
véritablement libre, l’homme doit reconnaître que tout est nécessairement
fondé en Dieu et suivre de son plein gré le cours du monde déterminé par Dieu.
La plus grande activité consiste dans la connaissance vraie, dont la plus haute
forme est la connaissance de Dieu. La vraie religiosité consiste en l’amour de
Dieu, qui permet d’éliminer la représentation superstitieuse d’un Dieu avec
lequel on peut marchander.
En définitive, la philosophie spinoziste est mise en valeur par la grande
unité de la vie et de la doctrine, c’est-à-dire qu’une véracité inconditionnelle
dans la vie va de pair avec la rigueur de ses constructions spéculatives. D’où la
question des rapports de la philosophie avec la théologie.
III.2. Rapports de la philosophie et de la théologie
C’est sur la base d’une explication de la question de la philosophie et de
la théologie que Spinoza a parlé de la raison et de la foi. Il nous faut d’abord
partir d’une analyse générale et détaillée pour mieux appréhender cette
question.
Les rapports qui existent entre la philosophie et la religion sont à la fois
étroits et complexes. Dans la révélation de Dieu, objet de la foi du croyant,
deux zones sont à distinguer : d’une part, les vérités qui dépassent absolument
la raison (par exemple, les mystères de la Sainte Trinité, de l’Incarnation et de
la Rédemption) et de l’autre les vérités qui peuvent être trouvées par la raison
(par exemple l’existence de Dieu).
- 122 -
Les efforts du croyant pour comprendre ce qu’il croit et la démarche
philosophique sont des recherches de genres différents en raison de leur
éclairage différent, la foi d’une part et la raison de l’autre ; en raison de leur
point de départ, des vérités révélées d’une part et des vérités évidentes de
l’autre. Il s’ensuit que la philosophie est autonome et libre dans son ordre. Si la
foi intervenait dans son travail, la philosophie cesserait d’exister purement et
simplement : elle serait transformée en théologie. Par contre, rien n’empêche le
croyant d’utiliser la philosophie pour comprendre autant qu’il est possible de le
faire certaines vérités que la foi lui révèle.
La foi, don de Dieu, est une manière inférieure de connaître à la
philosophie, en un sens, car elle est moins claire. Mais si elle est fondée sur la
Parole de Dieu, elle est supérieure à la philosophie par sa certitude. A cause de
cela, la foi joue, à l’égard de la philosophie le rôle négatif de protectrice, parce
qu’il ne peut y avoir d’opposition entre une vérité révélée et une vérité
démontrée. La vérité est une, il ne peut y avoir contradiction entre deux
jugements vrais concernant la même chose, au même moment et au même
point de vue. La raison et la foi ont une même origine, Dieu. En conséquence,
si une thèse philosophique contredit une vérité révélée par Dieu, c’est la thèse
philosophique qui est fausse. Aussi, à l’égard de la philosophie, la foi joue – telle le rôle positif « d’aide subjective » - en gardant du double écueil, du
rationalisme (philosophie qui professe l’absolue et exclusive suffisance de la
raison humaine par la découverte de la vérité dans toute son extension), de
l’irrationalisme (attitude intellectuelle qui n’admet pas la valeur de la raison ou
la rationalité du réel) – et également une « aide objective » en apportant un
certain donné des préambules de la foi. Ces vérités (telle l’existence de Dieu)
n’ont pas à être démontrées par la philosophie avant que soit possible un acte
de foi. Si l’on ignore leur démonstration philosophique, - ou, ce qui revient au
même, si on ne le comprend pas, - on y croit sur Parole de Dieu. C’est le cas
de tous les enfants et de la majorité des adultes rejoints par la Révélation. Si
l’on comprend la démonstration philosophique, c’est-à-dire rationnelle, de ces
vérités, alors la foi cède la place au savoir philosophique, car on ne peut pas à
- 123 -
la fois croire et savoir la même chose, en même temps et au même point de
vue.
•
Savoir et Croire :
L’intelligence humaine peut donner son assentiment de deux façons : en
étant déterminé par un objet de connaissance. Ce qui se produit dans deux cas :
quand l’objet est connu immédiatement (exemple : intuition sensible : « cette
porte est fermée » ; premier principe de la raison : « il n’y a pas d’effet sans
cause ») et quand l’objet est connu par l’intermédiaire d’un autre (exemple :
démonstration : A=B, or B=C ; donc A=C). La détermination de l’intelligence
par un objet de connaissance produit le savoir ; en étant inclinée vers un
jugement par la volonté. Si le jugement est posé avec réserves, c’est une
opinion. S’il est posé absolument, c’est un acte de foi. Or, faire un acte de foi et
croire, est-ce la même chose ? Le nom correspondant à croire est croyance. On
peut distinguer au moins quatre espèces de croyance : premièrement, très
largement, n’importe quel jugement. C’est le sens du mot « créance », par
exemple chez Descartes. Deuxièment, c’est une affirmation mêlée de doute.
C’est un sens très courant. On dit, par exemple : « je crois que oui », pour ne
pas dire oui d’une manière absolue. Croyance est alors synonyme d’opinion ; et
puis, la croyance se définit également comme la certitude différente du savoir.
C’est l’acte de foi. Cette croyance-certitude peut prendre deux formes : d’une
part, c’est la certitude qui n’est fondée sur aucun motif intellectuel, mais sur le
sentiment et la volonté. Dans ce cas, la seule raison que l’on ait d’affirmer est
qu’on désire ou qu’on veut que les choses soient comme on les pense. C’est,
par exemple, le « saut dans l’absurde » de Kierkegaard, la foi pratique de Kant,
la « foi philosophique » de Jaspers. Cette sorte de certitude est comme un coup
tiré au hasard : elle n’a qu’une chance infinie d’être vraie ; d’autre part, c’est
un assentiment ferme, ni aveugle ni contraint, donc, en même temps, rationnel
et libre. C’est la foi fondée sur la compréhension de motifs objectifs, mais où il
faut que la volonté intervienne pour déterminer l’assentiment. On donne sa foi,
on fait confiance si l’on veut librement, mais non sans de bonnes raisons. On
ne croit pas si l’on ne voit pas qu’il faut croire et si l’on ne veut pas croire.
- 124 -
La foi la plus ferme et la plus solidement fondée peut en revanche
toujours être ramenée au rang d’une opinion par ceux qui ne la partagent pas.
Si quelqu’un parle de vos « opinions religieuses » au sujet de votre foi, c’est
qu’il n’en a pas l’expérience ou qu’il ne sait pas existentiellement ce qu’est
cette foi-certitude. Mais, de plus, il faut se garder d’identifier foi et foi
religieuse. La foi religieuse est un cas particulier de la foi simplement humaine,
sans référence religieuse : il y a mille occasions, en effet, où l’on croit autrui
sur parole sans avoir vu soi-même la vérité de ce qu’il dit. En tout point du
globe, chez tous les hommes, c’est cette confiance de personne à personne qui
crée et entretient la vie. Sans elle, rien n’est possible.
Les vérités qu’il croit, le philosophe croyant cherche à montrer qu’il a
raison d’y croire. Sa raison est-elle en dépendance de sa foi ? Certainement. Il
n’est donc pas un philosophe, mais un théologien ? Non. Il est philosophe
parce que sa foi n’intervient pas dans son travail. Sa foi guide sa raison. Que
font, dans la conduite d’un avion, les lumières qui balisent l’aérodrome ?
Strictement rien. C’est le pilote qui conduit son avion ; les lumières se
contentent d’indiquer clairement la piste d’atterrissage. Mais c’est grâce à elles
que la piste ne fait pas fausse route.
Autre objection : le philosophe croyant aborde les problèmes
philosophiques avec un préjugé fixé dans son esprit ; il ne cherche pas
réellement la vérité ; il connaît d’avance les réponses. La foi est-elle un
préjugé ? Certainement. Mais personne n’aborde une question sans préjugé,
sans avoir une idée de ce qu’il veut prouver. Le plus grand préjugé est de croire
qu’on n’en a pas. Un préjugé ne peut être nuisible pour la vie intellectuelle que
s’il est inconscient et inavoué. Or, la foi du croyant est consciente et
publiquement professée.
En un sens, le croyant ne cherche pas la vérité mais il l’aime. En un
autre sens, il cherche la vérité comme tout autre homme. Il cherche à
comprendre sa foi comme vérité. Ne sommes-nous pas en droit de conclure que
la philosophie d’un croyant est une vraie philosophie, œuvre de raison comme
- 125 -
toute autre, mais ayant plus que tout autre la chance d’être en plus une
philosophie vraie ?
•
Foi et raison :
La foi et la raison sont deux modes de connaissance de la religion et de
la philosophie. Du latin fides, « confiance », « croyance ». Au sens
théologique, la foi désigne la confiance absolue que l’on met en Dieu, même en
l’absence de toute certitude logique. On oppose souvent la foi et la raison.
Credo quia absurdum, aurait dit Tertullien : « Je le crois parce que c’est
absurde ». Autrement exprimé, l’important dans la foi n’est pas de comprendre,
mais de croire. D’autres comme Thomas d’Aquin, affirment au contraire que la
raison et la foi sont complémentaires, et la vérité unique.
Par opposition à l’attitude de croyance et de confiance en Dieu, la
raison vient du latin ratio, c’est-à-dire « calcul », « faculté de calculer, de
raisonner ». C’est un mode de penser propre à l’homme. A contrario de la foi,
la « lumière naturelle », c’est-à-dire, le bon sens naturellement est présent en
tout homme.
La foi et la raison constituent, selon Spinoza, deux modes de
connaissance de distincts, puisque la raison est source de vérité et la foi,
marquée du sceau de la révélation - pourtant, dans le Traité théologicopolitique, il y a une convergence (et donc quasi objectivité) entre
l’enseignement de tous les prophètes et de tous les pères de l’Eglise au sujet et
la véritable vie à mener pour être sauvé. Dans une certaine mesure, on peut
soutenir que tandis que la foi relève d’une certitude subjective résultant de ce
que l’on suppose être la révélation d’un Dieu transcendant et anthropomorphe
s’exprimant à nous de l’extérieur, la raison est, quant à elle, une lumière
naturelle toute intérieure de laquelle se dégage une certitude au-delà de
l’opposition du subjectif et de l’objectif puisqu’elle est l’expression en nous
l’immanence divine qui s’offre à nous dans la clarté même de l’évidence
intellectuelle.
Il n’y a pas à ignorer une vérité de la religion qui inspire la foi, dont la
certitude n’est pas sans fondement, mais cette certitude reste imparfaite dans la
- 126 -
mesure où elle ne repose que sur des représentations imaginaires et des
affections de la sensibilité.
En revanche, la religion n’est pas non plus pur délire de l’imagination
par rapport à son contenu, le fait même qu’elle ne soit pas une simple croyance
en des forces surnaturelles aveugles et qu’elle centre tout son enseignement
autour de la parole de Dieu indique bien qu’elle se distingue de la pure
superstition, même si elle ne s’en est pas totalement dégagée, et qu’elle se
fonde sur une intuition vraie mais qui ne s’est pas suffisamment interrogée sur
elle-même dans la mesure où son but n’était pas la connaissance de l’absolu et
l’accession à une sagesse qui en plus d’être pratique serait contemplative. Cette
perspective essentiellement morale et politique de la religion la dispense, voire
peut-être lui interdit toute démarche réflexive afin de juger de la valeur de ses
propres fondements.
•
Des éléments explicatifs : Révélation et raison :
Leur rapport suggère dès l’abord la compréhension de deux types de
vérité : les vérités de la raison renvoient aux idées, objet de la pensée ; les
vérités de fait qui peuvent faire l’objet d’une expérience sensible. Le soleil se
lève tous les matins : c’est une réalité que l’on constate avant de pouvoir
l’expliquer par la raison. Le carré de l’hypoténuse est égal à la somme des
carrés des deux autres côtés : voilà une vérité que la raison doit démontrer.
L’autre vérité est la vérité « sensible au cœur » selon les termes
pascaliens, dévoilées par Dieu au croyant. On peut insister davantage sur
l’opposition de la vérité révélée et de la vérité rationnelle, représentée dans
deux fresques peintes par Raphaël au Vatican. D’un côté, la vérité révélée
apparaît comme une lumière divine, transcendante, tombant du ciel pour
éclairer les hommes. La « splendeur de la vérité » qui illumine les hommes
symbolise la foi chrétienne, dont la doctrine s’expose dans les textes sacrés et
dans les écrits des docteurs de l’Eglise.
Mais, il existe aussi une vérité que l’on recherche à l’aide de la lumière
naturelle. La fresque intitulée L’Ecole d’Athènes (fresque de Raphaël (14831520)) réunit philosophes et savants de l’antiquité qui recherchent la vérité
- 127 -
accessible par la raison humaine. La vérité mathématique qui s’expose dans les
Eléments d’Euclide est son modèle. La philosophie propose deux approches de
la vérité. Platon désigne le ciel, lieu des vérités immuables par opposition aux
apparences sensibles, comme pour dire que la vérité ne réside pas en ce monde.
Aristote montre a contrario la terre où diverses réalités s’offrent au sens dont la
raison ne doit pas s’éloigner afin de dégager la vérité par induction à partir de
leur observation.
De quelle manière peut donc se manifester la vérité : la révélation ou la
tradition ? La raison ? L’expérience ? Et est-il possible d’atteindre la vérité
d’une seule manière ?
Spinoza disait qu’il n’y a de connaissance possible que par la vérité, et
que c’est elle seule, qui nous permet de reconnaître, rétrospectivement, l’erreur
et l’illusion : l’or ne peut être reconnu faux que par un connaisseur qui sait ce
qu’est l’or véritable. « La vérité, dit-il, est norme d’elle-même et du
faux (sic veritas norma sui, & falsi est)»103.
•
Attitude de croyance et de confiance en Dieu
La foi religieuse n’est pas la croyance en des mystères, dans laquelle
l’homme prétend dominer Dieu, l’enchaîner par ses prestiges. C’est pourquoi
beaucoup de religions considèrent la divination comme sacrilèges. Loin de
soumettre les forces divines à sa volonté, l’homme religieux se fait humble
devant Dieu. La prière est soumission et ne demande que le courage de
supporter la volonté de Dieu. La foi est la confiance absolue que l’homme met
en Dieu, au-delà de toute justification rationnelle ou morale. C’est dans cette
optique que Pascal écrivait ceci : « Le cœur a ses raisons, que la raison ne
connaît point. »104
En revanche, Kierkegaard peut paraître celui qui montre le mieux que
l’expérience religieuse transcende l’ordre éthique des règles générales ; ce
passage de La Bible qui évoque l’angoisse d’Abraham peut illustrer à ce
propos. En fait, Abraham (Genèse 22), prêt à sacrifier son fils Isaac, ressemble
103
Ethique, Deuxième Partie, Proposition XLIII, scolie, p.173.
104
Pascal, Pensées, article IV, Des moyens de croire, § 277, Ed. Brunschvicg, Flammarion, Paris, 1964.
- 128 -
en apparence à l’Agamemnon de l’Iliade d’Homère qui sacrifie sa fille
Iphigénie pour que les dieux soient favorables, que le vent se lève et que la
flotte grecque puisse voguer vers Troie. Mais Agamemnon est un héros éthique
qui sacrifie son devoir plus général. Abraham a contrario est prêt à un sacrifice
moralement absurde et même scandaleux par lequel Dieu le met à l’épreuve : il
lui a promis de bénir sa descendance et il lui demande de sacrifier son fils
unique, son espérance. Contre toute raison, dans l’angoisse, Abraham croit en
la promesse. Il est celui qui témoigne de la foi. Il ne se sert pas de Dieu pour
avoir un fils, mais veut un fils pour servir Dieu.
De là, cette question : la foi religieuse exclut-elle tout recours à la
raison ? Si une religion relève avant tout de la croyance c’est que l’expérience
intérieure y a occupé une place essentielle et que nous avons appris à séparer
radicalement savoir objectif (raison) et croyance. L’argumentation rationnelle
peut nous prémunir contre toutes les croyances irrationnelles comme la
superstition ou la magie, qui relèvent d’un déficit ou d’un défaut du
raisonnement. L’incantation ou la pratique magique, par exemple, prétendent
agir sur la nature par des moyens occultes, en faisant l’économie du
déterminisme naturel. Mais croire, c’est croire sans savoir, au-delà de ce que
l’on peut savoir. Kierkegaard commentait le sacrifice demandé par Dieu à
Abraham (Genèse 22) et l’angoisse de la foi étrangère à l’ordre de la raison : il
est moralement déraisonnable, scandaleux, qu’un père tue son fils ; et il est
totalement incompréhensible que Dieu exige d’Abraham qu’il tue son fils
unique après lui avoir promis de bénir sa descendance. Mais Kierkegaard
n’avait pas compris cette démarche qui est en fait une attitude de cœur de Dieu.
Quelle peut être alors l’attitude de la philosophie en face de la religion ?
La philosophie peut opérer une réduction partielle de la religion, à
travers l’expression symbolique de la philosophie elle-même. Kant montrait
dans La religion dans les limites de la simple raison que la religion est la
connaissance de tous les commandements divins. C’est évidemment là nier la
spécificité du fait religieux : la morale est en fait à la dimension humaine, elle
se préoccupe de notre existence sur la terre alors que la religion nous soumet à
- 129 -
la transcendance. Par exemple, quand Abraham, sur commandement divin,
s’engage à sacrifier son fils, il accomplit là un acte loin d’être moral. Par
ailleurs, la philosophie peut aussi prétendre réduire totalement la religion,
expliquer la croyance au surnaturel à travers des raisons naturelles. Au XVIIIe
siècle les hommes incroyants soumettaient à une critique rationnelle les
arguments religieux (réfutation de l’existence de Dieu, critique historique des
textes sacrés).
Pour Freud, la religion est une illusion créée par le désir. Marx s’inscrit
dans la lignée, en indiquant que « la détresse religieuse est pour une part
l’expression de la détresse réelle et pour une autre la protestation contre la
détresse réelle. La religion est le soupir de la création opprimée, l’âme
d’un monde sans cœur »105.
III.3. La raison et le sentiment religieux
Quand Spinoza écrivait le Traité théologico-politique, il entendait
envisager la séparation de la philosophie et de la théologie. Il est parti de
l’analyse de la connaissance rationnelle dans son rapport avec la connaissance
prophétique pour arriver à chasser les préjugés du vulgaire. Il indique que la
connaissance prophétique tire son origine divine et il entend sceller la
distinction entre le théologien et le philosophe. Il pense que si la certitude et la
connaissance sont des piliers de la révélation intellectuelle, ces dernières n’ont
rien en commun avec la révélation prophétique ; sa critique de la naturalisation,
de la révélation prophétique est à analyser.
Il est capital pour Spinoza de se référer à ces deux significations qui
communiquent entre elles : la raison, à condition de bien en user, est
l’instrument qui permet d’atteindre la sagesse. L’expression est utilisée ici à
une fin non moins innocente : notre philosophe l’exalte pour réagir contre le
principe d’autorité représentée par la Bible, contre la foi en général, contre le
105
Critique de la philosophie du droit de Hegel, 1843-1844, reproduit d’après Marx et Engels, sur la religion,
Editions sociales, Paris, 1960, p.42.
- 130 -
dogmatisme béant. C’est ici le lieu de soulever que toute la philosophie
spinoziste est dirigée contre la foi et toute sorte de croyance aveugle et sourde.
Pour lui donc, toute philosophie est critique du vulgaire, de l’ignorance, du
dogmatisme ; et comme telle la raison philosophique s’oppose à ce qui n’est
pas certain, ni démontrable.
L’homme est un être de raison, un être intelligent, qui se pose toujours
des questions qu’il tente de résoudre à ‘aide de sa raison. En fait, c’est sa raison
qui le détermine, qui le fait être.
Avoir foi en quelque chose, croire en une chose ou s’attacher à une
quelque divinité n’est pas savoir, or c’est le savoir que vise avec enthousiasme
Spinoza animé par une soif absolue dans le pouvoir de la raison. Tout l’univers
est dirigé parce qu’il est l’opération de l’entendement de l’homme éclairé par la
connaissance. Avec Spinoza, l’homme est celui qui participe effectivement à la
manifestation de son esprit, pour comprendre son environnement et tous ses
attributs. Ainsi, avec Spinoza, l’homme est cet être toujours éveillé,
raisonnable qui se garde de toute sorte de foi, de tout sentiment. Il faut donc
faire confiance à la raison et non se fier aux opinions ni aux prédications
prophétiques jugés imaginaires. Seule la raison permet d’accéder à la
connaissance vraie, à la vérité. La raison à tout point de vue s’oppose à toute
connaissance dogmatique.
En posant le postulat spinoziste selon lequel la raison se démarque de la
foi, notre regard rencontre une fois encore celui de Platon. En effet, déjà avant
Spinoza, Platon défendait l’idée que la réflexion sur la mathématique nous
apprend que la vérité ne réside pas dans les apparences sensibles mais dans les
constructions de l’activité intellectuelle. Ainsi défendra-t-il l’idée selon
laquelle c’est de la pensée pure que nous devons faire usage pour atteindre la
vérité absolue. Il n’est pas aisé de parler ici de la foisonnante richesse littéraire
de l’œuvre de Platon sur laquelle est fondée la théorie de l’âme dûment
exposée dans le Phédon. Seule une petite analyse suffira pour justifier notre
argumentation. Platon est un penseur passionné de l’Ame. Pour lui, elle est le
principe ordonnateur de l’intelligibilité du monde. Mais si le dynamisme
- 131 -
platonicien de l’intelligibilité recommande qu’on meure au sensible pour
renaître à l’esprit ; c’est parce que le dernier tyrannise l’âme, c’est aussi une
manière succincte de concevoir la raison (le plus haut degré de l’âme au sens
platonicien) comme l’unique moyen sinon la voie sûre sine qua non,
susceptible de conduire à la vérité, au bonheur. Il est certain que pour le
philosophe antique l’exercice de la pensée c’est la liberté s’exprimant ; c’est
une activité qui manifeste la dimension supérieure de l’homme. Penser ou
raisonner est donc loisir parce qu’on pense ou on raisonne librement. Penser est
loisir par rapport à la condition de pessimisme maladif, d’aigreur de ceux qui
traînent une vie pénible et malheureuse, une existence de croyance obscure et
moutonnière parce qu’une vie assujettie à la matière, à la merci des flots agités,
envahie par les écrans et les opacités ignorantes. La pensée est lumière, liberté,
libération. Le philosophe ici-bas est pour ainsi dire un esprit gai devant la tâche
(effort d’entreprise rationnel) de sa mission divine qui est la recherche de la
vérité. De cette façon, la raison qui représente pour Platon la plus haute
dimension de l’Ame est le siège du pouvoir, de la puissance intellectuelle.
C’est autour de cette logique rationnelle qu’il écrit : <<l’âme ressemble de
très près à ce qui est divin, immortel, intelligible>>106.
Ce que Platon recherche dans l’âme, c’est ce que Spinoza recherche
dans la raison ; c’est une valeur inaugurale, un sôcle sur lequel s’appuyer pour
rechercher la spiritualité, et par-delà cette spiritualité même, la vertu, la
méthode, la science, le savoir infaillible dans un monde où le dogmatisme, la
foi ignorante et les opacités subjectives mènent les hommes parfois vers les
chemins ténébreux du mal. Ce qui prévaut donc chez Spinoza, c’est l’esprit
critique qui rompt totalement avec l’incertitude, qui détruit toutes les opinions
sans analyse. Comme nous le voyons, le penseur du rationalisme est un élogiste
de la raison, du moins du bon usage de la raison. Ainsi pour fonder la science,
la raison remet tout en cause et s’attèle à tout démontrer, même la Nature. Par
la réflexion, il nous est apparu ceci : la raison nous montre ce qu’est la réalité,
106
Platon, Phédon, Flammarion, Paris, 1965, 80a – 80d.
- 132 -
ce que la réalité est en rapport déjà avec elle. La spéculation, la raison nous
montre sa conformité à l’expérience, à la réalité. Cette proportion est refusée
par le sens commun et même les théologiens. Leur refus a pour postulat ceci :
la foi ou la vie n’est pas la raison et la raison n’est pas la vie. Ainsi raison et vie
sont posées comme entièrement antithétiques l’une de l’autre. Pourtant, il est
permis de nous poser une question : la vie elle-même, n’est pas la raison
désormais à l’existence ? La vie, n’est-ce pas, la raison étant-là dans la
substance ? N’est-ce pas la raison existante ?
La moindre réflexion nous suggère ceci : c’est à partir de cette
présupposition que les sciences sont possibles. La démarche scientifique
présuppose que la raison est perdue dans le monde et qu’il importe d’en
chercher les traces. La raison est ainsi entendue comme un fond d’étoffe, car
dans les choses il y a un sens, du rationnel.
En ce sens, c’est même de la philosophie comme rationalisme que toute
science tire son sens. Comme conséquence : la philosophie jugée comme le
monde à l’envers est simplement le monde lui-même à l’endroit. Elle nous
montre que ce qui est en bas est dans le fond ce qui est en haut. La raison a en
effet ce caractère admirable qu’elle est transparente, qu’elle s’explique
entièrement en se donnant ; elle nous montre aussi pourquoi le vrai est vrai.
Ainsi, la raison se révèle comme une méthode de connaissance fondée
sur le calcul et la logique, employée pour résoudre les problèmes posés à
l’esprit, en fonction des données caractérisant une situation ou un phénomène.
Elle a été attribuée à l’homme par la nature en vue de quelque fin ; en effet, de
ce que chaque organe d’un être vivant remplit une fonction précise comme
l’observation nous apprend, on est amené à croire qu’il en est de même pour
chacun des facultés de l’esprit. Or il serait étrange que l’objectif du bonheur
(pour lequel l’instinct naturel est bien mieux armé) soit celui de la raison qui
semble faire en vue d’une fin non pas égoïste mais beaucoup plus noble.
Il apparaît qu’à l’époque de Spinoza où la raison domine la foi on
assiste à une « éclipse » de la raison en tant que faculté susceptible de nous
révéler des valeurs faisant l’objet d’une certitude universelle, du moins sur le
- 133 -
plan éthique. La raison de cette façon assure la coordination entre les moyens
et les fins en s’appuyant sur le critère de l’efficacité.
Il est remarquable évidemment qu’aucun autre mode de connaissance
ne peut se mesurer à la raison dont la valeur et la dominance demeurent
incontestables. Peut-on alors encore nier la raison à la manière des Docteurs de
la scolastique qui exaltent la puissance et affirment bruyamment la supériorité
de la foi ? Ce serait sans doute, observe Spinoza, méconnaître le pouvoir et la
puissance de cette faculté spécifiquement humaine. L’univers de la philosophie
est donc un univers rationnel dénué de tout mystère. C’est un univers
déterminé par le pouvoir de la réflexion et de la sagesse. L’attitude du
philosophe est commandée par la raison, le raisonnement tout à fait opposé à la
révélation. En philosophie, c’est la raison s’exprimant, la liberté d’expression,
la discussion. Dans la pensée philosophique, nous pouvons ouvrir une
parenthèse et penser aux vacances prochaines ou aux astronautes de Cap
Kennedy ; fermant ensuite la parenthèse, nous reviendrons au problème qui
nous occupe. Nous disposons même d’un certain pouvoir de penser ce que
nous voulons. Nombre de délibérations se terminent par un arbitrage de volonté
qui opte pour une solution qui ne s’impose pas.
Si nous nous défions de tout et ne croyons plus à rien, nous ne serons
pas trompés. Face à l’absolu demeure donc une possibilité de vérité : je puis
toujours me retrancher dans l’absolu de la défiance. Il y a donc en nous, grâce à
la raison, une puissance d’affirmer ou de nier qui semble infinie, plus puissante
en tout cas que toute croyance au mysticisme, que toute tromperie, aussi
diabolique soit-elle. Le nerf de toute pensée, c’est le pouvoir de nier, identique
au pouvoir de penser librement et penser vrai. De même connaître un objet
c’est en comprendre la nature par la pensée (rationnelle), ce n’est pas en faire
un tableau pour les yeux.
Comme on le voit, la Raison est le principe et l’essence du monde. On
pourrait donc définir le rationalisme spinoziste comme l’audace de la raison
pour pénétrer dans la nature des choses, dans celle de l’homme et celle de
Dieu. La réalité de la raison est entendue ici comme faculté susceptible
- 134 -
d’amener l’homme à prétendre à la transcendance et à la connaissance claire et
distincte de l’existence et de la bonne conduite de la société. De la sorte, il n’y
a pas une chose au monde, un événement, pas un détail qui ne soit explicable
par la raison réfléchissante, c’est-à-dire qui ne soit déductible des principes
posés par la raison.
On comprend alors avec Spinoza que celui qui n’accepte pas la raison
comme juge de toute pensée, de tout discours et de toute conduite, sort
simplement de la philosophie. L’homme est l’être qui pense, qui parle et qui
agit. Ces trois instances de son être au monde ne sont significatives qu’à la
condition qu’elles s’ordonnent à la raison comme leur mesure, leur habitat, lieu
de séjour. Là où la raison fait défaut nous avons tout sauf la pensée, le dire et
l’agir en tant que ce par quoi l’honore son essence. C’est pourquoi tout
simplement la philosophie est le lieu où la raison en tant que raison se voit
entièrement prise en charge. Elle est la décision du sujet qui veut voir clair en
lui-même, autour de lui-même et au-delà de lui-même. Les préjugés et les
illusions nous aveuglent alors nous demeurons dans l’obscurité ; celle-ci nous
rend insensible à la splendeur du vrai. Nous voulons penser pour ne plus
demeurer dans l’obscurité. En conséquence, nous voulons faire usage de la
raison comme la sphère qui nous permet de comparer les choses, de mettre
chacune à sa place et définir chaque valeur. Parce que l’homme sait que le
savoir est mieux que l’ignorance, la lumière vaut mieux que l’obscurité, il ne se
contente pas de faire usage de la raison. Désormais, il va déterminer la raison
même comme sa racine affirmative, sa nature intrinsèque. Il va chercher à se
lier à la raison dans une tâche infinie. Spinoza entend montrer ici que
l’émancipation de l’homme et de l’humanité en général ne peut se faire sans
une société conforme à la raison. C’est dire que tout est raison et tout
s’explique par la raison. C’est dire que tout est raison et tout s’explique par la
raison. Nous pourrions à la réflexion dire que le but de la philosophie
spinoziste, c’est de montrer la rationalité du monde.
En fin de compte, avec la philosophie spinoziste, une pensée rationnelle
est à l’œuvre : la raison organise le monde et lui donne forme. Le sage,
- 135 -
détenteur de la raison, le philosophe, ami de l’esprit critique et des
questionnements permanents, l’éclaireur des consciences par excellence, maître
de lui-même et de la nature, représente la grande figure intellectuelle et morale
de l’époque de Spinoza. Apparemment, Spinoza semblait être proche du
christianisme, lui qui dans le Traité théologico-politique faisait du Christ le
« philosophe par excellence » et une grande priorité dans ses analyses, un beau
risque à courir.
En un mot, au lecteur pressé qui désirait courir au texte principal de
cette philosophie spinoziste, le conseil ne peut être que fort simpliste car la
réponse engage non seulement une lecture particulière de la doctrine
rationaliste mais plus fondamentalement sa propre conception de la raison. En
fait, si pour le lecteur la vérité rationnelle, c’est avant tout la recherche des
principes de la connaissance, c’est-à-dire une métaphysique, où l’homme qui
veut savoir se prend brusquement d’inquiétude pour lui-même s’interrogeant
sur son mode d’insertion dans la rationalité, par le tutorat de la raison, alors le
texte fondamental est ici l’expression de la pensée. C’est par la raison que nous
accédons à la vérité, c’est-à-dire à la nature de la chose, à l’essence, à l’être
intime, à la certitude et à la connaissance vraie.
C’est sur la base de l’analyse des rapports de la raison et de la foi que
Spinoza construit sa conception de Dieu, et partant de sa critique des causes
finales.
III.4. Critique du finalisme
Des voix n’ont eu cesse de s’élever contre les rationalistes pour mettre
l’accent sur les phénomènes qui semblent échapper au pouvoir explicatif de la
raison. Comme nous le disions un peu plus haut, miracles, fantômes et autres
phénomènes surnaturels ou paranormaux montreraient les limites des modèles
d’intelligibilité que propose la raison. Outre que la réalité de ces phénomènes
reste souvent à établir de façon claire et distincte, le rejet de la raison auquel
- 136 -
conduit leur affirmation se prête paradoxalement à une explication tout à fait
rationnelle.
Ainsi Spinoza, partisan d’un rationalisme absolu, affirme curieusement
que tous les hommes sont par nature sujets à la superstition. Envisageant tout
ce qui nous arrive sous l’angle nécessairement borné de notre individualité,
nous avons en effet tendance à considérer les choses naturelles comme des
moyens mis (par Dieu) à notre disposition. Dès lors, il suffit de s’abattre sur
nous quelque malheur pour que nous croyions avoir offensé une divinité dont
nous cherchons à apaiser le courroux par de vaines pratiques. Ou bien, face à
un avenir incertain, nous voulons voir notre destinée inscrite dans les astres,
dans le marc de café ou dans les entrailles des animaux. Spinoza, il est bien de
le rappeler, a aussi fréquenté les milieux chrétiens, tout particulièrement les
collégiants et les mennonites, reconnus pour leur esprit de tolérance et de libre
spéculation. Pourtant, il n’a pas hésité pour rejeter le judaïsme et le
christianisme. Par ailleurs, son esprit rationaliste et ses liens avec les libéraux
et les républicains étaient mal vus.
Spinoza n’a eu cesse de combattre le préjugé du finalisme, d’après
lequel toutes les choses de la nature existeraient en vue de l’homme. Ce
préjugé nous conduit à imaginer que Dieu cède à des passions proprement
humaines et qu’il va même jusqu’à violer parfois ses propres décrets. Or, pour
Spinoza, tout ce qui arrive dans le monde obéit à une stricte nécessité. En
revanche, quand les choses ne se passent pas comme on le voudrait, on se met
à interpréter le moindre événement comme l’expression des intentions secrètes
de Dieu.
Le langage de l’imagination chez Spinoza procède de ce préjugé,
« consistant en ce que les hommes supposent communément que toutes
choses de la nature agissent comme eux-mêmes en vue d’une fin, et vont
jusqu’à tenir pour certain que Dieu lui-même dirige tout vers une certaine
fin ; ils disent, en effet, que Dieu a tout fait en vue de l’homme et qu’il fait
- 137 -
l’homme pour que l’homme lui rendît un culte. »107C’est une dénonciation
du finalisme. L’erreur du vulgaire désigne la projection sur l’homme lui-même
de la conscience. En fait, les hommes s’imaginaient agir en vue d’une fin alors
même que leurs actes sont déterminés. L’illusion provient de la fausse
conscience de soi comme ignorance. Le langage imaginaire naît de l’ignorance.
Le vulgaire s’imagine qu’il poursuit certaines choses parce que celles-ci
seraient bonnes en elles-mêmes, et qu’il s’en démarque des plus mauvaises,
« imparfaites ». En un mot, il renverse l’ordre de la nature, confond cause et
effet : pensant que s’il désire une chose, c’est qu’elle est bonne, juge cette
chose bonne parce qu’il la désire. La distinction de Spinoza du Désir et de
l’Appétit laisse penser à une imagination obscure. En plus de cette ignorance,
complète l’idée selon laquelle les hommes sont des causes « qui les
déterminent ». Dans leur ignorance, les hommes imaginent qu’elles n’existent
point.
Cela laisse penser à un homme en état d’ébriété qui « croit dire par un
libre décret de l’âme ce que, sorti de cet état, il voudrait avoir tu… »108 La
volonté, le libre arbitre et la fin sont donc des fictions forgées par l’imagination
que les hommes projettent sur la nature. Avec leur foi en la liberté de la
volonté, en son libre arbitre, en la contingence de leur propre action, ils
s’imaginent le monde et sa contingence, suspendu au bon vouloir du décret de
Dieu. C’est pourquoi, ils attribueront à Dieu un entendement, une volonté libre,
laissant libre cours aux querelles théologiques et métaphysiques.
Devant ce délire de l’imagination, Spinoza développe une double
stratégie : d’une part, réfuter cette fausse image de la divinité, et partant de la
nature, et d’autre part, de donner une explication de rationnelle de l’illusion qui
fait rêver les hommes. Spinoza vise à indiquer que la fiction est impropre, que
ces « fictions » ne sont pas des « inventions » comme si l’esprit de l’homme
disposait d’un libre pouvoir de création imaginaire.
107
Ethique, Deuxième Partie, Appendice, p.81.
108
Ethique, Troisième Partie, scolie de la Proposition II, p.211.
- 138 -
De cette façon, les hommes qui s’adonnent le plus à la superstition sont
ceux condamnés, par leur désir sans mesure « des biens incertains de la
fortune, (et qu’) ils flottent misérablement entre l’espérance et la
crainte (inter spem metumque misere fluctuant, ideo animum ut plurimum ad
quidvis credendum pronissimum habent)»109, c’est-à-dire des biens, comme la
richesse ou les honneurs, dont l’obtention demeure incertaine, parce qu’elle
résulte du hasard des circonstances. Les hommes sont victimes de leur extrême
crédulité, ils sont enclins à croire à n’importe quoi (la superstition, l’espérance,
la crainte). Soucieux de comprendre, les hommes conçoivent une pensée
finaliste du monde qui se donne en une doctrine anthropomorphique : ils
conçoivent, en effet, la Nature comme douée des mêmes désirs et volontés
qu’eux, et en plus soumise à leurs désirs et à leurs volontés. Tout dans la
Nature devient un moyen pour les satisfaire. Chaque fois qu’ils rencontrent la
difficulté, la souffrance, ils se représentent des divinités qui cherchent à se
venger et les justifient dans « bon nombre de choses nuisibles, telles les
tempêtes, les tremblements de terre, les maladies, etc., et ils ont admis que
de telles rencontres avaient pour origine la colère de Dieu excitée par les
offenses des hommes envers lui ou par les péchés commis dans son
culte. »110 Flottés entre l’espoir et le doute, les hommes lient leur sort aux
présages favorables et malheureux, de la volonté de Dieu. Ils sont sujets « par
le seul effet de la superstition. »111 Selon Spinoza, la superstition s’explique
notamment par la fiction, la mauvaise interprétation de la nature, c’est que
l’imagination, les songes et les inepties : c’est que les hommes voient partout le
miracle et trouvent leur secours en Dieu en méprisant la puissance de la raison
et rejetant la sagesse humaine. L’exemple de Alexandre cité in extinso par
Spinoza justifie bien de cette critique de la superstition : « il ne commença à
consulter superstitieusement les devins que lorsqu’aux Portes de Suse, il
apprit à craindre la Fortune ; mais, après avoir vaincu Darius, il cessa de
109
Traité théologico-politique, Préface, Traduction par J. Lagrée et P-F. Moreau, PUF, Paris, 1999, p.57.
110
Ethique, I, Appendice, Flammarion, Paris, 1965, p.63.
111
Traité politique, Lettres, Lettre LXXVI à Albert Burgh, in « Œuvres IV », Flammarion, Paris, 1965, p.343.
- 139 -
consulter devins et haruspices…(qui tum demumu vates a superstitione animi
adhibere coepit, cum primum fortunam timere didicit in Pylis Sysidis ; post
Darium autem victum ariolos et vates consolulere desiit)»112Si ce ne sont pas
les devins que les hommes consultent, ce sont les statues qu’ils adorent.
On comprend que l’inconstance des raisonnements des hommes, les
folies et les illusions et les idées confuses entraînées par la passion conduisent
le vulgaire à se retrancher dans la misère et dans des querelles atroces, dans
l’ignorance et donc à rejeter la philosophie et la discussion.
En fin de compte, la source principale de la superstition réside dans
l’anxiété du sujet face à un avenir qu’il ne peut contrôler. Ballotté entre la
crainte et l’espoir, l’homme qui est en proie à l’anxiété projette sur la nature les
délires de sa propre imagination. Dieu ne saurait pour ainsi dire être
providentiel auquel serait lié le sort du monde et la conduite de l’existence
humaine à travers ses décisions et son bon vouloir. C’est pourquoi il n’organise
pas le monde par des moyens pour réaliser des fins : la philosophie de Spinoza
est une forme de panthéisme (doctrine selon laquelle tout est Dieu) et se double
d’un déterminisme, centrée sur la nécessité. De cette façon, le déterminisme
appréhende la Nature, et formule la perfection du monde comme sa réalité.
Ainsi, la finalité dans la Nature ne peut s’exprimer qu’à travers un Etre
imaginatif, ce qui tiendrait justement Dieu pour une personne susceptible de
concevoir des moyens en vue d’atteindre une fin à l’usage de l’homme : « Les
hommes supposent communément que toutes les choses naturelles
agissent, comme eux-mêmes, à cause d’une fin, et vont même jusqu’à tenir
pour certain que Dieu lui-même règle tout en vue d’une certaine fin
précise »113
Remarquons que selon l’explication spinoziste, Dieu se confond avec la
Nature et n’agit pas en vue de fins. Le finalisme est en contradiction avec la
perfection de Dieu, donc avec
sa nature. « Cette doctrine, écrit le
philosophe, supprime la perfection de Dieu : car, si Dieu agit à cause d’une
112
Traité théologico-politique, Préface, PUF, Paris, 1999, p.59.
113
Ethique, Première Partie, Appendice, p.81.
- 140 -
fin, c’est nécessairement qu’il aspire à quelque chose qui lui manque. »114
Cette explication répudie forcément les préjugés concernant sa nature qui se
rattachent tous au finalisme. Le finalisme repose sur une argumentation pétrie
d’ignorance : « les sectateurs de cette doctrine, qui ont voulu faire montre
de leur talent en assignant les fins des choses, ont, pour soutenir leur
doctrine introduit une nouvelle façon d’argumenter : la réduction non à
l’impossible, mais à l’ignorance »115 et le recours à l’ignorance « montre
qu’il n’y avait pour eux aucun moyen d’argumenter »116. Et l’exemple de la
chute d’une pierre « Si, par exemple, une pierre est tombée d’un toit sur la
tête de quelqu’un et l’a tué, ils démontreront de la manière suivante que la
pierre est tombée pour tuer cet homme. Si elle n’est pas tombée à cette fin
par la volonté de Dieu, comment tant de circonstances (et en effet il y en a
souvent un grand concours) ont-elles pu se trouver par chance
réunies ? »117, et l’exemple de la structure du corps humain « De même,
quand ils voient la structure du corps humain, ils sont frappés d’un
étonnement imbécile et, de ce qu’ils ignorent les causes d’un si bel
arrangement, concluent qu’il n’est point formé mécaniquement, mais par
un art divin ou surnaturel, et en elle façon qu’aucune partie ne nuise à
l’autre »118 confortent davantage Spinoza dans sa critique et les juge aberrants.
Ainsi, est condamné comme hérétique celui qui cherche les causes
véritables, car il détruit les faux pouvoirs des théologiens et des
métaphysiciens. La recherche de causes finales est pour ainsi dire
incompatible avec la vraie essence de Dieu et repose sur l’ignorance de sa
nature. Au total, Spinoza exclut tous les préjugés anthropomorphiques
concernant Dieu. Dieu n’a ni entendement, ni volonté, il ne crée pas. De même,
Dieu ne produit pas des choses en vue de fins.
114
115
116
117
118
Ethique, Première Partie, Appendice, p.85.
Ibidem, p.85.
Idem, p.85.
Ibidem, pp.85-87.
Ibidem, p.87.
- 141 -
Au demeurant, si les hommes en viennent à des rêveries, c’est parce
qu’ils restent vautrés dans un asile de l’ignorance, et donc qu’il y a urgence à
en sortir par la pratique de la philosophie et la culture de la liberté. C’est cela la
critique du finalisme que notre penseur prolonge à la critique des Ecritures.
CHAPITRE IV. : LA CRITIQUE DES ECRITURES
C’est l’idée centrale dans la pensée de Spinoza dans la mesure où la
spécificité de sa critique de la religion est justement qu’elle s’adosse à une
herméneutique biblique critique. Il conviendra de faire des distinctions
conceptuelles élémentaires entre « la religion », « la théologie » et « les
Ecritures », il ne s’agit pas « en gros » de la même chose.
Outre le fait qu’on ne peut confondre ni les Ecritures et la religion, ni la
critique des premières et la critique de la seconde, il faudrait pas s’étonner que
ce chapitre mentionne de façon très brève et donc forcément allusive les
critiques de la religion de Feuerbach, de Marx, de Nietzsche et de Freud, qui ne
se traitent pas les mêmes présupposés de la question. En d’autres termes, la
modalité spécifiquement spinoziste de la critique de la religion ne peut être
comparée avec et située par rapport à ces autres entreprises de critiques de la
religion. C’est la pratique religieuse que Spinoza critique, la passivité des
hommes.
IV.1. La détresse et l’impuissance de l’homme
Ce chapitre justifie la critique spinoziste de la religion par
l’impuissance de l’homme qui voue culte et obéissance à la divinité. C’est
pourquoi, notre philosophe parle d’illusion religieuse.
La religion est conçue a priori comme la quête d’un accomplissement
moral supérieur, d’une sainteté. Le christ est un modèle moral et les croyances
religieuses expriment par des symboles l’idée que se fait la raison de l’idéal
moral qu’elle doit atteindre.
- 142 -
La religion naturelle que l’on trouve chez les philosophes du XVIIIe
siècle, prend à une connaissance du divin indépendante de toute révélation, par
la seule lumière naturelle de la raison et de la conscience. Elle est ce qui
subsiste du religieux quand la raison a critiqué l’obscurantisme et l’intolérance
des religions révélées.
N’oublions pas que le procès de la religion a traversé l’histoire de la
philosophie. Il faut noter que les philosophes ont dès l’abord reproché à la
religion la crainte, la superstition et la faiblesse dans lesquelles elle risque de
maintenir les hommes. Libérer les hommes de la crainte des dieux est l’un des
buts de la morale épicurienne. : pour Epicure en effet, les dieux sont des êtres
matériels bienheureux qui ne se préoccupent pas des hommes ; il n’y a pas de
providence ni de destin, donc rien à redouter d’eux, le véritable mal est la
crainte des dieux elle-même et la connaissance philosophique peut nous en
libérer. C’est pourquoi, il préconise la sagesse, car est sage celui qui accède à
une existence libérée de toute illusion ; la liberté de l’esprit est la seule vraie
liberté, l’ignorant est enchaîné, par les passions ; il n’est pas libre.
Spinoza
met
à
jour
la
racine
de
l’illusion
religieuse,
l’anthropocentrisme et la croyance aux causes finales : l’homme a tendance à
croire que tout existe en vue de lui-même et que Dieu, à l’image de l’homme,
agit en vue de fins. Il se dispense de la connaissance scientifique des véritables
causes en se réfugiant dans « la volonté de Dieu, c’est-à-dire dans l’asile de
l’ignorance. »119
C’est ici le lieu de rappeler que Freud voit en Dieu le substitut
imaginaire du père protecteur de notre enfance aidant l’homme incapable
d’affronter la réalité de sa condition à surmonter sa détresse infantile. Il juge
les rites comme les compulsions de répétition dont ils souffrent des névrosés,
ce qui pousse le penseur allemand à concevoir la religion comme « la névrose
obsessionnelle de l’humanité ». Feuerbach, lui, voit en Dieu l’esprit de
l’homme, son essence morale objectivée, mise à distance de lui-même sous la
119
Ethique, Première Partie, Appendice, p.87.
- 143 -
forme séparée d’un être transcendant. Pour réaliser sa propre essence dans
l’Etat, l’homme doit supprimer l’aliénation religieuse.
La critique de Marx paraît plus radicale. La religion est une forme de
l’idéologie, et donc le reflet déformé des conditions d’existence sociales des
hommes et l’instrument de conservation des rapports de domination. L’homme
opprimé exprime dans la religion sa volonté d’un monde meilleur, mais, en le
projetant dans un au-delà imaginaire, il s’interdit de transformer réellement ses
conditions matérielles d’existence. La critique nietzschéenne est plus radicale
encore. La croyance des faibles des vaincus de la vie en des « arrière-mondes »
relève du « ressentiment » d’hommes malades dont les instincts vitaux se sont
retournés contre eux-mêmes et contre les forts. Cette dévaluation de la vie
s’achève dans le nihilisme des sociétés modernes où les hommes ne croient
plus en rien : c’est « la mort de Dieu ». Il est la forme ultime de la dépréciation
de la vie, qu’il convient de dépasser. C’st bien le « surhomme », c’est-à-dire,
libéré des entraves de la religion, qui veut la vie, l’homme de la volonté de
puissance et des forces créatrices, affirmatives.
Spinoza parvenait toujours à faire la part de la superstition et du
sentiment vrai dans une religion. C’est dans un second moment uniquement,
que la raison fera la critique de ce sentiment religieux lui-même. Il demeure
que ces deux moments restent inséparables dans l’œuvre de Spinoza.
Léo Strauss fait remarquer que « pour établir de quelle façon nous
devons lire Spinoza, nous ferons bien de jeter une des règles qu’il s’est
données pour lire La Bible »120 et de poursuivre, « c’est en raison de son
inintelligibilité que La Bible doit être comprise exclusivement à partir
d’elle-même : la plus grande partie de La Bible traite de choses auxquelles
découvre d’autre voie d’accès que La Bible elle-même »121. Or Spinoza
considère ses propres livres comme intelligibles : il convient donc
« d’abandonner son herméneutique biblique et se reporter à ses règles de
120
121
Léo Strauss, Le Testament de Spinoza, Cerf, Paris, 1991, p.194, 362 pages.
Ibidem, p.198.
- 144 -
lecture des livres intelligibles »122. Pour Strauss, la lecture de Spinoza ne
paraît pas aisée : ses livres, sans être « hiéroglyphiques » ne sont pas conçus
pour autant aisément.
Les dogmes de la métaphysique, comme l’affirmation de l’existence
d’un Dieu créateur et parfait ou l’affirmation de l’immortalité de l’âme, sont
des idées que la conscience produit sans pouvoir les prouver ni les réfuter.
Si nous tenons tant à nos croyances, c’est que les croyances réalisent,
sur un mode imaginaire, nos aspirations les plus secrètes. Ainsi, le sentiment
religieux tirerait sa force de la force des désirs dont il est issu. Le désir d’être
protégé en même temps qu’aimé, trouve une satisfaction dans la figure
consolatrice et surveillante
du père tout-puissant (Dieu). De même, nos
exigences de justice (exigences souvent déçues en ce monde) sont comblées
par l’annonce du « jugement dernier », où chacun sera jugé en fonction de ce
qu’il a fait durant sa vie. Ainsi, selon Spinoza, la croyance religieuse est une
illusion par la persistance de la détresse humaine.
La critique de la religion par Spinoza a été longuement faite dans ses
correspondances. Elles sont toutes aussi significatives que toutes les autres
œuvres qui traitent de sa philosophie politique. On découvre dans ses lettres un
franc parler et une défense profonde de ses thèses sur la politique et la religion.
Après un silence, le dialogue reprend vers 1675 (LXI) et en termes non voilés :
atteinte à la religion, à la politique et la vertu religieuse (LXII). La lettre
LXVIII est la plus tourmentée de Spinoza, la plus angoissée peut-être. Ecrire
est pour lui toute la vérité, n’avait pas cessé de lutter pour cette liberté
d’expression qui était sa liberté de vivre. Ses opinions étaient-elles forcément
dangereuses pour la religion ?
Spinoza conçoit que la vérité est une, et que la religion est une
mystification, une superstition. Il faut donc vivre et mourir sans idoles. Il est
vrai que l’échange de lettres entre Oldenburg et Spinoza tournait autour des
questions de Dieu et de ses présupposés. Mais Oldenburg juge ces questions
122
Ibidem, p.200.
- 145 -
absurdes. Les lettres d’Oldenburg portent sur la Morale, c’est-à-dire la conduite
de la vie. Il s’attaque plutôt à Spinoza et à son « panthéisme » qu’il juge
d’ailleurs dangereux. Ainsi, il est inconcevable pour lui de ne pas croire aux
miracles et si tout est nécessaire, la culpabilité n’existe plus (LXXVII) ; et ce
dialogue épistolaire ne concernait en vérité que le bien et le mal, c’est-à-dire le
christianisme et l’athéisme pour l’un la possession et l’aliénation de soi pour
l’autre. Cette vision, il nous semble, a contribué fortement à dégrader l’image
de Spinoza, jugé d’homme dangereux, et détesté parce qu’il remet en question
la valeur de la morale religieuse, des rites, de l’idée de la providence, des
miracles. A ce titre, Velthuysen voit dans le Traité théologico-politique la
défense détournée et masquée de son « fier athéisme ».
Ces lettres sont l’objet de divergences de points de vue entre Spinoza et
ses interlocuteurs. Dans une lettre de Spinoza adressée à Henri Oldenburg, on
peut lire notamment ceci : « Par Dieu, j’entends un être absolument infini,
c’est-à-dire une substance constituée par une infinité d’attributs dont
chacun exprime une essence éternelle et infinie. »123 (Dieu parfait au
suprême degré et en totalité). Il y élabore des propositions suivantes (de par
une méthode géométrique de démonstration) :
•
Il ne peut exister dans la nature deux substances qui ne différeraient
pas par la totalité de leur essence.
•
Une substance ne pouvant être créée, est de son essence d’exister.
•
Toute substance est infinie, c’est-à-dire totalement parfaite en son
genre.
Il met en garde la définition de Dieu. Quant aux erreurs que Spinoza
voit dans les philosophies de Descartes et de Bacon : leur première insuffisance
est d’égarer si loin de la connaissance de la cause première et de l’origine de
toutes choses. La seconde erreur est d’ignorer la vraie cause de l’erreur.
Les causes d’erreurs et celles que Bacon assigne à l’entendement
peuvent aisément se ramener à l’unique raison donnée par Descartes, à savoir
que la volonté humaine est libre et plus vaste que l’entendement, ou encore,
123
Spinoza, Ethique, Première Partie, Définitions VI, p.15.
- 146 -
comme l’indique Veralum lui-même mais beaucoup plus confusément : la
lumière de la volonté n’est pas pure comme tout imbibée par la volonté.
Spinoza, lui ne croit rien à tout cela. C’est ce qu’eux-mêmes auraient aisément
vu s’ils avaient aperçu qu’entre la volonté et telle ou telle volition, il y a la
même différence qu’entre la blancheur et tel ou tel blanc, ou encore entre
l’humanité et tel ou tel homme ; il est donc aussi impossible de concevoir que
la volonté soit la cause de telle ou telle volition, que de penser que l’humanité
soit la cause de Pierre ou de Paul. Ainsi, puisque la volonté n’est qu’être de
raison et ne saurait être considérée comme cause de telle ou telle volition
particulière, puisque d’autre part les volitions particulières ont besoin d’une
cause pour exister, on ne peut affirmer qu’elles sont libres : elles sont
nécessairement ce qu’elles sont, par la détermination de leurs causes.
On remarque que dans la seconde phase de leur correspondance,
Oldenburg demandait à Spinoza la prudence de se garder d’écrire, dans son
futur ouvrage tout ce qui pouvait porter atteinte à la religion. Ce dernier
soulève alors quelques interrogations :
•
un Etre suprêmement excellent et parfait peut-il exister ?
•
le corps n’est-il pas limité par la pensée ?
•
les axiomes sont-ils tenus pour des principes indémontrables, connus
par la lumière naturelle ?
Il nous est bien difficile de comprendre comment « une substance ne
peut être produite par une autre substance. »124 Cette proposition pose que
toutes les substances sont cause de soi, les pose toutes comme réciproquement
indépendantes, en fait autant de dieux, et par-là refuse l’existence de la cause
première de toutes choses. La réponse de Spinoza peut être classée en ces
points : l’étendue en tant que telle n’est pas la pensée hors des substances et
des accidents, rien n’est donné dans le réel, c’est-à-dire en dehors de
l’entendement. Tout ce qui est donné en effet se conçoit en soi ou par soi des
choses qui ont des attributs différents n’ont rien de commun entre elles, l’une
ne peut être la cause de l’autre de même deux choses qui n’ont rien de commun
124
Ethique, Première Partie, Proposition VI, p.21.
- 147 -
entres elles, l’une ne peut être la cause de l’autre quant à ce que Oldenburg
ajoutait sur Dieu, qui n’aurait formellement rien en commun avec les choses
créées, Spinoza a, pour lui, prouvé le contraire dans sa définition. Dieu est un
Etre constitué par une infinité d’attributs, dont chacun est infini ou totalement
parfait en son genre.
Guillaume de Blyenberg, dans sa Lettre à Spinoza et à Descartes
s’insurge contre l’idée selon laquelle Dieu entretient l’existence de l’âme et la
prolonge de par sa volonté et que le mal est un non-être, auquel Dieu n’a point
pris de part. Il montre, en effet, que la volonté, n’étant pas distincte de l’âme,
mais consistant en une certaine tendance de l’âme, a besoin du concours de
Dieu. Les vouloirs de Dieu seraient ainsi causes de nos déterminations. Ou bien
la volonté mauvaise n’est pas un mal, ou bien Dieu est la cause immédiate du
mal. Or, on ne saurait faire jouer ici la distinction que les théologiens
établissent entre l’action et le mal qui est attaché à l’action, car Dieu a décidé
non seulement l’action, mais la manière dont elle sera accomplie. Dieu,
poursuit-il, n’a pas seulement décidé qu’Adam mangera du fruit défendu, mais
aussi nécessairement qu’en mangeant, il désobéira : si bien qu’on semble
invariablement conclure : soit la désobéissance d’Adam n’est ni un mal soit
Dieu lui-même en est la cause.
La réaction spinoziste met en lumière sa critique de Dieu et des
théologiens et de leurs enseignements, lesquels transforment les moyens en lois
pour abrutir les fidèles. Blyenberg revient à la charge pour indiquer que son
intention est d’être un philosophe chrétien et par conséquent ne peut se dresser
contre la vérité prescrite selon sa conviction. D’où la Parole de Dieu doit
s’imposer à lui.
Oldenburg, lui, montre que Spinoza philosophe moins qu’il ne
théologise car il consigne ses pensées sur les anges, la prophétie et les miracles.
Il invite donc à cultiver et à servir la Divinité suprême d’une âme pure, et
cultiver la philosophie vraie et utile. Spinoza répond qu’il faut laisser à chacun
la liberté de vivre selon son naturel, de vivre pour la vérité. D’ailleurs dans sa
lettre à Oldenburg, il évoque les raisons défendues de son Traité théologico-
- 148 -
politique : débarrasser les esprits vulgaires pour une bonne application à la
philosophie, combattre ceux qui le traitent d’athéisme, défendre la liberté
d’expression et de parole, en philosophant de manière active et courageuse.
Spinoza, dans sa lettre à Hude, tente de définir les propriétés de l’Etre
de qui l’existence est nécessaire : cet être est éternel et on ne saurait lui
attribuer une durée déterminée ; cet être est simple, et non pas composé de
parties ; cet être ne peut être conçu que comme infini, absolument indéterminé,
cet être est indivisible (il ne saurait être imparfait), cet être appelé Dieu, est le
seul être qui possède en soi toutes les perfections, il est unique. Il ne contient
aucune imperfection, mais il est indéterminé et tout-puissant.
Notons que pour Spinoza, Dieu possède en soi toutes les imperfections.
Et cette nature ne peut exister en dehors de Dieu : car, si elle existait hors de
Dieu, alors, une même et unique nature, qui implique l’existence nécessaire,
existerait deux fois : ce qui serait absurde. Dieu seul, par conséquent, implique
l’existence nécessaire, et rien d’autre que lui. Rien hors de Dieu n’existe par
soi mais que Dieu seul exclusivement, subsiste par sa propre suffisance.
Spinoza faisait toujours parler de la superstition et du sentiment vrai dans une
religion. C’est dans un second moment seulement que la raison fera la critique
de ce sentiment religieux lui-même. Il reste que ces deux moments sont
inséparables dans l’œuvre de Spinoza.
Dans une lettre adressée à Jacob Osten l’on pouvait comprendre la
morale spinoziste. En effet, Lambert de Velthuysen indique que Spinoza a
travaillé plus qu’il n’aurait fallu à se libérer de toutes superstitions : en voulant
se garantir contre elle, il s’est jeté dans son contraire, et pour avoir voulu éviter
le péché de superstition, c’est la religion toute entière qu’il a rejetée. Cet
homme ne s’inscrit pas dans le cadre des déistes (le déisme est la position
philosophique de ceux qui admettent l’existence d’une divinité sans accepter de
religion révélée ni de dogme ; le déiste renvoie à une croyance en Dieu qui
reste volontairement imprécise, par refus, soit de l’enseignement de l’Eglise,
soit des prétentions de la métaphysique et s’appelait « religion naturelle » par
opposition à la « religion positive »).
- 149 -
Spinoza pense que seul l’exercice de la vertu peut conduire les hommes
à la félicité. Il évoque en filigrane que c’est une preuve apostolique d’enseigner
la foi religieuse. Mais on est bien loin de la vérité ; car lorsqu’on veut expliquer
le texte sacré par la raison, lorsqu’on veut faire de celle-ci l’interprète de
l’Ecriture, on interprète un docteur sacré par un autre. Pour lui, Dieu reste
indifférent aux opinions religieuses auxquelles les hommes restent attachés ; il
n’a aucun souci des rites.
Dans une autre lettre adressée à Boxel, Spinoza montre que le monde
est un effet nécessaire de la nature de Dieu. Pourtant, tous s’accordent à
signifier que volonté, entendement, essence, nature de Dieu, constituent un
tout. Pour Spinoza, il n’y a pas de confusion entre nature divine et nature
humaine, car le monde n’a pas été fait ex nihilo. On voit donc que l’opinion de
ceux qui parlent d’un monde qui serait création du hasard est absolument
contraire à la pensée spinoziste.
Boxel répond que bien que la volonté de Dieu soit éternelle, il ne s’en
suit pas que le monde le soit car Dieu a pu décréter de toute éternité qu’il
créerait le monde à un monde indiqué. Bien que nous ne comprenions pas
comment Dieu agit et que nous ne voulions pas lui affecter une façon d’agir
humaine, de même il ne faut en revanche pas nier qu’il possède d’une façon
d’agir qui s’accordent éminemment et de façon incompréhensible avec les
nôtres, tels le vouloir, l’intelligence, le voir et l’ouïr non par les yeux ou les
oreilles mais par l’entendement. Si l’on reconnaît en Dieu la nécessité qu’on le
prive de volonté et de libre choix on se demande bien si on se demande bien si
on ne représente pas l’Etre infiniment parfait comme un monstre. Certains
philosophes conçoivent que le monde a été fait par hasard, c’est-à-dire Dieu se
serait proposé un but et l’aurait transgressé.
Pour Tschirnhaus, Descartes concevait que le pouvoir de l’entendement
est le même chez tous (méthode démontrée dans les Méditations
métaphysiques). La vérité d’une pensée n’est pas toujours absolue mais
seulement la vérité des principes sous-entendus dans l’entendement.
- 150 -
Quant à la question du libre-arbitre il est noté que selon Descartes, est
libre ce qui n’est pas contraint par quelques causes ; selon Spinoza, au
contraire, ce qui n’est pas déterminé à agir par quelque cause. Il est
remarquable que dans toute circonstance nous sommes déterminé à l’action par
une cause précise et qu’ainsi nous n’avons pas de libre-arbitre ; mais au
contraire nous croyons avec Descartes que dans certains cas, nous ne sommes
contraints par rien et qu’ainsi nous avons un libre-arbitre.
Sur le problème de la liberté, Spinoza s’est adressé à Schuller. Il se
défend en effet qu’une chose est libre qui existe et agit par la seule nécessité de
sa nature, et contrainte cette chose qui est déterminée à exister et à agir selon
une modalité précise et déterminée ; Dieu par exemple existe librement
(quoique nécessairement) parce qu’il existe par la seule nécessité de sa nature.
Bien plus, Dieu connaît soi-même et toutes choses en toute liberté, parce qu’il
découle de sa nature qu’il comprenne toute chose. Donc, il convient de situer la
liberté dans une libre nécessité et non dans un libre décret, sinon la liberté
humaine ne serait qu’une pseudo liberté.
A la question de savoir quelle est l’origine véritable de nos erreurs,
Descartes répond que c’est l’assentiment que nous donnons à des choses qui ne
sont pas encore clairement perçues ; cela vient d’un défaut de connaissance.
Entre l’idée vraie et l’idée adéquate : chez Spinoza le vocable « vrai » se
rapporte uniquement à l’accord de l’idée et de son idéat, tandis que le mot
« adéquate » concerne la nature de l’idée en elle-même ; il n’y a ainsi aucune
différence de fait en ces deux sortes d’idées, si ce n’est cette relation
extrinsèque. Cette idée ou définition doit exprimer la cause efficiente de
l’objet. Quand l’on définit Dieu comme l’Etre souverainement parfait, cette
définition n’exprimant pas la cause efficiente (une cause efficiente aussi bien
interne qu’externe), l’on n’en pourra déduire toutes les propriétés de Dieu.
C’est le contraire quand on définit l’Etre.
Oldenburg évoque dans une lettre que son jugement sur le traité au
départ montrait que l’opinion spinoziste portait atteinte à la religion, mais une
réflexion plus profonde lui a donné bien des raisons de croire que loin de porter
- 151 -
préjudice à la religion véritable et à une philosophie solide, Spinoza appliquait
a contrario à mettre en exergue et à fonder d’une part la vraie fin de la religion
chrétienne et d’autre part la sublimité et l’excellence divines d’une fructueuse
philosophie.
De cette façon, Oldenburg invite Spinoza à s’engager à ne pas
compromettre la pratique de la vertu religieuse d’autant plus que dans ce siècle
dégénéré et corrompu rien n’est plus ardemment pourchassé que les doctrines
dont les conséquences semblent justifier les vices de notre temps.
Albert Burgh, lui, accuse la philosophie de Spinoza d’erreur et de
fausseté. Selon lui, le philosophe hollandais semble s’inscrire dans une doctrine
de futilités, lui qui avait donné un titre impie qui confond la philosophie avec la
théologie. Dans la vision de Burgh donc, Spinoza veut surpasser tous ceux qui
se sont dressés dans la cité de Dieu, dans son Eglise, contre les patriarches, les
prophètes, les martyrs, les docteurs, les confesseurs, la Vierge et les nombreux
Saints.
Pourquoi y a-t-il l’incarnation du Christ, la passion du Christ (souffrant
sur la croix) ? Burgh a posé beaucoup de questions à Spinoza qu’il conçoit
comme ennemi public n°1 de la religion chrétienne : « Insensé, que signifie ce
bavardage futile et vain sur les miracles sans nombre…Tendez la main,
repentez-vous de vos erreurs et de vos fautes, soyez humble et soyez
régénéré ! »
Pour Burgh et pour nombre de théologiens, la vérité apparaît comme le
fondement de la religion chrétienne ; ainsi les principes de l’Eglise catholique
sont : la passion du Christ, la résurrection du Christ, sa transfiguration, sa
royauté éternelle, la sainte trinité, les mystères et les miracles opérés par le fils
de l’homme.
De cette façon, c’est une déraison de réfuter ces principes essentiels de
la religion chrétienne, fustige Burgh. Des martyrs chrétiens sont même morts,
en ont subi des épreuves, tout simplement en voulant prêcher la vérité.
D’ailleurs, il invite Spinoza à découvrir les vertus inhérentes à l’Eglise :
ancienneté, immuabilité, infaillibilité, irreformabilité, unité. Même si le Traité
- 152 -
théologico-politique a plu à Huygens à telle enseigne qu’il demandait d’autres
livres du même auteur, Oldenburg trouve que ce livre heurte la sensibilité des
lecteurs : l’ambiguïté de Dieu et de la Nature où l’on pense à la confusion de
ces deux réalités ; la négation de toute l’autorité et de toute la valeur des
miracles, alors que presque tous les chrétiens en sont convaincus, la position
« masquée » d’un philosophe.
Spinoza n’a pas hésité à répondre à ces accusations. Il affirme, en effet,
que Dieu est la cause immanente de toutes choses, et évoque que les miracles
révèlent de la pure ignorance. Pour lui, les chrétiens comme tous les autres, se
défendent non pas par la foi ou par la charité ou par les fruits de l’Esprit Saint,
mais par leur opinion qui repose sur l’ignorance, source de tout mal ; ils
changent en superstition la foi même véritable : « Quand les Eglises affirment
que Dieu a pris une forme humaine, je souligne que cela ne me paraît pas
moins absurde que de dire que le cercle a pris la forme d’un carré », conclut-il.
Oldenburg s’attaque à nouveau aux opinions de Spinoza qu’il traite de
subversives, minant la pratique de la vertu religieuse. Il juge choquant que
Spinoza soumette toutes les choses et toutes les actions à une nécessité fatale :
quelle est la place de la faute et du châtiment ? Il est sans doute difficile de dire
par quel outil on peut trancher ce nœud. Finalement, il posait plusieurs
questions sans réponse : quels synonymes et équivalents tenir des miracles et
l’ignorance ? Comment comprenez-vous ces passages de l’Evangile et de
l’Epître aux Hébreux ? A travers, ces différents passages, la religion chrétienne
et l’Evangile ne conserveront-elles pas leur vérité ?
Sans ambages, Spinoza répond sévèrement aux attaques de Burgh dans
sa lettre LXXVII. Il lui reproche, en effet, son âpre militantisme de l’Eglise
romaine et en profite pour insulter ses adversaires et se déchaîner violemment
contre eux. Aussi l’invite – t-il à lire ceci dans un esprit sans passion :
« Laissez donc cette superstition funeste, et reconnaissez la raison que
Dieu vous a donnée ; cultivez-la si vous ne voulez pas vous ranger parmi
les brutes. Cessez, je le répète, d’appeler mystères absurdes erreurs, et de
confondre piteusement l’inconnu, le non encore connu avec des croyances
- 153 -
dont l’absurdité est démontrée, tels les terribles secrets de cette Eglise que
vous croyez surpasser d’autant plus l’entendement qu’ils choquent
davantage la droite raison. »125
Finalement, les échanges de Spinoza avec ses interlocuteurs contribuent
à consolider davantage sa position vis-à-vis de l’Eglise et de ses théologiens.
Sa franchise et ses convictions n’ont eu cesse de susciter leur mépris, et
favoriser et d’accélérer pour ainsi dire son excommunication. C’est ici le lieu
de rappeler justement les différentes phrases de l’excommunication prononcées
par les juifs :
•
l’excommunication mineure : rompre avec le contact physique les
engagements sociaux, familiaux avec lui.
•
l’excommunication (cherem) : bannissement de la synagogue
accompagnée d’horribles malédictions, prises pour la plupart du
deutéronome XXVIII.
•
troisième
excommunication
(schammatha) :
interdiction
ou
bannissement de leurs assemblées ou synagogues sans espérance de n’y
pouvoir jamais rentrer (grand anathème).
IV.2. De la méthode d’interprétation de l’Ecriture
Spinoza expliquait que « la méthode n’est pas autre chose que la
connaissance réflexive ou l’idée de l’idée (…), il n’y aura donc point de
méthode si l’idée n’est pas donnée d’abord. La bonne méthode est donc celle
qui montre comment l’esprit doit être dirigé selon la norme de l’idée donnée. »
Tel est l’intellectualisme radical de Spinoza selon lequel l’entendement et la
volonté constituent une seule et même chose.
Par ailleurs, la méthode, chez Spinoza, est également un mode
d’explication des vérités de l’éthique selon l’ordre géométrique, mais un
moyen de convaincre exprimant l’exigence de rigueur et de rationalité du
philosophe. Bien plus, elle a tout autre fonction : éliminer toute explication
finaliste, donc tout anthropomorphisme. Elle permet de cette façon de
125
Traité politique, Lettres, « Œuvres IV », Lettre LXXVI à A. Burgh, Flammarion, Paris, 1966, pp 344 -335.
- 154 -
dépouiller Dieu ou, la nature de ses prétendus mystères, afin d’atteindre la
véritable connaissance.
On peut lire ici quelques éléments essentiels qui nous permettent de
comprendre Spinoza : exposer la manière de voir sur l’Ecriture, combattre les
préjugés des théologiens, redresser les accusations inutiles d’athéisme,
défendre la liberté de pensée et de parole des individus de la société. Notons au
passage que Spinoza avait auparavant effectué la lecture de La Bible, et
précisément en renouvelant l’étude de l’Ancien Testament.
D’emblée, aux premières heures de son excommunication, il s’est
insurgé contre les préjugés des théologiens. Ce n’est pas une tâche assez aisée
pour le philosophe puisque même ses plus proches collaborateurs (Mennomites
et Collegians) développaient déjà des préjugés considérables au sujet de
l’Ecriture et de son autorité au détriment de la raison.
Cette difficulté chez Spinoza est renforcée davantage par des
accusations qui le traitent « d’athée et de contemplateur de religion ». Retenons
qu’à cette époque, les querelles de religions exerçaient une certaine influence
sur la vie sociale hollandaise. Des mesures très indélicates et particulièrement
injustes avaient été prononcées. En tout état de cause, ceux qui étaient contre la
religion étaient traqués et jugés pour leur liberté d’opinion. Pourtant, la
Hollande était reconnue comme modèle de pays de tolérance et ce, en dépit de
ces quelques problèmes reçus par sans doute une partie de la société qui
menaçait en quelque sorte l’Etat et l’Eglise. Des écrits dans cette ligne sont
publiés, mettent en exergue la suprématie du pouvoir civil sur l’Eglise et les
dérives de l’intolérance. Des adversaires de Spinoza, prirent position dans la
défense de droit de l’Etat contre les empiétements de l’Eglise. Spinoza, lui,
avait émis le désir de prudence et donc de se rapprocher des républicains
partisans de la tolérance religieuse et d’un régime de liberté, de par ses lettres.
Toutefois, son Traité théologico-politique qui fut accusé d’impie et
d’impropre, est connu pour être un traité de défense de la liberté de pensée,
sans phare dégagée et toutes querelles de parti. En exposant une théorie du
- 155 -
droit de l’Etat, il prend partie pour le régime démocratique, mieux fondé en
raison, selon lui, le plus rationnel et le plus vivable, qu’il soit.
De par son œuvre, notre philosophe se pose en penseur critique. En
effet, son Traité théologico-politique donne des dispositions à observer dans la
lecture de la Bible, notamment de l’Ancien Testament, son origine, sa date, sa
composition. Spinoza n’hésite pas à relever les difficultés énormes nées des
textes et de leur traduction.
Disons que des précurseurs tels l’oratorien Morin et Hobbes avaient
déjà soutenu la falsification des textes et du contenu de la Bible. Ils indiquent,
en effet, que le Pentateuque est une compilation de textes rédigés de diverses
façons par divers auteurs et traducteurs artificiellement juxtaposés.
De Spinoza, l’on reconnaîtra que son Traité théologico-politique
(chapitre VII à X) apparaît comme un essai d’une histoire critique des livres de
l’Ancien Testament. Notre penseur fait remarquer d’une part que l’Ancien
Testament est formée d’éléments de provenance très diverse et de valeur très
inégale et d’autre part, la maladresse des rédacteurs de la Bible, qu’il considère
fondus.
Pour comprendre davantage, nous avons voulu partir du commentaire
de Sylvain Zac qui traite aussi
bien de la question. Il construit son
commentaire sur la critique spinoziste de l’interprétation de l’Ecriture. Pour
acquérir un bien suprême, susceptible de nourrir l’âme de joie sans mélange et
sans amertume, il lui faut apprendre à communiquer rationnellement aux
hommes.
Spinoza s’est engagé à révéler la vérité ; pour cela, il fallait pour lui
partir du discernement des enseignements de l’Ecriture. Pouvait-il mener sa
réflexion librement ? Certainement, non ! Car il se heurte au prestige et à
l’insolence des théologiens. Confondant crédulité et foi, forgés de préjugés,
générateurs d’une avidité et d’une ambition sordides, ces derniers vilipendent
la lumière naturelle qu’ils traitent de source d’irréligion.
Au demeurant, les fondements spéculatifs de sa philosophie ne
semblent pas s’accorder avec les opinions philosophiques des théologiens sur
- 156 -
la nature de Dieu et de ses rapports avec le monde et l’homme. Ce qui le fait
accuser d’athéisme, lequel met en péril le philosophe et la liberté de
communiquer la connaissance vraie. On comprend les motivations réelles de
son exposé à ce propos à travers sa lettre XXX adressée à Oldenburg en 1665
comme moyen de défense : « Je compose actuellement un traité sur la façon
dont j’envisage l’Ecriture et mes motifs pour l’entreprendre sont les
suivants :
- les préjugés des théologiens : je sais en effet que ce sont ces
préjugés qui s’opposent surtout à ce que les hommes puissent appliquer
leur esprit à la philosophie ; je juge donc utile de montrer à nu ces
préjugés et d’en débarrasser les esprits réfléchis.
- l’opinion qu’a de moi le vulgaire qui ne cesse de m’accuser
d’athéisme ; je me vois obligé de la combattre autant que le pourrai.
- la liberté de philosophie et de dire notre sentiment ; je désire
l’établir par tous les moyens : l’autorité excessive et le zèle indiscret des
prédicants tendent à la supprimer. »126
La défense de la liberté de philosopher, à en croire l’auteur,
consiste en la liberté de penser et d’expression comme l’expression du vrai
niveau de vie pour les citoyens. Le sage existe, en effet, au nom de la vérité de
penser, qui ouvre la voie à une vie véritablement humaine par « la raison, vraie
valeur et vie de l’esprit ». L’on voit que si la liberté du jugement et de la
croyance, qui conditionne la bonne marche d’une République est supprimée,
celle-ci entraînerait éventuellement la chute de la République et partant la ruine
de la paix civile.
Il est compréhensible que les idées de Spinoza avant son
excommunication de la communauté juive passent pour un regroupement
religieux qui demeurerait très lié à sa vocation spirituelle. Notons qu’il traitait
la communauté de fanatique rétrograde.
126
Spinoza, Traité théologico-politique, Introduction, PUF, Paris, 1999, p.5.
- 157 -
Dans son entendement, les théologiens combattent la liberté de
philosopher et de raisonner. Cette intolérance s’explique notamment par le
manque de volonté de brimer la vision de l’autre et d’en imposer justement ses
propres visions et sensibilités, et la manière de penser et surtout la force des
superstitions qui étouffent les humains. Parce qu’ils ne sont pas éclairés par
une armature raisonnable, ils gargarisent leur intolérance par l’autorité de
l’Ecriture qu’ils invoquent les uns et les autres. Il s’insurge contre ces
théologiens qui jugent impropre le combat de la liberté d’opinion. Cela
s’explique notamment par le fait qu’ils déforment le sens de l’histoire et de
l’Ecriture en le suggérant à leurs passions et leurs jugements du reste étroits.
En fait, leur lecture de l’Ecriture est frappée d’erreurs, d’errances et de
maladresses. De là, l’urgence d’une nouvelle approche d’interprétation des
livres saints s’impose avec acuité. On pourrait avant tout s’interroger sur les
différentes explications religieuses et politiques qu’en a fait l’auteur.
Pour le comprendre, Sylvain Zac a de manière délibérée choisi
d’étudier les chapitres VII et XI du Traité théologico-politique où Spinoza
tente justement d’exposer sa méthode de l’interprétation de l’Ecriture et
examine les difficultés de l’authenticité et de l’histoire de la rédaction de
chacun de ses livres. On y découvre évidemment une argumentation dans son
plaidoyer pour la liberté de penser. En revanche, suivant le plan de la rédaction
de son œuvre, Spinoza a avant l’exposé de sa nouvelle méthode, traité la
question de la nature de la prophétie et des moyens par lesquels elle se
communique aux hommes (aux chapitres I et II)
Au chapitre III, il est question du problème du sens exact du dogme de
l’élection du peuple juif.
Le problème du vrai contenu de la Loi divine est traité au
chapitre IV.
Quant aux chapitres V et VI, Spinoza traite des problèmes de la
fonction des cérémonies religieuses et de la valeur religieuse et de la croyance
aux miracles.
- 158 -
Il est nécessaire de faire remarquer que c’est dans les six premiers
chapitres du Traité théologico-politique et notamment aux chapitres I et II
qu’on trouve de nombreuses analyses de Spinoza, inspirées de la nouvelle
méthode. D’ailleurs, il s’empresse d’évoquer dans le chapitre I ce que
représente un prophète et en quoi consiste la révélation prophétique laquelle
questionne la supra intelligence humaine.
Somme toute, Spinoza déclare s’être d’abord rentré en possession de sa
propre méthode avant de se poser ces différentes questions : une prophétie,
qu’est-ce ? De quelle manière Dieu s’est-il révélé aux prophètes ? Et pourquoi
Dieu a-t-il consenti à leur laisser jouer ce rôle ?
Nous pouvons indiquer que les chapitres I et VI constituent la partie
polémique de son ouvrage : dissiper les préjugés de la confusion de la
théologie et de la philosophie, du privilège spirituel du peuple juif, de l’identité
de la loi divine et de la totalité des prescriptions de la Tôrah, de l’importance
des cérémonies pour le salut spirituel des hommes, de la solidarité de la foi et
de la croyance aux miracles.
En toute remarque, cette réfutation vise le judaïsme. D’abord, les
théologiens chrétiens mêlent des problèmes philosophiques aux enseignements
proprement religieux. En sus, la foi chrétienne est liée à des miracles et
notamment aux miracles de l’Incarnation et de la Résurrection du Christ.
A en croire l’auteur Zac, la seconde partie du chapitre XI jusqu’à la fin
paraît plus constructive que polémique. Pour lui, en effet, Spinoza y expose ses
propres thèses sur le vrai sens de la Parole de Dieu, sur la nature de la foi, sur
les rapports du savoir et de la foi et enfin sur les conséquences politiques à tirer
de l’Ecriture.
Les chapitres VII et XI établissent la jonction entre les deux parties. Et
l’exposé fondamental de la méthode nouvelle de l’interprétation de l’Ecriture
doit renforcer la démonstration de Spinoza et par là faire remarquer les lecteurs
que c’est bien à partir de l’Ecriture et non à partir de sa propre philosophie
qu’il raisonne.
- 159 -
L’auteur défend l’idée selon laquelle la thèse fondamentale spinoziste
démontrée dans le Traité théologico-politique est que l’Ecriture laisse à la
raison toute liberté et qu’elle n’a rien de commun avec la philosophie. La
méthode nouvelle, qui est sa grande découverte, est la méthode de
l’interprétation de l’Ecriture par elle-même. La pratique de cette méthode
suppose que Spinoza, lui-même, mette sa propre philosophie en epochè. Mais
en quoi consiste cette interprétation dont parle l’auteur ?
Zac en explique dans le chapitre premier de son ouvrage. En effet, il y
évoque le principe de l’interprétation de l’Ecriture par elle-même. Dans son
commentaire sur Spinoza, il montre que la Parole de Dieu est une parole
d’amour. Or c’est au nom de l’Ecriture que les théologiens propagent la haine
et s’accusent réciproquement d’hérésie. Ce qui indique sans doute la défection
des formes d’exégèse biblique et l’ignorance de certains interprètes, qui
s’adonnent à de pures et puériles inventions imaginatives. A vrai dire, Spinoza
refuse les principes de la méthode de l’interprétation de l’Ecriture de
Maïmonide qu’il juge trop mystique. Selon Maïmonide, c’est l’interprétation
des paroles qui permet de comprendre tout ce que les prophètes ont dit.
Maïmonide pense que la vérité est une et que la philosophie consiste
uniquement à confirmer les vérités de l’Ecriture au moyen de la spéculation.
Spinoza juge la méthode maïmonidienne de l’interprétation de l’Ecriture trop
fantaisiste, nuisible, futile et absurde, et ce sous plusieurs angles.
D’abord, qu’elle est fantaisiste : Maïmonide affirme que chaque
passage de l’Ecriture comporte un sens ésotérique qui ne saurait contredire la
raison. La philosophie est pour ainsi dire l’interprète de l’Ecriture de façon à y
découvrir une métaphysique. Procéder ainsi ce n’est pas interpréter l’Ecriture
mais l’accommoder à sa propre fantaisie. D’après Spinoza, Maïmonide avoue
qu’il utilise l’Ecriture selon sa volonté et fait violence à la Parole de Dieu pour
en tirer des opinions philosophiques selon qu’il établit d’avance des
justifications philosophique et ou religieuse. Plus fondamentalement, il fait
délirer les prophètes avec les grecs.
- 160 -
Ensuite, qu’elle est nuisible : l’Ecriture étant destinée au public, tout
individu usant de sa propre intelligence, devrait en comprendre le sens, sans se
fonder sur le témoignage des interprètes. L’interprétation de l’Ecriture ne peut
être l’affaire uniquement de l’autorité des docteurs.
Puis, qu’elle est inutile : la torture des paroles de l’Ecriture opérée par
Maïmonide vient du fait qu’il veut à coup sûr tirer de l’Ecriture des vérités
démontrables. Spinoza croit en une inintelligibilité fondamentale de l’Ecriture
en ce que la grande partie de l’Ecriture est consacrée à des récits miraculeux et
des révélations qui échappent à la compréhension humaine. Les enseignements
moraux contenus dans les livres ne sont point démontrés dans l’Ecriture, ils
sont présentés de manière simple comme des commandements prescrits par
Dieu. Somme toute, Maïmonide prétend tout démontrer alors que les textes
bibliques ne sont pour lui qu’un argument pour exposer ses propres convictions
philosophiques.
Enfin, qu’elle est absurde : Maïmonide se prétend rationaliste (excessif
à la limite) car selon lui, la théologie devrait être soumise à la raison. En
revanche, à la vérité, il déraisonne « avec le secours de la raison », nous dit
l’auteur.
D’une part, il confine que l’Ecriture nous donne des enseignements sur
des vérités d’ordre spéculatif, saisissables par la lumière naturelle. D’autre part,
comme l’Ecriture, sans procéder par démonstrations, s’exprime par paraboles
et énigmes. Par exemple, Maïmonide souligne que les prophètes, sans jamais
rien démontrer, ont été d’émérites philosophes et d’impressionnants
théologiens.
En un mot, l’interprétation allégorique de Maïmonide se ramène en fin
de compte à une interprétation mystique qui se gargarise fallacieusement sous
le cachet de la raison. Il déraisonne tout en faisant appel à la raison. Il croit
pouvoir concilier les affirmations de l’Ecriture avec celles de la philosophie.
Mais c’est porter atteinte à la fois aux affirmations de l’Ecriture et aux
exigences de la philosophie. En état de cause, entre la foi et la philosophie, il
faut choisir.
- 161 -
A
la
méthode
allégorique
de
Maïmonide,
Spinoza
préfère
l’interprétation littérale, (celle du psat), c’est-à-dire, expliquer l’Ecriture par
l’Ecriture, où l’on recherche le sens exact des mots et des phrases. Jugé le
travail bien dépourvu de tout esprit critique et de mépriser la raison,
Maïmonide doit savoir, aux dires de Zac, que la fidélité à la vraie pensée de
l’Ecriture n’est pas la fidélité à la lettre de l’Ecriture jugée trop dangereuse
puisqu’en voulant subordonner l’Ecriture à la philosophie, Maïmonide sape,
sans le vouloir, les racines de la religion juive.
On comprend bien par exemple l’attitude du rabbin Alphabar de
Barcelone qui ne cache pas sa déception et reproche à cet effet que le Guide
des égarés ne soit pas écrit ni traduit ni lu.
Il est clair que pour Spinoza, affirme l’auteur, l’interprétation
allégorique de l’Ecriture et le « fanatisme de la lettre » de la pure orthodoxie
juive sont condamnables. La meilleure méthode consiste de cette façon à
interpréter l’Ecriture par l’Ecriture.
Zac n’ignore pas la nette distinction de la philosophie et de la foi qu’il
convient d’établir. En effet, il indique que la philosophie est une connaissance
rationnelle, fondée sur les principes que l’entendement découvre lui-même par
sa propre puissance. La foi, a contrario, doit se fonder uniquement sur
l’Ecriture et partant sur la révélation. Pour ainsi dire, il convient d’interpréter
l’Ecriture par l’Ecriture et non par la pensée philosophique. On voit
effectivement que Spinoza et Bacon jugent nécessaire de distinguer
l’imagination de l’entendement, les idées vraies, qui dépendent de
l’entendement seul, des idées fausses qui dépendent de la seule mémoire. On
peut dès lors comprendre pourquoi le terme « cause » chez Spinoza implique à
la fois l’idée de productivité et d’intelligibilité.
Ainsi, Zac voit dans Spinoza et l’interprétation de l’Ecriture un
rapprochement entre Spinoza et Bacon à travers des termes « chose en ellemême », « nature naturante », « source d’émanation », « détermination de
l’acte pur », « loi », « connaissance vraie ». Pour notre auteur, l’interprétation
de l’Ecriture par l’Ecriture comporte différents niveaux à franchir dont
- 162 -
l’enquête historique, la délimitation des concepts, la découverte de la doctrine
universelle de l’Ecriture, l’application de cette doctrine à la diversité des
situations particulières, dont il est question. Qu’est-ce que cela signifie ?
Par rapport à l’enquête historique, il s’agit d’un examen méthodique des
textes sacrés pour recueillir certaines données ; une connaissance historique et
philologique est alors exigée et il faut dégager méthodiquement par une
confrontation des textes de par une critique d’authenticité, une critique de
provenance, une critique de compréhension et de crédibilité (vraie pensée,
raisons, sincérité et validité des témoignages). De cette façon, une
interprétation correcte de l’Ecriture exige dès l’abord une culture solide à la
fois philologique et historique. Au niveau de la détermination des concepts,
l’exégète de l’Ecriture doit procéder à une étude comparative des différents
sens des mots, à partir des textes eux-mêmes, à la détermination d’un certain
nombre de concepts précis ; ceci dans le souci de dégager le contenu de la foi.
Ce qui amène Zac à s’interroger sur ces préoccupations : qu’est-ce qu’un
prophète ? Une révélation ? Quel sens pour élire le peuple juif ? Qu’est-ce le
règne de Dieu ? Un miracle ?
Quant à la découverte de la doctrine universelle, fondement de tous les
enseignements de l’Ecriture, l’enquête historique s’impose et consiste en la
compréhension du sens exact des règles particulières. Pour l’application de
cette doctrine à des situations particulières, il faut indiquer que la doctrine
universelle de l’Ecriture, selon l’exégète spinoziste repose sur l’amour de Dieu
et de l’amour des hommes par Dieu déduite d’alors à partir des enseignements
moins universels, c’est-à-dire des règles vertueuses, une contradiction
dénoncée entre la loi du talion prescrite et le principe de la non-résistance à la
violence, préconisé par le prophète Jérémie.
La découverte spinoziste dans le Traité théologico-politique consiste à
montrer qu’on peut utiliser, afin de comprendre le sens exact des idées
contenues dans les textes sacrés, une méthode aussi rigoureuse que la méthode
des savants, sans toutefois chercher à les expliquer par des causes. L’auteur
peut nommer ici Abraham Ibn Ezra qui a également critiqué l’interprétation
- 163 -
allégorique de Maïmonide qui l’accuse d’être à la solde de façon servile des
théologiens chrétiens, et que les juifs ont eu tort de rester asservis au sens
littéral de l’Ancien Testament.
Mais Vajda traitera de ce constat de Maïmonide l’esprit critique
d’explosion d’une foi de charbonnier. Il en ressort que si Spinoza se propose
évidemment
de
déceler
les
parties
corrompues
de
l’Ecriture,
ses
invraisemblances chronologiques, la diversité des variantes des mêmes récits
qui y pillulent, l’absence d’unité dans la pensée biblique quant aux dogmes
essentiels de la foi, c’est précisément parce qu’il veut prouver que la divinité de
la Parole de Dieu ne s’identifie nullement avec la divinité de l’Ecriture comme
canon intangible. Zac n’ignore pas que Spinoza poursuit également un but
d’ordre politique de façon précise, et entend montrer comment la société
politique doit être aménagée pour que la vie philosophique, expression de la
spontanéité de l’entendement et fondée sur la liberté du jugement, puisse
devenir un moyen de salut pour le grand public. Ce qui importe, lorsqu’on veut
comprendre le Traité théologico-politique, ce n’est pas seulement l’examen de
ses arguments, mais c’est encore l’intelligence des conséquences qu’il en tire et
que Richard Simon n’hésite du reste pas à rejeter.
La grande différence entre Spinoza et Richard Simon, soutient Marginal
dans l’œuvre de Zac, se trouve en ce que Spinoza est par excellence un
dogmatique en exégèse comme en philosophie, alors que Richard Simon
apparaît comme un pur critique.
Pour Zac, dans le Traité théologico-politique, la pensée de Spinoza est
critique des préjugés et des superstitions que les théologiens s’ingénient à
justifier par des arguments tirés de l’Ecriture. Mais il est vrai qu’il n’est pas un
« critique pur ». C’est à la fois un plaidoyer et un combat pour la liberté de
penser et de tous ceux qui auront le courage pour s’engager avec lui dans la
voie acharnée du salut par la philosophie, c’est-à-dire par la connaissance
vraie.
L’auteur aborde dans son second chapitre la critique externe et la
critique interne de l’Ecriture. Il confine en substance qu’en proposant aux
- 164 -
lecteurs de l’Ecriture sa nouvelle méthode de l’interprétation de l’Ecriture par
l’Ecriture, Spinoza s’engage dès l’abord à noyer les préjugés des théologiens,
dont le plus important serait que le canon de l’Ecriture est la Parole même de
Dieu et que le texte de l’Ecriture n’a subi aucune modification.
Selon l’enseignement, Moïse a écrit la Torah et, en la rédigeant, il l’a
consacrée (sous l’onction du Saint-Esprit). Ensuite, les prophètes avaient écrit
des livres (divins et sacrés) qui touchaient l’Etat et la Religion. Ceux-là étaient
tenus en effet pour des élus de Dieu, en raison sans doute de la perfection de
leurs mœurs et de leur sagesse. Puis, il est dit que tout est également sacré dans
les livres de l’Ecriture, parce que rédigés par des « hommes de Dieu » ; tout ce
qui est dit doit être considéré comme parole de Dieu.
Pour Spinoza, les théologiens font délivrer les prophètes avec euxmêmes et « prostituent les historiens sacrés au point qu’ils semblent radoter et
tout confondre.» Les rabbins ne voient partout que des mystères et inventions
des explications. On peut voir justement que des chapitres VIII, IX et X du
Traité théologico-politique exposent les résultats de la critique externe.
La critique interne elle-même doit aboutir à la formulation d’une
religion universelle, trait d’union entre les hommes dans le respect de leur
liberté de philosopher. Selon l’auteur, Spinoza montre que des erreurs ont pu se
glisser dans les textes sacrés, et que les ambiguïtés et de nombreuses
confusions rendent le travail de l’interprète délicat (entre autres, confusion
entre les lettres, obscurité du texte, caducité du message).
Zac n’hésite pas en tout cas à révéler toutes ces critiques groupées de
Spinoza. Notre philosophe indique que non seulement plusieurs passages dans
l’Ecriture comportent des lacunes mais aussi l’on ne sent rien de mystère dans
leurs livres sacrés. Il juge que tout ce qui s’y trouve ne doit être considéré
comme étant d’inspiration divine, car on y trouve des répétitions, des
invraisemblances, des confusions chronologiques, des divergences et des
contradictions.
La philosophie de Hobbes a été citée in extinso. Selon Hobbes, dans un
Etat chrétien, c’est le souverain lui-même ou les prophètes dont il reconnaît
- 165 -
l’autorité, qui, seuls, ont la qualité d’interpréter l’Ecriture. Ce n’est pas
l’autorité de Moïse, des juges et des prophètes qui sanctifie les livres de
l’Ecriture, mais c’est l’autorité de l’Eglise anglicane qui est une manifestation
de la souveraineté politique. Au fond, Hobbes combat l’esprit critique et la
liberté de conscience en démontrant la nécessité de la subordination du pouvoir
spirituel au pouvoir temporel.
Somme toute, Spinoza nous propose de développer la puissance de
notre jugement. Sa méthode exige le bon jugement et la liberté de l’esprit. La
mission de l’Etat, c’est d’appliquer la Parole de Dieu dans des circonstances
historiques déterminées, et non de l’interpréter.
L’auteur consacre le chapitre III à la question de la prophétie et de la
philosophie. En effet, Spinoza en proposant, au contraire de Hobbes, montre au
travers de sa méthode de l’interprétation de l’Ecriture que la liberté de penser,
loin d’affaiblir la paix intérieure, en constitue la seule garantie sérieuse et en
assure la durée. Toutefois, il reconnaît que le plus grand danger pour la liberté
de penser, dans un Etat chrétien, provient de l’application du principe de la
confusion de la théologie et de la philosophie. Dans un tel Etat, tous croient
que l’Ecriture est sacro-sainte et qu’ils doivent obéir à ses commandements du
reste divins. Ce qui met hors jeu toute explication philosophique qui est une
entreprise personnelle et excluant le principe de l’autorité. Raison pour laquelle
dans les premiers chapitres du Traité théologico-politique sur la prophétie et
les prophètes, Spinoza s’est attelé à prouver grâce à une lecture sévère de
l’Ecriture, que les chrétiens devraient admettre le principe de la séparation de
la théologie et de la philosophie. Notre penseur déclarait clairement à la fin du
chapitre deuxième que toutes ses observations sur les prophètes et de la
prophétie tendent directement au but (qu’il se propose) qui consiste à séparer la
philosophie et de la théologie.
A ce niveau encore, les remarques faites à Maïmonide par Spinoza sont
cuisantes. Car ce dernier s’efforce de torturer le texte de l’Ecriture pour lui
faire admettre justement ce qu’il ne veut pas dire, de ranger les textes les plus
clairs au nombre des choses obscures et impénétrables, ou de les interpréter à
- 166 -
sa fantaisie. Tout cela concourt à soutenir que les conclusions maïmonidienne
sur les rapports de la prophétie et de la philosophie sont absolument
incorrectes : les prophètes ne nous renseignent en rien sur les mystères de la
métaphysique et de la physique, écrit Spinoza.
Zac montre que l’argumentation spinoziste se présente en deux phases :
d’une part, la connaissance prophétique n’est pas une connaissance vraie, ni
une connaissance philosophique, car elle n’enveloppe pas la certitude. De
l’autre, les livres de l’Ecriture ne nous disent nullement que les prophètes
étaient des prophètes et savants ni qu’ils n’avaient aucune connaissance
adéquate de la nature de Dieu et de ses rapports avec l’univers. D’où
Maïmonide s’est trompé sur la fonction même du prophète.
On peut lire ici les conclusions spinozistes :
•
Que le prophète n’est pas un super philosophe, car la connaissance
prophétique est inférieure à la connaissance philosophique. La
connaissance philosophique nous apporte, en effet, une sécurité
intellectuelle et morale, découlant de notre entendement, en principe,
communicable à tous. C’est en écoutant les philosophes qu’on devient
philosophe. La connaissance prophétique laisse toujours planer le
chemin du doute, communiquée à quelques privilégiés et ceux qui y
adhèrent ne s’appuient que sur le témoignage et le prestige des
prophètes.
•
Que le prophète n’est même pas un philosophe, car il n’est pas animé
du désir de comprendre et n’a aucune teinture philosophique. Il est,
selon l’Ecriture, interprète des désirs de Dieu saisi par la force de son
imagination. Il convient pour ainsi dire de laisser à chacun la liberté de
penser dans tout ce qui touche aux choses spéculatives. Ce qu’on peut
réclamer de chacun au nom de l’Ecriture, c’est seulement le respect de
la Parole de Dieu.
Zac traite dans le chapitre quatrième la Parole de Dieu. Il y indique, en
effet, que Spinoza pense « libérer » la Parole de Dieu du joug inventif et
chimérique des théologiens, pour en faire un enseignement adressé à tous les
hommes, et un principe d’amour et d’union des hommes. Ces préjugés dont
parle Spinoza concerne ceci : d’une part, la Parole de Dieu s’est confondue
avec le canon de l’Ancien Testament ; d’autre part, l’idolâtrie de la lettre,
- 167 -
constituant un défi à la raison, fait montrer que des livres de l’Ecriture, on
prétend imposer aux gens des idées et des comportements que la vraie religion
ne prescrit nullement. L’Ecriture est dite sacrée non parce que Dieu est luimême l’auteur d’un nombre déterminé de livres. Mais alors, comment
comprendre l’expression « Parole de Dieu » ?
Trois pistes peuvent être dégagées :
•
D’abord, la Parole de Dieu est la « chose de Dieu ». Ensuite, la Parole
de Dieu est le commandement de Dieu. Les prophètes représentaient
habituellement Dieu comme législateur, ses commandements comme
des ordres. La parole de Dieu est ainsi l’ « oracle de Dieu ». Enfin, la
parole de Dieu désigne la pensée de Dieu, c’est-à-dire la vérité
religieuse une et immuable. Elle constitue pour le croyant la voie du
salut.
•
Pour Spinoza, la religion catholique (universelle), dont la parole de
Dieu est le fondement, est spirituelle au plus haut degré. Concernant la
parole de Dieu, l’auteur nous invite à consulter également les chapitres
XII, XIII et XIX du Traité théologico-politique consacrés à l’analyse
du contenu de la Parole de Dieu et à ses implications.
Dans le chapitre cinquième, l’auteur traite du rôle de la Raison dans
l’interprétation de l’Ecriture. Il y évoque que l’Ecriture enseigne une
obéissance à la Parole de Dieu, accompagnée d’une foi fervente. La « religion
universelle » dont Spinoza formule les articles de foi n’est pas la « religion
philosophique » à base de connaissance vraie elle-même dans son aspect
dynamique.
La première fonction de la raison dans l’interprétation de l’Ecriture est
une fonction critique et polémique : elle combat les préjugés et la superstition.
La deuxième fonction de la raison, consiste dans la recherche de la cohérence
dans les récits et surtout dans les enseignements de l’Ecriture. Bref, ce qui est
constant chez Spinoza dans sa façon d’interpréter et de comprendre l’Ecriture,
c’est l’effort d’éliminer, de l’Ancien Testament comme dans le Nouveau
Testament. Ce qui est contraire au bon sens, ce qui choque la raison commune.
Dans le chapitre sixième de Spinoza et l’interprétation de l’Ecriture,
Zac traite des enseignements politiques tirés de l’Ecriture. Spinoza, fait
- 168 -
reconnaître l’auteur, ne dissocie pas d’un côté la moralité de la ferveur
religieuse et, d’un autre côté, que la vie religieuse est liée au fonctionnement
des institutions politiques. En effet, moralité et religion tissent une commune
mesure, car la moralité du sage ou la moralité commune comporte une
connaissance vraie de la nature de Dieu et une participation à son essence, chez
le sage, ferveur, simplicité de l’âme et sincérité, chez le simple honnête
homme.
Le culte de la justice et de la charité, en vue de prendre force de loi, doit
s’appuyer exclusivement sur la législation de l’Etat. La sincérité de la foi se
mesure par de bonnes œuvres et celles-ci ne sauraient être efficaces que dans la
mesure où elles sont contrôlées par l’Etat. Mais notons que Rousseau et
Grotius tenteront de rectifier la thèse de ce dernier.
On le voit, la manifestation de l’anticléricalisme de Spinoza qui montre
que lorsqu’une Eglise conteste le droit du souverain de mettre directement en
application la « Parole de Dieu », indépendant du « pouvoir spirituel »,
lorsqu’elle agit, comme si elle était un « Etat dans un Etat », constitue un
danger pour la vie de l’Etat et, en outre, compromet le règne de Dieu dont elle
prétend espérer l’avènement.
Ainsi, Spinoza propose une méthode rationnelle pour interpréter
l’Ecriture biblique, fondée sur une approche historique et philologique des
textes ; ce qui constituait une hérésie à son époque. Il opte pour la séparation de
la philosophie et la foi religieuse et énonce les règles d’une religion
universelle. Ces règles, fondées sur la justice et la charité seraient révélées à
chacun.
Comme on peut le remarquer, Zac a le mérite d’avoir réfléchi sur une
question diversement résolue et interprétée. A bien le lire, nous comprenons un
peu plus l’urgence à poser la religion dans un rapport avec les instituts
politiques et surtout à rendre la question plus actuelle. En tout état de cause, le
commentaire fait ici par Sylvain Zac montre bien que Spinoza ne s’inscrit pas
cette fois dans le rejet de la foi religieuse. Bien au contraire.
- 169 -
Dans l’analyse d’Henri Laux à travers Imagination et religion chez
Spinoza, on peut voir qu’à la lecture miraculeuse de l’Ecriture s’oppose une
lecture naturelle de l’Ecriture qui se fonde alors sur une ontologie réélaborée. Il
nous fait remarquer, en effet, qu’il nous fait remarquer que la lecture naturelle
traite de la physique des textes, comme moyen de codification des relations
entre les éléments de cette physique, qui requiert une grammaire et une
connaissance universelle de la langue hébraïque. Tout enseignement est sacré
en fonction de sa doctrine indépendante de sa communauté politique et
religieuse. Spinoza déloge la sacralité des formes linguistiques en la posant
dans l’effet de dévotion produite.
Cependant, l’auteur dénonce quelques difficultés que la méthode
présente. La certitude d’un texte est liée à sa bonne compréhension et à la
rationalité de sa langue et sa transmission comme texte.
On remarque des difficultés liées à la langue et à l’histoire du texte :
entre autres, faute de dictionnaire, de grammaire ou de rhétorique transmise par
les Anciens, imparfaite connaissance de l’hébreu, problème de voyelles,
manque de modes et de temps de verbes, manque de livres dans leur langue
originale. Toutes ces difficultés correspondent aux exigences d’une méthode
d’où l’on dégage deux enseignements :
Premièrement, il y a des difficultés techniques de la méthode implique
un problème d’autorité. Au-delà d’une mauvaise observation de la grammaire,
la difficulté de la langue consiste à se maintenir comme langue de la
communauté, indépendante de ceux qui ont le pouvoir dans la communauté.
Deuxièment, la nouvelle méthode confirme la teneur éthique de
l’Ecriture. La lecture naturelle de l’Ecriture est bien une pratique certaine du
salut. La raison n’est-elle pas abaissée à ce niveau ?
Des hommes en dehors de la lumière naturelle ont aussi recours à la
lumière surnaturelle pour interpréter l’Ecriture. Cette position des croyants qui
revendique le surnaturel masque une absence de méthode et une dévaluation de
la raison. Cette vision s’oppose radicalement à celle de Spinoza pour qu’elle
- 170 -
nie la réalité du texte, et retombe dans la lecture miraculeuse, fondée sur
l’admiration du mystère. Spinoza assimile ces croyants aux « vulgaires ».
Dans l’analyse consacrée à Maïmonide, il parle de la raison confisquée
(la raison contre le texte) et montre que ce dernier met l’accent sur le jugement
de l’intégrité, de sorte que la raison retrouve un pouvoir de décision. En
revanche, cela paraît trompeur, et l’interprétation défaite, car cette raison est
confisquée : au vulgaire obligé de s’en remettre au docte, qui à partir de ses
principes s’interdit la compréhension de la plus grande partie de l’Ecriture. La
raison échoue à comprendre et se lie à une entreprise de domination.
Dans une autre analyse, il parle d’Alfakar, ou la raison ignorée (le texte
contre la raison). Selon lui, la critique de l’élimination de la raison conduit un
statut de la raison dans le traitement de l’Ecriture. C’est cette méprise qui
coïncide avec la position de Jehuda Alfakar, exposée au chapitre XV du Traité
théologico-politique. En effet, comme Maïmonide, Alfakar établit une relation
de dépendance de l’Ecriture au détriment de la raison, qui fait dire ce que
l’Ecriture enseigne dogmatiquement doit être accepté comme vrai. Sous le
couvert de respecter les Ecritures, Alfakar néglige l’enquête historique qui
seule lui permettrait de les étudier comme texte.
L’auteur traite aussi de la méthode historique, ou la raison en travail ; il
y souligne qu’en lieu et place de l’échec d’Alfakar, Spinoza pose les jalons
d’une interprétation de l’Ecriture qui articule l’analyse du texte à un exercice
de la raison.
Selon Laux, la raison est l’expression de la méthode qui donne au texte
ses limites pour en recueillir le sens, et participe à la production du vrai. De ce
fait, c’est la raison dans toute sa clarté qui favorise l’interprétation de
l’Ecriture.
De ce qui précède, nous pouvons nous accorder sur une opinion
nouvelle au sujet du texte et de la raison. On retient que Maïmonide valorise la
raison, et Alfakar, lui, le texte. La raison implique l’autonomie de lecture, de
sorte que cette raison est trahie parce que confisquée à un acte de lecture
qu’elle est incapable de réguler, étant donné la nature de l’Ecriture. Le texte
- 171 -
implique l’objectivité de la lecture, mais à partir d’une ignorance de la
constitution historique du texte. La lecture naturelle de l’Ecriture conjoint le
texte et la raison ; l’objectivité règle le fonctionnement interne de la raison, la
raison fonctionne dans la procédure. Quels sont alors le sens et l’enjeu de la
méthode ?
On peut remarquer d’abord que la religion dans le processus passionnel
qui a caractérisé la production du miracle. Le ressort en est le mensonge, le
délire, la violence, par où la religion se fait l’instrument d’une dissolution
d’intérêts. C’est au dérèglement de l’interprétation, scripturaire, ordonné à
défendre un pouvoir, que s’alimentent les conflits véhiculés par l’instance du
religieux. La haine s’engendre de la parole falsifiée. Ensuite, la seconde
remarque situe la religion dans une perspective nouvelle. Le ressort en est la
vérité, la liberté, la paix où personne n’est contraint par une loi.
Spinoza semble évoquer la religion philosophique, saisie telle une épure
dans la simplicité de l’âme et la possession de la béatitude : religion
d’intériorité, ouverte à chacun et libre de toute autorité. La religion occupe
nécessairement le lieu d’une affirmation sociale. La manière de vivre dans une
religion tire alors de la pratique renouvelée des Ecritures le modèle de sa
liberté.
IV.2.1. Foi et politique sous l’affranchissement de la théologie
Dans son œuvre Spinoza, théologie et politique, Stanislas Breton
s’interroge sur le lien existant entre l’Ecriture, la théologie et la politique, trait
d’union théologico-politique, traité consacré au théologique et au politique. Il
parle du rapport du théologique comme foi, comme Eglise ou Institution, voire
comme discours savant, au politique entendu comme chose publique, comme
nation et comme autorité. Cela se comprend soit d’une connexion historique
(que l’on se rappelle des querelles du sacerdoce et de l’empire, évoqué au
chapitre I), soit d’une connexion de droit à établir. Il n’est guère question ici de
- 172 -
rapports historiques entre le théologique
et le politique ni d’en établir
étroitement car ils doivent être balisés au profit d’un nouvel équilibre. On peut
dire dans une certaine mesure que la théologie, sous la forme de croyance,
d’église ou de discours théorique, est par nature politique. Du pouvoir
ecclésiastique conçu sur un prestige divin et l’autorité de Dieu, le théologique
interroge la cité, et lui prescrit sa morale, ses lois, son devoir-faire et son
orthodoxie, Spinoza entend bien y fonder une critique radicale des
fondements : critique de l’autorité politique du théologique : savoir et
comprendre les Ecritures en leur interprétation ecclésiastique. D’ailleurs, le
premier travail politique de Spinoza vise à démontrer le mécanisme d’une
exégèse et à proposer une méthode nouvelle suivant laquelle il faut expliquer
les Ecritures et non les interpréter. Fonder une nouvelle connaissance de
l’histoire religieuse et libérer l’espace d’une nouvelle théorie du politique,
voilà qu’il s’agit de faire. De la sorte, Breton pense qu’une théorie de l’Ecriture
et de son explication définit les voies de possibilités d’une pensée et d’une
norme politiques. Pour l’auteur, il convient de libérer le théologique et le
politique de leurs essences existentielles en vue d’une profonde et vraie
connexion entre eux ; cela dans l’unique souci de mettre terme à leur désunion.
De là, une réduction s’impose : d’abord, réduction de l’Ecriture elle-même et
de la foi qu’elle inspire, aux impératifs de la justice et de la charité ; enfin,
réduction de cet ordre de la justice aux fondements de la vie politique.
A en croire Breton, l’entreprise spinoziste envisage une double
libération dans son projet : libération de l’instance croyante d’une part, et de
l’autre l’instance politique à l’égard du despotisme des théologiens d’Eglise.
Dans leur authenticité, la foi et la politique peuvent naturellement se construire
mutuellement des rapports qui mettront fin certainement aux querelles
incessantes. Elles peuvent se compléter. Et la liberté de penser, bien suprême
pour le philosophe pourra alors se réaliser à travers l’amour intellectuel de
Dieu. C’est pourquoi le Traité théologico-politique constitue, pour Breton, à la
fois une œuvre significative et pratique du religieux et du politique. De ce point
de vue, il pense que le traité peut être divisé en trois sous-ensembles :
- 173 -
•
le premier (à partir du chapitre VII) évoque une théorie du religieux
judéo-chrétien, pour aboutir aux conclusions décisives sur l’essence de
l’Ecriture et de la foi, sur les rapports de la théologie et de la
philosophie.
•
le second donne une définition générale de la théorie politique :
présentation dès l’abord du fondement de la communauté politique
(notamment au chapitre XVI) ; ensuite, élucidation du pacte social par
lequel les hommes, en état de nature, abandonnent leurs droits au profit
de la souveraine puissance (confère le chapitre XVII) ; enfin, réflexion
illustrative sur les institutions politiques du peuple juif (chapitre XVIII)
•
le dernier sous-ensemble traite du problème théologico-politique par
l’instauration d’un nouveau type de rapport qui précise d’une part les
droits de la souveraine puissance eu égard aux « choses sacrées », et
définit d’autre part, les conditions d’accès du droit à la liberté de pensée
et d’expression dans une société libre.
Pour l’auteur, Spinoza est convaincu que les esprits religieux, fussent-
ils ouverts, sont enclin aux préjugés. Il est persuadé notamment que la foule est
superstitieuse ; le terme « superstition » entendu ici comme un ensemble de
conduites de trahison avec l’incapacité de maîtriser le destin, la fluctuation
entre la crainte et l’espoir, la crédulité aux fables et la croyance aux signes,
fastes ou néfastes, ponctuée par un mépris de la raison. On comprend alors
pourquoi selon Spinoza, l’homme est, de façon naturelle, superstitieux, en ce
qu’il ne saurait être un divin.
Breton n’a pas omis de faire rappeler certains faits importants : le grand
scandale de Spinoza, l’incroyable spectacle des divisions chrétiennes, de la
haine entre les chrétiens. De cette division religieuse, il faut expliquer par des
causes passionnelles sans inflexion économique.
Au fond, le problème reste lié à toute l’histoire religieuse du passé : les
luttes médiévales du Pape et de l’empereur, les persécutions des hérétiques, le
refus de la raison, la condamnation du savoir ; pour tout exprimer, tout ce
régime d’intolérance à la fois politique et religieuse, apparaît pour notre
penseur, particulièrement incompatible avec un christianisme authentique et
bien assimilé.
- 174 -
Les motivations du traité consistent à redonner d’abord aux Ecritures
saintes une valeur religieuse spécifique grâce à une méthode scientifique
d’exégèse ; ensuite, montrer, après restitution de cette valeur leur bon accord
avec la raison en vue d’éviter ainsi à la raison des contraintes. Sans doute, on
parviendra à redonner au christianisme la consistance de ses origines, dans une
économie du politique où la liberté de la foi et la liberté de la pensée
parviendront en étroite collaboration en vue du règne de la paix et du sentiment
religieux. D’ailleurs, le sous-titre du Traité mentionne justement cette double
finalité. De cette façon, l’exergue josuanique retenue par Spinoza pour marquer
l’inspiration de son initiative est fort significative : « Par là nous connaissons
que nous demeurons en Dieu, et que Dieu demeure en nous, parce qu’il
nous a donné son Esprit (Per hoc cognoscimus, quod in Deo manemus et
Deus manet in nobis, quod de Spiritu suo dedit nobisç».127
Dans le premier chapitre de son œuvre, Breton évoque les éléments
spinozistes d’une philosophie de la Religion. On peut alors lire à ce propos que
: « Tout ce qui est est en Dieu, et rien ne peut sans Dieu ni être se
concevoir. »128 Cette croyance de foi revêt une double lecture religieuse et
philosophique :
•
« Toutes les choses sont ou bien en soi ou bien dans un autre. » On
pourrait lire de même, en théologie chrétienne, l’importance de l’êtredans, du demeurer-dans », dans l’évangile de Jean notamment.
•
« l’amour intellectuel de l’âme pour Dieu est l’amour même de Dieu »,
par lequel Dieu s’aime lui-même, non en tant qu’il est infini, mais en
tant que, par l’essence de l’âme humaine ; considérée sous l’angle de
l’éternité, il peut être exprimé. On remarque que ces deux propositions
disposent d’une coloration bien religieuse.
IV.2.2. Du problème des affections, images et signes dans l’Ecriture
Xavier VERLEY, un autre commentateur de Spinoza apporte sa
contribution à l’ouvrage Spinoza et les affects, en traitant le problème des
127
La Bible, I Jean, IV, vers XIII. Alliance biblique universelle, Paris, 1997, p.129, retranscris en sous-titre du Traité
théologico-politique de Spinoza, Traduction et notes par Lagrée et Moreau, Paris, 1999, Paris, p.55.
128
Ethique, Deuxième Partie, Proposition XV, p.37.
- 175 -
affections en rapport avec les images et les signes dans l’Ecriture. Ici, l’auteur
part de la démonstration cartésienne de l’existence de Dieu. Dieu est cause de
l’idée que nous avons de lui, et la connaissance que nous avons de lui est un
effet dont il est cause, commente-t-il. Il indique par ailleurs que l’esprit
cartésien se retrouve de cette façon chez Spinoza. Il pense en effet que les
images qu’elles soient inadéquates ou confuses, forgées à partir du corps à
propos de Dieu, répondent à la même nécessité que les idées adéquates. Est-ce
que Dieu peut nous affecter autrement que par l’attribut pensée, par sa parole
par exemple, comme l’indique l’Ecriture sainte. La puissance de Dieu se
manifeste dans l’entendement par son idée vraie mais aussi par sa parole ; peuton entendre la Parole de Dieu qui se donne sous forme d’images et de mots ou
bien faut-il user seulement des idées adéquates de l’entendement ? De telles
interrogations recherchent si l’on peut être affecté par la parole sans réduire la
connaissance révélée à des résidus imaginaires. Dans quelle mesure cette
parole peut-elle affecter l’homme, alors qu’elle est dite en hébreu d’une part et
de l’autre dans les différentes langues ? A quelle certitude peut-on s’attendre ?
L’auteur tente de démontrer dans un premier point la parole de Dieu,
c’est-à-dire, comment de la révélation, on aboutit à la superstition. Dans un
premier temps, l’auteur parle de la révélation. Celui-ci explique que la parole
de Dieu est prononcée par les prophètes. Les termes de prophétie et de
prophète désignent la capacité surnaturelle de lire l’avenir. Est-ce vraiment un
pouvoir surnaturel ? Pour l’auteur, la lettre XVII adressée à Bailling, le 20
juillet 1663, pense qu’il existe naturellement une explication des présages, tels
que le mentionne ici Spinoza, « les effets de l’imagination naissent de la
constitution soit du corps, soit de l’âme »129, étant entendu que l’imagination
est prise comme une « affection »130 qui met en jeu à la fois le corps et l’esprit.
Il est vrai que les fièvres et la maladie peuvent déclencher les délires de
l’imagination à partir de causes corporelles mais n’engendrent pas les
« présages » de choses figures parce que leurs causes n’enveloppent rien à
129
Spinoza, Traité politique, Lettres, Flammarion, Paris, 1965, p.176.
130
Ethique, Troisième Partie, définition III, p. 203.
- 176 -
venir. Toutefois, les reflets de l’imagination ou les images qui tirent leur
origine de la constitution de l’âme peuvent être des présages de quelque chose
de futur, que l’âme peut toujours présenter confusément. Elle peut pour ainsi
dire l’imaginer de façon nette selon la présence d’un objet. De cette façon,
Spinoza use de l’exemple de son correspondant Bailling qui avait perdu son fils
d’alors. Notre philosophe ne console pas simplement son ami affecté par le
chagrin, il lui indique que l’amour de son fils signifie qu’ils forment ensemble
le même être selon lequel l’âme du père participant de l’essence de son fils. En
effet, c’est une affection de l’imagination par une essence qui pour ainsi dire
explique de façon directe le pouvoir mental d’anticipation. De toute évidence,
le père peut présager quelque chose à réaliser dans l’avenir, et il convient de
remarquer que l’image peut parfois simuler l’idée.
Parlant de la prophétie, notre auteur pense que lorsque l’Ecriture
évoque la communication de Dieu avec les prophètes, cette parole ne laisse
qu’une idée inadéquate de Dieu. Spinoza reste convaincu que le rôle des
prophètes (qui ne sont ni oracles du genre de la Pythie, ni devins comme
Tirésias) consiste en la transmission de la parole de Dieu. Quel est alors le
contenu de cette parole ?
Spinoza exclut dès l’abord toute idée d’une parole hors naturelle. La
parole est en effet une préoccupation de l’esprit et celle de Dieu puisqu’elle
dispose d’un pouvoir naturel de connaître Dieu et la nature. A la vérité, toute
revendication de la transcendance de Dieu et du mystère divin est mise hors jeu
car Dieu nous affecte de façon naturelle dans la connaissance adéquate ou
inadéquate que nous avons de lui. Il est clair que la parole divine désigne un
effet dont la cause est purement spirituelle. Ce qui amène Spinoza à défendre
l’idée selon laquelle la cause fondamentale de la révélation est tissée dans la
nature même de l’esprit. La révélation se conçoit pour ainsi dire comme un
mode naturel de connaissance distinct du mode rationnel qui nécessite
l’entendement. La connaissance révélée par la parole relève justement de
l’imagination et selon l’auteur, Spinoza n’arrive pas ici à distinguer le mot ou
le signe de l’image. L’on comprend pourquoi l’imagination s’actualise de par
- 177 -
des images ou par des mots, et obéit à des lois naturelles. Notre philosophe
peut alors écrire : « les mots sont une partie de l’imagination »131
Mais Spinoza vise plus loin car la parole de Dieu en requérant l’analyse
de l’imagination, paraît plus complexe. A en croire Verley, la prophétie
désignée comme connaissance révélée de Dieu se manifeste par des paroles et
des figures. L’implication singulière de la perception de l’esprit n’est pas
suffisante, car il faudra se demander si la perception de paroles ou de figures
semble réelle ou imaginaire. L’auteur pense après tout que notre philosophe ne
se limite pas à la simple liaison de la révélation de l’imagination ; il établit la
distinction des images réelles (de la perception) et celles issues du rêve. Il
évoque par là que Dieu s’est révélé à Joseph lors de son sommeil et à Josué de
par des paroles : « C’est (…) par des images (…) qui dépendaient de la
seule imagination du prophète, que Dieu a révélé à Joseph sa future
élévation. C’est à la fois par des images et des paroles que Dieu a révélé à
Josué qu’il combattrait pour les Hébreux, en lui montrant un ange avec un
glaive, semblable au chef d’une armée – ce qu’il lui a fait connaître aussi
par des paroles que Josué avait entendues de la bouche de l’ange. De
même Isaïe apprit par des figures que la Providence divine abandonnait le
peuple. »132
La distinction spinoziste des paroles imaginaires et des paroles réelles
s’effectue à la lettre de l’Ecriture. En effet, étant donné que la parole de Moïse
entendue sur le mont Sinaï se révèle être une authenticité, celle entendue par
Samuel ou Abimélech paraît imaginaire relatée dans une sorte d’affection
passive dépendant des affections corporelles, différentes des images délirantes
produites par la maladie ; si l’on s’en tient au texte de la Genèse : « Dieu lui dit
en songe. » Au total, Spinoza montre que la méthode d’interprétation de
l’Ecriture consiste avant tout à présenter l’Ecriture à la lettre pour en faire
ensuite la théorie. En revanche, Spinoza pense que l’imagination est liée aussi
bien aux images qu’aux paroles. D’ailleurs, la particulière référence faite par
131
Traité de la Réforme de l’entendement, in « Œuvres 1 » § 47, Flammarion, Paris, 1964, p.211.
132
Traité théologico-politique, Chapitre I, PUF, Paris, 1999, p.91.
- 178 -
notre penseur à ce propos est sans doute la formulation de la parole divine sous
la forme des dix commandements. L’Ecriture démontre que Dieu parle, qu’il a
une voix, une figure, un Esprit invisible. Quelle est la signification d’une telle
formule ?
De par sa méthode, Spinoza évoque « l’esprit de Dieu » dans tous les
contextes pour en construire une signification commune. L’Ecriture indique
que l’esprit de Dieu habite les hommes ou alors que Dieu reprend l’esprit saint
sur les hommes. Qu’est-ce à dire ?
Finalement, Spinoza comprend que c’est par l’imagination que Dieu se
manifeste. Il pense que la prophétie est liée à l’imagination et non à la vraie
pensée : « Nous affirmons donc qu’en dehors du Christ personne n’a reçu
de révélation de Dieu que par le secours de l’imagination, c’est-à-dire par
le secours de paroles ou d’images ; il n’est donc pas nécessaire pour
prophétiser d’avoir un esprit plus parfait, mais seulement une imagination
plus vive. »133 D’ailleurs, on peut lire quasiment l’ensemble du chapitre
premier du Traité théologico-politique qui en explicite largement sa question.
En revanche, l’auteur fait remarquer que le Christ, selon Spinoza, a dû entrer
en communication avec Dieu d’esprit à esprit de sorte que les décisions divines
lui ont été communiquées de façon immédiate. Spinoza a pu lire que « Dieu
s’est révélé aux apôtres par l’intermédiaire du Christ
et (…) d’un
ange). »134 Disons que des conséquences peuvent être tirées du rapport de la
révélation et de l’imagination.
Dans un premier temps, le chapitre I du Traité théologico-politique
explique comment la parole, en tant qu’image et signe et l’esprit se rapportent à
Dieu. La prophétie appelle des signes divins qui sont traduits en images par les
prophètes. Comment alors Dieu ait pu nous affecter par sa parole sans qu’on
ait une idée adéquate de lui. Pour l’auteur, Spinoza pense qu’une chose qui se
rapporte à Dieu appartient à sa nature ou en est une partie, en est son pouvoir
qui a été transmise par les prophètes ou qui entend exprimer un superlatif.
133
Traité théologico-politique, Chapitre I, PUF, Paris, 1999, p.95.
134
Traité théologico-politique, Chapitre I, p.93.
- 179 -
Disons qu’ici il est indiqué comment s’amorce la transcendance divine, germe
de la superstition qui contraste l’idée adéquate de Dieu comme « cause
immanente et transitive. » Cette idée reste essentielle pour le philosophe pour
qui à défaut de connaître par les causes et les essences, l’imagination rompt la
continuité naturelle de la déduction logique de l’entendement, se démarque des
effets de leurs causes et la conclusion de ses prémisses.
A la vérité en dépit de leur caractère pieux et de bonté, les prophètes ne
bénéficiaient d’aucune connaissance naturelle ou rationnelle des choses. Pour
ainsi dire, il en ressort que la prophétie constitue un mode naturel de
connaissance qui requiert la lumière naturelle.
Dans un second temps, la révélation ou la prophétie est une
connaissance à partir de laquelle « la parole de Dieu » n’est point une simple
image littéraire. De la sorte, la connaissance révélée ne se réduit guère à une
forme anthropomorphiste. Envisager que l’Ecriture adopte un langage
anthropomorphique n’indique pas que la parole de Dieu ne soit qu’une simple
projection de l’imagination des prophètes. En fait, la prophétie suppose la
perception de choses réelles et ne saurait se confondre avec la vision des
songes. Selon l’auteur, considérer Dieu comme une projection de l’imagination
qui nous devient étrangère et nous aliène se retrouvera chez Feuerbach.
Spinoza parle souvent de l’imagination autant dans le Traité théologicopolitique que dans l’Ethique. L’imagination, nous dit le scolie de la
proposition XVII, de l’Ethique, II, « peut faire que nous contemplions
comme présent ce qui n’est pas, comme il arrive souvent (potest ut ea, quae
non sunt, veluti, praesentia contemplemur, ut saepe fit) ».135 Comprenons que
l’emploi des mots nous donne l’idée des images des choses en tant
qu’affections du corps humain dont les idées nous représentent les choses
extérieures comme nous étant présentes. Le prophète et le peuple à qui est
léguée cette parole restent inaptes à découvrir les hautes vérités. C’est dans ce
droit fil que Spinoza montre que « l’Ecriture a coutume de peindre Dieu
135
Ethique, Deuxième Partie, Proposition XVII, scolie, Editions du Seuil, Paris, p.135.
- 180 -
comme un homme, et d’attribuer à Dieu, à cause de la faiblesse du
vulgaire, un esprit, une âme, les affects de l’âme, et aussi un corps et une
haleine. »136 L’auteur fait remarquer que le prophète est un homme
d’inspiration qui proclame du reste la parole de Dieu à partir de l’esprit divin.
Etant entendu que la lumière naturelle pourrait favoriser les idées de
l’entendement, l’on pourrait s’interroger éventuellement sur l’appréhension de
la parole divine par le biais de l’imagination des prophètes, si elle peut requérir
une lumière naturelle. Dans la mesure où la connaissance révélée se fonde sur
l’imagination et que cette dernière bute sur la connexion des idées et des
choses, alors la connaissance révélée risque de se muer en l’effet d’une cause
surnaturelle, sans lien à ses effets.
Verley consacre le deuxième point de son ouvrage à la superstition et
aux affections passives : espoir et crainte comme effets de la fluctuation. La
révélation par laquelle nous sommes affectés par Dieu correspond au premier
genre de connaissance qui est fondé sur le ouï-dire et l’expérience vague, sur
les signes et les images. Cette connaissance se conçoit comme l’unique cause
de la fausseté, selon la proposition XLI du livre II de l’Ethique. De là, peut se
comprendre comment la révélation engendre la superstition. Sans doute, cela
est lié à la méconnaissance de la nature de l’imagination et de l’ordre naturel.
D’ailleurs, on peut lire au §47 du Traité du Réforme de l’Entendement
comment une connaissance conçue à partir du langage transforme le positif en
négatif. Ce que l’auteur veut nous faire comprendre c’est que l’imagination
inverse les idées de l’entendement. Ainsi, la puissance native de l’entendement
par exemple devient impuissante aux yeux de l’imagination. Bien plus, le
langage contribue à mimer selon l’auteur l’entendement par le changement des
signes. Quand l’entendement agit, l’imagination suggère et pâtit. A en croire
Verley, ce pouvoir d’inversion de l’imagination semble visible parmi les
causes engendrant la croyance que la révélation requiert l’aide d’une lumière
surnaturelle. Si l’entendement voit la puissance naturelle de Dieu dans l’ordre
136
Traité théologico-politique, Chapitre I, p.103.
- 181 -
naturel comme enchaînement des causes et des effets, l’imagination qui forme
l’esprit humain ordinaire croit que la puissance divine ne consistera
certainement qu’en une possibilité de dérogation à cet ordre naturel. De cette
façon, Dieu conçu à l’image des rois dont la puissance de la volonté équivaut
au pouvoir de création et de suspension des lois. D’ailleurs, les premiers textes
du chapitre VI du Traité théologico-politique décrit bien ce processus par
lequel l’on forge la pensée d’un Dieu transcendant qui peut beaucoup plus qu’il
ne fait. Spinoza peut alors écrire : « On imagine la puissance de Dieu comme
le pouvoir d’une majesté royale (nisi quod Dei potentiam tanquam regiae
cujusdam majestatis imperium)»137.
Explicitement, Verley pense que la connaissance révélée est
indissociable des mots et des images condamnées à dissocier la nature
naturante de la nature naturée. Pour l’auteur, l’esprit commun, non satisfaite de
reconnaître l’enchaînement des effets leurs causes naturelles, subit cet
enchaînement des effets leurs causes naturelles, subit cet enchaînement et
semble flotter au milieu de la nature. Dans un tel état, l’esprit perçoit tout
événement comme fortuit et aléatoire et découvre qu’une illumination ou
lumière surnaturelle qu’il croit comme une grâce. La Nature, on le voit,
s’identifie à la Fortune, toujours capricieuse, qui se donne comme bonne ou
mauvaise fortune. Disons que l’esprit de superstition vient non seulement de
l’imagination mais aussi des affections passives qui maintiennent l’homme
dans la servitude. Il est clair que les idées de l’imagination sont instables et
flottantes. Au caractère aléatoire des événements naturels correspond dans
l’esprit une sorte d’inquiétude, d’agitation nous conduisant à rechercher dans
des signes une forme de certitude pour sortir de cette oscillation incessante
entre la joie que nous procure l’espoir et la tristesse qu’engendre la crainte. En
revanche, les signes sous forme de miracles, de paroles ou d’images ne
semblent pas réaliser la certitude propre à la science. Sous la prééminence de
l’imagination, l’homme vacille entre la crainte et l’espoir impliquant le doute.
137
Traité théologico-politique, Chapitre VI, p.239.
- 182 -
Ce fait d’incertitude appelle l’image ou le signe comme moyen d’acquérir la
certitude ; le miracle devient pour ainsi dire le signe du caractère divin de la
prophétie où il décrit bien le lien de la crainte et de l’espoir à la superstition.
On peut le voir, les affections passives (la crainte et l’espoir) disposent
d’une place incontournable du Traité théologico-politique et Spinoza explique
le rapport de celle-ci à la servilité, l’esclavage au niveau religieux et social.
Que ce soit le Prince ou le théologien, il ne fonde leur pouvoir qu’à partir du
moment où la loi civile ou la loi divine engendrent la promesse d’une
récompense et d’une menace imaginaire. Perdu dans le flot de l’incertitude,
l’homme oscille comme un pendule, entre la crainte et l’espoir sans repos et
n’est soumis en fin de compte qu’à la bonne ou mauvaise fortune à laquelle on
prête des intentions. Selon l’auteur, la religion et le pouvoir se fondent sur
l’entretien de la superstition et de l’esclavage dont les Princes en sont les
esclaves. Les premières lignes de la Préface du Traité théologico-politique
témoignent bien de la dépendance de la superstition à l’égard de la crainte et de
l’espoir relativement à la puissance capricieuse de la fortune que les hommes
invoquent sans cesse de par des rites, des sacrifices et des prières : « C’est
pourquoi la cause qui engendre, conserve et alimente la superstition, c’est
la crainte (Causa itaque, a qua superstitio oritur, conservatur et fovetur, metus
est) »138
L’Ethique peut nous faire voir que Spinoza désigne cet état de l’esprit
comme une fluctuation de l’âme vacillant entre la joie et la tristesse.
Fondamentalement, les idées de l’imagination nous affectent de par leur
cœfficient de doute et engendrent en plus en nous d’autres affections en ce sens
que les images renvoient aux idées inadéquates produites par les signes, conçus
comme présages. Crainte et espoir sont des affections dérivées de l’affection
primitive dite fluctuation de l’âme, dont dérive l’irrésolution ; elle est née de
l’impuissance à user de l’entendement. A ce stade là, la parole divine apparaît
insaisissable par la lumière naturelle. Il convient à présent d’implorer la grâce
138
Traité théologico-politique, Préface, PUF, Paris, 1999, p.59.
- 183 -
de Dieu, prier pour infléchir sa volonté, faire pénitence et toutes sortes de
sacrifices pour être en notre faveur.
L’auteur analyse dans ce second point la manière dont l’on parvient de
la superstition à la foi, et la conversion d’une affection passive en une affection
active. Ici où Verley effectue une mise au point, il indique que l’analyse
spinoziste de la connaissance révélée établit un lien entre la révélation ou
prophétie et l’imagination et entre la crainte et l’espoir. Elle s’effectue, en
effet, au moyen d’images et de signes sans pour autant nous faire accéder à la
vraie connaissance à partir de laquelle l’on parvient à d’autres connaissances.
Sommes-nous voués à la servitude ?
Assurément pas, car selon Verley, le Traité théologico-politique de
Spinoza nous suggère la voie contraire en vue de passer de la servitude à la
liberté, de la superstition à la foi sans résister à l’affection de Dieu. Spinoza
indique que la voie de se libérer de la superstition à la foi s’avère, en effet,
nécessaire car il justifie la conversion d’une affection passive en affection
active. Cette conversion des affections peut s’expliquer notamment par le
changement de genre de connaissance, étant donné que la connaissance
révélée, comme parole de Dieu, s’accompagne toujours de signe. Point besoin
de partir dorénavant des prophètes pour cerner la parole de Dieu, ni des
théologiens qui ne sont que de simples interprètes d’interprètes. L’auteur est
formel à ce sujet : pour lui, il faudra partir de l’Ecriture afin de mieux
appréhender la parole de Dieu : quelle signification Dieu accorde-t-il à la fois
au sujet et à l’objet de la parole des prophètes ?
Expliquant dans un premier temps l’herméneutique de la parole de
Dieu, Verley prévient contre toute confusion superstitieuse de la parole de
Dieu, et propose l’élimination de ce qu’elle a de fluctuant. L’auteur insiste sur
la façon dont la superstition détache la parole, l’image et la figure de leur
naturel pour les noyer ensuite dans un flot mystérieux, transcendant,
personnifié par la Fortune. De cette façon, l’interprétation de la parole de Dieu
à partir de la parole des prophètes ne parvient à s’effectuer sans réduction de
l’image, trop fluctuante, à la lettre et aux signes. Dans les six premiers
- 184 -
chapitres du Traité théologico-politique, la parole divine n’est interprétée qu’à
partir de la prophétie et des prophètes. Dès le chapitre VII, cette parole est
rapportée à l’Ecriture qui la rend actuelle dans des livres, des récits et des
signes. Pour ainsi dire, il est compréhensible d’envisager le caractère diptyque
de la puissance divine, qui selon l’auteur, agit tant dans la Nature que dans
l’Ecriture. Cette action divine par l’Ecriture désigne une nouvelle voie à la
religion fondée sur la foi et reposant sur trois principes essentiels : d’abord, la
parole de Dieu se dit dans l’Ecriture sainte ; ensuite, la parole divine est loi et
la foi est obéissance et non soumission à la loi. Enfin, cette parole doit s’ériger
en règle de vie pratique et d’action.
L’examen du premier point défend l’idée selon laquelle la parole de
Dieu dans l’Ecriture sainte conduit l’Ecriture seule à interpréter la parole
divine. L’on y découvre ainsi la critique et le refus de toute théologie car les
théologiens en lieu et place de Dieu imposent leurs inventions propres, et ainsi,
à obliger les autres à penser comme eux. Difficile pour Verley d’accorder une
crédibilité à l’interprétation des théologiens qui n’ont rien de prophètes, et qui
ne restent qu’au simple niveau de la spéculation des autres théologiens. De
cette façon, la théologie s’enlise dans le jeu des interprétations d’interprétation.
Au final, la parole de Dieu, loin d’être transmise par la voix de
la prophétie est plutôt transmise par écrit. L’Ecriture s’attèle à une plénitude de
récits historiques au sujet des prophètes. Mais alors, l’imagination peut-elle
être évitée malgré les événements insolites et les propos contradictoires ?
Spinoza s’est attelé à rectifier le tir : corriger la perversion de la
théologie et ce brouillage des esprits qu’elle suscite. Nullement, le philosophe
n’envisage pas une réduction de la connaissance naturelle ou relayer celle du
premier genre dans celle du second niveau. Il dresse, en effet, un parallélisme
entre la nature et l’Ecriture et soutient l’idée selon laquelle il faut comprendre
l’Ecriture par elle-même comme on saisit la nature par la nature. C’est cela la
vraie méthode spinoziste proposée et dont le leitmotiv fondamental est d’aller
du même au même. Une philosophie tout à fait logique selon Verley qui stipule
que l’Ecriture s’explique par l’Ecriture et la Nature par la Nature ; c’est
- 185 -
d’ailleurs l’explication de tout processus dialectique, toute autre tendance (par
exemple, expliquer l’Ecriture par la Nature ou vis versa) étant exclue. La
méthode naturelle d’interprétation de l’Ecriture ne conduit certes pas la
dépendance de la connaissance révélée par rapport à la connaissance naturelle,
mais elle invite à la compréhension de l’Ecriture par la lumière naturelle. De la
sorte, la parole de Dieu apparaît non comme l’imagination productrice d’image
mais comme productrice de mots. Il convient pour Verley de connaître
l’Ecriture comme la nature. Il faudrait étudier l’Ecriture à la lettre, l’étudier
naturellement et se libérer de l’image comme affection psychophysique. Les
signes, les mots et les différents livres pourront introduire à la pensée des
prophètes. Pour l’auteur, la parole écrite demeure la seule parole divine qui
vaut la peine.
Au plus près de la méthode d’interprétation, il apparaît d’une part de
cerner la forme de cette parole et d’autre part son contenu. Verley nous conduit
ici dans une approche historique, elle-même appréhendée par Spinoza. Mais, il
ne s’agit guère de l’histoire hégélienne ni marxienne, entendue comme un
mouvement et une fin, du reste liée à la finalité. Notre philosophe se démarque
de cette tendance téléologique. Selon lui, en effet, l’enquête historique qui
s’applique à la Nature, ne lui confère pas un statut historique, mais que les
recherches à propos de la Nature confèrent l’inventaire des données en vue
d’appréhender les choses naturelles. Ainsi l’enquête historique requise pour
interpréter l’Ecriture passe par une histoire impliquant les opérations de
classification de livres, de descriptions de la langue. Celles-ci favorisent
l’introduction des notions communes et conduisent la réduction du contenu de
la parole de Dieu à des abstractions d’où se nourrissent les théologiens en vue
de la subordination de l’ordre de la nature à l’écriture, la raison à la foi. Pour
l’auteur, l’interprétation de la parole de Dieu part des données de l’Ecriture
(livres et langue) pour rechercher le sens des textes, des mots, puisque, sans la
certitude du sens, il peut s’agir d’interprétation. Les normes de l’Ecriture
recommandent plutôt la vérification de la cohérence de corpus (c’est-à-dire
l’ensemble des livres de La Bible) pour en sortir une signification. La parole
- 186 -
divine reste indémarquable de l’Ecriture et est reconnue à son sens tandis que
la vérité de l’idée de Dieu produite par l’entendement se connaît de façon
immédiate sans signe. Il est vrai que les mots, la langue et les récits, à en croire
l’auteur, relatent la vérité. De cette façon, de par son inversion, le langage est
né de façon naturelle des métaphores. Spinoza embrasse le regard, par
l’illustration de la méthode à partir d’exemples tels « Dieu est un feu » et
« Dieu est jaloux », expressions a priori claires mais confuses si l’on s’éloigne
de la vérité. Pour ainsi dire, dans l’enquête historique spinoziste, il est question
de l’authenticité des livres, de leurs auteurs, des vicissitudes de la tradition, et
sur les circonstances de la vie des prophètes. De cette méthode, deux
remarques s’imposent : d’une part, la parole de Dieu se lit dans l’Ecriture en
rapport avec la vie, les actions des prophètes ; d’autre part, elle se dit dans
l’Ecriture et formule une règle de vie, la loi de Dieu moralement sûre et
certaine.
Dans la mesure où les prophètes prennent la parole de Dieu comme
commandement, la piété recommande une obéissance. Disons que si l’enquête
historique permet de retrouver un sens, une cohérence au niveau des livres, il
revient à montrer que la parole divine réduite à son écriture est sainte. La
démarche consiste à indiquer que la parole se disant dans l’Ecriture enseigne la
vraie religion. On peut alors lire : « Nous saisissons donc facilement
pourquoi Dieu doit être compris comme l’auteur de la Bible : en raison de
la religion véritable qui y est enseignée, mais non parce qu’il aurait voulu
communiquer aux hommes un nombre déterminé de livres. »139Le contenu
de la religion, loi universelle de Dieu, s’appréhende en rapport avec son
actualisation dans les livres. De la sorte, cette loi divine universelle se
démarque de l’essence de Dieu saisie par la puissance native de l’entendement
tout comme l’ordre de la nature est différent de l’ordre de l’Ecriture dans la
mesure où la recherche du sens ne se confond point avec la recherche de
139
Traité théologico-politique, Chapitre XII, p.439.
- 187 -
l’essence, à l’universalité de sa loi découverte par la méthode des notions
communes.
En parlant de la vérité morale propre à la foi, l’on retiendra que d’après
Verley l’interprétation spinoziste de l’Ecriture rend possible une connaissance
de la parole de Dieu sans sortir de la connaissance du premier genre. Il est
évident que la superstition se fonde sur la route de la toute puissance de la
Fortune, l’espoir et la crainte qu’elle engendrait et l’état de fluctuation ou de
doute propre à l’esprit de superstition. A en croire à la démarche spinoziste, il
n’est plus question d’accorder créance à la Fortune ou à la grâce divine car la
parole divine se révèle comme loi universelle. L’interprétation de l’Ecriture
sainte fonde la possibilité d’une connaissance vraie ou la foi sans sortir du
premier genre de connaissance. Nous pouvons reconnaître dans une certaine
mesure que l’Ecriture enseigne un certain nombre de « vérités morales » telles
assurer la justice, venir en aide aux nécessiteux, se garder de tuer son
semblable, convoiter le bien d’autrui. Quelle est la signification de l’idée de
« vérité morale » ? Quelle certitude en attendre ?
Une préoccupation majeure qui pose avec acuité la question du rapport
du sens à la vérité. Dans la vision de l’auteur, les vérités morales recherchent
un vrai sens de la parole divine et le bien vrai tant soutenu par l’interprétation
spinoziste. Spinoza n’a eu cesse d’indiquer dans le Traité théologico-politique
l’urgence de distinction de la certitude morale propre à la prophétie et à la
parole divine de la certitude mathématique (démonstration à partir de
définitions et d’axiomes). La certitude nous permet de parvenir à la vérité sous
la forme de loi, et conduit surtout à dissiper la fluctuation de l’âme qui génère
les affections passives. La loi ou la parole désigne une règle de vie qui nous fait
gagner de l’assurance et de la fermeté. De cette façon, l’interprétation du
contenu de l’Ecriture permet d’engendrer la certitude de la vérité des règles de
vie proposées par cette parole. Passer de la superstition à la foi consistera pour
ainsi dire à s’affranchir de la croyance à la Fortune, et encore de se délivrer de
la fluctuation de l’âme. L’auteur se demande alors comment la foi arrive à
- 188 -
surmonter le doute. Il s’agit pour lui de s’interroger sur le signe qui permet de
reconnaître la vraie foi et la vraie loi.
Plus loin, Verley traite de la foi comme adéquation de la « certitudo » et
de la « securitas ». Ici, il fait appel à Luther qui aurait tenté de résoudre la
question de la foi dans son rapport aux œuvres. Il défend, en effet, l’idée selon
laquelle nous ne pouvons être sauvés seulement que par les œuvres. La foi
donne la « certitudo » concernant le salut et non la « securitas ». Retenons que
les bonnes œuvres ne renseignent guère la bonne foi. Spinoza, lui, réfute
nécessairement cette idée et soutient plutôt dans les œuvres la justification de la
foi. On peut voir ici le sens de la parole divine qui se produit lorsque le
« conatus » (ou le désir) se stabilise dans l’obéissance à la loi divine ; une
obéissance comme une affection active et non comme une simple soumission,
comme une reconnaissance du sens de la loi, dépouillée de toute passivité
devant la fortune. C’est cela la signification du rapport de la loi à la foi.
L’œuvre constitue l’instrument naturel de la foi ou connaissance révélée. Ainsi,
la foi en plus de la connaissance qu’elle est, est une « virtus », c’est-à-dire la
manifestation d’une puissance d’être. L’auteur fait remarquer que l’œuvre
désigne le signe de la foi et non du salut. A cela, la certitude issue de la parole
de Dieu, de la liaison de la foi et de la loi, favorise l’émergence d’une autre
affection active, délivrée de l’état de fluctuation de l’âme nommée la sécurité
selon les termes de Spinoza, laquelle n’ayant rien en commun avec la
tranquillité, le repos, la protection, mais qui consiste en une joie de la certitude.
L’œuvre de la foi remplace la prière et la certitude morale propre à la foi se
découvre avec cette sécurité que donne l’œuvre accomplie par obéissance à la
parole de Dieu. La sécurité désigne la sûreté, la liberté car l’obéissance à la loi
divine nous protège des caprices de la fortune. Elle est l’effet de l’œuvre
accomplie par respect de l’amour et de la justice propre à la parole divine. De
cette façon, la vérité religieuse et la vérité éthique ne sauraient se contredire
puisque toutes les deux nous libèrent de la servitude. De même,
l’« adéquation » entre la foi et l’œuvre reste indissociable comme l’idée vraie
et l’entendement. Le sens de l’Ecriture manifeste l’ordre divin comme un
- 189 -
commandement. La liaison de la foi et de la loi stipule l’œuvre critère de la
vérité du sens. Les prophètes n’ont pas la certitude de parler au nom de Dieu
que Dieu leur faisait signe, par la manifestation de sa puissance. A contrario
des théologiens pour qui le salut repose sur l’opposition péché-rédemption,
crainte-espoir, la philosophie spinoziste sépare la foi de ces affections passives
et l’associe à la puissance d’action. La foi tout comme la raison semble tournée
vers l’action. La philosophie pratique qui se démarque de la foi entendue
comme une technique du salut (ce qu’est la superstition) que de la science
comme savoir au service de la maîtrise du monde. D’ailleurs, croire et savoir
restent deux manifestations de la puissance d’agir.
On le voit, dans la foi comme dans la raison, dans la religion comme
dans l’éthique, il est établi la liaison analytique de la puissance et de l’agir
selon les modalités différentes. Assurément, en dehors de la béatitude qui
provient de la connaissance et de l’amour de Dieu, la foi révèle notre liberté.
Verley a jugé important de poser le problème du fondement symbolique
de l’herméneutique. C’est le problème de la reconnaissance de la loi divine ou
parole de Dieu comme vérité morale qu’il s’agit en réalité. D’ailleurs le
chapitre XII du Traité théologico-politique nous aide à résoudre cette
question ; il indique en effet, que la parole de Dieu et l’Ecriture ne sont pas
simplement dites et écrites par des prophètes dans des livres. Spinoza fait
remarquer la correspondance existante entre la loi divine écrite et une autre loi
écrite dans la pensée humaine, laquelle correspondance, venant d’un pacte
entre Dieu et l’homme a une portée symbolique. La loi divine écrite dans la
Bible n’est reconnue et suivie que parce qu’elle est écrite d’une part dans les
tables de la loi et de l’autre dans l’Ecriture et dans la pensée des hommes. A en
croire l’auteur, entre la loi divine et la loi imprimée dans les cœurs existe un
rapport logique semblable à celui qui unit le prédicat (symbole incomplet) au
nom propre (symbole complet). Suivant le Traité théologico-politique,
l’homme devient libre lorsqu’il a la foi et obéit à la loi divine puisqu’en
obéissant à la loi divine écrite, il obéit à soi-même, à la loi gravée dans sa
nature : « La raison comme les affirmations des prophètes et des apôtres le
- 190 -
proclament ouvertement : la parole et le pacte éternels de Dieu et la vraie
religion sont inscrits par Dieu dans le cœur des hommes, c’est-à-dire dans
l’esprit humain. C’est cela le texte véritable que Dieu même a signé de son
sceau, c’est-à-dire de son idée, comme image de sa divinité.»140
Le Traité théologico-politique vise avant tout à trouver un accord entre
la religion, la politique et la philosophie en attribuant à chacune de ses
instances son domaine et la forme de puissance et de vérité qui lui convient.
L’auteur poursuit son analyse en évoquant que la connaissance révélée ou
herméneutique ne saurait
contredire la
connaissance
rationnelle
ou
philosophique parce qu’entre l’image de Dieu et l’idée de Dieu existe un
accord, une « connexion » qui fait dire que l’essence ne contredit pas le sens.
En fait, le possible passage de la superstition à la foi repose sur le caractère
diptyque de l’imagination : affection passive, l’image, étant un effet de l’état
momentané du corps qui l’affectent, et affection active lorsque l’image est
signe, détachée de sa relation au corps et aux objets agissant sur lui. Notons
que l’herméneutique demeure distincte de la philosophie en ce sens que la
raison transcende le simple niveau du sens pour aspirer à la vérité. La
distinction foi-raison, parole de Dieu revient au final à celle de la « certitudo
securitas » relativement à la « certitudo veritas ». Refuser de douter, pour
Verley, c’est croire, être certain c’est savoir. La certitude morale propre à la foi
atteint le sens par la parole divine mais la certitude mathématique atteint la
vérité par l’idée de Dieu. C’est cela la superstition de la connaissance naturelle
de Dieu sur la connaissance révélée par l’Ecriture et les prophètes. Si en effet
la connaissance naturelle nous fait connaître Dieu comme essence et vérité,
celle révélée nous le fait découvrir comme sens et loi.
Saint Thomas affirmait que nous croyons eu égard à l’évidence des
signes. A l’instar de Saint Thomas, Spinoza pense que la croyance est
déterminée par la clarté intrinsèque de l’idée : c’est la théorie intellectualiste de
la croyance ; la croyance résulte de l’évidence, le doute de la contradiction et
140
Traité théologico-politique, Chapitre XII, p.429.
- 191 -
de la confusion des idées. Dès qu’une vraie occupe mon esprit, je ne peux me
garder de croire ; car l’idée vraie ne peut être une « peinture muette sur un
tableau », elle réalise d’elle-même.
Pour Spinoza, l’ordre psycho-logique de croyance serait le reflet de la
nature de l’idée : ou l’idée est obscure, confuse, et l’on demeure incertain, ou
bien l’idée est claire, vraie, et l’on est certain. L’ordre psychologique de la
certitude nous fait qu’un avec l’ordre logique de l’évidence qui se confond luimême avec l’ordre de l’être, l’ordre ontologique.
A l’opposé de l’intellectualisme, l’on peut concevoir un fait
d’expérience : le fait psychologique de l’erreur. Bien d’individus pensent
certains et qui pourtant ne possèdent pas d’idée vraie. La conclusion s’impose :
ce n’est pas seulement ni même essentiellement l’intelligence qui nous pousse
à croire, c’est la volonté. C’est le point de vue volontariste. Par opposition à
l’intellectualisme de Spinoza, c’est le point de vue de Descartes. Selon
Descartes en effet, le principe de l’assentiment réside dans la volonté.
L’entendement propose ses représentations, ses idées, en revanche, c’est la
volonté qui dispose et nie.
De façon claire, Descartes nous fait observer que la volonté ne
détermine la croyance qu’indirectement, par l’intermédiaire de l’attention. Par
ailleurs, nos désirs, nos passions tournent notre attention vers telles ou telles
considérations qui leur sont favorables, et les détournent des arguments qui
sont contraires. On remarquera que maints individus ont offert leur vie en
sacrifice au profit des croyances religieuses, politiques, politiques, qui ne sont
pas démontrables comme un théorème.
En fin de compte, tout concourt à reconnaître que la superstition est
associée à des affections passives qui nous conduisent à croire à la fortune
qu’elle soit bonne ou mauvaise. C’est en ce sens qu’elle engendre la servitude.
En revanche, si la révélation de Dieu est interprétée à partir de l’Ecriture, elle
devient un commandement qui prescrit l’action selon notre utile propre. De par
son rapport aux œuvres et à la puissance d’agir, la foi ressemble la certitude
pour devenir pour ainsi dire une règle de vie qui nous dépêtre de la superstition
- 192 -
et nous plonge dans la certitude, base fondamentale des affections actives. On
pourrait alors envisager la religion sous la bannière de la superstition et de
l’imagination.
IV.3. Religion : superstition et imagination
Il serait difficile de ne parler de coloration religieuse dans la
philosophie spinoziste quand on sait que le Traité théologico-politique s’inscrit
comme une critique des Ecritures qui laisse penser chez notre penseur une
commune mesure entre religion et superstition. Il s’attaque, en effet, dès le
début de la Préface, à la superstition : « les hommes ne sont la proie de la
superstition qu’aussi longtemps que dure la crainte : tout le culte qu’ils
ont pratiqué sous l’empire d’une vaine religion n’est rien que fantômes et
délires d’une âme triste et craintive ».141
La superstition affecte un esprit vivant sous le régime de l’imagination,
et qui flotte entre l’espérance et la crainte. Pour Spinoza, relèvent de la
superstition toutes les représentations des grandes religions monothéistes. Par
ailleurs, il présente la superstition comme une capacité à la crédulité pour
soulager la crainte et l’ignorance. C’est le recours à l’irrationnel par le
truchement de l’imagination laquelle produit des pensées arbitraires
incompatibles à la réalité. La superstition exprime pour ainsi dire l’intention
des individus à ériger leur imagination en connaissance surnaturelle, et désigne
également la crédulité (croire à n’importe quoi, n’importe qui).
En mettant en exergue les différentes articulations de son ouvrage
Traité théologico-politique, on comprend mieux le combat spinoziste contre la
religion.
Spinoza s’est interrogé sur la provenance de la superstition : « si les
hommes pouvaient régler toutes leurs affaires suivant un avis arrêté, ou
encore si la fortune leur était toujours favorable, ils ne seraient jamais en
141
Traité théologico-politique, Préface, PUF, Paris, 1999, p.61.
- 193 -
proie à aucune superstition. »142 Il s’indigne que les hommes soient voués à
l’ignorance. Il en dégage deux points saillants : la crainte et l’espoir des biens
incertains. Les malheurs favorisent les fictions apaisantes dont la principale est
la croyance en la Providence : « (…) Ils voient avec grand étonnement
quelque chose d’insolite, ils croient qu’il s’agit d’un prodige qui manifeste
la colère des Dieux ou de la divinité suprême. »143 Il conçoit que c’est le
désir qui régule les relations humaines, c’est-à-dire, qui génère la crédulité, en
faisant naître le flottement de l’esprit entre l’espoir et la crainte. C’est la
superstition religieuse qui est née de ce désir. Ce désir immodéré porte
l’ignorance de soi, qui signifie tout simplement que l’on ignore les causes qui
déterminent le désir, en s’imaginant une illusion sur la liberté, et en vacillant
entre la crédulité et la présomption. N’est-ce pas l’essence délirante de la
nature humaine qui la rend crédule ?
Spinoza s’appuie sur l’exemple d’Alexandre pour prouver que les
croyances superstitieuses ne sont que des fantômes de l’imagination créées par
la crainte des événements incertains. C’est une passion inquiétante qui a
entraîné de nombreux troubles et d’atroces guerres « (Alexandre) ne
commença à consulter superstitieusement les devins que lorsqu’aux portes
de Suse, il apprit à craindre la Fortune. »144Une illustration qui traduit la
négativité de la superstition.
Nous pouvons dire dans une certaine mesure que les Rois se servent de
la religion superstitieuse pour brimer leur peuple. Ils se paient le luxe de leur
interdire, en effet, la libre expression de la pensée : « Autant il est facile aux
hommes de tomber dans toute sorte de superstition, autant il est difficile
d’obtenir qu’ils persistent dans une seule et la même (…) D’où vient qu’on
la pousse très facilement, sous couleur de religion, tantôt à adorer ses rois
142
Traité théologico-politique, Préface, 1ère phrase, p.57.
143
Traité théologico-politique, Préface, pp.57-59.
144
Traité théologico-politique, Préface, p.59.
- 194 -
comme des dieux, tantôt à les exécrer et à les haïr comme le fléau commun
du genre humain.»145.
En revanche, cette attitude contraste en quelque sorte avec l’esprit
démocratique puisque la paix de l’Etat ne peut être fondée que sur la liberté de
la pensée ; c’est la thèse essentielle du Traité théologico-politique : « la liberté
non seulement peut être accordée sans dommage pour la paix de la
république, la piété et le droit du Souverain, mais encore qu’il faut
l’accorder si l’on veut maintenir tout cela. »146Nous y reviendrons.
Spinoza s’attaque violemment à l’intolérance cléricale qui ruine la vraie
religion spirituelle. Il s’appuie notamment sur de nombreux exemples : « Dès
que cet abus a commencé dans l’Eglise, un immense désir d’administrer
les charges sacrées s’est aussitôt emparé des plus méchants et l’amour de
propager la divine religion s’est transformé en ambition et en avarice
sordide. Le temple même a dégénéré en théâtre, où l’on écoutait non plus
des docteurs de l’Eglise mais des orateurs, qui, tous, avaient le désir non
d’instruire le peuple mais de le subjuguer d’admiration pour eux, de
reprendre publiquement ceux qui ne partageaient pas leurs opinions et
d’enseigner que des choses nouvelles et inaccoutumées, ce que le vulgaire
admirerait le plus »147, et « (des) préjugés (…) qui transforment les
hommes d’êtres rationnels en bêtes brutes, empêchent chacun d’user
librement de son jugement et de distinguer le vrai du faux, et paraissent
inventés exprès pour éteindre tout à fait la lumière de l’entendement »148.
Selon le philosophe hollandais, les hommes ne pourraient se dépêtrer de
la superstition à condition d’éclairer leur vie par la raison et non la passion. La
superstition en effet conduit à croire à n’importe quoi, à n’importe quel
présage, à flotter dans des images chimériques pour soulager sa vie. Il s’adonne
145
Traité théologico-politique, Préface, p.61.
146
Traité théologico-politique, Chapitre XX, pp.651-653.
147
148
Traité théologico-politique, Préface, p.65.
Traité théologico-politique, Préface, pp.65-67.
- 195 -
à toutes sortes de pratiques obscurantistes et à des imaginations dangereuses
pour obtenir les faveurs de la divinité et son estime.
Ainsi, il juge les sources de la superstition ruineuses de
la vraie
« religion spirituelle ». Il en tire justement deux essentielles : la crainte et
l’espoir des biens incertains ; ces passions créent la croyance en la providence
et les attitudes religieuses très fanatiques. D’ailleurs, les rois ne se servent-ils
pas de la religion superstitieuse pour dompter et brimer leur peuple, en leur
interdisant la liberté d’expression et pensée. Toutefois, cette attitude reste
contraire à l’esprit démocratique laisse libre cours à la liberté d’opinion et de
responsabilisation. Le philosophe hollandais s’appuie au demeurant sur
quelques exemples tissés par l’histoire antique et biblique pour montrer que
l’intolérance cléricale ruine la vraie religion spirituelle, dont il trouve une
origine chez les prophètes bibliques et le Christ en particulier.
La superstition apparaît donc comme une forme de croyance ou de foi,
qui repose essentiellement sur l’imagination. A ce titre, elle constitue un délire
de l’imagination s’opposant à la raison. La superstition désigne une tendance à
la crédulité en vue de soulager la crainte résultant de l’ignorance de l’avenir.
Spinoza dénonce ici le recours à l’irrationnel par le truchement de
l’imagination qui produit des associations purement arbitraires de choses. Dans
la vision spinoziste, l’origine de la superstition est la crainte qui conduit les
hommes à voir partout les présages : « les hommes ne sont la proie de la
superstition qu’aussi longtemps que dure la crainte : tout le culte qu’ils
ont pratiqué sous l’empire d’une vaine religion n’est rien que fantômes et
délires d’une âme triste et craintive ».149C’est pour épurer les religions et
sans doute chasser la crédulité des esprits fragiles qui se laissent abuser par les
fables qu’il formule cette critique : « Dès lors, à leurs yeux d’hommes
superstitieux et irréligieux ils seraient perdus s’ils ne conjuraient le destin
par des sacrifices et des vœux solennels ».150
149
150
Traité théologico-politique, Préface, pp.59-61.
Ibid, p.63.
- 196 -
Spinoza critique la superstition et la volonté de maintenir les hommes
dans un état de servitude. Il mène au quotidien son combat sans relâche contre
« l’âme de la multitude, qui est encore en proie à la superstition des
païens, et par de tout précipiter de nouveau dans la servitude. »151. Notre
penseur désigne par les Païens, un terme biblique, parfois traduit par les
« gentils », qui signifie les peuples qui ignorent la Bible (hébraïque ou
chrétienne) comme livre fondateur. Ils pratiquent une religion d’idoles, qui
conduit à la superstition et à la servitude des peuples. Notre philosophe reste
persuadé que la superstition est négative, un mal rongeur de l’église et des
hommes qui pratiquent la religion. On comprend pourquoi « la divine religion
s’est transformée en ambition et en avarice sordide. Le temple même a
dégénéré en théâtre, où l’on écoutait non plus des docteurs de l’Eglise ». 152
Spinoza critique aussi le fait que les prêtres, les pasteurs ou les rabbins
aient outrepassé leur rôle religieux en devenant des orateurs publics en prenant
même des positions politiques (par exemple, lorsque le rabbin Morteira a
dénoncé Spinoza comme athée, en public dans la synagogue, en demandant
aux autorités civiles de l’exiler d’Amsterdam. Un rôle qui n’est pas du goût du
philosophe, et on le comprend).
Notre penseur vise tous les chefs religieux qui, par autorité imposent
des croyances absurdes que l’individu n’a pas le droit de contester : « ils n’ont
rien enseigné d’autre que les spéculations des platoniciens et des
aristotéliciens ; et pour ne pas paraître suivre les opinions des païens, ils
ont adapté l’Ecriture à ces spéculations. Il ne leur a pas suffi de
déraisonner avec les Grecs, ils ont voulu faire délirer les prophètes avec
eux, ce qui prouve clairement qu’ils n’ont pas vu, même en rêve, la divinité
de l’Ecriture. »153
L’explication sur ce rôle des théologiens dans leur interprétation de la
Bible, est faite dans l’analyse. Spinoza s’indigne que la raison soit aussi
151
152
153
Ibid, p.63.
Ibid, p.65.
Ibid, p.67.
- 197 -
méprisée, et rejetée comme source d’impiété par le commun des mortels. Une
lumière aussi éclairante ne mérite pas ce sort. La religion universelle est aussi
appelée « naturelle », car elle est en accord avec la lumière naturelle qui est la
Raison.
La critique spinoziste du judaïsme traitée par Mugnier-Pollet nous
conduit à appréhender également cette partie. Dépouillé de sa religion
originelle et de toute confession, Spinoza réduit avant tout la religion à la
moralité. Sa réflexion critique des cérémonies et de l’hypocrisie de la dévotion
superstitieuse signe bien l’absence du sens sacremental des rites. Spinoza au
temps
de son
excommunication
écrivait
des
notes
particulièrement
discourtoises et anti-juives. En fait, il juge les juifs responsables de la haine à
leur porter par les chrétiens, et oppose le Jéhovah cruel des juifs au
Rédempteur de l’Evangile et entend les juifs frappés d’une malédiction
surnaturelle. Pour Mugnier, Spinoza n’est pas certain de sa rupture d’avec son
passé et sa morale qui le conduisaient au dénigrement.
En revanche, loin d’être une propagande de haine rétrospective, le
Traité théologico-politique vise établir dès l’abord la nécessité de la pensée
dans un Etat libre qui s’adresse à la fois aux hollandais et au monde chrétien.
Pour ainsi dire, la critique des juifs est une mise en garde des chrétiens en vue
d’éviter leur judaïsation. C’est pourquoi Spinoza assiste amèrement la
transformation des temples en théâtre de propagande d’admiration des orateurs
d’Eglise plutôt que des amphis de communication. En tout état de cause, cette
généralisation le conduirait à la catégorie universelle de la superstition. En
subordonnant l’Eglise à l’Etat, Spinoza pensait la garder contre toute
décadence superficielle, en vue de permettre de faire l’émergence de la liberté
de penser sur la scène politique. Il est certain que pour Mugnier la réaction à
l’excommunication devient de plus en plus fréquente par devers la critique de
l’élection particulière des juifs où Spinoza établissait le fondement de son
individualisme politique et de sa doctrine démocratique.
De ce qui précède, nous pouvons reconnaître que c’est essentiellement
dans la Préface du Traité théologico-politique, que le terme de superstition est
- 198 -
évoquée. En effet, selon notre penseur, les hommes sont par nature sujets à la
superstition, et partant à la fluctuation des passions. Leur inconstance se
ressource justement dans l’usage religieux et politique, source de violence et de
cruauté.
Il s’est très tôt attelé à une relecture de La Bible. Et on le comprend :
« son éducation première qui fit de lui un hébraïsant, sa rupture avec la
synagogue, la liberté et la vigueur de son esprit le prédestinaient en
quelque sorte à renouveler l’étude de l’Ancien Testament »154.
Dans sa critique, Spinoza relève que « la collection appelée Ancien
Testament est formée d’éléments de provenance très diverse et de valeur très
inégale ». De plus, lorsqu’il postule que les rédacteurs de la Bible sont souvent
d’une maladresse extrême, faut-il alors penser qu’il est plus près de
l’athéisme ?
Sa position semble se dessiner lorsqu’il conçoit que la théologie et la
philosophie n’ont point de commune mesure, ou si l’on veut, que la raison et la
foi se distinguent nettement car si la philosophie nous rend libre et sage, ceux
qui « se contentent de la foi (…) ne connaissent pas la joie souveraine de la
clarté ; car la foi, tout affranchie qu’on la suppose de la superstition, est
encore une servitude, si utile qu’elle soit ».155 On le comprend à ce propos
lorsqu’il condamne « les préjugés des théologiens » qui éloignent les hommes
de l’étude de la philosophie.
L’attitude de Spinoza reste invariable à l’égard des croyances
religieuses, « son indifférence à l’égard des dogmes prouve qu’il les rejetait
tous également »156, qu’ils soient chrétiens Juifs, Turcs ou des Païens. De cette
façon, pour lui tout ce qui est contraire à la raison est absurde et doit être rejeté.
Bien sûr, cette vision, il nous semble, antireligieuse va être dénoncée. Ainsi,
154
Traité théologico-politique, Notice, Traduction par Charles Appuhn in Œuvres II, Flammarion, Paris, 1965, p.5.
(Nous nous sommes proposé d’utiliser cette traduction plus ancienne de Charles Appuhn car les références tirées ici
de la Notice sur le Traité théologico-politique par le traducteur n’ont pas été relevées par Jacqueline Lagrée et Pierre
François Moreau). Notons que nous avons quelque fois cité la notice de Charles Appuhn sur le Traité théologicopolitique dans notre travail. C’est un traducteur qui pénètre l’authenticité des textes de Spinoza.
155
Ibid., p.13.
156
Ibid., p.13.
- 199 -
des attaques et des réfutations fusent de partout (théologiens, philosophes,
artisans, bref, homme de tout niveau social). Selon eux, l’Eglise, l’Ecriture et
les rites n’ont point de signification politique, comme prétend Spinoza.
Seulement, la religion exige des hommes l’obéissance et l’amour de Dieu.
C’est la raison pour laquelle son livre est traité d’« impie et pestilentiel ».157
Les miracles, les fantômes et autres phénomènes surnaturels ou
paranormaux montrent bien les limites des modèles d’intelligibilité que
propose la raison. Outre que la réalité de ces phénomènes reste souvent à
établir de façon claire et distincte, le rejet de la raison auquel conduisent
certaines affirmations se prête paradoxalement à une explication tout à fait
rationnelle. De cette façon, Spinoza adepte d’un rationalisme absolu, soutient
curieusement que tous les hommes sont par nature sujets à la superstition.
Envisageant tout ce qui nous arrive sous l’angle nécessairement borné de notre
individualité, nous avons en effet tendance à considérer les choses naturelles
comme des moyens mis (par Dieu) à notre disposition. Dès lors, il suffit que
s’abatte sur nous quelque malheur pour que nous croyions avoir offensé une
divinité dont nous cherchons à apaiser le courroux par de vaines pratiques. Ou
bien, face à un avenir incertain, nous voulons voir notre destinée inscrite dans
les astres, dans le marc de café ou dans les entrailles des animaux.
A la vérité, Spinoza n’a eu cesse de combattre le préjugé du finalisme,
d’après lequel toutes les choses de la nature existeraient en vue de l’homme. Ce
préjugé nous conduit à imaginer que Dieu cède aux passions proprement
humaines et aux caprices des hommes et qu’il va jusqu’à violer parfois ses
propres décrets. Or, pour notre penseur, tout ce qui advient dans le monde obéit
à une stricte nécessité. En revanche, lorsque que les choses ne se passent pas
comme on le voudrait, on se met à interpréter le moindre événement comme
l’expression des intentions secrètes de Dieu.
On le voit, pour Spinoza, ceux qui s’adonnent le plus à la superstition
sont ceux qui condamnés par leur désir immodéré « des biens incertains de la
157
Ibid., p.14.
- 200 -
fortune, (…) (à frotter) misérablement entre l’espoir et la crainte »158,
c’est-à-dire des biens, comme la richesse ou les honneurs, dont l’obtention
demeure incertaine, parce qu’elle résulte du hasard des circonstances. Ainsi, la
source principale de la superstition réside dans l’anxiété du sujet face à un
avenir qu’il ne peut contrôler. Ballotté entre la crainte et l’espoir, l’homme qui
est en proie à l’anxiété projette sur la nature les délires de sa propre
imagination.
On pourrait faire également appel à Breton. Ce dernier pense aussi que
Spinoza est convaincu que les esprits religieux, fussent-ils ouverts, sont enclin
aux préjugés. Il sait notamment que la foule est superstitieuse ; le terme
« superstition » entendu comme un ensemble de conduites de trahison, avec
l’incapacité de maîtriser le destin la fluctuation entre la crainte et l’espoir, la
crédulité aux fables et la croyance aux signes, fastes ou néfastes, ponctuée par
un mépris de la raison. On comprend alors que l’homme est naturellement
superstitieux, parce qu’il ne peut être Dieu. Breton n’a pas omis de faire
rappeler certains faits importants : le grand scandale de Spinoza, l’incroyable
spectacle des divisions chrétiennes, de la haine entre les chrétiens. De cette
division religieuse, faut-il expliquer par des causes passionnelles, sans
inflexion économique.
Au fond, le problème reste lié à toute l’histoire religieuse du passé :
luttes médiévales du Pape et de l’empereur, persécutions des hérétiques, refus
de la raison, condamnation du savoir ; pour tout dire, tout ce régime
d’intolérance, à la fois politique et religieuse, apparaît pour notre penseur,
particulièrement incompatible même avec un christianisme authentique et bien
assimilé. Ainsi, l’on comprend que c’est la superstition qui conduit les hommes
à avoir une idée confuse de Dieu. C’est pourquoi la religion est l’effet de la
superstition. En revanche, la superstition est inconstante et incite la nouveauté.
Dans cette forme de rapport social des hommes, elle présente un danger à
158
Traité théologico-politique, Préface, Traduction par Jacqueline Lagrée et Pierre-François Moreau, PUF, Paris,
1999, 57.
- 201 -
éviter d’une part, par la stabilité cruelle de la crédulité et d’autre part, par
l’obéissance de l’Eglise.
Tout concourt à reconnaître que Spinoza s’est fait grand dénonceur de
la superstition. Il en analyse, en effet, la cause et l’usage que les hommes en
font, et qui n’est en fait que la position. Pour l’auteur, c’est une fausse religion.
Cette religion se justifie notamment par le fait que notre philosophe rejette
l’accusation d’athéisme dont il est objet. Face aux nombreuses menaces et la
haine excitées par les autorités religieuses contre lui, parce que jugé dangereux,
Spinoza n’a que ses amis sur lesquels il peut faire fond. Balibar souligne
comment Spinoza s’attaque à la théologie comme une antireligion où il
s’oppose aux théologiens par la défense de la liberté de penser. Parlant de la foi
et de la superstition et éventuellement de l’exploitation des hommes faite par
des théologiens, notre commentateur pose que les vérités philosophiques sont
nécessaires pour comprendre ce qui unit l’amour et le salut.
Notre commentateur s’est également interrogé sur le conflit des idéologies
religieuses. Dans une enquête doctrinale et historique sur la théologie, il a
abouti au résultat suivant :
•
une théologie de Moïse, fondée sur une cosmologie de la création et du
miracle, une éthique de l’obéissance et une eschatologie du « peuple
élu »
•
une théologie des Prophètes qui suscite une divergence sur la question
du salut.
Le christianisme primitif, institutionnalisé ensuite par la division
contemporaine des Eglises sur les questions de la grâce, de la prédestination et
du prochain comme le dogme fondamental de la vraie Religion, et du libre
arbitre qui fait de l’homme un être au pouvoir de Dieu « comme l’argile dans la
main du potier » selon son bon vouloir. Balibar trouve – selon la vision
spinoziste – cette façon de penser chimérique car s’il est vrai que Dieu a tout
déterminé, et s’il arrivait quelque chose dans la Nature sans suivre ses propres
lois, cela serait une contradiction à l’ordre nécessaire à l’éternité et aux lois
universelles de la Nature et par voie de conséquence, la foi au miracle nous
conduirait naturellement à l’athéisme. On comprend que pour notre
- 202 -
commentateur, toute puissance de Dieu et le non-respect de ses propres lois
sont jugés absurdes. Ainsi, Spinoza entend envisager le salut comme ce qui
englobe la béatitude temporelle (sécurité, prospérité), la vertu morale et la
connaissance des vérités éternelles. L’auteur dans son analyse parvient à
montrer que la croyance en une divinité anthropomorphe, prise en elle-même,
n’est pas encore une superstition. Spinoza fait allusion à la superstition. En
revanche, il ne la confond guère avec le préjugé qu’il critique. Il évoque en fait
que « ce préjugé tourna en superstition et fit dans les esprits de profondes
racines. »159 Est-ce le préjugé finaliste lui-même qui s’élabore ? Est-ce au
moment où nous attribuons aux dieux le désir de recevoir un culte ?
On peut s’accorder avec Spinoza : évidemment, lorsque chacun selon
son naturel invente un culte particulier, c’est pour que Dieu l’aime plus que les
autres et mette la Nature entière à son service. Nous pensons que la Nature est
déjà à notre service. De là, adviendra la crainte et de la crainte, la superstition.
Un autre point évoqué par l’auteur paraît très essentiel, car toute la
Politique en dépend : notre penseur envisage de réserver la possibilité d’une
religion qui, sans être, ne serait néanmoins pas superstitieuse : la religion
universelle qui convient à une libre république, et dont les sept articles de foi
(le « credo minimum ») sont exposés au chapitre XIV du Traité théologicopolitique.
Faut-il alors croire maintenant que Dieu a fait les choses dans
l’intention expresse de nous plaire ? Il a dû, en les fabriquant, penser avant tout
à leur donner l’apparence sous laquelle elles nous réjouissent. Ainsi, l’idée de
Dieu peut être associée à n’importe quelle joie. Spinoza nous indique que
l’idée adéquate de Dieu n’a donc pas sa place dans la théorie des passions.
Matheron revient sur la question de la superstition en évoquant la Préface du
Traité théologico-politique et l’Appendice du livre I de l’Ethique qui selon lui
restent deux œuvres complémentaires.
159
Ethique, Première Partie, Appendice, p.83.
- 203 -
Pour lui, la vision du monde décrite par Spinoza, se caractérise
uniquement par l’anthropomorphisme et un anthropomorphisme religieux sans
spécification. Spinoza se défend par ailleurs qu’elle génère la possibilité de la
superstition, mais aussi celle de la religion universelle.
L’auteur s’est appesanti également sur la révélation. Il indique dans son
livre que Dieu se révèle : il nous fait savoir, en effet, par une directe
manifestation dans le monde sensible et guide pour ainsi dire notre avenir.
Ainsi, il arrive que nous prenions pour des manifestations divines une voix
(Moïse), ou une vision (David), souvent réelles (par l’infinitude de la
production de la Nature), mais, qui en réalité ne sont que de vils délires de
notre imagination (Joseph, Samuel) ou bien des songes (Abimélech). Soit, par
des inepties puériles, nous pensons que la divinité nous fait découvrir ses
décrets par l’intermédiaire des entrailles des animaux, des idiots, des fous, des
oiseaux, soit, par des mauvais présages, les événements qui nous étonnent par
leur caractère insolite et que nous attribuons à la colère divine.
Mais faut-il réagir à cette réponse ? Devrions-nous demeurer passifs
devant les avertissements célestes ?
L’auteur montre que de par toute joie comme à travers toute tristesse,
c’est le désir qui se manifeste. Nous efforçons donc de reproduire les bons
présages, de les déployer comme les moyens de parvenir à ce que nous
espérons et d’écarter les mauvais. Quelle action « psychologique » peut-on
exercer sur Dieu ? L’auteur répond qu’il importe de connaître la psychologie
divine.
Matheron essaie d’établir une comparaison entre le superstitieux et
l’athée. Pour lui, le superstitieux recherche avidement les honneurs et les
richesses, l’athée, a contrario, pense pouvoir faire de l’économie de ce détour.
Au fond, les deux partagent la même vision du monde, car le préjugé finaliste
est inséparable de l’ignorance et de la passion. En revanche, le superstitieux
est obsédé par l’arrière-monde où il a projeté ses angoisses, tandis que l’ignore
et se prend lui-même pour le guide. Pour ainsi dire, l’athée est un superstitieux
qui a réussi, le superstitieux un athée auquel le hasard s’est montré défavorable.
- 204 -
Mais tout cela ne dissuade guère Spinoza pour qui la superstition est
toujours
présente :
« Alexandre
(…)
ne
commença
à
consulter
superstitieusement les devins que lorsqu’aux Portes de Suse, il apprit à
craindre la Fortune. »160
N’est-ce pas là l’expression de la pseudo-foi ? Cela se traduira sans
doute par une sorte de frénésie dans l’invention théologique : les églises
dégénèrent en théâtres, où l’on entend, non plus des docteurs, mais des orateurs
uniquement préoccupés de frapper l’imagination des foules par la nouveauté de
leur enseignement. Une telle vision est à coup sûr soutenue par des conditions
politiques désastreuses : honneurs exagérés rendus aux prêtres en l’occurrence.
Ainsi, toujours aussi impuissants et vacillants, nous abandonnons notre
ancienne superstition pour une superstition nouvelle qui visiblement ne va pas
se priver de nous tromper.
Matheron évoque encore ici le rapport de l’amour et du conatus. Il
montre que nous nous réjouissons de conserver l’objet aimé, alors que sa perte
constitue une affliction. A en croire à son explication, dans la mesure où notre
conatus, modifié par l’amour, devient un effort pour imaginer le plus
activement possible la chose aimée, toute image qui exclut cette même
existence lui fait obstacle. De cette façon, du moment où l’être aimé se
présente à nous comme la représentation d’une valeur objective, il nous
apparaît comme devant être préservé à tout prix, fût-ce au prix de notre vie
même. Nous pouvons donc aller à la mort pour la sauvegarde de notre patrie,
dont l’amour est pourtant de pur ouï-dire. Pour l’auteur, nous honorons de
verser notre sang pour appuyer l’orgueil d’un monarque.
Sur le problème de la différence entre la vraie Religion, la superstition
et la spéculation, Spinoza s’est attaqué violemment contre les théologiens
calvinistes. Ces derniers en effet représentent Dieu comme un recteur, un
législateur, un roi juste et miséricordieux. Spinoza juge cette pensée d’illusoire
car tous ces attributs renvoyés à Dieu ne sont que l’apanage de l’homme ; pour
160
Traité théologico-politique, Préface, PUF, Paris, 1999, 59.
- 205 -
lui donc, c’est une stérile imagination de poser deux puissances
numériquement distinctes (la puissance de Dieu comme le pouvoir de la
royauté et celle de la Nature comme une force aveugle). C’est donc la critique
de la conception traditionnelle de Dieu que Spinoza juge erronée et absurde,
qu’il s’agit ici. La critique spinoziste consiste, en effet, à expurger de Dieu
toute
représentation
contractuelle,
absolutiste,
monarchiste
et
anthropomorphique.
On peut le voir, la conception de la divinité et des préceptes religieux
ne parvient pas à satisfaire le philosophe hollandais. La philosophie du
« caute » l’invite à bien de prudence dans ses réflexions : « Les Ecoles de
Théologie aussi bien que Philosophie nous enseignent qu’il ne faut
multiplier ni les êtres ni les miracles sans nécessité ; et par là elles nous
autorisent à rejeter toutes les suppositions qui n’ont aucun usage quand
même elles ne produiraient aucun mal. Selon cette maxime il ne faut
jamais recouvrir au miracle quand on peut expliquer les choses
naturellement et on ne doit pas supposer que Dieu soit intervenu d’une
façon singulière dans la production d’un effet si cette intervention nous
paraît absolument inutile ou même contraire à sa sainteté. »161
Spinoza critique les méfaits de la religion, cette sorte d’imagination
puérile que développent les prophètes. Il s’attaque à la conception humaine de
Dieu qui trouve en lui une volonté d’action de créer et de la providence
générale : « la croyance aux miracles relève enfin de l’orgueil de se croire
privilégié de Dieu. Il n’est que de voir l’exemple des Grands de ce monde
qui racontent des « accidents miraculeux » survenus à leurs ancêtres pour
« faire accroire aux autres que l’on est particulièrement recommandé aux
Destinées ». L’emploi du vocable « Destinées » souligne d’ailleurs ce qu’il
y a de païen et de superstitieux dans cette croyance. Enfin, argument cent
161
Lagrée, Spinoza et le débat religieux, chapitre V, P.U.R., Paris, 2004, p.173.
- 206 -
fois répété dans les Pensées diverses, la croyance aux miracles n’empêche
pas le désordre des mœurs. »162
Il en ressort que pour Spinoza, il ne faut envisager aucune commune
mesure entre la raison et l’imagination. D’une part, la croyance reste purement
imaginative, imaginaire et ne peut recouvrir la rationalité. D’autre part, la
croyance en la puissance divine peut paraître assez abjecte et très arbitraire.
Spinoza refuse la personnification de Dieu et la généreuse promotion absolue
qu’on lui accorde sans cesse. De cette façon, « le refus d’un Dieu personnel
transcendant et provident de manière individualisée rend inévitablement
dénuées de sens des pratiques religieuses telles que la prière de demande,
l’accomplissement scrupuleux des rites, ou le recours à des médiations
cléricales. »,163comme le fait remarque Debel par le truchement de Lagrée.
Notons que même si Spinoza ramène les formules « nature naturante »,
«nature naturée », à son propre système, ce dernier, non théologique reste
purement intellectuel. Au vu de tout cela, peut-on encore parler de religion
chez Spinoza ? Y a-t-il une religion de Spinoza ? Que veut justement Spinoza
quand il accorde une si précieuse place au Christ ? Essayons d’en savoir plus.
CHAPITRE V. : LA RELIGION DE SPINOZA
La reconnaissance du christianisme comme religion prophétique permet
de s’interroger sur sa contribution spécifique à la libération du complexe
religieux de servitude. Spinoza montre donc un intérêt pour le christianisme,
dont la figure fondatrice du Christ. C’est donc au travers de l’image du Christ
qu’on peut évoquer la question de la religion.
162
163
Ibidem, p.175.
Lagrée, Spinoza et le débat religieux, chapitre V, P.U.R., Paris, 2004, p.176.
- 207 -
V.1. Le Christ en question
Spinoza parait si proche du christianisme quand il nomme le Christ « le
philosophe par excellence ». Pourtant, il s’en sépare fondamentalement surtout
sur le problème de l’immanence de Dieu. Peut-être veut-il rester dans sa
logique philosophique ? La question cruciale que pose le Traité théologicopolitique est celle de la signification du christianisme. Selon Spinoza, le
christianisme n’est pas parvenu à moraliser l’histoire ni la nature des forces et
n’a rien de providentiel. En revanche, l’on peut évoquer l’image énigmatique
de la personne du Christ. Doté certes d’une extraordinaire puissance de
communiquer avec Dieu d’âme à âme, mais il n’a su dompter l’ignorance et la
résistance du peuple et n’a su par la même occasion éclairer par la
connaissance nécessaire la confusion qui régnait entre le langage de la
nécessité et celui de la loi. De plus, il n’a pu réguler l’histoire nationale des
Hébreux et de leur Etat pendant leur période de dissolution, de manque de
sécurité publique et de solidarité. Par ailleurs, le commandement d’une charité
universelle (tout homme est mon prochain) transformé en un commandement
d’humilité (aime ton ennemi, tend l’autre joue) paraît aux yeux de Spinoza très
perverti. Au final, l’histoire due Moïse (conférant aux lévites un monopole
héréditaire des fonctions sacerdotales) et celle du Christ comportaient des
erreurs et des errances qui avaient pesé sur toute l’histoire de l’Etat hébreu et
susciter pour ainsi dire d’interminables conflits. Et pourtant !
Balibar poursuit son analyse en s’interrogeant sur le christianisme,
lequel a imprimé à l’histoire de l’humanité un tournant irréversible. L’un des
indices essentiels est qu’il n’y ait plus de Prophètes après le Christ, c’est-à-dire
d’hommes
exceptionnellement
vertueux,
dotés
d’une
imagination
exceptionnelle pour se représenter les signes de Dieu et susceptibles de
communiquer l’évidence de cette révélation au peuple pour corriger les moeurs
et raviver leur foi. La vocation des Prophètes paraît curieuse : Moïse énonçait
la loi divine sous la forme de commandement assorti de menaces terrifiantes.
- 208 -
D’autres Prophètes réactivent les menaces en interprétant l’histoire à leur
guise.
Pourtant, avec la prédication du Christ, la situation se renverse, la loi
reste intériorisée et toujours actuelle. De plus, la révélation apparaît comme
une illumination intellectuelle inscrite au fond des cœurs. Dorénavant, pour les
fidèles, les témoignages de la promesse divine sont à découvrir en lui-même les
dispositions actuelles dont le Christ a donné le modèle, les maques intérieures
de la vie vraie. Le salut est donc une conséquence de sa vertu appelée grâce.
En parlant du statut du Christ, on peut dire que le Christ de Spinoza
bénéficie d’un traitement privilégié ; un statut surhumain semble même lui être
reconnu. Alors que Dieu, suivant les Ecritures, ne s’est révélé au genre humain
que par l’imagination des prophètes, le Christ a connu les choses en vérité de
façon adéquate.
S’il n’est pas juste de soustraire le christianisme à la religion
prophétique, il n’est pas juste non plus de réduire le judaïsme à la religion
prophétique si on veut signifier par là sa radicale opposition à tout processus
d’intériorisation de la loi divine. Comme le souligne Zac, les religions, qui
puissent leur inspiration dans la Bible, comportent, d’une part, un aspect
historique, et d’autre part, elles expriment également la parole de Dieu,
témoignage interne de l’Esprit-Saint, qui n’est rien d’autre que la satisfaction
dont jouit l’homme intérieurement, après l’accomplissement d’actes bons.
Nous pouvons évoquer ici Le Christ et le salut des ignorants
chez Spinoza, ouvrage précieuse d’Alexandre Matheron qui se veut plus
particulière, puisqu’elle cherche à établir quel type de rapport au Christ,
moyennant les ressources de l’imagination, peut permettre à une religion
historique de seconder efficacement son affranchissement de la servitude, ou
l’affirmation de sa puissance. Elle est ainsi amenée à se prononcer sur la
fonction du Christ d’un certain point de vue, sans avoir à prendre en charge le
système de la christologie en son ampleur.
Pour André Malet, le Christ est plus qu’un homme, et sa raison est
supérieure à l’entendement humain. Quant à Henri Laux, le Christ est la
- 209 -
bouche de Dieu qui communique de manière directe avec lui, « d’âme à âme ».
D’ailleurs, Dieu communique immédiatement aux hommes sans recourir aux
moyens corporels de l’imagination, sauf le Christ.
Le Christ est celui qui a pratiqué la voie de salut, la vie, la lecture des
Ecritures et la voie ordinaire du croyant, portée chez lui à sa perfection. En
effet, en tant que juif, il a lu les Ecritures et a su lire le texte sacré, en a
découvert le sens et a appris de Moïse et l’histoire de son peuple, connu les
enseignements prophétiques et la méditation des sages. Bien entendu, le christ
a su révéler au monde la ressemblance des livres, en indiquant le même Dieu
de l’Ecriture Ancienne et Nouvelle, des deux Testaments. Des prophètes au
Christ, c’est l’expression de l’amour de Dieu et du prochain, la même charité,
et la justice et la même obéissance prescrite par les Testaments. On remarquera
que l’enseignement du texte ancien et au texte nouveau est de nature morale.
En effet, il entend convaincre par une parole qui gagne les cœurs et stabilise les
comportements, en recourant à la liberté des hommes. C’est d’ailleurs pourquoi
Laux fait noter que le Christ en lisant les Ecritures a en eu la saisie immédiate
de leur sens.
Nous pouvons nous interroger sur la possibilité d’une telle perfection,
les opérations qu’elle peut susciter. En revanche, nous nous accordons que le
Christ est en rapport à des connaissances et à des croyances, c’est-à-dire à la
mémoire des enseignements de justice et de charité transmise par les Ecritures
de son peuple, et qu’il eut la puissance de réorganiser cette mémoire sans
aucune déviation passionnelle. En lui, la connaissance de Dieu fut unifiée,
identiquement médiate et immédiate. C’est cela qui fait penser au jugement de
Matheron : « Le Christ a innové, non pas en dispensant un enseignement
inédit, mais en faisant passer au premier plan ce qui, auparavant, restait
dans l’ombre. »164
Par devers tout, il est que la doctrine du Christ trouve dans le sermon
sur la montagne son expression privilégiée : l’accent mis sur la justice et la
164
Matheron, Le Christ et le salut des ignorants chez Spinoza, Aubier-Montaigne, Paris, 1971, p.8 (284 pages).
- 210 -
charité, sur les bonnes œuvres, sur la perfection de la loi nouvelle, ou encore le
ton direct d’un enseignement adressé à tout homme, par-delà les interprètes
reconnus de la tradition religieuse, tout cela résume parfaitement la doctrine du
Christ d’un point de vue spinoziste. Elle a ici l’intérêt très réel, d’ordre
pédagogique, puisqu’elle désigne le lien scripturaire dans lequel s’inscrit le
plus précisément le documentatum morale. Quoiqu’il en soit, de son
authenticité matérielle, il n’est pas surprenant qu’elle continue à figurer dans
les éditions du Traité théologico-politique.
En appelant souverain bien le royaume de Dieu et sa justice, Spinoza
situe en effet la doctrine du Christ à hauteur de la plus grande universalité, le
Christ énonce en langage de révélation, ou dans les modalités du système
imaginatif, une doctrine de la raison.
Le Christ ne passe cependant pas par les étapes successives de la
servitude et de la liberté. Sa liberté est gagnée de manière entière et définitive
sur la vie passionnelle, sans avoir à en expérimenter au préalable la fluctuation,
elle a valeur exemplaire par sa qualité et sa réalisation même non extrinsèque à
la voie des Ecritures.
Alors qu’il utilise toujours le titre Christ, Spinoza recourt en Ephésiens
73 au nom complet Christ Jésus et Jésus-Christ. Il répond à Oldenburg qui lui
demande de préciser ses positions théologiques sur Jésus-Christ ; il n’emploie
cependant plus ce nom dans la suite de leur correspondance. Si l’interprétation
spinoziste est dépourvue de la pensée dogmatique, elle éclaire aussi très
profondément le sens de la résurrection dans la vision chrétienne. De la sorte,
comprise dans son excellence – dans sa puissance de vie, qui est expérience
d’éternité - la résurrection est par nature un lieu d’exemplarité pour la
condition du disciple.
De l’histoire du Christ Spinoza privilégie donc la passion : il récapitule
la logique de l’existence du Christ. La passion devient une image, l’image la
plus puissante de l’histoire du Christ. Mais alors, l’insistance sur la passion du
Christ a-t-il un rapport avec un écho du calvinisme ?
- 211 -
Spinoza vivait en effet dans un milieu marqué par l’influence du grand
réformateur, dont il possédait l’œuvre majeure, l’institution chrétienne, dans la
traduction espagnole de Cyprien de Valera. La confrontation des doctrines ou
la recherche des influences est toutefois délicate, car les différences de contenu
sont essentielles. La christologie de Spinoza n’est pas celle de Calvin, axée sur
un « régime d’incarnation », au sein même d’une structure de révélation. Au
niveau de la structure de la passion elle ne prétend jamais développer une
théologie de la rédemption.
En fin de compte, nous pouvons comprendre les rapports de
l’imagination et de la religion. Ainsi, suivant que l’organisation religieuse
admet la lecture des Ecritures par les croyants, elle réduit la puissance. Il en
ressort un statut de l’imagination, ordonné à la servitude. Le christianisme
s’inscrit de manière spécifique dans cette histoire grâce à la figure du Christ.
Avec Spinoza, rien n’est fini avec christianisme. Le Christ demeure en
revanche une singulière image toujours disponible.
Revenons à Matheron qui parle en permanence du Christ et y consacre
d’ailleurs une sérieuse analyse. Il y indique, en effet, que dans la philosophie
spinoziste, le Christ est connu sous une double facette de la chair et de l’esprit.
« Le Christ selon la chair » incarne le personnage révélé de par des
témoignages historiques. « L’esprit du Christ », lui, est révélé par
l’enseignement moral et une disposition éthique universelle.
En marge de cette distinction, l’auteur s’interroge sur la pertinence avec
laquelle Spinoza accorde au privilège qui tend à fonder la religion chrétienne.
Spinoza trouve particulièrement chez le Christ un promoteur de justice, de
charité et d’amour. Il fait remarquer d’ailleurs que le Christ se distingue des
autres prophètes
tel Moïse et Mahomet par le caractère très original et
singulièrement supérieur de son message évangélique. En effet, alors que
Moïse prône une simple législation connue uniquement pour l’Etat juif, et que
Mahomet se vautre dans l’imposture, le Christ, selon Spinoza, prêche la vraie
religion pour l’humanité toute entière. Pourtant notre penseur reconnaît que le
- 212 -
Christ n’est point Dieu lui-même, et donc qu’il ne dispose d’aucune révélation
surnaturelle ni de prédication typiquement nouvelle.
Telles sont deux thèses contradictoires exploitées sui generis par
Spinoza. Matheron, lui qui au demeurant souligne que l’innovation de
l’enseignement réside en ce qu’il révélait à la lumière ce qui était tapis dans
l’ombre.
Disons que le mérite du Christ est d’avoir osé mettre au grand jour
l’Histoire ; cette histoire apparaît sous l’angle de la religion catholique
nouvelle, laquelle contribue résolument à favoriser la promotion du message
d’amour, de justice, de charité et d’équité entre les peuples.
De cette façon, le christianisme serait né d’une mutation de judaïsme,
laquelle est due à la conjonction de la décomposition interne de la religion
mosaïque et de la domination romaine.
V.2. La religion chez Spinoza
C’est un point très délicat pour nous en ce sens que le philosophe du
reste excommunié, apparaît aux yeux de tous comme un homme sans religion.
Une première interprétation qui fait voir le philosophe comme l’ennemi des
théologiens de toutes les obédiences, du miracle sous toutes ses formes, de
l’obédience passive à toute espèce de révélation, qu’on est tenté de le tenir pour
un athée masqué. Cette interprétation paraît très courante à l’époque de
Spinoza.
Une seconde interprétation n’est pas moins tendancieuse ; elle consiste
plus à voir un Spinoza verbalement athée, mais à ne le considérer que
faiblement aberrant par rapport aux formes ordinaires de la religion ; cette
façon de voir les choses se rencontre chez les esprits modérés, moins suspects
au scandale.
Nous remarquons que le malheur pour la première interprétation, celle
de l’athée masqué, réside dans le fait que Spinoza, qui parlant de Dieu, paraît
très sincère, en dépit de sa plus grande prudence. Du Traité théologico-
- 213 -
politique à l’Ethique via Les Lettres, la comparaison laisse une impression qui
n’est pas celle d’une duperie. On en remarque en sentant vivre en soi une
présence du Dieu de Spinoza. Le malheur de la seconde interprétation, celle
d’un philosophe, qui n’est qu’un chrétien qui s’ignore, c’est qu’il faudrait, pour
la soutenir, prendre à la lettre les formules les plus atténuées de Spinoza,
transparentes ou refuser d’interpréter certains de ses silences, en l’occurrence
sur la nature de la révélation.
Ce qui amène l’auteur Jean Carré à prendre déjà position : Spinoza est à
la fois très sincère et très dangereux, ce qui fait de lui un véritable philosophe.
Dangereux en ce qu’il étudie les textes sacrés comme des textes ordinaires.
Sans coup férir, nombre de chrétiens, après lui, ont fait autant, mais soit, ils ont
été arrêtés à un certain niveau, par une autorité extérieure à eux, soit ils ont
jugé devoir s’arrêter eux-mêmes quand leur travail paraissait ruiner les
fondements même de leur foi. Or, Spinoza ne trace aucun cercle qui pose les
limites d’urgence ses recherches et ses interprétations. C’est cela qui paraît
regrettable. Pour l’auteur, peuvent témoigner pour ainsi dire les résultats, en ce
qui concerne l’authenticité des textes sacrés, le sens attribué à ces textes et la
conception que se fait en fin de compte Spinoza des rapports de la raison et de
la foi, rapports que nous verrons un peu plus tard.
De ce qui précède, l’on peut comprendre pourquoi Spinoza démontrait
que le Pentateuque n’a point été écrit par Moïse. Il fait un long commentaire
tout au long du chapitre VIII. Il évoquait à ce propos les commentaires de Ibn
Ezra sur le Deutéronome. Ce dernier, selon Spinoza, indiquait que « ce ne fut
pas Moïse qui rédigea le Pentateuque mais quelqu’un d’autre qui vécut
bien plus tard ; et enfin que le livre écrit par Moïse était un autre ouvrage.
Pour le montrer :
1°) il remarque que la préface même du Deutéronome n’a pu être
écrite par Moïse, qui ne passa pas le jourdain.
2°) il remarque que le livre de Moïse tout entier a été transcrit sur
le seul pourtour d’un unique autel (…). D’où il ressort que le livre de
- 214 -
Moïse avait beaucoup moins d’ampleur que le Pentateuque ».165Ces
références confortent bien la position de notre philosophe.
Notre penseur appliquant toujours la même méthode de comparaison
objective des textes, aboutit à des conclusions analogues touchant la nonauthenticité des livres qui ne sont pas attribués à Moïse. Ainsi, le livre de Josué
n’est pas Josué lui-même. Les Juges n’ont été écrits par les Juges. Le livre de
Samuel ne peut être de Samuel. Les Rois proviennent d’autres livres et
Chroniques.
Spinoza applique la même méthode aux autres livres de l’Ancien
Testament, montrant que l’autorité de l’Ecriture, il faut la démontrer pour
chaque livre, car on ne peut tirer de conclusion de la vérité d’un livre à partir
de simples allusions successives auxquelles ils ont été formés. En revanche, il
renonce à réaliser le même travail pour les livres du Nouveau Testament en
raison sans doute de sa méconnaissance de la connaissance suffisante de la
langue grecque et eu égard à l’inaccessibilité des textes originaux des livres
écrits en hébreu.
Il estime que les hommes s’accordent verbalement pour voir dans
l’Ecriture sainte la parole de Dieu, qui dit la voie du salut ; mais leur accord
n’est que verbal. D’ailleurs, de par leur conduite, l’on s’aperçoit que
substituent à la parole de Dieu leurs propres inventions, et s’appliquent
uniquement à obliger les autres à penser comme eux. C’est le constat général
chez les théologiens de tous les temps. Ils sollicitent les textes, leur font
violence et le grand « deal », loin de montrer la charité ou le salut, est d’assurer
leur image personnelle, de soigner le triomphe de leur opinion, teintée de la
fantaisie personnelle, et dont la règle unique appliquée est la règle de contexte.
Par ailleurs, pour Carré, l’Ecriture traite très souvent d’événements, des
principes de la lumière naturelle qui ne nous éclairciraient pas. Il figure dans
l’Ecriture des récits relatifs aux miracles, des prophéties qui dépassent
165
Traité théologico-politique, chapitre VIII, pp.327-329.
- 215 -
l’entendement humain. L’on peut évoquer que ces choses ne peuvent se trouver
que dans l’Ecriture et non dans la raison seule.
La raison pourra doute confirmer, après coup, ce qu’elle en suggère,
mais elle ne peut le soutenir qu’une fois établie, et de cette façon, elle n’a pas à
prétendre l’établir d’abord en vertu de ses exigences propres ; c’est l’Ecriture et
elle seule qui doit permettre d’établir ce que l’Ecriture montre, au sens où elle
le dit. Les conditions pour rétablir ce sens objectif se présente de la sorte :
saisir la nature et les propriétés de la langue, l’hébreu, avec l’idée commune de
La Bible, grouper les énonciations contenues dans chaque livre de façon à
retrouver d’une part celles qui ont le même objet et de l’autre celles qui sont
ambiguës ou qui sont en contradiction avec d’autres. De cette façon, les paroles
comme « Dieu est un feu », « Dieu est jaloux » sont compréhensives par le
sens littoral. Et si Moïse a pensé, c’est en référence à l’Ecriture elle-même et
elle seule.
Quant aux livres des prophètes166, toutes les circonstances singulières
sont prises en compte, à savoir la vie, les mœurs de l’auteur du livre, l’objectif
recherché, le contexte, la langue particulière usitée par l’auteur et l’histoire
ultérieure du livre. En fin de compte, pour Carré, il convient d’appliquer la
règle unique du contexte selon laquelle il faut déterminer ce qu’il y a de plus
général dans les enseignements de l’Ecriture. Ces enseignements sont, selon
lui, partout dans l’Ecriture, bien clairs.
En revanche, Spinoza rétorque que l’Ecriture n’enseigne rien
d’indubitable, c’est-à-dire qui soit indubitablement présent dans toute
l’Ecriture, touchant la nature même de Dieu. On peut alors lire ce passage de
Spinoza : « Il faut commencer par le plus général en recherchant avant
tout dans les affirmations les plus claires de l’Ecriture ce qu’est la
prophétie ou révélation et en quoi elle consiste principalement. Puis il faut
rechercher ce qu’est le miracle et continuer ainsi par les thèmes les plus
166
Les apôtres et les prophètes le proclament, nous explique Spinoza : « la parole et le pacte éternels de Dieu et la vraie
religion sont inscrits par Dieu dans le cœur des hommes, c’est-à-dire dans l’esprit humain. C’est cela le texte véritable
que Dieu même a signé de son sceau, c’est-à-dire de son idée, comme image de sa divinité. » Traité théologicopolitique, chapitre XII, p.429.
- 216 -
généraux. De là, il faut descendre aux opinions de chaque prophète, pour
parvenir enfin au sens de chaque révélation ou prophétie, de chaque récit
ou de chaque miracle. »167 Pour l’auteur, Spinoza entend bien s’interroger sur
les principes les plus universels, ce qu’est en réalité une prophétie ou une
révélation, une interprétation littérale de l’Ecriture qui inquiète d’ailleurs la foi
chrétienne. De par cette interprétation, on découvre que tous les prophètes ont
eu des révélations de Dieu, par le truchement des voix ou de figures, qui
mettent en exergue l’imagination. De l’emploi du mot Dieu dans l’Ecriture, on
peut comprendre qu’à bien des égards il désigne le caractère remarquable de
tout ce qui demeure au-dessus du commun. Ainsi, l’Ecriture parle de
montagnes de Dieu, de cèdres de Dieu pour les montrer extraordinaires. Quand
elle soutient donc que les prophètes ont eu une capacité singulière, selon Carré,
Spinoza pense que les prophètes ont été des gens d’une exceptionnelle
puissance d’imagination. Mais, pour Spinoza, l’usage de l’imagination ne
conduit pas à l’aptitude à connaître les choses par l’entendement pur, c’est-àdire, telles qu’elles sont. Au demeurant, on peut noter que les prophètes
n’avaient pas cette assurance que les révélations qu’ils véhiculaient venaient de
Dieu. Spinoza croyait donc que les prophètes ont imaginé un Dieu qui a parlé
pour eux. C’est pourquoi, pour lui, la connaissance prophétique est une
connaissance inférieure à la connaissance naturelle, rationnelle, qui du reste n’a
besoin d’aucun signe extérieur à elle. Bien plus, la certitude prophétique, d’une
part, n’est pas une certitude de type mathématique, où l’idée adéquate se
justifie elle-même dans sa totalité. Elle n’est qu’une certitude morale, qui, chez
les prophètes, reposait sur l’élan de leur imagination puissante, sur des signes
imaginés, confirmés par leur imagination, et l’inclination profonde de leur
cœur pour la justice et le bien, que venait favoriser la révélation qui leur était
communiquée. D’autre part, la certitude qui ne tient pas au contenu intrinsèque
de ses idées, ne s’attèle qu’à décrire l’adaptation des signes aux opinions et à la
capacité du prophète, la révélation dont il portait, se proportionnait à son
167
Traité théologico-politique, Chapitre VII, p.295.
- 217 -
tempérament corporel à la tournure de son imagination, à ses opinions
antérieures. Ainsi, chez les prophètes sont révélés des événements qui donnent
aux hommes une émotion de joie, à un prophète « triste » des maux tels que
des guerres et des supplices. Selon l’auteur, Spinoza va plus loin en montrant
que la nature de la révélation, quant à son contenu intellectuel, se règle sur la
personnalité du prophète, et diffère d’un prophète à un autre. On comprend
avec le philosophe pourquoi les opinions des prophètes, souvent opposées,
ignorent en effet les choses de pure spéculation et ne s’accordent que sur ce qui
concerne la justice, la charité et l’usage de la vie.
Sur la question des miracles, Spinoza s’éloigne encore plus des fidèles
des religions ordinaires. Ses idées, en effet, contribuent encore à amoindrir la
valeur réelle des prophéties, puisque les signes des prophètes sont pour eux des
miracles, puisque leur capacité de prophétiser est miraculeuse aux yeux du
peuple, puisque l’événement qu’est la confirmation de leurs prophéties par le
cours de l’histoire est miraculeux. Or, voici ce que pense Spinoza des miracles.
De même que l’Ecriture, interprétée littéralement, elle dit seulement quelles ont
été les opinions des prophètes, ce qui a tenu pour miraculeux. De la sorte, le
philosophe conseille de se garder de multiplier sans raison le nombre des récits
où l’Ecriture fait mention de miracles.
Carré évoque toujours la critique de Spinoza. Celle-ci souligne, en effet,
que le vulgaire a pour habitude de croire que la puissance de Dieu éclate mieux
dans une dérogation à l’ordre de la Nature. Inutile de questionner ceux qui
sentent et imaginent, au lieu de penser vraiment, ce qu’ils pensent sous le nom
de la Divinité et sous celui de la Nature. S’ils pensaient, ils verraient Dieu et la
Nature s’identifier en une unique nécessité, celle de l’Etre absolu, et ils
n’imagineraient pas une Nature misérablement changeante, dont le pouvoir
n’éclate jamais autant que quand elle triomphe de la Nature.
La lecture du chapitre VI du Traité politique constitue un élément
complémentaire au commentaire de l’Ecriture par l’Ecriture et présente un
exposé dogmatique rationnel, extérieur à l’interprétation textuelle, et qui
raccorde de façon tendancieuse les résultats de l’interprétation littérale à
- 218 -
l’ensemble de la doctrine spinoziste. L’interprétation textuelle livre les
miracles que racontaient les Juifs imaginatifs. A contrario, en faisant usage de
l’entendement, pour Spinoza, on penserait que tout ce que Dieu, Dieu ou la
Nature, Dieu ou l’Etre absolu, Dieu ou l’Etre nécessaire, Dieu ou la nécessité
éternelle, que tout ce que Dieu veut enveloppe une nécessité et une vérité
éternelles. Les lois de la Nature ne sont que les décrets divins. Si quelque chose
arrivait dans la Nature, qui contredit à ses lois, cela contredirait au décret de
Dieu, à la volonté, à l’entendement, à la nature de Dieu. Par ailleurs, pour
Carré, par de prétendus miracles, l’on ne saurait connaître vraiment ni
l’essence de Dieu, ni son existence, ni sa providence. C’est par l’idée de l’ordre
et de l’enchaînement des choses que l’on s’élève à l’idée de la Nature et de
Dieu. L’idée d’un désordre de la Nature ferait plutôt douter de Dieu et le
miracle, tel que l’entend le vulgaire serait ce désordre.
On peut le voir, les ordres de Dieu ne sont en réalité chez Spinoza, pour
la pensée rationnelle, que la nécessité de Dieu ou la Nature et, de la sorte, tout
ce qui est dit dans l’Ecriture est arrivé naturellement. Cela n’édulcore en rien
de la valeur du récit qu’elle en fait, car son objet n’est pas de faire connaître les
choses par leurs causes naturelles, mais de les raconter d’une façon qui puisse
impressionner l’imagination, émouvoir le cœur de l’homme, et le plier à
l’obédience et à la piété.
Nul doute que la critique spinoziste paraît moins acceptable. Plus
gênante encore, sa conception des rapports de la raison et de la foi, qui nous
achemine à son idée, dangereuse et sincère. La foi n’est nécessaire que parce
que tous les hommes ont besoin de faire leur salut et ne sont pas tous capables
de le faire, comme Spinoza, par la seule intelligence. Il est pour ainsi dire
naturel que la nature de la foi soit adaptée à la nature du vulgaire, qui pense par
sensations et imaginations, et non par des idées. Mais alors les textes sacrés ne
peuvent enseigner que ce qui est capable de produire la foi salutaire ; et celleci, n’étant pas la vie spirituelle de la raison, ne peut être que l’ensemble des
représentations suscitant une conduite quasiment identique, dans ses résultats, à
celle que la raison ferait tenir pour rationnelle ; la foi ne peut de cette façon être
- 219 -
que l’état d’âme qui amène à pratiquer une conduite salutaire ; elle est un état
d’esprit d’obéissance à Dieu.
L’Ancien et le Nouveau Testaments seraient simplement des leçons
d’obéissance à Dieu. Moïse n’a pas voulu convaincre les Israélites par la
raison, mais à les lier par un pacte. L’Evangile n’enseigne pas davantage des
sciences théoriques. Il enseigne plutôt qu’il faut croire en Dieu et le vénérer,
c’est-à-dire vouloir que sa volonté soit faite, c’est-à-dire obéir à Dieu.
L’Ecriture dit d’ailleurs ce qu’il convient de faire pour obéir à Dieu. Elle
enseigne que toute la loi fondamentale consiste en ce seul commandement :
aimer son prochain. Ce commandement devient ainsi le régulateur de notre foi.
Nous n’attribuerons à Dieu, par notre foi, que des caractères tels que leur
ignorance entraînerait nécessairement la destruction de l’obéissance à Dieu.
Ainsi, dans la vision spinoziste, les seuls dogmes de la foi universelle, de la foi
vraiment catholique, peuvent être alors énumérés afin que soit respecté le
principe suivant : « Il y a un être suprême qui aime la justice et la charité, à
qui tous sont tenus d’obéir pour être sauvés, et que tous sont tenus
d’adorer par le culte de la justice et de la charité envers le prochain. »168
Aux yeux de Spinoza, l’énumération des dogmes constitue un flatus
vocis en ce sens qu’elle ne nous apprend rien et ne veut rien nous apprendre sur
la nature de Dieu, en tant qu’elle serait intellectuellement connaissable. Ainsi,
si la foi se présente comme ce qui a été montré précédemment, elle se
démarque de cette façon de la raison, et donc il ne peut y avoir de commerce
entre la théologie qui explique la révélation et les matières de foi, et la
philosophie dont le but est la recherche de la vérité. Les fondements de la
philosophie sont des notions communes et sont tirés de la Nature seule. Les
fondements de la foi sont fournis par l’histoire et la philologie, et doivent être
extraits de l’Ecriture et de la révélation qui y est incluse.
Comme on peut le voir, le problème du rapport de la raison et foi, et
partant de la théologie et de la philosophie ne se pose plus en terme de
168
Traité théologico-politique, chapitre XIV, p.475.
- 220 -
servitude ni de subordination. Pour Spinoza, en effet, celui qui voudrait plier
l’Ecriture à la philosophie serait amener à attribuer aux prophètes des pensées
qu’ils n’ont jamais eues, en ce qu’ils se croiraient obligés d’interpréter
l’Ecriture de façon à lui attribuer un sens rationnel ; tel est le cas de
Maïmonide. Inutile de soutenir l’inverse, à l’instar de Alpakhar, et envisager
que la raison doit s’incliner devant l’Ecriture. L’Ecriture, en tant qu’objet de la
foi, n’a pas à justifier ses affirmations dans des raisons intellectuelles, mais la
raison, en tant que raison, ne peut se plier devant une quelconque autorité
extérieure à elle. Bien plus, il n’est nécessaire que l’Ecriture dise comment ses
dogmes doivent être entendus de façon précise par rapport à leur vérité ; elle
doit se targuer de développer ces affirmations, par le truchement de
l’obéissance (et non de la raison) des humains pour accéder à la béatitude.
De la sorte, la raison et la foi en gardant leur indépendance respective,
la raison n’admet rien qui lui soit extérieur comme manifestation de la vérité, et
que la foi, à en croire Spinoza, semble reposer sur un principe que la raison ne
peut démontrer, ni assurer que les hommes sont sauvés par la seule obédience.
Spinoza juge ce principe indémontrable. En effet, on peut lui accorder
uniquement une certitude morale, car l’autorité de l’Ecriture n’est pas
démontrable mathématiquement. Elle ne dépend que la seule autorité des
prophètes et ne peut avoir en sa faveur d’arguments plus forts que ceux dont ils
usaient pour établir leur autorité sur le peuple. Disons que la certitude des
prophètes repose sur trois raisons : d’une part, une façon de sentir distincte et
vive, imaginative ; l’imagination, étant source d’erreurs pour Spinoza ; ensuite,
des signes, et nous savons ce que notre philosophe pense des miracles ; enfin,
l’ascendant d’une âme exceptionnellement encline à la justice et au bien, dont
le souci est l’essentiel de la foi, selon lui, le dogme, indémontrable par la
raison, que les hommes sont sauvés par l’obéissance seule, a pour ainsi dire,
selon Spinoza, la charge qu’à pour lui l’autorité d’hommes d’expérience, de
compétences morales ; dans la pensée de Spinoza, il a encore, pour le vulgaire,
une valeur pratique, consolatrice, d’encouragement du vulgaire à la vertu qui
sauve.
- 221 -
Il est à remarquer que cette conception des rapports de la raison et de la
foi soulève bien de questions profondément développées dans le Traité
théologico-politique. Et l’interprétation extérieure faite de ce livre suscite
justement un tollé. Spinoza ne dit pas, en effet, simplement que la foi livre des
vérités, dont nous savons seulement qu’elles sont des vérités, sans ignorer
comment elles en sont. La foi semble ainsi devenir un ensemble de procédés de
dressage adaptés aux faibles d’esprit, à ceux qui sont incapables de philosopher
jusqu’au bout, à la manière spinoziste, avec l’entendement pur. Notons au
passage que Spinoza accorde une certaine estime pour les appels à la justice
des prophètes, pour la sincérité impressionnante de leur prédication morale.
Son admiration est sans réserves pour la pureté de l’âme du Christ, qui a
conservé avec Dieu « d’esprit à esprit » ; et les indications sur la révélation
incluse dans La Bible sont pour lui assez précises. En revanche, cette
révélation de l’Ecriture n’est que la manifestation des êtres supérieurs à
accorder leur être au divin plus que d’autres ; lesquels êtres ont pu réaliser par
leur enseignement et leur exemple contagieux une conversion des cœurs les
plus frustres au divin. Ainsi, l’Ecriture devient seulement le témoignage qu’il y
a eu des hommes supérieurs, qui ont vécu Dieu sur la terre en vivant la justice
et l’amour, le Christ entre tous.
Néanmoins, il est nécessaire que les hommes, s’ils sont sauvés malgré
eux, lorsque les religions leur apprennent, sous le couvert d’imaginations, au
moyen de menaces et de promesses, à se dépendre de la sensualité et de la
misère des passions ; tandis qu’une voie naturelle au philosophe pour se sauver
lui-même, dans la clarté des idées, la voie de la connaissance spinoziste.
Carré achève son œuvre sur le problème de l’amour de Dieu, évoquée
par Spinoza. Il souligne, en effet, que chaque chose advient à son heure et dure
en son temps, amené par des circonstances qui passent, mais la loi qui la fait se
produire, elle et les circonstances qui l’amènent, ne passent pas ; elle est la
nécessité de l’Etre éternel.
En fin de compte, on peut affirmer que notre pensée, intégralement
active, puissante et joyeuse, est une pensée qui ne cesse de penser Dieu, la
- 222 -
nécessité éternelle. En revanche, cette pensée qui sauve, qui nous libère des
passions, qui nous rend actifs et joyeux, est une pensée constante de l’Etre
nécessaire, qui, par sa pensée, fait notre joie ; et la cause de cette joie, qui
accroît infiniment la puissance de notre être, constitue l’objet naturel de notre
amour, mais d’un amour éternel. Pour Spinoza, cet amour que nous portons à
Dieu n’est autre que la pensée, dans nos âmes, de la nécessité, « la pensée
divine pensant dans nos âmes sa propre nécessité, la pensée même de Dieu, qui
se pense et s’aime en nous d’un amour éternel. » La boucle est alors bouclée :
Spinoza entend ouvrir ici la voie du salut, dégagée de toute enjolivure
émotionnelle et sentimentale. C’est la manifestation d’une pensée pure, d’un
amour intellectuel de Dieu (Amor Dei intellectualis).
Il est à remarquer que l’œuvre de Carré, avec ses nombreuses
ponctuations, reste particulièrement difficile à comprendre. En sus, la longueur
des phrases et les métaphores ne constituent pas de favoriser une lecture aisée,
quoique cela ouvre la porte à la bonne pensée de Spinoza.
Dans l’analyse de la critique de la religion, nous ne pouvons pas passer
sous silence d’évoquer l’analyse faite par Léo-Strauss dans son œuvre La
critique de la religion chez Spinoza ou les fondements de la science
spinoziste de la Bible, et Le testament de Spinoza, lesquels ouvrages qui
parlent du philosophe et du judaïsme, et où il invite à poser la question des
rapports entre la raison et la révélation.
Il nous faut d’abord rappeler que « tout ce qui est désir et action dont
nous sommes la cause en tant que nous avons l’idée de Dieu, autrement dit en
tant que nous connaissons Dieu, je le rapporte à la Religion. »169. Cette
définition paraît capitale pour comprendre la signification que Spinoza donne
au mot dans l’Appendice à la Quatrième Partie.
On peut souligner que la religion renvoie à la superstition, toutes les
religions traditionnelles instituées, qui ne connaissent pas Dieu mais
169
Ethique, Quatrième Partie, Proposition XXXVII, scolie I, Editions du Seuil, Paris, 1988, p.397.
- 223 -
l’imaginent, comme l’a montré l’Appendice à la partie I (où le philosophe n’a
eu cesse d’employer le terme religion).
C’est dans l’Appendice de la première partie de l’Ethique que Spinoza
s’attaque en effet aux délires de l’imagination, qu’il parle de la théologie
« imaginaire » des théologiens. Si dans la vision spinoziste, Dieu désigne la
Nature, c’est-à-dire, tout ce qui est, il faut effacer à peu près tout ce qui
s’attache aux représentations religieuses communes. C’est d’ailleurs l’objet de
la première partie de l’Ethique. La critique des miracles par exemple est un
passage obligé de toute réfutation des illusions religieuses ; Spinoza la
développe dans le Traité théologico-politique, où il fait également la critique
des préjugés religieux qui s’articule ici, en une discrète allusion à une réflexion
politique. Sur cette question, Matheron a abordé la relation Homme et Dieu. Il
s’est interrogé sur la question de la représentation des sentiments de Dieu à
notre égard. Il a commencé par examiner chez Spinoza la genèse du préjugé
finaliste, par le mécanisme par lequel nous attribuons à Dieu telle ou telle fin.
On peut dire que le préjugé lui-même s’explique par deux ramifications
précises : l’une métaphysique, l’autre superstitieuse. Remarquons que Dieu a
assigné à tout être, une fin à la fois interne (c’est-à-dire, la réalisation de son
pseudo-archetype universel) et externe (la satisfaction des besoins humains). Il
convient dès lors de s’interroger : comment peut-on représenter les sentiments
de Dieu à l’égard de l’homme ?
Naturellement, nous considérons Dieu comme un homme et de cette
façon, nous croyons qu’il partage les mêmes sentiments, les mêmes passions
que nous. La boucle est bouclée : selon Spinoza, dans l’entendement des
hommes, Dieu poursuit les mêmes objectifs dans les relations avec eux qu’avec
lui dans leurs relations interhumaines. Chez le superstitieux en l’occurrence, se
manifestent des attitudes appropriées, savoir la tristesse, le gémissement, la
prière, les pleurs que seule la divinité peut contribuer à dompter. Par ailleurs,
Matheron fait remarquer qu’en plus du sentiment de pitié, nous attribuons à
Dieu l’ambition de la gloire. Sans doute, il fait toutes choses à notre usage : il
entend nous séduire, afin de se réjouir de notre joie et de s’aimer lui-même de
- 224 -
par l’amour de sa générosité. Pour l’auteur, Dieu exige en échange de ses
bontés, louange, incantation, respect, gloire, culte et obéissance. C’est donc en
vue de l’homme qu’il a créé le monde de sorte que l’auteur croit que manifester
la gloire de Dieu est la fin externe de la nature humaine. C’est dans ce sens que
semble s’inscrire le « credo minimum » de la religion universelle et le culte qui
en découle. Mais, Spinoza juge cette superstition dangereuse, « sauvage »
(terme très fort tout de même) par-là même et triste, qui nous fait imaginer que
la divinité prend justement plaisir à notre impuissance et à nos peines. Par
ailleurs, il évoque que toute religion nouvelle, superstitieuse soit-elle, se
manifeste au départ, comme destinée à stopper les souffrances de l’humanité.
De cette façon, dans une communauté religieuse, la pression de l’opinion
publique nous garde de transgresser les lois divines.
Sur le plan de la superstition, l’on peut comprendre que l’action
psychologique qu’on peut exercer sur Dieu pour nous le rendre favorable
s’explique en ce qu’il faut l’honorer. Mais alors, quel honneur, quel culte
exige-t-il ?
Deux possibilités de lecture de sa psychologie personnelle s’offrent à
nous : soit, il faut l’imaginer singulier, et nous ressemblant, et aimant ce que
nous aimons ; soit il faut l’imaginer bien différent de par sa nature, ses valeurs,
et qu’il nous impose des actes et des attitudes déplaisants.
Matheron souligne ici la réinterprétation de la révélation : il montre, en
effet, que les théologiens introduisent leurs pensées et leur volonté à l’Ecriture,
afin d’y retrouver leurs inventions et de les justifier par l’autorité divine. On y
découvre ici toute l’influence et notre histoire dans l’étude de la superstition.
On le voit, pour lui, chacun selon son naturel, se forge un Dieu propre à
soi, à son image et en déduit la nécessité de le rendre proportionnel. A en croire
l’auteur, commentant l’Appendice (Ière partie) et la Préface (III ère partie) de
l’Ethique, Dieu serait doté d’une ambition de domination, puisqu’il exige que
l’adoption de son propre système de valeurs et l’accomplissement des actes qui
en découlent. C’est de cette façon que se divinisent nos aliénations mondaines,
- 225 -
selon lesquelles nous y abandonner, c’est obéir au ciel. Raison pour laquelle, il
nous faut les baptiser « inspirations » et les attribuer à une lumière surnaturelle.
En somme, il soutient que la « vraie » religion, c’est celle qui justifie
nos désirs. L’auteur reconnaît tout de même que si nous vivions dans une
société bien organisée, les choses se présenteraient ainsi : que nos valeurs
essentielles se ramèneraient au dénominateur commun dégagé par un vote
démocratique et codifié ensuite dans la législation en vigueur. Nos principaux
dogmes (leur rôle étant de fonder les valeurs) se réduiraient pour ainsi dire
également à un dénominateur commun à tous, qui se résumerait au « credo
minimum » de la religion universelle ; et le culte qui en découlerait purement
civique et éthique, consisterait en l’unique obéissance à ces lois que nous
aurions élaborées collectivement. En revanche, dans nos sociétés mal
instituées, ou dans l’état de nature, les croyances et les cultes restent une affaire
individuelle diversement interprétée.
En fin de compte, Matheron retient que si Dieu ressemble à l’homme, il
doit lui aussi éprouver les mêmes sentiments dont l’envie. Il ne se réjouit pas
d’un trop grand bonheur de l’homme. D’où pour se détourner de sa colère, il
convient de lui offrir des compensations pour bénéficier des récompenses :
sacrifices, rites, ascétisme et renoncement.
Ainsi, la lutte pour le pouvoir se mue-t-elle en croisade religieuse.
Ayant projeté en Dieu notre volonté de puissance, nous nous imaginons
maintenant la recevoir de lui, mais revêtue à nouveau du sceau de la
justification. Spinoza n’hésite pas à présenter les théologiens comme des
farceurs, des mystificateurs conscients, animés d’ambitions profanes. Par
ailleurs, il attribue un fanatisme aveugle aux dirigeants politiques eux-mêmes.
Matheron semble suivre l’argument de Spinoza. En effet, pour lui, les
oppressions et les dépouillements des pauvres organisées par les riches sont
profondément marqués de prétextes théologiques. Ainsi, il évoque l’exemple
de la richesse des Saducéens qui incita les Pharisiens à leur chercher une
querelle doctrinale. C’est bien là, pour Matheron, le dernier avatar du Dieu
qu’il qualifie celui de la superstition : il devient le porte-flambeau des appétits
- 226 -
économiques antagonistes. Deux analyses restent pourtant valables, selon que
l’on considère l’homme pour les besoins de l’analyse, comme pour donateur ou
comme pour bénéficiaire. On peut dire dans une certaine mesure qu’au culte de
l’objet et de la divinité succède éventuellement le culte de la personnalité.
Matheron fait remarquer par ailleurs le cycle de la vengeance féodale
qui suscite bien souvent des hostilités dans les relations humaines et de par
laquelle chacun se fait justice à soi-même, chacune des ripostes est comprise
comme une agression nouvelle qui appelle une riposte nouvelle. D’où
l’exemple des rois d’Israël et de Juda, qui déchaînés les uns contre les autres en
des guerres civiles accumulèrent des hécatombes, ce qui fait accroître la haine
au quotidien. Disons que pour l’auteur, le lien interhumain se construit par un
système de dons et de contre-dons qui se reproduit sans lui-même, conçoit sur
le respect par les partenaires l’obligation de donner, de recevoir et de rendre.
De là se prolongent les échanges de bons offices, de réciprocité, de services
mutuellement rendus, marqué de reconnaissance et de commerce.
Dans la vision spinoziste, nous aimons nécessairement le marchand qui
nous procure les objets que nous désirons. C’est une reconnaissance
passionnelle, du reste laudative pour le commerce. Ce sentiment d’après
Spinoza, assure à la fois la convergence des intérêts et leur interdépendance ;
bien plus, l’enrichissement personnel de chacun est fonction de la prospérité
des autres, on entretient des relations d’affaires (clients et fournisseurs,
bailleurs et débiteurs de fond). De la sorte, nous donnons toujours dans le souci
de recevoir et de retour. Nous aimons autrui parce qu’en retour nous attendons
de recevoir des joies futures. Ceci est primordial, en effet, dans les relations
interhumaines. En revanche, seules les bonnes institutions affichent la
reconnaissance et assurent la prolongation indéfinie du cycle. Dans l’état de
nature, c’est quasi impensable. On peut dire que la guerre et le commerce sont
deux activités interhumaines, qui coiffées par la politique suscitent bien de
tollés. D’une part, on y découvre l’état de nature, et de l’autre, une société bien
faite.
- 227 -
En somme, il est à remarquer que la haine, tout comme l’amour,
conduit nécessairement à se changer en son contraire, augmentée certainement
par une haine réciproque. Sous d’autres formes, la haine peut être vaincue par
l’amour. On voit ainsi l’importance du rôle de la Politique selon lequel il faut
stabiliser le processus, par élimination des fluctuations catastrophiques de par
lesquelles il évolue, et régulariser la réciprocité positive en l’empêchant de
dégénérer en réciprocité négative. C’est ici que prennent source le Traité
théologico-politique et son chapitre XVI et le Traité politique et le chapitre II.
En outre, Spinoza, en indiquant la relation imaginaire homme-Dieu,
ressort en même temps les différentes phases du cycle crainte-espoir, qui
commandent l’évolution de la superstition. On voit donc qu’accablé par les
malheurs qui nous écrasent, le désespoir nous hante, dans notre entendement,
nous croyons que Dieu nous hait, qu’il est entré en colère contre nous, nous
punit de nos péchés et de notre négligence dans son culte. D’où nous
éprouvons le sentiment de la honte, et tentons pour ainsi dire d’expier nos
fautes par des sacrifices, des prières et des actes de contrition. En fait, nous
craignons le châtiment céleste, ce qui nous donne justement l’unique raison de
notre obéissance : « Ce n’est pas cette espérance seule, mais aussi et surtout
la crainte d’être punis d’affreux supplices après la mort, qui les amènent à
vivre selon la prescription de la loi divine, autant que le supportent leur
fragilité et leur âme impuissante.»170
En revanche, quand les choses nous sourient, alors nous nous
imaginons enfin que Dieu nous aime, et croyant encore ne lui avoir donné
aucune raison de se réjouir, nous lui sommes reconnaissants. C’est à ce niveau
que la religion universelle, qui reposant sur l’amour et non sur la crainte,
semble s’instaurer. La superstition, faut-il le rappeler, s’alimente dans l’idée
selon laquelle des événements (bon ou mauvais présages) manifestent les
intentions de Dieu à notre égard.
170
Ethique, Cinquième Partie, Proposition XLI, scolie, p.539.
- 228 -
Il est bien de préciser ici les événements qui nous font attribuer ce
privilège : ce sont ceux qui touchent notre imagination par leur caractère
insolite. Sans pouvoir les comprendre ni les rattacher à une expérience
quelconque, nous les tenons pour responsables des violations de l’ordre naturel
par l’intervention directe de la divinité. Par orgueil et par ambition, nous nous
enfermons sur ceux qui favorisent nos espérances. D’autre part, certains
hommes nous paraissent miraculeux du fait de leur habileté. Nous éprouvons
de l’admiration pour eux, laquelle, souvent transforme l’amour en dévotion. Ce
sentiment est habituellement réservé à la divinité anthropomorphe. Ensuite, un
individu peut aussi nous inspirer. Et alors, le culte de la personnalité devient un
vrai culte. En valorisant un homme, on serait tenté de le considérer comme un
dieu du vivant. Telle est chez les sujets la condition de possibilité de la
croyance en la monarchie de droit divin.
Tout concourt à reconnaître que c’est pour répondre à l’accusation
d’athéisme que le Traité théologico-politique a été rédigé. Il visait avant tout,
en effet, à séparer la philosophie de la théologie. Dans ce but, Spinoza procède
méthodiquement en posant une série de principes pour l’interprétation de La
Bible, fondant ainsi la critique biblique historique et philologique moderne. Il
ne procède pas là à une exégèse théologique, mais à une critique philosophique
du tissu concret d’un texte intéressant du point de vue de l’histoire du monde.
V.3. Le panthéisme et l’idée de nécessité.
Le panthéisme a suscité un débat entre Oldenburg et Spinoza,
notamment dans les différentes correspondances qu’ils avaient eu. Si Spinoza
pose le problème en terme de substance et d’attributs, Oldenburg, lui, renvoie
le philosophe à la morale qui intéresse à la conduite de la vie. C’est d’ailleurs
pourquoi, il juge le panthéisme spinoziste très dangereux. Car « il est
inconvenable de ne pas croire aux miracles, et, si tout nécessaire, la
- 229 -
culpabilité n’existe plus. »171Mais Spinoza use de la prudence devant ces
questions de morale, sans doute, il n’ignorait pas les reproches et les méfiances
observées à l’égard de sa philosophie jugée d’athéiste. D’ailleurs, d’autres
lettres de Velthuysen, de Burgh et Osten faisaient voir en Spinoza, un penseur
de l’anti-religion et celui qui tourne dos à « la valeur de la morale religieuse
des rites, de l’idée de Providence, des miracles. »172 Le panthéisme chez
Spinoza exprime l’idée d’une substance en tant qu’elle produit de façon active
et déterminée elle-même et les choses singulières qui conduit à une cause
immanente. C’est donc un système du panthéisme qui s’inscrit dans une valeur
structurelle et existentielle.
On peut le comprendre, le panthéisme de Spinoza réside en ce que Dieu
exprime l’unité et la totalité et partant la production d’une infinité de choses
finies, par la puissance d’infini constituée par une infinitude d’infinis. Nous
pouvons lire différentes images indiquées : « Tout ce qui est, est en Dieu, et
rien ne peut sans Dieu ni être ni se concevoir (Quicquid est, nihil sine Deo
esse, neque concipi potest). »173 ; « Dieu agit d’après les seules lois de sa
nature, et forcé par personne (Deus ex solis suae naturae legibus, à nemine
coatus agit) »174 ; « l’existence de Dieu et son essence sont une seule et
même chose (Dei existentia, ejus’que essentia unum & idem sum) »175 ; « De
la nécessité de la nature divine doit suivre une infinité de choses d’une
infinité de manières (c’est-à-dire tout ce qui peut tomber sous un intellect
infini) (Ex necessitate divinae naturae, infinita infinitis modis (hoc est, omnia,
quae sub intellectum infinitum cadere possunt) sequi debent. »176
Cela voudrait signifier que la conception spinoziste de Dieu s’inscrit
dans un enchaînement des modes infinis qui s’enrichit lui-même d’une sorte
171
172
Misrahi, L’être et la joie, perspectives synthétiques sur spinozisme, Editions Encre marine, Paris, 1997, p.42.
Ibidem, p.43.
173
Spinoza, Ethique, Première Partie, Proposition XV, texte original et traduction nouvelle par Bernard Pautrat,
Editions du Seuil, Paris, 1988, p.37.
174
Ethique, Première Partie, Proposition XVII, p.47.
175
Ethique, Première Partie, Proposition XX, p.53.
176
Ethique, Première Partie, Proposition XVI, p.45.
- 230 -
d’infinité des modes finis. C’est l’expression sans doute de l’ontologie ; une
sorte de dynamisme manifeste qui désigne bien Dieu, qui exprime justement la
Nature.
Il est bien de remarquer que la réflexion de notre penseur ne fait guère
allusion à La Bible, dans sa conception de Dieu. Il rejette en effet cette religion
qu’elle soit talmudique ou cabaliste, même s’il a une certaine connaissance de
La Bible et du Talmud. Tout le Traité théologico-politique montre que pour
Spinoza dès avant l’Ethique, « il n’existait ni Dieu personnel, juif ou
chrétien, ni domaine saint ou sacré, mais seulement des lois et une justice
pour une nation (c’est l’Ancien Testament), des appels à la morale de la
charité (ce sont les Evangiles) et des lois de la nature : c’est notre monde
réel. »177 Le Dieu devient donc la substance, exprimé dans une sorte
d’immanence ; il est omniprésent et omnipotent. Finalement, la pensée
philosophique de Spinoza mérite d’être nommée panthéiste puisqu’il n’existe
qu’une seule substance absolument infinie ayant une infinité d’attributs. Dieu
ne fait en vue de parvenir à des fins, et il se confond à la substance. En un mot,
c’est une doctrine panthéiste qui s’appuie sur un déterminisme. Ce qui nous
conduit à analyser la question de l’athéisme.
V.4. La question de l’athéisme dans la philosophie de Spinoza
Généralement, l’athéisme est une doctrine qui nie toute forme de
divinité. Il postule que la matière est éternelle, elle n’a ni commencement ni
fin. Tous les phénomènes de l’univers, et en particulier la présence de l’homme
et son histoire, s’expliquent à partir des lois de la matière en mouvement.
Il est une attitude qui consiste à ne pas croire en l’existence de Dieu ou
de toute autre divinité. L’athéisme ne se contente cependant pas de rejeter
purement et simplement l’idée de Dieu. Il essaie de comprendre l’origine et
l’universalité du phénomène religieux et d’expliquer autrement ce que les
177
Misrahi, L’être et la joie, perspectives synthétiques sur le spinozisme, Encre noire, Paris, 1997, p.132.
- 231 -
religions prétendent éclairer. Les domaines à explorer touchent à de
nombreuses
sciences
humaines :
sociologie,
psychologie,
neurologie,
économie, politique.
Dans l’Antiquité, l’athéisme tel qu’on l’entend actuellement était peu
connu. Nier l’intervention des dieux dans les affaires humaines pouvait être
assimilé à de l’athéisme. Bien plus tard, la remise en question des croyances en
vigueur pouvait être qualifiée également d’athéisme. L’athéisme fut souvent
confondu par les théologiens avec le déisme, le sceptique, la libre pensée ou la
critique des superstitions.
La philosophie de Spinoza a aussi bien suscité la haine que
l’engouement. Une des raisons de ce contraste est le sort particulier que le fait
de la question de Dieu. Affirmer que tout ce qui est, est Dieu, n’est-ce pas finir
par affirmer que Dieu n’est rien ?
L’œuvre de Spinoza paraissait assez subversive, ce qui fait traiter le
philosophe de parias et de renégat en collaboration avec le diable. D’ailleurs,
son excommunication par les rabbins de la synagogue se résume en cette
sentence : « Par décret des Anges, par les mots des saints nous bannissons,
écartons, maudissons et déclarons anathème Baruch de Spinoza avec
toutes les malédictions écrites dans la loi. Maudit soit-il le jour, et maudit
soit-il la nuit, maudit soit-il à son coucher et maudit soit-il à son lever,
maudit soit-il en sortant, et maudit soit-il en entrant »178. Pendant bien des
lustres, le spinozisme est taxé d’athéisme. En effet, son Traité théologicopolitique le fait accuser Spinoza d’athéiste. Pour Velthuysen, Spinoza a rejeté
la religion toute entière, tout en luttant le péché de la superstition, les idées
religieuses. Ce qui lui confère un athéiste travesti. Cette accusation est revenue
dans l’actualité du XXè siècle. La doctrine spinoziste serait taxée de
développer profondément un athéisme. Pour une question de sécurité, et pour
se garder de choquer les susceptibilités, notre penseur aurait dû crypter ses
véritables idées par l’usage des termes comme celui de Dieu. En faveur de cette
178
Cité par Yirmiyahu Yovel in Spinoza et autres hérétiques, Seuil, Paris, 1991, p.19.
- 232 -
position, il pose le cachet « caute », « prend garde, prudence ! » inscrit sur
toutes ses correspondances. En sus, ce sont les origines marranes de Spinoza
qui sont utilisées pour conduire une tendance de Spinoza à user un langage
crypté. Notons au passage que les marranes sont des juifs persécutés au
Portugal, sous contrainte de conversion au christianisme sous peine de mort en
cas de refus, mais ayant conservé de façon secrète une croyance et un culte
judaïque.
Or, l’Ethique, œuvre majeure du philosophe traite de la question de
Dieu, de son existence, son omniprésence. D’ailleurs, l’œuvre s’achève sur la
béatitude de l’homme qui consiste dans « l’amour intellectuel de Dieu ». Il
proteste lui-même qu’on confonde son système avec un athéisme. On peut
alors lire, d’abord : « l’opinion qu’a de moi le vulgaire qui ne cesse de
m’accuser d’athéisme »179, puis « les athées, en effet, ont coutume de
rechercher sans mesure les honneurs et les richesses, choses que j’ai
toujours
méprisées,
connaissent. »
180
comme
le
savent
tous
ceux
qui
me
Comment comprendre les réactions de Novalis qui affirme
que Spinoza est « ivre de Dieu » et de Bayle pour qui Spinoza est un « athée de
système » ?
Plusieurs enjeux s’offrent à nous concernant cette question : d’une part,
quel peut être le statut de la parole philosophique d’un auteur comme Spinoza
si l’on doit supposer qu’il n’écrit pas ce qu’il pense ? D’autre part, si la
doctrine spinoziste est un athéisme, n’est-ce pas la raison d’une autonomie
existentielle accordée à l’homme dans le choix de ses règles de vie ? Enfin, si
Dieu n’est pas, comment envisager la question du bien et mal ?
Velthuysen critique le langage spinoziste, qu’il juge avoir beaucoup
d’éléments communs avec l’athéisme. Il parle notamment du Traité
théologico-politique où il défend l’idée selon laquelle la doctrine du
philosophe qui ne cesse de feindre Dieu est une sorte d’athéisme. Il trouve que
l’auteur du Traité théologico-politique remet en doute la possibilité morale
179
180
Traité politique, Lettres, Lettre XXX à Oldenburg in Œuvres IV, Flammarion, Paris, 1965, p.232
Idem, Lettre XLIII à Osten, p.272.
- 233 -
d’obéissance ou de désobéissance aux commandements révélés de Dieu. Il
pense également que le livre de Spinoza rompt avec l’autorité de l’Ecriture
sainte. Il juge la puissance de Dieu comme une puissance ordinaire de la
nature. D’où le miracle par exemple serait un phénomène peu ordinaire dont le
vulgaire ignore la cause.
On peut le voir, selon Velthuysen, l’athéisme provient de la négation du
christianisme orthodoxe. Spinoza serait donc déiste, c’est-à-dire une croyance
en Dieu faisant l’économie de toute révélation (le théisme admet l’existence
personnelle d’un dieu unique s’étant révélé aux personnes qu’il a créées). En
revanche, il rejette cette hypothèse, car le déiste peut prier, croire à une
intervention surnaturelle. En un mot, la doctrine spinoziste semble être plus
athéisme parce qu’elle brise toute forme de culte à Dieu, car en fin de compte,
il identifie Dieu et la nature, niant du coup toute idée de providence divine.
Cette accusation d’athéisme reste fondée pour ainsi dire sur une conception
judéo-chrétienne de Dieu. Velthuysen et l’époque classique ont du mal à
admettre la pensée de l’existence d’une divinité s’identifiant avec la nature. Il
est reproché également à Spinoza de ne pas reprendre à son compte la
distinction mosaïque entre vrai et faux culte. Au temps antique, on
reconnaissait que les dieux des autres peuples avaient une valeur propre. Si
chez Spinoza, il y a une seule vérité il n’y a pas pour autant une seule vraie
religion puisque leur premier objet n’est pas la vérité rationnelle mais la vertu.
Toutefois, l’athéisme selon la nouvelle vision ne peut-il pas être
appliqué au spinozisme ? L’athéisme moderne serait beaucoup plus
radicalement la négation de toute idée d’existence de Dieu. L’idée de Dieu
restant celle d’un être suprême, créateur et juge de toutes choses, principe de
salut pour l’humanité. Or à l’examen de son œuvre majeure, l’Ethique,
Spinoza nie que Dieu puisse être effectivement un créateur de l’univers, car
cela voudrait signifier qu’il est transcendant, or Dieu, être absolu et infini, non
extérieur à la nature ne peut agir suivant quelque providence ni se nier luimême et par conséquent nier l’ordre de la nature. Tout ce qui existe selon ce
que Spinoza appelle Dieu existe nécessairement, il ne peut être le juge que les
- 234 -
hommes imaginent en projetant sur lui leur propre humanité, dictant des lois
qui pourraient être transgressées, devant agiter l’espoir de récompense et la
crainte de peines pour qu’on consente à lui obéir. Pour ainsi dire, Dieu en luimême ne peut être le fondement de la morale et de ses règles pouvant être
transgressées.
Dans ses conceptions au sujet de la nature de Dieu, Spinoza se prête
également à une certaine identification avec l’athéisme. En fait, la croyance
ordinaire en Dieu veut qu’à travers sa transcendance, il soit esprit dépourvu de
toute image corporelle et de création. Or, Dieu constitue pour Spinoza une
étendue. De ce qui précède, nous pouvons affirmer avec Velthuysen et partant
toute tendance classique ou moderne, que Spinoza prône un athéisme caché
sous les termes empruntés à la religion.
En réponse aux accusations de Velthuysen, transmises par Osten,
Spinoza présente ses arguments dans sa Lettre XLIII adressée à Jacob Osten.
Dans un premier temps, il met en avant sa personne, puisqu’on l’accuse d’être
athée. Toutes ses connaissances savent qu’il méprise les richesses et les
honneurs : l’athéisme classique, dont les libertins étaient les représentants,
revient à croire que seule la matière et les êtres finis existent. Par voie de
conséquence, il ne peut y avoir pour un athée d’autre bien suprême que les
richesses, les honneurs ou encore les plaisirs sensuels qui se rapportent à des
êtres finis. Pourtant le Traité de réforme pour l’entendement montre bien les
limites de tels biens et met en œuvre la recherche d’un bien. A l’accusation de
défendre l’athéisme par feinte, il interroge si l’on pourrait avoir l’esprit rusé
pour donner, par feinte, sur une thèse tenue pour fausse. A l’accusation de
détruire la religion, il s’interroge comment cela est possible lorsqu’on pose que
Dieu est le souverain bien, et que chacun doit aimer son prochain. Il lance une
contre attaque sévère : si Velthuysen refuse la compréhension spinoziste de
Dieu, c’est qu’il ne veut pas se contenter de la seule raison pour diriger sa vie
mais préfère être gouverné par ses passions. Selon notre penseur, il refuse les
mauvaises actions et se laisse guider par les commandements divins comme un
esclave.
- 235 -
Le fondement de la critique de Velthuysen est que Spinoza soumettrait
Dieu au destin. Spinoza affirme qu’il n’en est rien : Dieu ne se soumet qu’à
soi-même, ce qui constitue sa liberté. Cela implique certes qu’il n’y ait aucune
part de contingence réelle dans l’univers. En posant que Dieu se connaît luimême, on pose qu’il s’agisse selon une libre nécessité. (La Bible elle-même ne
dit-elle pas que « Dieu ne peut mentir » ?) Aussi les lois morales ne sont pas
supprimées par la nécessité universelle, car il fait partie intégrante de cette
nécessité que pour la raison, ces lois soient salutaires.
Concernant
Mahomet enfin, s’il confisque la liberté humaine,
autrement exprimé, la possibilité de se soumettre à sa propre nécessité que
Spinoza accepte, on est en droit de s’interroger s’il fût un vrai prophète. Il n’en
demeure pas moins que ce n’est pas à lui, Spinoza, de montrer qui fut un vrai
prophète et qui ne le fut pas. Si Mahomet a enseigné une loi réellement divine,
alors il n’y a aucune raison de nier qu’il fut un vrai prophète. Spinoza conclut
au sujet de Velthuysen et de son accusation d’athéisme dissimulé : « ce n’est
pas à moi, mais bien à lui qu’il fait le plus grand tort quand il n’a pas honte
d’affirmer que, par des voies détournées et assimilées, c’est l’athéisme que
j’enseigne ».
Mais alors, on pourrait se demander si Spinoza n’avait pas à craindre
pour sa propre vie à une période où la liberté de conscience n’était pas
évidente.
Dans sa correspondance à Oldenburg : « l’opinion qu’à de moi le
vulgaire qui ne cesse de m’accuser d’athéisme ; je me vois obligé de la
combattre autant que je pourrai »181. On pourrait voir dans cette
« obligation » un effet de la crainte d’être démasqué, l’amenant à travestir ses
idées afin que son athéisme ne se voie pas trop. Toutefois, il convient de se
référer au contexte des écrits de Spinoza : il fait noter parfois qu’il ne prend pas
la peine de réfuter, y compris ceux qui entreprennent de le réfuter, se
contentant de rechercher la vérité. Mais dans le cas de l’accusation d’athéisme,
181
Traité politique/Lettres, Lettre XXX à Oldenburg, p.232.
- 236 -
le système spinoziste est touché dans ses principes mêmes, ce qui l’amène à
rectifier cette interprétation dans la mesure où cette confusion semble générale.
Or pour Spinoza la communicabilité et donc la compréhension exacte de sa
philosophie semble fondamentale. De la sorte, l’idée que Spinoza se serait
donné à crypter l’expression de ses idées paraît alors contradictoire en raison
de son objectif assigné.
Rappelons qu’au XVII è siècle, la période de Spinoza, la Hollande était
une république sans religion d’Etat, où les libertins peuvent vivre sans craindre
pour leur vie de la part des institutions. Si Spinoza a eu des difficultés de son
vivant, c’est avec des membres de la société civile, en l’occurrence ceux de la
communauté juive. D’ailleurs, l’Ethique n’est pas publiée par Spinoza de son
vivant, par mesure de prudence : il n’a donc pas à craindre d’éventuelles
représailles.
D’autre part, si le philosophe hollandais avait utilisé uniquement le
terme de « nature » au commencement, il aurait pris beaucoup moins de risque
qu’en usant celui de Dieu : les physiciens n’intéressaient que peu les fanatiques
religieux d’alors. C’est justement parce qu’il affirme de façon claire dans
l’Ethique que Dieu ne saurait être un créateur agissant par une libre volonté en
vue de fins favorables à l’homme qu’il prend le risque de provoquer si
sérieusement les fanatiques d’alors. En d’autres mots, Spinoza n’avait pas à
inventer un langage crypté pour évoquer uniquement de la nature. Nous
complétons que si notre penseur n’a pas publié son Ethique, c’est parce qu’il
savait bien qu’en dépit de ce que son système paraît concéder à la religion, il
se ferait sans doute incendier par les fanatiques. Cependant, l’Ethique en l’état
n’aurait pas moins choqué les fanatiques si elle avait été publiée que si elle
avait dit de façon claire tout ce que les partisans d’un athéisme radical du
spinozisme lui font dire. De toute façon, dans sa lettre, l’Ethique choquait
l’esprit.
Enfin, si Spinoza avait écrit un crypto-athéisme, il aurait été en
contradiction avec lui-même, ce qui n’était pas son habitude, car il soutient que
l’homme libre n’agissait jamais de façon déloyale, mais toujours de bonne foi.
- 237 -
Spinoza peut être considéré comme un homme libre parce que plus que tout
autre il s’efforçait d’agir suivant les commandements de la raison.
Savoir comprendre une philosophie par sa lettre même, et non en
cherchant une supposée signification ésotérique est une question de méthode.
Ainsi, on peut s’accorder que le concept spinoziste de Dieu est le concept de sa
philosophie dont il tire le plus des conséquences. Mais en identifiant Dieu et la
Nature, Spinoza ne réduit-il pas Dieu à rien, la nature étant la véritable
totalité ?
Si l’athéisme consiste à n’admettre aucune transcendance, alors Spinoza
est athée, puisque dans sa philosophie il n’y a pas de séparation entre Dieu et la
nature. En revanche, l’athéisme consiste aussi à penser qu’il n’y a que du fini,
que l’être n’est qu’une collection d’êtres finis. De cette façon, pour l’athée, la
nature n’est que la somme totale indémontrable mais non infinie des êtres finis.
Spinoza entend démontrer a contrario que la nature est dès l’abord une
substance infinie éternelle et pensante : « Dieu est cause immanente, et non
transitoire
transiens) ».
(Deus
182
est
omnium
rerum
causa
immanens,
non
vero
Ainsi, Dieu est une réalité absolument infinie qui est cause
immanence du mode d’existence propre à tous les êtres singuliers. La nature
est donc conscience d’elle-même : au niveau de l’entendement infini comme
dans une certaine mesure à celui des entendements finis.
A ce propos, le vocable « nature » pris au sens courant de totalité des
êtres finis ne renseigne pas mieux la pensée de Spinoza que « Dieu » au sens
commun. C’est pourquoi Spinoza utilise à la fois les deux termes pour éviter au
lecteur de tomber dans une interprétation tronquée. Certes, Dieu n’est pas une
personne ni créateur, qui agit et juge ses créatures de façon anthropomorphique
(par exemple, en pensant avant d’agir : la pensée divine est toujours
coextensive à son action), mais ce n’est pas non plus qu’une collection d’êtres
finis. De cette façon, la doctrine de Spinoza n’est pas plus qu’un athéisme
qu’un théisme au sens judéo-chrétien. Ce serait plutôt un déisme : il y a un
182
Ethique, Première Partie, Proposition XVIII, Editions du Seuil, Paris, 1988, p.51.
- 238 -
Dieu, principe de toute réalité et de toute connaissance complète, qui s’il
n’intervient pas au quotidien en « personne » dans la vie des hommes, est à la
base de leur salut.
En définitive, Spinoza se pose en critique de l’anthropomorphisme des
représentations ordinaires de Dieu au nom d’une idée rationnelle. En dehors de
cette idée rationnelle, il ne saurait y avoir de critique possible de
l’anthropomorphisme. Or, nous avions sus-mentionné qu’il s’agit de l’idée
d’un être absolument infini. La critique de l’anthropomorphisme n’est que le
cache manteau de l’athéisme.
Rien de ce que Spinoza affirme de Dieu n’est recevable car un concept
rationnel n’a pas à permettre d’appréhender un objet selon une expérience
sensible, si cet objet n’est pas un objet fini. Toutefois, nous pouvons faire
remarquer que Dieu est « insondable » puisque cela renvoie à l’appréhension
d’un objet fini (on sonde une rivière en vue d’en faire ressortir un objet perdu).
Mais Dieu, comme nature naturante, n’a pas à être « sondé » puisqu’il est déjà
immédiatement présent en chaque réalité singulière. Dieu n’est pas perdu, on
le croit que parce qu’on cherche avec les yeux du corps ou avec l’imagination,
au lieu de le découvrir avec les yeux de l’entendement à travers les
démonstrations.
D’autre part, si rien de ce qui caractérise l’homme en tant qu’être fini ne
saurait être attribué à Dieu en tant que substance, il ne faut pas négliger que
toutes les propriétés de Dieu se retrouvent en l’homme comme expression finie
de la substance. Ainsi l’homme participe à la pensée divine par ses idées
inadéquates et adéquates, à l’entendement infini par son entendement fini, à
l’amour intellectuel de Dieu par son amour intellectuel chez Spinoza, dire que
Dieu pense, entend, aime…n’est pas anthropomorphiser Dieu mais diviniser
l’homme. Au demeurant, la « désanthropomorphisation » de Dieu n’est-elle pas
une épuration de son concept ? C’est précisément dans la première partie de
l’Ethique que Spinoza parle de Dieu, il le démontre à travers l’œuvre jusqu’à
la fin : une démonstration profondément osée, de par une méthode
mathématique.
- 239 -
Dans ses correspondances à Velthuysen, Spinoza remet la possibilité
morale d’obéir à Dieu. Tout ce qui arrive, dit-il, arrive avec la nécessité
universelle. Dans sa critique de la religion, il pense que les prophètes
n’utilisent que le langage de l’imagination et non celui de la raison, c’est-à-dire
que les enseignements religieux véhiculent le message de la vertu et non de
vérité. C’est pourquoi il renverse la conception divine du vulgaire qui croit à
l’action de Dieu en vue d’une fin. Il est clair que Spinoza réduit la prophétie à
un langage à cultiver la vertu morale, basée sur le bien et le mal. Il entend
affirmer la négation de l’existence de Dieu transcendant.
Velthuysen accuse Spinoza d’être un athéiste car il nie toute
providence, toute croyance à la surnaturalité, tout culte à Dieu ; selon lui, il
accorde la primauté à la Nature. On le voit, pour Velthuysen, Spinoza professe
un athéisme qui se cache sous des termes de la religion.
Spinoza lui, juge que l’objet de la religion n’est pas la vérité mais la
vertu. Il pourrait s’inscrire de toute évidence dans un athéisme moderne.
L’athéisme moderne, en effet, c’est la négation de Dieu. C’est pourquoi notre
philosophe nie toute création de Dieu, nie l’ordre de la Nature (intervention
extérieure de la Nature), de la sorte, Dieu ne peut se proposer des fins. ; ce qui
conduit bien évidemment à la négation de toute idée de la providence.
D’ailleurs, il n’a pas hésité à apporter des réponses aux accusations
dont il est l’objet sans cesse. Il réagit en mettant en scelle sa propre personne.
En effet, il prône qu’il se démarque des honneurs, des richesses et des plaisirs
sensuels. Il a renoncé au bien matériel. Il répond que c’est la vertu elle-même
qui est le prix de la vertu. Une contre-attaque sévère. Notre penseur indique
qu’il ne soumet pas Dieu au destin. Dieu ne se soumet, en effet, qu’à lui-même.
Ce qui lui confère sa propre liberté. Dieu agit sans contrainte, sans contingence
réelle dans l’univers. Il agit selon une réelle nécessité. A partir de là, les lois
morales ne sont pas supprimées. Il pense qu’il ne fonde pas l’immoralité ni
l’amoralité. Il pense que c’est le prophète lui-même qui doit prouver sa
moralité. (Le prophète Mahomet par exemple) ne peut pas affirmer qu’il fut un
vrai prophète, comme il est noté à la Lettre 30 à adressée à Oldenburgh.
- 240 -
Spinoza mentionnait dans le Traité théologico-politique qu’il l’a écrit
pour combattre le vulgaire, ses préjugés et sa façon de raisonner. Il s’efforce de
rechercher la vérité. Malgré les attaques criardes et par mesure de prudence,
l’Ethique n’est pas publiée de son vivant. Il est vrai que s’il a utilisé l’idée de
la Nature, il aurait eu moins de problèmes. Il aurait utilisé un langage clipté.
Même l’Ethique définie comme la recherche de ce qui procure la vraie vie
choque la doctrine théiste.
Si Spinoza agit en homme libre, c’est parce qu’il agit sous le
commandement de la raison, il est toujours animé par l’esprit de raisonner. Le
concept de Dieu chez Spinoza prête beaucoup à des conséquences. Selon lui, la
nature est consciente d’elle-même, se conçoit par soi. Certes Dieu n’est pas une
personne, mais il n’est pas une collection d’êtres finis. On peut découvrir un
certain déisme dans sa philosophie si par déisme on entend la connaissance
intellectuelle.
L’enjeu de cette réflexion est la liberté même de Dieu. Comment peut-il
penser libre ? En quel sens vaut la conception de la nécessité ? La liberté à soimême, un Dieu libre à soi-même et de soi-même ?
L’athéisme désigne le refus de croire en un Dieu transcendant et doué
de qualités comparables à celle de l’homme, il est permis de considérer
Spinoza comme un athée, et en ce sens Spinoza revendique cet athéisme et
l’assume pleinement ; s’il faut entendre par athéisme le refus de croire au
surnaturel et de se soumettre à toutes les superstitions qui accompagnent cette
croyance, dans ce cas, Spinoza peut sembler athée en défendant au nom de la
raison la primauté des causes matérielles et efficientes contre la croyance aux
causes finales dans l’explication de la nature, dans la compréhension de la
nécessité naturelle.
Toutefois, il n’empêche que Spinoza use en vue de désigner la
substance unique le terme de Dieu qu’il utilise indifféremment, comme
synonyme de celui de Nature, la question se pose donc de savoir ce que signifie
l’usage de ce terme ainsi que la volonté de Spinoza de se défendre contre les
accusations d’athéisme qu’il semble juger injustes et illégitimes.
- 241 -
On peut interpréter cette utilisation des termes empruntés à la religion et
à la théologie comme un moyen pour notre auteur d’exprimer sa véritable
pensée en ménageant les autorités en place et en sauvant en quelque sorte les
apparences. Cela dit, si l’argument de la prudence peut être retenu, il semble
que cette vertu n’ait pas toujours conduit Spinoza car de nombreux textes,
notamment dans le Traité théologico-politique ne ménagent ni les autorités
politiques ni les autorités religieuses en place.
De cette façon, il est envisageable de comprendre que ce n’est pas
uniquement la prudence qui a guidé Spinoza dans l’emploi du mot de Dieu,
mais qu’il fut aussi guidé par le souci de ne pas réduire sa pensée à une simple
théorie de la Nature, à une métaphysique sans âme en quelque sorte de ne pas
réduire sa pensée à une simple théorie de la Nature, à une métaphysique sans
âme en quelque sorte et qu’il ait souhaité donner à sa pensée une dimension
spirituelle et religieuse. Spinoza serait-il athée et impie ?
On se demande souvent comment un philosophe qui ait construit une
réflexion profondément fascinante soit aussi haï et calomnié. Spinoza s’est
éloigné de l’orthodoxie après son étude de l’hébreu et de son commentaire sur
le Talmud.
Excommunié et dénoncé comme impie et athée par les théologiens
protestants, juifs et catholiques, il écrit le Traité théologico-politique dans le
souci de récuser cette accusation. En effet, par sa volonté de soumettre La
Bible à une analyse historique et rationnelle, il livre à travers son ouvrage la
défense de la liberté de penser et sa critique du pouvoir des théologiens.
D’ailleurs, qu’y a-t-il donc de si scandaleux dans la pensée
philosophique de Spinoza ? Où sont l’athéisme et l’immoralisme dans un
système dont l’exposition, dans l’Ethique, s’ouvre sur l’affirmation de Dieu
comme substance unique et infinie et s’achève sur une définition de la liberté et
de la béatitude du sage comme amour de Dieu ? La thèse centrale qui a dû
susciter le scandale se résume en cette formule : Deus sive natura, Dieu ou la
Nature. Pour Spinoza, tout ce qui existe et arrive et existe et arrive en Dieu ou,
ce qui revient au même dans la nature. Aussi l’athéisme ne consiste-t-il pas ici
- 242 -
à nier l’existence de Dieu mais, paradoxalement, à affirmer que lui seul existe.
Dieu est la totalité du réel ; les autres êtres ne sont pas ses créatures, substances
extérieures à lui, mais seulement ses parties. Spinoza renvoie ainsi dos à dos le
Dieu personnel et transcendant des théologiens et le Dieu anthropomorphe, ce
monarque capricieux, tel que se le représente la superstition.
Nous comprenons par là les conséquences du spinozisme au regard de
la morale ; cette infinie extension de Dieu réduit à néant l’idée de mal ; rien de
ce qui arrive ne peut arriver contre Dieu. Prétendre qu’il existe dans la nature
quelque chose qui soit contre nature est une absurdité puisqu’il n’ya rien en
dehors de la nature ou de Dieu. A strictement parler, le bien et le mal n’existent
qu’au regard de notre ignorance ; pour qui connaît Dieu et la nature, les
événements ne sont ni bien ni mal, ils sont simplement les conséquences d’un
enchaînement de causes. La morale se résorbe dans la physique. Et cet
« amoralisme » n’est pas sans conséquences sur la politique spinoziste, du reste
confondue par ses contemporains dans le même discrédit que celle de
Machiavel ou de Hobbes.
L’Ethique n’est-il pas dans ces conditions un titre étrange ? La sagesse,
entendue comme amour de Dieu, prend ici un tout autre sens. Cet amour n’est
pas une foi aveugle, mais un amour intellectuel et rationnel. Aimer Dieu c’est
le connaître : le sage y gagne son bonheur et sa liberté. Toutefois cette liberté
ne se constitue pas dans les marges de la nécessité : elle n’est que l’autre
désignation de cette conversion philosophique qui nous fait accéder à la
conscience de la nécessité en même temps qu’à celle de Dieu.
Ainsi s’esquisse un système dans lequel rien n’est en droit
inconnaissable. L’athéisme spinoziste revient pour ainsi dire à substituer un
Dieu, objet d’une science rationnelle et mathématique, à un Dieu
incompréhensible, objet de prière et de superstition ; son « immoralisme », à
substituer la question : pourquoi les choses ne sont-elles pas telles qu’elles
sont ? Notre penseur conseille de « ne pas rire, ne pas pleurer, ne pas se
- 243 -
moquer, mais comprendre ».183 L’ascèse spinoziste semble donc être la
première ascèse de toute doctrine rationaliste. La pensée philosophique de
Spinoza se pose loin de l’orthodoxie après son étude de l’hébreu. Excommunié
malgré lui et dénoncé par les religieux comme un athée, son courage
intellectuel et sa volonté de défendre coûte que coûte la liberté de penser
continuera à susciter un tollé dans la société. Mais alors, qu’il y a-t-il donc de
si scandaleux dans la philosophie de Spinoza ? Où sont l’athéisme et
l’immoralisme dans un système dont l’expression, dans l’Ethique, s’ouvre sur
l’affirmation de Dieu comme substance unique et infinie et s’achève sur une
définition de la liberté et la béatitude du sage comme amour de Dieu ? Le
scandale tant évoqué par la morale vient d’une part de la conception spinoziste
de Dieu qui pose Dieu comme la Nature. De la sorte, les êtres ne constituent
rien d’autre que des parties et non ses créatures. Tel est le nœud gordien.
D’autre part, elle trouve que cette infinitude de Dieu ruine l’idée de mal qui
pose la question de morale. Si en effet, rien ne peut exister en dehors de la
nature, alors le mal non plus ne pourra exister.
Ainsi, la liberté d’esprit revendiquée par notre penseur est une conquête
du savoir, de la sagesse, de la puissance intellectuelle, c’est-à-dire une véritable
conversion philosophique qui nous permettra de « comprendre » dans une
vision immanentiste.
Pour nous, désigner Spinoza comme impie ou athée ne se justifie
nullement dans la mesure où il ne rejette pas Dieu à proprement parler. Certes,
il ne s’accorde pas avec la vision judéo-chrétienne, pas d’avantage de la pensée
islamique, mais plutôt dans la vision intellectuelle et rationaliste. Pour lui,
l’amour de Dieu ne doit pas conduire les hommes à lui rendre culte et
obéissance mais à le connaître et le comprendre.
La compréhension d’un auteur philosophique exige dès l’abord de
donner une attention scrupuleuse à ses textes, dont le sens ne se constitue que
par les rapports qu’il y établit entre les concepts dont il fait usage. Nous
183
Ramond, Article sur « Ne pas rire, mais comprendre », in Revue de philosophie de France de l’Université de
Toulouse-Le Mirail, Kairos, Paris, 1998, p.97.
- 244 -
éprouvons encore bien de difficultés à cerner le vocabulaire de Spinoza,
concernant des mots Dieu et liberté, pour indiquer qu’il a exprimé dans
l’Ethique une affirmation de l’existence de l’un ou une négation de l’autre.
La difficulté de la compréhension de l’auteur réside aussi dans
l’obscurité sur ses intentions polémiques. C’est en effet la portée même de ses
propositions qui demeure énigmatique. Même si l’on est persuadé qu’elles
forment un commentaire de la Bible, de la théologie, de la philosophie de
Descartes ou de tout cela à la fois, on reste encore aveugle à ce qu’on a
pourtant sous les grands yeux, si l’on ne peut se rapporter à des textes précis.
Comme on peut le voir, cette indication présente au lecteur de
reconnaître en Spinoza un de ces très rares esprits que leur liberté rend
universels et capables de le guider aujourd’hui.
Ainsi, il convient de repenser l’athéisme de Spinoza, car il ne saurait
être un athéiste au sens de la conception judéo-chrétienne ni un théiste au sens
de la conception moderne. Sa doctrine exprime un déterminisme et non un
fatalisme, c’est-à-dire que pour lui tout ce qui advient est aussi une cause de
soi. Finalement, notre philosophe parlait en langage philosophe et non en
religieux.
Dans une certaine mesure, nous pensons que le spinozisme est une
idéologie proche du déisme ; et selon les définitions qu’il a données, cela nous
semble important. Cependant ne peut-on pas trouver un concept plus adéquat
pour définir la philosophie de Spinoza ?
A la lecture de l’Ethique, nous pouvons retirer que comme le terme
« Nature » est essentiel dans son ouvrage, ne pourrait-on pas dire que le
spinozisme est tout simplement un naturalisme. En effet, ce mot existe en
philosophie même s’il est plus usité en littérature ; le naturalisme
(philosophique) étant la doctrine qui écrit la Nature comme tout ce qui existe,
que rien n’existe en dehors d’elle et qu’elle n’a d’autre cause qu’elle-même.
Avec Spinoza, on est dégagé de toute enjolivure théologique, il établit une
réflexion critique, notamment dans l’Appendice contre « les délires de
l’imagination et de la crainte qui personnifient « Dieu » et des abus des
- 245 -
prêtres qui font reposer leurs pouvoirs sur la superstition populaire et
tirent leur autorité de leurs discours pessimistes et accusateurs contre la
faiblesse méprisable de la nature humaine. »184 En fait, la substance n’a rien
de transcendante dans la mesure où elle s’exprime en chacun de ses attributs.
Dieu n’est en réalité que la Nature. Spinoza indique à juste titre que « les
décrets de Dieu, dans les Ecritures ne sont rien d’autre en fait que les lois
éternelles de la Nature ».185 On peut voir que dans l’Ethique, on y découvre
le système quasi athée de notre penseur qui conçoit une vision immanentiste de
Dieu.
Au-delà de la critique radicale du sentiment religieux, Spinoza formule
également une critique de l’Etat et de la théologie. En effet, le Traité
théologico-politique révèle les conflits incessants entre le pouvoir civil et le
pouvoir religieux qui favorisaient les décrets divins en délires de la nature. On
comprend pourquoi le Traité politique se fonde sur « une théorie naturaliste
de la société ».186 Ainsi, le système spinoziste qui refuse la théologie et les
interprétations dogmatiques de l’Ecriture, s’inscrirait de fait dans un athéisme.
C’est bien l’expression d’une philosophie de la critique de la théologie.
184
185
186
Misrahi, L’être et la joie, perspectives synthétiques sur le spinozisme, Encre noire, Paris, 1997, p.379.
Idem.
Ibidem, p.380.
- 246 -
TROISIEME PARTIE : DE L’ENGAGEMENT
POLITIQUE CHEZ SPINOZA
- 247 -
CHAPITRE VI. DE L’ETAT RATIONNEL ET DE L’ETAT
DEMOCRATIQUE
Nous nous sommes proposé d’étudier notre sujet dans un cadre de
réflexion précis : celui du pouvoir politique chez Spinoza. Aussi, avons-nous
jugé opportun de préciser la signification de ce cadre, d’en déterminer les
présupposés et d’en définir la finalité.
Parler de la théorie politique chez Spinoza est un travail
d’accouchement, puisqu’elle nous semble à la fois vague et complexe.
Toutefois, sans prétention aucune, nous allons tenter tout de même d’en parler.
C’est en fait la question de son engagement politique qui importe de dégager
ici particulièrement.
La première préoccupation qui nous interpelle est de savoir si l’on peut
parler réellement d’un engagement en matière politique dans la philosophie
spinoziste. Les différentes interprétations de la pensée politique de Spinoza
nous conduisent-elles à de tels présupposés ?
C’est ce que nous allons voir chez notre philosophe, défenseur de la
liberté et de la démocratie. Il importe de rappeler ici les points saillants de
notre analyse :
•
De la théorie du droit naturel
•
Le pacte social ou la souveraineté
•
La constitution de l’ordre politique : la Démocratie
VI.1. De la théorie du droit naturel
Nous rencontrons nécessairement l’aspect politique de la pensée
spinoziste quand nous étudions la nature et le fondement du droit. Dans le
chapitre XVI du Traité théologico-politique, Spinoza s’intéresse aux
fondements de l’Etat et s’interroge sur les limites de la liberté individuelle. Il
examine d’abord le droit naturel sur lequel doit nécessairement reposer l’Etat.
La théorie du droit de Spinoza est fondée sur le conatus. En effet, le
droit naturel se définit comme l’expression des règles de la nature dont la plus
- 248 -
importante est le droit souverain de chaque individu de persévérer dans son
être. Par voie de conséquence, ce droit de chacun se mesure à sa puissance et à
son désir. On peut alors lire « Par droit et institution de la nature, je
n’entends rien d’autre que les règles de la nature de chaque individu, selon
lesquelles nous concevons chaque être comme déterminé naturellement à
exister et à agir d’une façon précise. »187 En vérité, notre philosophe présente
l’homme comme une partie de la nature dont le droit exprime la puissance
d’agir qui découle de son essence particulière. Il est clair que tous les êtres de
la nature disposent d’un droit naturel, en fonction de la nature de chacun
d’entre eux. Chaque individu demeure pour ainsi dire en rapport avec toutes les
autres parties de la nature, suivant des rapports nécessaires qui découlent de
l’essence de chaque chose. Ces rapports, à en croire Spinoza, sont des rapports
de puissance : « C’est donc par un droit naturel souverain que les poissons
sont maîtres de l’eau et les gros poissons mangent les petits. »188
On le voit, le droit naturel ne pose pas la question de la Déclaration des
droits de l’homme. Il s’intéresse plutôt à l’étendue de la puissance, en fonction
du droit de chacun. Le droit d’un individu exprime, l’effort déployé pour
persévérer dans son être. Ce désir de se conserver s’étend à tout ce qui est au
pouvoir, par la force réelle de l’individu.
Spinoza pense que le droit naturel individuel s’étend à sa puissance ou à
son désir. Le droit naturel s’imbrique avec les lois de la nature suivant le
monde, et la puissance de la nature même. Il faut noter que le droit naturel de
chaque individu se ressource dans le conatus de chaque être. C’est donc en
vertu de son droit que chacun défend sa propre liberté. C’est en transférant son
droit absolu au droit de nature commun à tous, que l’on conclut le pacte. En
effet, le pacte n’a force de loi que lorsque chacun sous l’obligation renonce à
son droit absolu sur toutes choses. C’est cela la loi inscrite dans la nature
humaine qui préside au pacte. Bien sûr, le pacte n’est tenable que si l’intérêt est
maintenu, puisque le transfert du droit réciproque doit s’effectuer sans
187
188
Traité théologico-politique, Chapitre XVI, PUF, Paris, 1999, p.505.
Idem.
- 249 -
abandonner totalement leur droit naturel. Le transfert du droit signifie donc
abandonner partiellement, et non absolument. Le pacte tient donc de ce que les
hommes s’y soumettent par renoncement à leur nature. N’oublions pas le droit
civil tout comme le droit naturel de chacun est le prolongement de celui-ci.
C’est d’ailleurs dans ce droit fil que Spinoza dans sa correspondance Lettre L à
Jarig Jelles, se distingue de la vision hobbesienne, en maintenant toujours le
droit naturel et le droit du souverain.
Par le droit naturel, les hommes sont conditionnés par les rapports
interindividuels, de par l’action des passions positives (telles la joie, l’amour,
l’admiration) ou négatives (comme la haine, la crainte, l’envie). Le droit
naturel est un ensemble de règles fondées sur la nature. Il s’agit d’une sorte de
code moral dont on extrait des normes indépendantes de tout droit positif, qui
s’imposant à tous, répond à l’exigence d’échapper à l’arbitraire du jugement
humain.
Il en ressort que la tendance constitutive du droit naturel s’exprime dans
ce que Misrahi appelle « un conflit des intérêts et des passions ». En effet,
l’état de nature décrit par Spinoza est l’état des penchants passionnels des
comportements humains : c’est l’état des rivalités, des haines, de la colère, de
concupiscence et de la ruse. C’est un état de rapports déchirés par
l’antagonisme. Les hommes à l’état de nature ne sont soumis de façon absolue
à aucune norme sociale ni morale. Aucune règle ne limite alors la liberté.
Mais, cette situation conflictuelle permanente ne laisse pas indifférent
les individus dont le vouloir raisonnable les conduit à rechercher la vie
communautaire et la coopération selon les lois de la raison. Pour ainsi dire, la
vie en communauté suscite un intérêt : recherche de l’utilité, de sûreté et besoin
d’entraide conduisant à l’union des hommes. Il leur est nécessaire de
s’entraider et de vivre en harmonie et en paix, en cédant quelque chose de leur
nature, et en se donnant l’assurance de se garder de commettre d’acte maladroit
contre autrui. De la sorte, les hommes sous la conduite de la raison aspirent à la
coopération. Ils s’engagent les uns envers les autres à faire régner la raison. Il
convient d’envisager un nouveau type de rapport de forces au profit de la
- 250 -
société, par le transfert du droit de chacun à tous ; le pouvoir souverain
constitue grâce à l’union des forces individuelles par le droit de chacun et ainsi
suscite une nouvelle vie au sein d’une communauté, suivant le respect des
engagements. Sur quel fondement repose réellement l’Etat pour demeurer en
phase avec le droit naturel ?
Comme nous avons eu à l’indiquer plus haut, la constitution de l’Etat
exige le transfert du droit naturel, le report sur autrui de ce que nous a légué la
nature. D’où le fondement de l’Etat réside dans le droit naturel lui-même.
Disons que le transfert du droit se fait par chacun au profit de la société, et
chacun opère l’abandon de sa puissance au profit d’une égalité sans réserve.
On pourrait évoquer ici l’analyse de Jean René CARRE, consacré à (Spinoza,
Ancienne Librairie Furie, Paris, 1936). Carré fait remarquer qu’à ce sujet,
Spinoza se démarque de Hobbes en sauvegardant la continuité qui relie l’état
de nature à l’état civil. Ainsi, il ne saurait avoir pour Spinoza de changement
notable entre l’état de nature et l’état civil, le second se superpose au premier,
sans rompre l’unité, la puissance, le droit de la Nature. On peut lire à cet effet
la Lettre de Spinoza à Jarig Jelles du 2 juin 1674 : «Vous me demandez
quelle différence il y a entre Hobbes et moi quant à la politique : cette
différence consiste en ce que je maintiens toujours le droit naturel et que
je n’accorde dans une cité quelconque de droit au souverain sur les sujets
que dans la mesure où, par la puissance, il l’emporte sur eux ; c’est la
continuation de l’état de nature. »189
Il est clair que dans cette correspondance du 2 juin 1674 où il s’adresse
à Jarig Jelles, Spinoza expose les différences entre sa politique et celle de
Hobbes. Le point fondamental qui le sépare du philosophe anglais porte, en
effet, sur le droit naturel : tandis que Spinoza construit une théorie politique où
le droit naturel est maintenu dans la cité, Hobbes le supprime, pensant pour
ainsi dire une discontinuité entre l’état de nature et l’état civil. De fait, cette
rupture entre la nature et l’institution du politique est établie dès le premier
189
Traité politique/ Lettres, Lettre à Jarig Jelles 2 juin 1674, in Œuvres IV, Flammarion, Paris, 1966, p.283.
- 251 -
traité politique, la seconde partie des Elements of Low, mais en se modifiant
dans le Léviathan, Hobbes cesse d’évoquer du corps politique en comparaison
au corps naturel. Le droit ne serait que la traduction de la force : « la force crée
le droit », disait Bismarck (et non pas prime le droit, ce qui n’a aucun sens).
Pour Hobbes, dans l’état de nature tout ce qui est matériellement possible à
chacun est permis. Cet état de nature étant pour tous un état d’insécurité et
d’angoisse (le plus faible est toujours assez fort pour tuer par ruse le plus fort),
chacun abdique ses droits absolus entre les mains d’un souverain qui, héritant
des droits de tous, possède la puissance absolue. Le souverain fera régner
l’ordre non pas parce qu’il s’y est moralement engagé (rien de tel dans
l’univers de Hobbes qui ne connaît que la force), mais parce qu’il a tout intérêt
pour rester au pouvoir. Quiconque tente (sans succès) de lui ravir le pouvoir est
un criminel, mais celui qui réussit devient maître absolu à la place du premier.
On le comprend, Hobbes fonde une théorie de la représentation
juridique, qui rompt avec toute conception naturaliste de l’Etat au profit de
l’artifice. Telle est la différence essentielle que, Spinoza qui définit la cité de
façon précise comme un corps politique, établit entre sa politique et celle de
Hobbes.
« Je maintiens toujours le droit naturel », c’est la formule principale
dont le commentateur conduit à saisir l’idée spinoziste du contrat constitutif de
la société politique organisée, et des droits respectifs qui en découlent pour le
souverain et pour les sujets. Il se fait l’image des hommes se réunissant sous
l’impulsion des passions et de la conscience plus ou moins obscure, que leur
intérêt est de sacrifier la satisfaction des passions secondaires, passions plus
importantes, qui réclament leur union en toute sécurité. La société une fois
constituée et un souverain instituée, qui a la forme d’assurer le respect d’une
loi commune conduisent à indiquer que quelle que soit la forme du
gouvernement de la cité, tout devait conduire chaque sujet à être lié au
souverain par un contrat.
Le chapitre II du Traité politique répond précisément à cette question
du droit naturel chez Spinoza. C’est ce que la nature nous autorise à faire. La
- 252 -
nature ou Dieu étant elle-même libre et donc autorisée par elle-même (rien
d’extérieur n’existant pour l’en empêcher) à faire tout ce qui suit de sa nature,
chaque être existant dans la nature possède par voie de conséquence un droit de
faire tout ce que bon lui semble, mais dans la limite de sa puissance spécifique.
Une pierre a le droit naturel de tomber mais pas celui de voler comme un
oiseau, un ours adulte a le droit de prendre le miel des abeilles s’il est sa portée
mais pas celui d’une ruche perchée trop haut sur un arbre (seuls les jeunes ours
peuvent grimper aux arbres) etc.
L’état civil, chez Spinoza, est la continuation de l’état de nature, parce
que dans un tel état, celui qui décide des lois organisant la vie sociale, le
souverain, demeure le plus fort. La différence entre l’état de nature et l’état
civil, c’est d’un côté que la force y est plus forte pour assurer la sécurité des
individus que dans l’état de nature où chacun ne peut compter que sur sa force
individuelle ; d’un autre côté que la force se civilise : elle devient habileté,
stratégie, éloquence plutôt que force brute. Si la démocratie est le meilleur
régime de l’Etat, ce n’est pas au nom d’une légitimité se référant à quelques
valeurs transcendantes que ce soit, mais parce que c’est le régime le plus stable
une fois qu’il a réussi à s’établir (ce qui se fait vite, périt vite), le plus sûr et
pour cause, son souverain, le peuple, est le plus puissant des souverains
concevables (plus puissant qu’un monarque ou qu’une oligarchie). D’autre
part, le souverain étant identique à l’ensemble des sujets, ceux-ci se
reconnaissent plus facilement dans les lois du souverain, transgressent donc
individuellement moins les règles : cela permet le maintien de la sécurité de la
vie humaine, et donc de la conservation de l’Etat lui-même.
Ce n’est que dans la cité qu’il y a des devoirs ou obligation,
ceux-ci
étant non des obstacles mais des auxiliaires des libertés politiques.
D’un autre côté, Spinoza n’est pas Grotius et les Lumières françaises
qui supposent une nature humaine éternelle et universelle, caractérisée par la
raison, nature dont on pourrait déduire a priori les droits et devoirs de chacun.
Pour notre part, nous pouvons reconnaître en la pensée spinoziste en
développant du droit naturel qu’elle définit comme équivalent à la puissance
- 253 -
d’agir. Il souligne, en effet, que la lecture du Traité théologico-politique nous
livre la « nature » une nouvelle manière de penser l’histoire, selon une méthode
d’explication rationnelle qui vise l’expression des causes. Connaître Dieu de
façon adéquate, c’est connaître l’histoire elle-même immanente.
Cazayus dans Pouvoir et liberté en politique, actualité de Spinoza,
revient sur la question pour indiquer que le droit naturel est le point de départ
de la politique spinoziste. Cette politique, en effet, est appelée naturelle en ce
qu’elle se limite à l’homme et au comportement de son état de nature. A en
croire Cazayus, dans le Traité politique, « Spinoza s’exprime clairement à ce
sujet lorsqu’il se propose de définir le droit naturel de chaque homme
abstraction faite de l’organisation publique et de la religion ».190 Dans
l’ordre politique, l’homme à l’état de nature fonde une alliance avec «d’autres
individus tels que leur nature s’accorde avec la sienne cherche à se
procurer quelque maîtrise sur son environnement comme sur luimême ».191
Ainsi, le droit naturel se caractérise par l’esprit de la société, dans
l’intérêt supérieur de la communauté. C’est l’association elle-même qui reçoit
l’objet du transfert. D’où la constitution d’une puissance souveraine dotée de la
capacité de se faire obéir et conduite par la raison et l’obéissance. La
constitution et la conservation de l’Etat constituent un bien supérieur. C’est de
là que naît le pacte social spinoziste, qui se différencie de celui de Hobbes pour
qui c’est entre les mains de la puissance d’un monarque que tous abandonnent
tous leurs droits. Remarquons que nous n’avons pas ici affaire à un Spinoza
penseur classique du droit naturel et du pacte social. En d’autres termes, il a
innové radicalement en refusant toute discontinuité entre le droit naturel et le
droit civil, et prétend « maintenir le droit naturel en état de marche » au sein
même de l’état social.
Le droit naturel exprime une puissance propre à chaque individu à
exister et à agir. Ce droit est un désir pour persévérer dans son être. Mais ce
190
191
Cazayus, Pouvoir et liberté en politique, actualité de Spinoza, Chapitre 5, Mardaga, Bruxelles, 2000, p.105.
Ibid., p.106.
- 254 -
droit exprime souvent des penchants passionnels (les rivalités, les haines, la
ruse) à travers des rapports de force et de déchirements. D’où la recherche de
solution de vie harmonieuse par les hommes en s’accordant ensemble selon les
lois de la raison. Pierre-François Moreau parlera de logique passionnelle qui
conduit rationnellement les individus à conclure le pacte social par le
développement de l’union et de coopération. Les individus doivent ainsi
transférer leur droit à l’Etat pour lui obéir et œuvrer la survie du souverain.
Quelle est alors la nature de ce contrat ?
VI.2. Le pacte social ou la souveraineté
Comprendre la théorie politique de Spinoza, c’est comprendre la loi
commune de la Cité (l’Etat de droit) comme une condition essentielle de la
liberté. Quel est le sens du pacte social proposé par Spinoza ?
L’urgence de la constitution du pacte social répond au « désir
d’échapper au double malheur de l’état de nature (qui) pousse les hommes
à rechercher entre eux un mode de relations qui les mette à l’abri de la
crainte et les libère des nécessités les plus urgentes de la vie afin de pouvoir
développer, par l’entraide, une vie dans la sécurité. »192 C’est dans sa
philosophie du droit que Spinoza pose son droit naturel. On ne peut évoquer la
notion de droit naturel sans penser aux philosophes des lumières tels Rousseau
et Kant pour qui le droit naturel s’inscrit dans des tendances spirituelles et
métaphysiques de l’âme humaine, immortelle et divine. C’est une perspective
purement idéaliste qui s’éloigne de la vision spinoziste. Selon Spinoza, le droit
naturel exprime la puissance d’existence de chaque individu. Il coïncide d’avec
192
Mugnier-Pollet, La philosophie politique de Spinoza, Vrin, Paris, 1976, p.116.
- 255 -
les lois de la nature et ne saurait être une exigibilité morale, puisqu’il donne
dans la violence généralisée, où c’est la guerre de tous contre tous. Le droit
naturel est le premier pallier à partir duquel se construit le droit véritable. Dans
la logique de la violence, le droit de nature parvient à sa propre négation ; c’est
que l’individu n’a aucun droit ni de pouvoir réel, il baigne dans la crainte et
l’insécurité totale.
Pour en sortir, un changement interne de mode de vie plus humain est
alors nécessaire, qui permet aux individus de passer du droit de nature au droit
civil, c’est-à-dire la société civile régie par des lois et des institutions et où
prédomine le vouloir raisonnable. Cette logique interne est celle de la violence
illuminée par la raison, une disposition à penser le renversement de la violence
pour y introduire un élan naturel et vital. Ici les individus passent un accord de
reconnaissance réciproque des droits, sous la forme d’une législation entre tous
les membres du corps social. Le droit de nature se trouve limité, et seul le droit
civil est puissance d’exister. C’est pourquoi, Spinoza préconise un pacte social
qui permet aux hommes de s’accorder entre eux par la raison. Le droit issu du
pacte social est une force, une véritable puissance résultant d’un acte commun
de la raison.
Le pacte social est donc l’expression des rapports d’association sur un
nouveau droit, qui conduit à l’état civil dans lequel prédomine le vouloir
raisonnable. Spinoza fait remarquer que les individus isolés sont incapables de
se conserver eux-mêmes pendant bien des lustres ; a contrario, l’Etat bien
constitué peut vivre dans le temps. Il est compréhensible que les individus aient
besoin les uns les autres, par la poursuite de leur intérêt ; ils doivent rechercher
la conservation de l’Etat. Pour sa part, l’Etat pour sa conservation doit tendre à
conserver les individus, en leur assurant la sécurité, c’est la condition
fondamentale de l’obéissance civique. C’est donc de toute évidence que notre
penseur opte pour le « meilleur régime », celui qui réalise la corrélation la plus
forte entre la sécurité des individus et la stratégie des institutions.
De toute façon, pour envisager une société plus rationnelle, il est
nécessaire que l’Etat soit fondé sur l’obéissance pour faire coexister les
- 256 -
passions humaines et élever les hommes à l’universalité de la vie selon la
raison. Seul dans l’Etat pourra émerger la justice : puisque le droit de la nature
relève du conatus, seul le droit civil, fondé sur un contrat, peut garantir la
justice et la liberté. La raison qui fait partie de la nature de l’homme est
toujours conseillère de paix, et c’est au regard de la raison que l’homme
devient un Dieu pour l’homme.
Ainsi, la pensée spinoziste conçoit que le meilleur régime qui recherche
la paix et la sécurité, le meilleur Etat est celui où les hommes passent leur vie
dans la concorde, et dont les lois ne sont jamais transgressées. On reconnaît
que Mugnier-Pollet a vu juste de noter que « dans ce pacte se trouvent
réunies les deux visées de Spinoza : visée politique, la démocratie permet à
chacun de vivre dans la concorde et la paix ; visée éthique qui cherche à
soustraire les hommes à la domination absurde de l’appétit et à les
maintenir, autant que possible, dans les limites de la raison »193.
Nous pouvons dire dans une certaine mesure que la philosophie
spinoziste n’a eu cesse de promouvoir des valeurs telles : tolérance, liberté
d’expression, droits individuels au sein d’un Etat qui a pour rôle de garantir et
de protéger ces droits et libertés, y compris par rapport à l’Eglise. La fonction
principale est, en effet, d’organiser matériellement la société de telle manière
que chaque individu parvienne à épanouir librement son désir conformément à
sa nature profonde et, éventuellement jusqu’à l’épanouissement suprême de la
sagesse philosophique qui lie la liberté au bonheur. Notre penseur valorise le
rôle de l’Etat, qui garantit la sécurité des individus et assure leur liberté.
Echapper à l’esclavage, c’est vivre dans un Etat s’identifiant à la raison : « La
fin de la république ne consiste pas à transformer les hommes d’êtres
rationnels en bêtes ou en automates. Elle consiste au contraire à ce que
leur esprit et leur corps accomplissent en sécurité leurs fonctions, et
qu’eux-mêmes utilisent la libre Raison. »194
193
Mugnier-Pollet, La philosophie politique de Spinoza, pp.116-117.
194
Traité théologico-politique, Chapitre XX, p.637.
- 257 -
Spinoza conçoit la philosophie comme une entreprise libérale radicale
et combat vigoureusement les superstitions. Un homme libre dans une cité libre
et démocratique, tel est finalement son idéal. En revanche, il ne faut pas
confondre la liberté illusoire, définie comme absence de nécessité, et de
véritable liberté, où l’homme acquiert une connaissance adéquate de lui-même
et de ses affections. Disons que l’homme libre comprend ses propres passions,
saisit les mécanismes qui les engendrent et appréhende une nécessité
coextensive à sa nature : il accède dès lors à une liberté rationnelle irréductible
à ce libre arbitre qui n’est qu’une illusion.
L’idée de l’Etat telle que la conçoit Spinoza, est celle d’un pouvoir
indépendant, souverain, fondé en raison et ayant pour fin de faire régner au
sein d’une cité toujours agitée par les passions humaines, la concorde dans la
liberté. C’est dans cette optique que notre philosophe soutient ceci : « Ce
qu’est le meilleur régime pour tout Etat, on le connaît facilement en
considérant la fin de la société civile : cette fin n’est rien d’autre que la
paix et la sécurité de la vie. Par suite, le meilleur Etat est celui où les
hommes passent leur vie dans la concorde, et dont le Droit n’est jamais
transgressé. »195C’est que notre penseur reconnaît qu’en chaque individu, il y
a une disposition de droit autant qu’il a la force, s’il agit suivant les lois
naturelles, c’est-à-dire s’il obéit à sa tendance à persévérer dans son être. Mais,
le droit naturel ne s’accomplit de manière authentique que si l’individu
s’intègre dans une société qui en constituera la garantie : le droit du
gouvernement lui donne la possibilité d’user la force collective comme un
appui plus déterminante.
L’Etat doit donc œuvrer à assurer la conversion des passions et la paix
qui loin d’être une simple absence de conflit constitue une concorde
productive. Dès lors, la tyrannie et la monarchie absolue restent foncièrement
incompatibles avec de telles visées ; seule une démocratie inspirée par le droit,
peut les réaliser, en ce qu’elle dispose de l’exercice de l’autorité par des
195
Traité politique, Chapitre V, § II, Editions Réplique, Paris, 1979, p.55.
- 258 -
assemblées représentatives et la liberté de pensée. Notre penseur en conçoit le
modèle de sorte que l’intérêt général puisse y être déterminé le plus librement
possible, au détriment des intérêts particuliers du reste impuissants. Une telle
vision politique, qui substitue au pessimisme hobbesien une solution
contractuelle imprégnée de rationalité, aura légué un bon héritage politique.
Finalement, le fondement d’un Etat pour Spinoza consiste à unir les
citoyens par un droit, une législation, qui ne peut être forte que si elle exprime
le droit naturel de chacun. Ainsi aucun individu ne peut aliéner ce droit naturel
à se défendre ; Spinoza pense que tout Etat est appelé à assurer des libertés
fondamentales aux individus pour se conserver en sûreté. Il s’oppose à ce
propos à la réflexion de Hobbes : celui-ci indique que l’Etat doit assurer la paix
par la force, le pouvoir qui contraint les individus à obéir, en réprimant leurs
désirs et en renforçant leur crainte de la punition. La religion pourrait
constituer certainement un point d’appui du pouvoir politique par la terreur
sacrée suscitée et qui maîtrise les hommes. Les hommes deviennent
naturellement méchants les uns à l’égard des autres, « des loups » pour les
autres. La vision spinoziste, bien différente de celle de Hobbes, conçoit
l’homme, guidé par la raison, non comme un loup pour l’homme mais bien
comme « un Dieu pour l’homme », fait noter que l’Etat contribue à créer la
bonne entente entre les citoyens, en jouant le rôle de protecteur de la sécurité
publique. L’homme étant l’être du désir et des passions, l’Etat peut l’aider, par
des lois bien établies, à vivre dans la concorde. Les individus qui décident de
vivre dans une même communauté, c’est cela la souveraineté chez Spinoza,
qui, à la différence de la puissance absolue d’un monarque qui détient tous les
droits des individus (chez Hobbes par exemple), désigne « la puissance
collégiale et commune constituée par le consentement de tous et par la
délégation d’une partie des pouvoirs de chacun au bénéfice de la
communauté (représentée par les lois et les organismes législatifs) »196. En
196
Misrahi, Spinoza et le spinozisme, Armand Colin, Paris, 2000, p.65.
- 259 -
fait, le pacte social repose sur le consensus unanime et sur le consentement
général.
C’est sur le corps social que se fonde le pacte social qui jouit d’une
souveraineté absolue. L’acte du contrat résulte d’une manifestation commune
de la rationalité. C’est cela l’unité politique constituée par le pacte social. Il
importe de chercher selon quelle modalité la philosophie politique de Spinoza
c’est-à-dire sa théorie de l’Etat), impliquée dans une éthique de la liberté. On
peut voir que la signification de la politique chez Spinoza découle de la liberté.
On peut comprendre avec notre penseur que le Traité politique est une
théorie naturaliste de la société. Contrairement à Descartes, Spinoza rejette la
politique du prince et la religion de la nourrice. Le monisme exprime donc la
souveraineté. Seul Dieu est libre, en ce qu’il est le seul à agir et à déterminer
suivant les propres lois. Il est clair que le Traité politique établit l’idée de
souveraineté politique sur les bases naturalistes. La souveraineté d’une société
donne la légitimité d’un Etat ou d’une cité organisée et douée d’un pouvoir.
D’ailleurs, outre la critique de la théologie que fait le Traité théologicopolitique, il expose aussi la théorie du droit de nature fondée sur la puissance
d’agir.
Ainsi, la souveraineté d’un Etat, dans la vision de Spinoza paraît
absolue, dans la mesure où la rationalité de la pratique politique conditionne la
survie du corps social. D’ailleurs, l’Etat compose avec les citoyens, même dans
l’abandon de leur essence d’homme et la totalité de leur droit de nature. C’est
avec les citoyens, devant la morale et la théologie que l’Etat devient autonome
et souverain.
La souveraineté du peuple est absolue et inaliénable. Rousseau
transforme la notion absolutiste de souveraineté de Hobbes au peuple conçu
comme collectivité. Il s’accorde à dire avec Hobbes que la souveraineté ne peut
résider qu’en un seul point, mais au lieu d’admettre avec Hobbes – que le
contrat
social
implique
une
soumission
immédiate
à
l’autorité
gouvernementale, il prône le principe de la souveraineté du peuple – et admet
que la « volonté générale » englobe la volonté de tous les individus.
- 260 -
Soulignons que c’est contre le despotisme monarchique que Spinoza
s’attaque violemment notamment au chapitre VI, 5 du Traité politique. Pour
lui, le véritable Etat est celui qui se fonde sur le pacte et le consensus général,
sans phare dégagé de toute référence morale ou de toute transcendance
théologique. Ainsi, c’est de façon rationnelle que le pouvoir doit se conduire
vis-à-vis de ses propres citoyens. La politique spinoziste pourrait être taxée
d’immorale car son éthique est sans Dieu, sans châtiment, sans récompense.
Elle est la liberté et exprime l’indépendance absolue de l’Etat, son autonomie
et sa parfaite souveraineté.
Contrairement à la doctrine de Rousseau qui a manqué de valider la
morale du cœur et l’absoluité de l’Etat, l’Etat spinoziste est essentiellement
souverain et œuvre dans la légalité sociale, il est libre et se soumet à sa propre
loi. En revanche, si son but est la sauvegarde de la liberté, il ne saurait être
vertueux, ni pieux. D’ailleurs, il n’est soumis à aucune tendance religieuse qui
serait d’origine transcendante, ou extra-juridique. Il appartient donc à l’Etat de
fixer le culte extérieur de la religion commune au risque de mettre en mal la
paix civile et la concorde. S’agit-il d’un athéisme classique ou d’une laïcité
moderne ? Assurément aucun des deux, puisque notre penseur s’accorde que
c’est l’Etat qui organise le culte extérieur, lequel n’est pas une religion
(traditionnelle ou vraie). Cette dernière relève du privé et ne se limite qu’au
simple niveau de pratique de la justice dans le cadre des lois.
En fin de compte, la souveraineté étatique chez Spinoza est
essentiellement immanente et collective ; libre de toute prescription morale ou
religieuse, elle exprime la protection de la paix intérieure et le maintien de la
concorde et se donne comme un fait de liberté. C’est à ce titre que la
souveraineté de l’Etat s’inscrit dans une véritable indépendance vis-à-vis de la
morale et de la religion, en fondant une nouvelle éthique de l’action.
On peut le voir, la pensée politique de Spinoza et sa position du pacte
social paraissent claires. On peut alors lire que : « la théorie du Pacte social
est en effet destinée à faire comprendre simultanément que la vie sociale et
institutionnelle ne découle d’aucune prescription morale qui lui serait
- 261 -
antérieure, et qu’elle réalise cependant un nouveau domaine d’existence
caractérisé par la raison. »197
De la sorte, la philosophie politique de Spinoza désigne bien un
réalisme à la manière naturaliste construit sur la rationalité individuelle et
sociale. Le pacte social est donc un traité par lequel les individus consentent et
confèrent leur droit à la société, pour en devenir eux-mêmes sujets de droit et
citoyens.
Croire au choix individuel de Dieu conduit à un dogmatisme intolérant
de la souffrance de Spinoza, lequel laisse entrevoir des supputations
messianiques à bouleverser l’existence de l’Etat. Cette position n’impressionne
guère notre penseur. Disons que Spinoza soutient l’égalité absolue des hommes
et des peuples entre eux, qui bannit tout racisme. Car selon lui, la nature ne
donne pas de races privilégiées, pas davantage des nations. L’auteur pense que
le nominalisme philosophique de Spinoza se mue en une conception
individualiste où la nation apparaît comme postérieure à l’individu. Il est vrai
que Spinoza entend indiquer que le salut de l’individu réel est fonction de sa
dépendance à l’égard de la nature. D’ailleurs dans sa vision, l’égalité entre les
hommes et le caractère individuel du salut se transpose dans la suppression en
vue du salut de toute médiation, dans la revendication de la liberté de
philosopher.
Cette pensée rencontre toutefois le regard et la lecture de Hobbes pour
qui les individus célébrés s’autodétruisent dans l’état de nature et qu’il faudra
assurer leur sécurité afin de contribuer librement à leur édification.
Vilipendé de la communauté sociale, Spinoza protège sa propre
individualité et se défend du coup de l’attaque de la collectivité en la dissolvant
dans les relations individuelles.
Cazayus s’accorde avec lui pour montrer que l’objectif de la politique
rationnelle élaborée de par ces deux traités consiste à proposer un pacte social
entre les individus afin de mieux vivre à la fois dans l’harmonie et la sécurité,
197
Misrahi, L’être et la joie, perspectives synthétiques sur le spinozisme, Encre marine, Paris, 1997, p.387.
- 262 -
la paix et la liberté. C’est d’ailleurs, pourquoi il fait noter ici que « ces moyens
sont ceux de la mise en forme et de l’application d’un Contrat prolongeant
les courtes alliances initiales, ce Contrat pouvant être garanti par une
Souveraine Puissance ou, mieux par une décision d’Union où les forces
individuelles viennent se conjuguer sous une Volonté commune »198.
On le voit, Spinoza est un penseur engagé, un véritable chantre du
meilleur Etat possible. C’est pourquoi, le régime le plus naturel est pour lui la
démocratie. Mais alors, l’Etat démocratique peut-il autoriser la liberté de
pensée et d’expression ? La théorie du pacte social débouche sur la recherche
du principe démocratique.
VI.3. Constitution de l’ordre politique : La Démocratie
La philosophie politique de Spinoza répond à l’urgence de combattre
les menaces contre l’expression libre qui émanent du bloc théologico-politique
judéo-chrétien : le déclin d’un Etat despotique et d’une Eglise à l’orthodoxie
totalitaire. De là, le double engagement politique de Spinoza : libérer les
opinions individuelles à l’égard de la foi et ainsi, délivrer la connaissance de la
soumission aux Ecritures en produisant une interprétation non religieuse de la
Bible. (Nous n’allons pas rentrer dans les détails, car nous risquons de nous
éloigner du thème de notre exposé). Le second engagement de la philosophie
de notre penseur est de soustraire la liberté de penser à l’autorité de l’Etat, ce
qui suppose la laïcisation de ce dernier. De là, la nécessité d’indiquer que l’Etat
n’est pas une institution de droit divin et de proposer une théorie politique de
son origine et de son fondement. C’est par la réflexion sur les fondements de
l’Etat que Spinoza pose la liberté de penser. Il constate que la constitution
démocratique de la société se définit comme l’union de tous les hommes qui
détiennent collégialement comme un tout organisé, un droit souverain sur tout
198
Cazayus, Pouvoir et liberté en politique, actualité de Spinoza, Chapitre 6, Mardaga, Bruxelles, 2000, p.106.
- 263 -
ce qui est effectivement en leur pouvoir. C’est une constitution porteuse de
paix et de progrès social. Une caractéristique fondamentale qui fait Spinoza
préférer la démocratie à tout autre régime. En effet, la démocratie définie par
notre penseur est une exigence immanente à tout Etat ; c’est le régime le plus
naturel, celui où chaque individu, sans aliénation aucune, délègue son pouvoir
à la collectivité tout entière érigée en puissance souveraine à laquelle il
participe.
C’est la constitution de la société à travers le processus du pacte social
qu’est instituée la démocratie. En effet, la démocratie se définit comme l’union
de tous les hommes qui vivent de façon collégiale comme un tout organisé,
d’un droit souverain. En définissant le pacte social dans son Traité politique et
la souveraineté d’Etat dans le Traité théologico-politique, Spinoza est parvenu
à décrire un régime démocratique. A ce titre, les commentaires semblent, à en
croire Misrahi, « faire fausse route quand ils insistent sur le fait que, le
Traité politique n’étant pas achevé, et les chapitres sur la Démocratie
n’étant pas rédigés, on ne connaît pas la pensée de Spinoza sur ce régime,
l’auteur s’étant borné à décrire une monarchie (Traité politique, chapitre
VI) et une aristocratie (Traité politique, chapitre VIII) idéales. Il nous
paraît au contraire que, dans le cadre de sa méthode qui est le silence et la
prudence, Spinoza a fortement marqué sa préférence pour la démocratie
(à la différence de Hobbes dont on sait qu’il a tenté de légitimer la
monarchie absolue). »199
Spinoza indique en effet que la démocratie est l’expression de la
puissance de la masse détenue par une Assemblée. Bien sûr, pour Spinoza, elle
est le régime qui privilégie de façon logique la concorde et la sécurité et la
paix, et par voie de conséquence, elle est le meilleur régime pour gouverner et
ordonnancer la société.
Spinoza a analysé de long en large les différents régimes politiques
dans le Traité politique, avec leurs singularités, et juge les constitutions
199
Misrahi, L’être et la joie, perspectives synthétiques sur le spinozisme, Encre marine, Paris, 1997, p.393.
- 264 -
monarchiques (le transfert à la totalité de la société à un seul) et aristocratiques
(ou à un groupe restreint) despotiques, et qu’elles ne peuvent garantir les
libertés individuelles. Il opte ainsi pour la démocratie dans laquelle l’Etat est le
plus stable, le plus solide et le plus libre, et où la société paraît plus rationnelle
et plus cohérente. Cet Etat exprime pour ainsi dire une conduite rationnelle qui
exprime la volonté du peuple et garantit la liberté des citoyens. Misrahi peut
alors écrire : « Cette rationalité, comme principe de cohérence et
d’équilibrage interne des volontés et des désirs, conduira forcément à la
défense de la liberté : la démocratie, chez Spinoza, est le résultat rationnel
du simple désir d’exister lorsqu’il se réfère à son utilité véritable. »200
On le voit, le régime politique qui est susceptible d’accorder le respect
de la liberté fondamentale des individus est celui de la démocratie. C’est dans
ce type de régime que la raison se développe et se pratique l’égalité des
individus. C’est donc l’expression de la rationalité des lois et la capacité de
gouverner les individus dans la concorde et de préserver la sécurité et la liberté
des citoyens.
En définitive, l’objectif de Spinoza est de rechercher l’organisation
politique qui respecte la liberté de penser pour permettre à chacun de parvenir à
la possession et à la jouissance de ce bien. Bien plus, la démocratie dispose
d’un certain privilège d’être le régime politique qui assure le plus étroitement
la finalité du pacte social. Dans sa constitution démocratique, l’Etat permet
d’une part l’instauration d’un Etat de droit garantissant la paix, la sécurité et la
liberté par le respect d’une loi commune, et d’autre part, de parvenir à
construire une « vie véritable de l’esprit », c’est-à-dire une vie libérée du joug
des passions en vue d’accéder à la vraie liberté. En un mot, la démocratie est
un développement du droit naturel qui appartient à tout individu en tant
qu’expression de sa puissance sans aliénation, comme construction d’une
communauté d’hommes libres, constituant une forme supérieure de liberté :
« le droit d’une société de ce genre, c’est ce qu’on appelle démocratie,
200
Ibid., p.396.
- 265 -
qu’on définit donc comme l’assemblée universelle des hommes détenant
collégialement un droit souverain sur tout ce qui est en sa puissance. »201.
Le rôle de l’Etat est d’assurer la sécurité publique, le respect des
opinions diverses et la liberté des individus : « La fin de la république ne
consiste pas à transformer les hommes d’êtres rationnels en bêtes ou en
automates. Elle consiste au contraire à ce que leur esprit et leur corps
accomplissent en sécurité leurs fonctions, et qu’eux-mêmes utilisent la
libre Raison, sans rivaliser de haine, de colère et de ruse, et sans
s’affronter avec malveillance. La fin de la république c’est donc en fait la
liberté. »202
En tout état de cause, l’Etat repose sur la nature appétitive des hommes
qui entendent bien conserver leur être et épanouir leur puissance, et sur la
nature rationnelle qui les fait rechercher l’intérêt individuel. L’Etat le meilleur
est pour lui donc le plus naturel « qui favorise l’expression de toutes les
opinions des individus », selon les termes de Balibar. Favoriser la liberté
individuelle, c’est-à-dire l’expression de chaque opinion, tout en garantissant la
sécurité collective, source du bonheur social. L’Etat a donc un devoir de laisser
une grande liberté de pensée et d’expression aux individus et favoriser
l’éducation de tous en vue de leur permettre à tous d’accéder à la connaissance
du troisième genre.
Balibar indique que la démocratie est l’union des hommes en un tout
qui a un droit souverain collectif sur tout ce qui est en son pouvoir. Elle
développe les principes de l’Etat « le plus naturel » et le régime politique le
plus cohérent, lequel met en évidence le ressort de tout pacte, de la mise en
commun des puissances individuelles, de l’obéissance civique et de la raison
pratique ; par ailleurs, elle favorise la vie harmonieuse et paisible. C’est
pourquoi, selon lui, la théorie politique de Spinoza prône un manifeste
démocratique qui conçoit un Etat le plus libre possible et régnant ainsi sur les
cœurs de ses sujets.
201
Traité théologico-politique, Chapitre XVI, pp.515-517.
202
Traité théologico-politique, Chapitre XX, p.637.
- 266 -
Le combat spinoziste pour la liberté de penser n’est pas neutre. Déjà en
1648, il ne s’est pas privé du précieux soutien apporté à la politique
républicaine libérale du Grand Pensionnaire Johan de Witt, qui lui défendait la
liberté des citoyens. Notre penseur exprimait sa réelle volonté de promouvoir la
liberté des citoyens à travers la démocratie en vue du bonheur en communauté :
liberté de penser d’une part ; indépendance relative du pouvoir politique par
rapport au pouvoir religieux d’autre part. On peut en déduire qu’il jette là les
jalons des « Droits de l’homme » élaborés, plutard par la philosophie des
lumières et la pensée révolutionnaire : liberté, égalité, sûreté, résistante à
l’oppression et au droit du « vivre-ensemble » de La Déclaration du 1793.
Rappelons que la notion de liberté demeure au cœur de la charte de La
Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, notamment dans ses
articles 10 « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses,
pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la
loi » et 11 « La libre communication des pensées et des opinions est un des
droits les plus précieux de l’homme ».203
C’est en bon défenseur de liberté d’opinion et de communication de
pensée que Spinoza se pose. Car pour lui la liberté est la condition du bonheur
en communauté. Et « l’homme qui mène la raison est plus libre dans la cité
où il vit selon le décret commun, que dans la solitude, où il n’obéit qu’à
lui-même. »204
Si Spinoza pense que la liberté de philosopher est nécessaire dans un
Etat, en vue de garantir la paix civile et l’exercice du sentiment religieux, c’est
parce que l’Etat est le protecteur de la liberté de penser.
La préface du Traité théologico-politique préparait déjà la présentation
de l’Etat du point de vue du droit naturel. Son intention est de défendre la
liberté de « penser ce que l’on veut et de dire ce que l’on pense ». Il procède
d’une part, en se démarquant de la théologie, de l’autre en exhortant le pouvoir
politique à assurer la paix intérieure, dans la mesure où il garantit une totale
203
Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, article 10.
204
Ethique, Quatrième Partie, Proposition LXXIII, p.453.
- 267 -
liberté de pensée. Pour ainsi dire, les hommes sont faits qu’ils ne supportent
rien que de voir les opinions qu’ils croient vraies tenues pour criminelles, et
ainsi imputé ce qui émeut leurs âmes à la pitié envers Dieu et les hommes ;
d’où ils parviennent à détester les lois, à tout oser contre la justice, à émouvoir
des séditions pour une cause quelconque.
Instituant la puissance par la règle d’or donnant la puissance de chacun,
l’Etat donne à l’enchevêtrement des désirs la liberté de se produire pour le bien
de chacun et de tous. Il exerce sa puissance, sa fonction : assurer l’ordre
raisonnable qui est la liberté bien comprise. On pourrait noter par là que seule
la sauvegarde de la liberté de penser permet de sauvegarder le droit et la sûreté
de l’Etat.
La démocratie chez Spinoza porte la marque d’un régime particulier et
d’une exigence immanente à tout Etat. En fait, c’est le régime où aucun
individu ne s’aliène à un autre en ce que chacun délègue sur le pouvoir à la
collectivité tout entière érigée en puissance souveraine à laquelle il participe.
Tous conservent entièrement leur liberté. La démocratie comporte le privilège
d’être le régime politique qui assure la finalité du pacte social. Dans sa
tendance démocratique, l’Etat permet, d’une part, l’instauration d’un Etat de
droit garantissant la paix, la sécurité et la liberté par le respect d’une loi
commune, et de l’autre une vie dépouillée des passions, pour mieux se réaliser.
Promouvoir pour ainsi dire le développement constant des connaissances, en
vue de conduire les individus à accéder à la liberté, tel est l’objectif de la
démocratie qui favorise l’instauration d’une communauté rationnelle.
On le voit, un régime politique quel qu’il soit doit permettre de
concilier la souveraineté absolue de l’Etat et la liberté individuelle. L’ambition
finale de Spinoza vise à montrer que la liberté de penser et d’exprimer ses
opinions est certes compatible avec la paix et la sécurité de l’Etat, mais elle est
la condition sine qua non de son maintien. Chacun doit être libre de ses pensées
et de ses jugements. Mais alors, l’Etat pourrait-il exercer un droit où sa
puissance cesse ?
- 268 -
Bien entendu, la liberté de penser ne renvoie à rien si elle ne trouve son
point de chute dans la liberté d’expression. La liberté active de l’individu fait la
force de l’Etat et conditionne l’existence même de démocratie dans la mesure
où toute loi édictée est le fruit de la libre confrontation des idées. L’Etat défini
comme l’organisation politique de la société, son statut démocratique est le
plus conforme à la nature et le plus libre. « Dans cet Etat, nul ne transfère
son droit naturel à autrui au point d’être exclu de toute délibération à
l’avenir ; chacun au contraire le transfère à la majorité de la société tout
entière dont il constitue une partie. Et de cette façon tous demeurent
égaux, comme auparavant dans l’état de nature. »205
A propos de la démocratie, Balibar cherche à savoir si les individus
pouvaient exercer la souveraineté collective sans recours à Dieu, à un pacte
social. Il montre que l’Etat démocratique, constitué sur la base de la réciprocité
des devoirs et de l’égalité des droits, est gouverné selon la loi de la majorité
résultante des opinions individuelles. Il faut encore qu’il y règne un consensus
quant à la nécessité de faire prévaloir l’amour du prochain sur les ambitions
(« aimer son prochain comme soi-même »), comme nous l’indique La Bible.
C’est dans ce même espace que la liberté d’opinion et d’expression est mieux
reconnue comme la base et la fin de l’Etat. L’Etat se concevant pour assurer la
concorde et l’harmonie entre les hommes. En définitive, on peut comprendre la
vraie religion et le droit naturel du souverain et leurs corrélats : selon Balibar,
la liberté de conscience religieuse et la liberté d’opinion publique sont à
distinguer (et non pas à confondre) pour former nécessairement un système.
Chacun d’eux constituent pour l’autre une condition de son effectivité. C’est
pourquoi, Spinoza reconnaît qu’un écart subsiste toutefois entre le pacte social
et la loi divine intérieure, bien que les individus – fidèles – ne soit pas autre
que les individus citoyens. Pas de place pour ainsi dire pour l’imagination d’un
Dieu transcendant mais pour le discours de la philosophie et pour l’inspiration
de la multitude à la paix civile.
205
Traité théologico-politique, Chapitre XVI, p.521.
- 269 -
De toute évidence, la concorde et la paix sont l’objectif de la
démocratie s’ils ne sont pas celui des autres gouvernements, lesquelles sont
leur fondement. Dans l’Etat démocratique où la loi suprême est le salut de tout
le peuple, il y a bien des sujets, et non des esclaves ; c’est « l’Etat
démocratique qui est indivisiblement dans les mains de tout peuple ou de
sa plus grande partie. »206 La démocratie est une forme de l’Etat, avec une
application organisée, systématique de la contrainte aux hommes. Elle désigne
la reconnaissance officielle de l’égalité entre les citoyens, du droit égal pour
tous. Ainsi, la démocratie est, selon Spinoza, le régime le plus naturel, parce
qu’il exprime l’égalité et permet la liberté humaine. C’est en cela que les
hommes parviennent à se défaire de la domination absurde des désirs et à se
maintenir dans les limites de la raison, afin de vivre dans la concorde et la paix.
•
Vers un prolongement de la perspective spinoziste (L’Etat, moyen des
libertés individuelles)
Les anarchistes pensent que la personne humaine est la seule valeur, le
bonheur des personnes, la seule «fin en soi ». En revanche, contre eux, l’Etat –
cette abstraction incarnée en institutions, en administrations, en règlements –
est un moyen nécessaire pour la réalisation des aspirations individuelles. Il
n’est question d’opposer discipline et liberté. Il faut une autorité pour protéger
la liberté de chacun contre les empiètements injustifiés d’autrui. Seulement,
l’Etat perd toute justification s’il cesse d’être le moyen d’épanouir les libertés
individuelles et s’il prétend se poser comme fin suprême. C’est là ce qu’a très
bien vu Rousseau dont le Contrat social peut être considéré comme une charte
de démocratie. L’Etat n’a d’autre objectif que de réaliser et de garantir la
liberté et l’égalité auxquelles les individus ont naturellement droit. C’est
pourquoi, il faut « trouver une forme d’association qui défende et protège
de toute la forme commune la personne et les biens de chaque associé, et
par laquelle chacune s’unissant à tous n’obéisse pourtant qu’à lui-même et
206
Ibid., Chapitre XX, p. 635.
- 270 -
reste aussi libre qu’auparavant, tel est le problème fondamental dont le
social donne la solution ».207
Dans cet élan démocratique, l’Etat n’est pas une transcendance ; ce sont
des particuliers qui composent le souverain. La loi ne peut confisquer la liberté
individuelle, elle s’exprime même dans la volonté des individus.
Comment alors concevoir que les volontés particulières diverses,
souvent opposées, des individus puissent s’exprimer dans une loi commune ?
Question paradoxale.
•
Le paradoxe de la démocratie : la volonté générale
Rousseau y répond par le recours au modèle du contrat social, un pacte
par lequel chacun s’engage envers tous les autres à ne reconnaître d’autre
autorité que la volonté générale. La volonté générale208 indique celle qui
s’affranchit des intérêts divergents, des passions de chacun, pour se soucier du
bien commun. Toutefois, la volonté générale dans la vision rousseauiste ne
saurait être une puissance extérieure à chacun de nous, car elle est la règle de la
raison, acceptée en commun par les membres du groupe mais que chacun
découvre en lui-même, quand il écarte ses désirs égoïstes. L’impulsion des
passions est le véritable esclavage, et contraindre un homme à obéir à la
volonté générale, c’est le soumettre à sa propre raison, et ainsi « le forcer à
être libre »209.
La volonté générale peut aisément se dégager dans les débats du peuple
assemblé car les hommes ont des intérêts communs. Ainsi, pour Rousseau,
c’est l’opposition des intérêts particuliers qui rend nécessaire le contrat mais
c’est la rencontre des mêmes intérêts qui la rend possible. En revanche, la
volonté générale ne saurait être à tout instant la volonté universelle, il se
trouvera toujours quelque citoyen pour n’être pas d’accord sur une loi
proposée, on tient pour volonté générale celle de la majorité. La liberté de la
207
Rousseau, Du Contrat social, Livre I, Chapitre VI, §21, Flammarion, Paris, 1968, p.51.
208
Le terme « volonté générale » désignait déjà chez les théoriciens du droit naturel (Grotius, Pufendorf,…) la réunion
des volontés singulières des sujets. La conception rousseauiste semble être bien différente, puisqu’elle s’exprime en
fonction de la politique et n’est pas la volonté de tous. Elle correspond en effet à la raison commune dans son
application politique. D’ordre commun, elle bannit la considération du particulier.
209
Idem.
- 271 -
minorité n’est pas pour autant aliénée, car on peut considérer que c’est à
l’unanimité que les individus ont décidé de se soumettre à volonté de la
majorité. Tel est du moins le postulat de la démocratie. Au demeurant, le souci
rousseauiste de ne pas opposer l’Etat et les individus est si grand qu’il n’admet
pas que le peuple puisse aliéner sa liberté en se soumettant aveuglément aux
décisions des députés qu’il a élus. Il est toujours nécessaire, selon lui, que les
lois proposées par les représentants du peuple soient ratifiées par un
référendum du peuple lui-même.
En marge de tout ceci, nous pouvons évoquer quelques difficultés dans
la réflexion politique de Spinoza. Pierre-François Moreau en parle déjà (avec
Fabienne Brugère) dans les Travaux du Groupe de Recherches Spinozistes
notamment dans Spinoza et les affects, Pups, Paris, 1998. Il trouve Spinoza
tout de même distant à l’égard de la théorie politique du pacte social, même s’il
en parle. Selon lui, le pacte semble tomber sous le coup de la divergence entre
théorie et pratique. De toute évidence, si la société ne parvient pas à se
construire par le jeu des volontés, les hommes doivent développer la tendance
et l’intérêt à bâtir la vie du partage et de la communauté. En revanche, les
hommes ne peuvent s’accorder naturellement que lorsqu’ils mènent leur vie
sous la conduite de la Raison, et non soumis aux passions pour ne pas être
conduits au déchirement et à la fragilisation de leur relation par l’arbitraire et la
violence. De par le discours de Spinoza au sujet des relations sociales, Moreau
fait remarquer une difficulté interne à la problématique spinoziste en ce sens
que la Raison qui est censée réunir les hommes reste parfois confrontée à une
réalité tangible : c’est que l’hostilité des hommes tant dans leur constitution
qu’au niveau de l’imitation des affects confère à la raison le statut de la chose
au monde la moins partagée. On sait là que tous les hommes n’appliquent pas
la raison selon les normes sociales exigées.
Faut-il ajouter qu’en tout état de cause, la liberté d’expression tant
souhaitée par Spinoza trouve toutefois sa limite dans les opinions qui explicitement – tendent à la remise en question du pacte social, pacte librement
conclu par l’individu.
- 272 -
Que retenir de cette analyse ?
En fin de compte, il conviendrait de noter avec Spinoza que dans un
Etat démocratique, on fait davantage usage du raisonnement et de la raison : il
y a donc davantage de possibilités d’y développer la raison. L’Etat républicain
interdira la prophétie, à cause des risques qu’elle fait courir à l’ordre civil, mais
aussi parce qu’elle contribue à renforcer l’imagination. Parce qu’il se veut
rationnel, il doit favoriser le développement de la raison (libre exercice de la
philosophie) et non celui de l’imagination. Ainsi, la société démocratique doit
créer les conditions de développement de la vie rationnelle, de la fin de la
servitude et du devenir des individus.
Notre penseur aurait mis des idées fondamentales
qui éclairent
l’essence de la nature humaine, mais aussi le destin des hommes libres, vivant
sous le commandement de la Raison, dans une cité libre. C’est en ce sens que
la liberté est le but principal de l’organisation politique de la société.
Pour notre part, le message spinoziste nous permet de comprendre
l’intérêt de la question de l’égalité entre les citoyens, un principe fondamental
de la démocratie moderne : l’égalité politique, l’égalité devant la loi, l’égalité
des chances, l’égalité sociale ou l’égalité de respect. Il est clair qu’une société
moderne démocratique se caractérise par le passage d’une société hiérarchisée
et inégalitaire à une société égalitaire des droits et des chances. Bien plus
différente de la société à privilèges liés à la pureté de sang au rang social, à la
naissance ou à l’âge, la société égalitaire reste une société où les citoyens
s’engagent dans les mêmes conditions et jouissent des mêmes droits. Elle
repose sur la conscience d’appartenance commune à un espace humain qui
appartient à tout homme, riche ou pauvre, ancien ou jeune. En somme, la
société égalitaire est une société d’estime égale pour tous.
On peut reconnaître en Spinoza le souci d’une justice sociale basée sur
le rôle de l’Etat en matière de solidarité, d’éducation et de liberté. Et cela le
positionne–t-il sans doute dans une ligne d’homme politiquement engagé. En
revanche, il nous semble que la voie éthique qu’il propose est centrée
davantage sur l’individu. Nous voulons dire que sa voie est plus individuelle
- 273 -
que collective ; quant à sa démarche, il nous semble, contraire à celle de
Rousseau pour qui l’individu n’existe vraiment plus.
Ainsi, Spinoza est un penseur engagé, engagé politiquement parce qu’il
pense politique, et dont la liberté de penser et la démocratie sont des acquis à
préserver.
- 274 -
CHAPITRE VII. DE LA LIBERTE POLITIQUE A
L’ENGAGEMENT POLITIQUE
VII.1. Ethique et politique
Il est important d’étudier le rapport entre l’éthique et la politique. C’est
pourquoi il nous faut, pour nous, situer la politique de Spinoza, laquelle n’est
pas une finalité de l’éthique et de la philosophie. La politique désigne bien la
réflexion sur l’organisation des institutions indispensables à la cité et de la vie
sociale. Cette réflexion politique doit permettre d’instaurer la paix et la
concorde parmi les citoyens. En effet, l’harmonie sociale permet la mise en
place de l’élan individuel par lequel l’esprit singulier passera de la servitude à
la liberté et de la morale de la crainte à l’éthique et à la béatitude. La politique
apparaît donc comme la condition préliminaire de la sagesse, dans l’exacte
mesure où la sécurité et la paix sont les conditions de la construction du
bonheur. Spinoza entend bien ici construire sa réflexion sur la réalité et la
connaissance rationnelle.
De cette façon, si la libre existence outrepassait le pouvoir ordinaire de
l’homme le politique ne se poserait pas. C’est pourquoi la réflexion politique
n’est pas chez Spinoza un appendice secondaire de sa philosophie : elle est au
contraire consubstantielle à l’ensemble de la doctrine. Si l’objectif principal de
la philosophie est l’instauration d’une éthique et l’accès à la joie, l’objectif de
la politique est de rendre cette fin réalisable : la théorie de l’Etat est le moyen
de l’éthique philosophique. La fonction immédiate de la société civile, comme
l’Etat de droit fondé sur un pacte, st en effet, l’instauration de la sécurité et de
la liberté ; les possibilités existentielles de chacun, même si elles sont
passionnelles, ne sauraient être garanties que par le respect d’une loi comme
commune érigée d’un accord. Il n’est pas nécessaire que les individus soient
déjà libérés : les institutions bien faites équilibreront les passions.
- 275 -
L’institution politique répond à une seconde fonction, celle d’établir les
conditions de possibilité d’une « vie véritable de l’esprit » ; or celle-ci ne peut
être obtenue et exprimée que par la connaissance. L’Etat, monarchie
constitutionnelle d’esprit démocratique, ou république en un sens, a de façon
précise pour fonction de rendre possibles cette connaissance et cette « vie
véritable ». La structure politique est le moyen de la vie libérée des individus.
En revanche, il revient à l’individu de parcourir par lui-même les étapes de
l’itinéraire qui conduit de la servitude inquiète à la plénitude réfléchie. La
valeur de l’Etat manifeste uniquement le fait que cette libération philosophique
ne saurait s’accomplir de l’état de nature, qui est celui de la violence.
La politique est de cette façon un élément fondamental du système. Elle
lui est d’ailleurs parfaitement homologue. Le même esprit qui a présidé à
l’instauration de l’éthique préside à celle de la politique : c’est par elle-même
qu’une constitution tient son autorité, sans une référence à un Dieu, à un prêtre,
ou à un prince. Il en va de même pour le vrai bien défini par la seule réflexion
humaine indépendante ; en outre l’action d’autonomie qui fonde la
souveraineté politique, la liberté politique ou la liberté philosophique a
exactement les structures d’une causalité immanente et adéquate. L’autonomie
politique a le même visage que celui de l’autonomie de la substance ou du
désir : leur liberté est leur être même quand cet être immanent ne se tient que
de soi et ne vise qu’au déploiement de soi.
De façon précise, la religion philosophique qui signifie la religion
spirituelle est celle qui relie l’individu aux autres, et au tout de l’être de la
nature, se manifeste par une éthique, plus généreuse sur le plan du
comportement. Le rôle de l’Etat ne peut être uniquement négatif : il ne peut pas
se contenter d’assurer la sécurité publique, le respect des opinions diverses. Il
doit aussi promouvoir la liberté des individus, tel qu’énoncé explicitement au
chapitre XX du Traité théologico-politique : « La fin de la république ne
consiste pas à transformer les hommes d’êtres rationnels en bêtes ou en
automates. Elle consiste au contraire à ce que leur esprit et leur corps
accomplissent en sécurité leurs fonctions, et qu’eux-mêmes utilisent la
- 276 -
libre Raison, sans rivaliser de haine, de colère et de ruse, et sans
s’affronter avec malveillance. »210Mais jusqu’où peut aller cette liberté ?
Il nous faut continuellement revenir au fondement de l’Etat : celui-ci
repose à la fois sur la nature appétitive des hommes qui désirent se conserver
eux-mêmes et épanouir leur puissance, et sur leur nature rationnelle qui conduit
à rechercher l’intérêt collectif comme supérieur, meilleur plus que l’intérêt
individuel. Le meilleur Etat est « le plus naturel ». Or l’homme ne peut renier
sa nature et abandonner son désir de liberté. Il faut donc que l’Etat favorise
cette liberté individuelle, c’est-à-dire l’expression de chaque opinion, tout en
garantissant la sécurité collective, qui est une source du bonheur social.
Notre penseur distingue la pluralité des opinions et l’action qu’elles
pouvaient engendrer. C’est la raison, qui est l’expression des règles de
modération et de réflexion, qui doit fonder les échanges au sein des assemblées
politiques du « meilleur Etat ». Spinoza analyse avant tout les différents
régimes : le pouvoir exécutif est, dit-il au chapitre XX, entre les mains soit de
toute la collectivité (démocratie directe), soit de quelques-uns (démocratie
parlementaire), soit d’un seul (régime « présidentiel »).
Il établit l’idée que la morale rationnelle, civique, qui élimine chez
chacun la ruse, la colère et la haine, est la base du fonctionnement d’un Etat
démocratique. D’ailleurs, Spinoza aurait déterminé la forme politique de type
démocratique de ces différents régimes politiques. Mugnier parle dans la
deuxième partie de son ouvrage de la méthode spinoziste utilisée dans la
pensée politique. Il s’interroge ici : faut-il attendre une mathématisation du
réel politique qui aboutirait à une science positive de la vie politique ?
Il reconnaît que Spinoza s’est engagé à institutionnaliser l’Etat
monarchique non pour demeurer dans la tyrannie, mais pour qu’il vive dans la
protection de la paix et de la liberté. De cette façon, la méthode spinoziste
consiste à conjuguer la rigueur de la démonstration avec la réalité de
l’observation en tenant compte de l’organisation politique de la société
210
Traité théologico-politique, Chapitre XX, p.637.
- 277 -
humaine. On voit que dans le Traité théologico-politique, Spinoza rapproche la
Nature et l’Ecriture, deux éléments à interpréter selon lui et dont la
connaissance vise à reprendre ces
éléments, afin d’accéder à la clarté
rationnelle. De toute apparence, Spinoza s’oriente vers une activité autonome
de l’esprit. A en croire Mugnier, la théorie générale de Spinoza consiste à partir
des principes fondamentaux de la Nature pour analyser les caractères de la
souveraineté, et établir la portée et les limites du pouvoir public. Spinoza traite
du souverain bien et du désir insatiable qui peut menacer et contribuer à la
ruine des Etats. Ainsi, sa pensée rattache l’éthique à la politique dont la finalité
est d’aboutir à la sécurité et à la paix. D’ailleurs, l’histoire nous livre des
exemples d’Etats dont les institutions assurent d’une façon satisfaisante une vie
politique saine et la sécurité atteinte fondée rationnellement.
C’est l’urgence d’abandonner les vicissitudes de la vie et les caprices de
l’état de nature qui conduit les hommes à s’engager dans un processus de
relation en vue d’une vie d’épanouissement et sécurisée. De la sorte, par la
rupture de l’état de nature, le droit de chacun est transmis à la collectivité et
déterminé par la puissance et la volonté de tous. C’est donc par l’unique
obéissance de la raison gouvernante qui conduit à l’accord et au pacte. A
travers ce pacte, une double visée spinoziste se dégage : la visée politique,
selon laquelle la démocratie permet à chacun de mener une vie harmonieuse et
sans heurts ; la visée éthique, qui entend soustraire les hommes à la domination
absurde de l’appétit et à les maintenir nécessairement dans les limites de la
raison. Toutefois, la prééminence du respect d’autrui est très précieuse pour
notre philosophe, promesse morale qui selon lui fonde la démocratie.
La seconde interprétation du contrat social est traitée au chapitre des
Heureux. C’est sur conseil de Moïse que les hébreux décidèrent d’établir un
nouveau lien social, en transférant leur droit naturel non à une personne mais à
Dieu seul, à qui ils lui promettent pour ainsi dire d’obéir absolument à ses
commandements. Selon notre penseur, de par ce pacte, l’Etat et la religion
constituent une seule chose et ainsi que les dogmes religieux ont force de loi.
- 278 -
Telle est la raison qui conduit à nommer cet Etat une théocratie en ce que les
citoyens ne sont tenus qu’au seul droit à leur révéler par le divin.
La promesse d’obéissance aux commandements divins et la
reconnaissance au droit divin sont établies par une révélation prophétique. A
travers ce pacte, les hébreux naturellement égaux transfèrent leur droit à un
individu unique. On peut comprendre de là que la société hébraïque suit un
certain modèle de la démocratie. En effet, ce rapprochement s’explique
notamment par le transfert du droit à Dieu et la constitution d’une société
commune semblable à celle de la constitution démocratique de l’Etat. Spinoza
souligne que la source du pouvoir, en tout Etat, réside donc dans la masse. En
fait, les hommes abandonnent leur droit en la faveur de Dieu, Dieu étant au
final le souverain hobbesien, celui au profit de qui s’effectue la renonciation au
droit naturel. De concert avec les exigences juridiques de Hobbes, Dieu qui
bénéficie de ce transfert exprime son accord en protégeant les juifs en vue de la
conservation de leur existence. Ce rapprochement spinoziste entre la
Théocratie et la Démocratie est significatif. C’est que la Démocratie, dans sa
forme essentielle d’association entre les hommes, représenterait l’Etat.
L’option pour l’appel à un médiateur est supprimée, puisque les hommes sont
en face de Dieu. En comprenant l’obéissance au droit révélé par Dieu, Spinoza
n’ignore pas que les hébreux conservent de manière absolue le droit de se
gouverner ; il faut donc transférer à Dieu et s’engager à suivre la raison.
En fin de compte, le contrat fondant la théocratie exprime bien le
pouvoir délégué en Moïse en vue d’écoute et de la parole Dieu ; ce qui veut
dire que les hébreux ont transféré à Moïse leur droit de consulter Dieu et
d’interpréter ses pensées ; Moïse devenant
de cette façon « Vice-Dieu »
dispose de la suprême majesté, la totalité des attributions du souverain. L’on
peut remarquer l’expression d’un double contrat, peuple-Dieu et peuple-Dieu,
comme Dieu-Roi et Roi-peuple. Ainsi, l’interprétation du contrat social reste
fidèle chez Spinoza, à l’instar de Hobbes. Il importe de fonder une souveraineté
absolue qui est l’apanage du pouvoir. A l’évidence, la création de l’Etat civil
exige une promesse réciproque des hommes au respect mutuel. En place du
- 279 -
pacte, c’est le consentement commun, l’Etat s’élève à la volonté générale pour
parvenir à la totalité nationale. L’Etat n’est finalement que l’unité de la pensée
et de la volonté de tous.
Suivant la vision hobbesienne, l’institution d’un état social répond à la
ferme volonté d’échapper à la crainte et à la misère de l’état de nature. Ainsi, la
sécurité et la tranquillité restent l’aboutissement de la volonté collective.
Spinoza n’hésite pas à mettre l’accent sur la tranquillité caractérisant le
véritable état social dont les objectifs sont la paix et la sécurité. Naturellement,
la paix, entendue comme but fondamental de l’Etat ne peut être séparée de la
liberté. Hobbes oppose justement la paix à la liberté. Selon lui, la paix ne peut
être assurée que dans la mesure où les individus perdent leur liberté pour se
soumettre à l’absolu pouvoir du souverain. On a la paix par la crainte. On
comprend avec Mugnier que chez Hobbes, une telle paix reste négative car
fondée sur la terreur, elle supprime notre indépendance puisque notre âme
reste captive de la menace du souverain. Spinoza, lui, tente de réconcilier la
liberté et la raison. Ainsi, en revenant à Saint-Augustin, le fondement de la
paix, c’est l’amour de Dieu et son reflet, l’amour des hommes.
On peut noter que Spinoza est un penseur mystificateur qui lutte contre
l’emprise de la religion et désacralise le pouvoir politique en affirmant la
rationalité du réel. L’éthique, il nous semble, pose sans cesse le problème des
valeurs, et du politique, qui signe l’engagement communautaire, qui se trouve
au cœur de la préoccupation spinoziste sur la condition humaine.
Mais comment notre philosophe a fondé sa politique ? Il nous faut
partir ici de l’analyse faite des institutions politiques par Spinoza pour
comprendre son engagement.
VII.2. Analyse des différentes institutions politiques
Dans ce chapitre, nous avons jugé utile d’étudier l’analyse des
institutions politiques pour tenter de comprendre son option finale du type de
régime politique. A ce titre, la lecture et la comparaison de ses différentes
- 280 -
œuvres restent incontournables. Nous nous sommes de toute évidence appuyés
sur les commentaires faits sur ce sujet.
Le Traité théologico-politique et Traité politique restent les œuvres
majeures de Spinoza qui ont servi à exposer sa philosophie politique, ce qu’il
pensait de la société politique, de l’organisation étatique et des diverses formes
de gouvernement concevables. Mais l’Ethique et la Correspondance ont servi
également un plateau assez précieux pour souligner la continuité de la doctrine
politique.
Il est fort intéressant de souligner au passage que le Traité théologicopolitique soutenait la politique libérale de Jean de Witt, grand pensionnaire de
hollande. On peut noter avec Carré qu’il existe chez Spinoza, une théorie de
l’Etat en général, de la société humaine en tant que politiquement et
juridiquement organisée ; et elle se découvre à la fois dans le Traité
théologico-politique et dans le Traité politique. Il en existe de même une
théorie des formes particulières de l’Etat, des principaux types de structure de
la société civile et politique, la monarchie, l’aristocratie, la démocratie qui est
surtout évoquée mordicus dans le Traité politique et forme effectivement la
plus grande partie de cette œuvre posthume et inachevée, et qui s’arrête
inopinément au moment où l’on s’apprête à découvrir en détail la démocratie.
Notre penseur est soucieux de se considérer aux yeux du public comme
un politique réaliste dans le réel quotidien. Pour l’auteur, il préfère la pratique
du politique du métier, c’est-à-dire qui connaît, d’expérience, les hommes et les
passions qui les mènent et les conduit quotidiennement. Il entend comprendre
et maîtriser les réalités phénoménales par la pensée, il veut penser le réel
nécessaire.
L’auteur évoque qu’en matière politique, Spinoza se démarque de
Hobbes en sauvegardant la continuité qui relie l’état de nature à l’état civil.
Pour le philosophe, en effet, il n’y a point de changement notable de l’état de
nature à l’état civil, le second se superposait au premier, sans rompre l’unité, la
puissance, le droit de la Nature. On peut lire à cet effet la Lettre à Jarig Jelles
du 2 Juin 1674 : « Vous me demandez quelle différence il y a entre Hobbes
- 281 -
et moi quant à la politique : cette différence consiste en ce que je maintiens
toujours le droit naturel et que je n’accorde dans une cité quelconque de
droit au souverain sur les sujets que dans la mesure où, par la puissance, il
l’emporte sur eux ; c’est la continuation de l’état de nature. »211
L’union de deux hommes dans l’état de nature serait une manière
d’accroître la puissance de chacun d’eux. C’est ainsi qu’il analyse l’état civil.
L’état civil : à ce niveau, le contrat ne diffère pas substantiellement de
l’union naturelle, mais à l’union s’ajoute quelque chose, qui est que si l’Etat est
bien constitué, il n’y a pas d’intérêt pour l’individu à respecter le contrat d’une
façon permanente qu’à le violer.
La vraie religion : ici, l’auteur, en mettant en opposition Spinoza et
Hobbes indique qu’on peut considérer la religion dans l’Ecriture et la
connaissance matérielle de l’Ecriture ne sont rien, si ne vit dans l’âme l’esprit
de la parole de Dieu.
Il voit très peu, en croire Spinoza, dans l’âme des théologiens, acharnés
à défendre leurs interprétations plus ou moins insensées, de la lettre de
l’Ecriture. Il est d’une rationnelle politique de soumettre le pouvoir
ecclésiastique au pouvoir civil pour que les sectes ne persécutent pas, au nom
de leurs interprétations de la lettre, les gens de bien. Dans sa vision, à en croire
Carré, ce sont les actes extérieurs que la religion prescrit sur lesquels l’Etat a
force et droit sur tous les actes ; il n’impose pas une profession de foi, complète
ou limitée, comme l’auraient voulu Hobbes ou Grotius, mais il réglemente des
conduites en se réglant sur la considération du bien public. Il est enfin une
troisième sorte de religion, la plus intérieure, celle qui s’épanouit dans la
béatitude ; elle est libre comme la pensée spéculative qu’elle accompagne,
prolonge et achève chez le philosophe, et qu’elle supplée chez l’ignorant. Elle
est hors de toutes les prises, et nul ne peut être contraint à la béatitude. La
liberté de pensée et celle d’un cœur, qui ne vit que pour penser et aimer la
nécessité éternelle, suffisent au sage. En revanche, bien des individus, malgré
211
Traité Politique /Lettres, Lettre L à Jarig Jelles 2 Juin 1674, Paris, Flammarion, 1966, p.283.
- 282 -
tout, et le vulgaire avec eux, estimeront sans doute, que cette liberté ressemble
un peu à une oppression.
En tout état de cause, l’Etat ne veut que son intérêt qui est celui d’être
le plus puissant qu’il puisse être ; Or, il n’y a point de plus grand danger pour
un Etat que d’être haï de tous ceux qui en constituent. De la sorte, la pensée
peut bien être intangible sur elle, puisqu’elle est inaccessible, mais il semblerait
avoir force et droit sur les manifestations de la pensée.
On le voit avec Carré, la règle de l’Etat chez Spinoza, comme la règle
de toute chose dans la Nature, est la règle de son être, de sa force, de son
utilité, mais la véritable utilité de l’Etat coïncide avec la liberté des citoyens :
« La fin de la république ne consiste pas à transformer les hommes d’êtres
rationnels en bêtes ou en automates. Elle consiste au contraire à ce que
leur esprit et leur corps accomplissent en sécurité leurs fonctions, et
qu’eux-mêmes utilisent la libre Raison, sans rivaliser de haine, de colère et
de ruse, et sans s’affronter avec malveillance. La fin de la république c’est
donc en fait la liberté. »212
Ce qui a été mentionné du principe de l’Etat vaut pour toutes les formes
de la société politique organisée, et la pensée de Spinoza est, à ce point de vue,
très homogène du Traité théologico-politique à l’Ethique et au Traité
politique. En revanche, le philosophe accordait une grande importante à la
diversité des institutions, et à l’analyse des formes que peut prendre la société
politique, l’indication des avantages et des inconvénients que peut présenter le
Traité politique :
La monarchie : selon Carré, Spinoza récuse le régime monarchique qui
pose ordinairement comme le type achevé de l’exercice de la souveraineté
absolue. Notre penseur lui, pose le problème autrement. Pour lui, en effet, la
souveraineté absolue est la forme de gouvernement qui dégénère le plus
aisément en un régime d’arbitraire et d’incohérence. Car un seul homme est
incapable de suffire au soin des affaires de l’Etat, et est contraint de choisir des
212
Traité théologico-politique, chapitre XX, p.637.
- 283 -
auxiliaires. Il est vrai que la liberté des sujets, dans une monarchie, pourrait du
reste être sauvegardée, si le monarque s’entourait d’un conseil d’Etat ayant
voix consultative et dont les membres seraient choisis par lui sur des listes
présentées par ses sujets.
L’aristocratie : le régime aristocratique est, selon Spinoza, beaucoup
plus capable que la monarchie de réaliser une souveraineté absolue,
indispensable à la communauté politique, si les lois doivent être respectées.
L’aristocratie est apte à réaliser un sage absolutisme. De la sorte, le régime
aristocratique, à en croire l’auteur, paraît normal, et tout bien pesé, avoir les
préférences de Spinoza. En revanche, une ambiguïté certaine demeure tout de
même : c’est que, pour l’auteur, si, avant de préférer le régime aristocratique, il
a eu l’idée de préférer le régime démocratique, la mort tragique des frères Witt,
massacrés par la populace en délire, a probablement contribué à le désabuser
de croire au bon sens du grand nombre. Mais il faudrait aussi noter qu’il n’est
pas certain qu’il ait effectivement préféré le régime démocratique. En effet, son
dernier choix n’a pas été révélé, selon l’auteur, pour signifier un changement
notable de vue sur le régime démocratique, dans le Traité politique, qui
s’arrête au moment où allaient être exposées les conditions de fonctionnement
du régime démocratique. Pas davantage dans le Traité théologico-politique de
1670, car il n’évoque que du principe général de l’Etat, sans vouloir entrer dans
le détail des institutions politiques. ; en prenant, comme le pense Carré, comme
type de l’Etat, l’Etat démocratique, c’est parce qu’il est celui qui a les
meilleures prédispositions pour mieux exposer et faire comprendre la
formation et les effets de la constitution de l’Etat, par la constitution d’un corps
de peuple qui détient la souveraineté.
La démocratie : le régime démocratique est celui qui permet le mieux
de faire comprendre ce que pourrait être une souveraineté absolue voulant être
libérale à l’égard de tous, sans être faible à l’égard de personne. Carré analyse
cependant que, vers 1677, le massacre des Witt en 1672, puis le regain de
popularité des Orangistes qui suivit, avaient confirmé et accentué ces
- 284 -
méfiances chez Spinoza ; il marquait notamment une défiance naturelle à
l’égard de la foule passionnée et changeante.
Pour l’auteur, Spinoza pense trouver un régime à la fois éclairé, fort et
stable, dans le régime aristocratique. Mais à ce niveau encore, des distinctions
restent à opérer. Il préfère l’aristocratie fédérative, qui assure pour lui le bon
fonctionnement de gouvernement (avec l’assemblée des Patriciens, un collège
de syndics), qui veille au bon respect des lois fondamentales de l’Etat et
contrôle la gestion des employés du gouvernement. Un tel régime pour
Spinoza, pourrait assurer à la fois la stabilité, parce qu’un roi meurt, alors que
l’assemblée ne meurt pas, et quand au bon fonctionnement, plus de
compétences réunies seront, toutes ensemble, assez puissantes pour le bien.
L’aristocratie fédérative n’est qu’une variété de ce régime, ajoutant à ses
bienfaits ceux de la décentralisation. Une fédération de cités bien constituée
comporte un sénat central, où chaque cité, se retrouvent les organes essentiels
du régime aristocratique, assemblée générale des Patriciens, qui est toute
puissante, Sénat exerçant l’intérim des sessions, assurant la gestion des affaires
dans le cadre des lois établies par la grande assemblée, collège des Syndics. Tel
est le régime qui selon Spinoza, serait le plus exempt de vice interne si l’on
pense au grand nombre des incapables et ses insensés et à la tendance de tous
même des plus incapables, à abuser de leur pouvoir si des contreforces
effectives ne viennent pas les empêcher de le faire. Les pensées politiques de
Spinoza semblent avoir pour ainsi dire en partie subi l’influence des lectures
politiques qu’il a fréquentés, des événements politiques dont il a été le témoin,
des réalités politiques qu’étalait sous son regard la fédération des Provinces
Unies ; mais de tout cela, il semble avoir surtout recueilli une leçon de
réalisme.
Au demeurant, la conception que se fait Spinoza de l’état civil est en
continuité avec sa conception de l’état de nature qui fait corps avec sa
conception de la substance de l’Etre absolu, et des rapports de l’Etre absolu et
de l’être singulier qui participe de l’Etre absolu, et possède autant de droit qu’il
- 285 -
a de puissance d’être en vertu de sa participation à l’Etre, qui est aussi le Bien
absolu.
En fin de compte, l’idée de Spinoza d’un Etat qui a un droit absolu sur
ses membres, mais qui tend à réaliser, à la fois, chez le souverain, le pouvoir
absolu, et chez les citoyens, la liberté, se rattache étroitement au mouvement
unitaire de sa philosophie, qui du sein du pouvoir même des passions fait
émerger le triomphe de la raison. Les passions visent l’utilité de l’être
individuel sans la connaître vraiment ; la raison, l’Etat la réalise dans des
individus, dont la plupart, même alors, ne la connaissent pas. Et le sage, qui le
sait, accepte l’Etat existant, en dépit de ses imperfections, car il sait qu’il
conduit, par l’imagination, par l’espoir et la crainte, les insensés à une utilité
qu’avouerait la raison comme les religions ordinaires conduisent, en se servant
d’images, les ignorants à la béatitude.
Spinoza tout au long du Traité politique démontre comment une société
revue monarchique et aristocratique doit être établie pour se garder de la
tyrannie et maintenir inviolées la paix et la liberté des citoyens. Il a dû
concevoir dans son œuvre en onze chapitres dans laquelle il expose les notions
de droit naturel, de la puissance souveraine, examiné l’organisation en société
et les régimes politiques.
Au début du Traité politique Spinoza semble indiquer la conception des
philosophes par rapport aux passions qu’ils jugent négatives. Pour eux, en
effet, les passions demeurent des vices auxquels les hommes se trouvent
souvent en proie par leur faute. Cela est d’autant plus compréhensible si, en
effet, ils ne s’élaborent point une éthique ni une politique à appliquer. L’on
estime que nul n’est moins apte à régir une république que les théoriciens et les
philosophes. En revanche, les hommes politiques, à en croire Spinoza,
menacent les intérêts des hommes plutôt que de veiller sur ceux-ci. C’est
pourquoi, les théologiens les invitent à se garder de s’attaquer à la religion et
penser surtout à la gestion des affaires publiques selon les règles morales qui
s’imposent.
- 286 -
Ensuite, il expose les notions de droit naturel et de droit de société
civile présentées dans le Traité théologico-politique ; l’Ethique, elle, met en
exergue la liberté humaine qui exige la justice, le mérite, mais aussi peut se
muer en péché et en injustice ; le Traité politique met face à face la puissance
des choses naturelles et la puissance éternelle de Dieu. En effet, Dieu possède
un droit sur toutes choses et le droit de Dieu n’est rien d’autre que la puissance
elle-même de Dieu, en tant qu’on la considère comme absolument libre.
Spinoza pense que chaque chose naturelle tient de la nature autant de droit
qu’elle a de puissance pour exister et pour agir. A la fin, Spinoza tente de
définir les différents régimes politiques. Selon lui, si la charge de la République
relève d’une assemblée qui se compose de la multitude toute entière, alors
l’Etat s’appelle démocratie ; si cette assemblée se compose seulement de
quelques hommes choisis, l’Etat s’appelle aristocratie ; enfin si la charge de la
république et par conséquent la souveraineté appartient à un seul, alors on
l’appelle l’Etat monarchie.
C’est ainsi que Spinoza montre le cycle organisationnel qui part de la
société jusqu’à la République en prenant en compte la société civile ; le corps
de l’Etat dans son ensemble se nomme le corps politique, et les affaires
communes à tout Etat, qui sont soumises à la direction de celui qui détient la
souveraineté, forment la République. En sus, il indique qu’il existe trois types
de société civile : démocratique, aristocratique et monarchique. Le philosophe
hollandais montre par ailleurs que c’est en vertu du droit de la société civile
que les citoyens jouissent de tous les avantages du corps politique. Parlant
ensuite du droit naturel, il montre qu’il n’est que l’expression des règles de la
nature dont la plus essentielle est le droit souverain de chaque individu de
persévérer dans son être. Ainsi, le droit naturel est le pouvoir d’agir selon les
lois de sa nature, afin de persévérer dans son être par l’action du désir et de la
totalité de sa puissance. On notera qu’une des fonctions de l’Etat est donc de
limiter ce droit.
De cette façon, Spinoza indique dans le chapitre suivant que c’est au
seul souverain qu’appartient le pouvoir décisionnel d’établir les lois et de les
- 287 -
interpréter. En sus, il lui appartient de proposer ou d’accepter des conditions de
paix et dispose du droit de jugement sur toutes choses. En revanche, il souligne
que celui qui est le maître de l’Etat est tenu de conserver les conditions du
contrat pour la même raison qu’un homme à l’état de nature.
Par la suite, Spinoza révèle qu’un état civil se fonde sur la sécurité de la
vie et que le meilleur Etat est celui où les hommes passent leur vie dans
l’harmonie et la concorde, une vie humaine où les lois ne sont pas
transgressées, laquelle vie essentiellement dominée par la raison, la vertu et la
vie véritables de l’esprit.
On cherche à comprendre pourquoi Spinoza parle des fondements de
l’Etat monarchique où les hommes doivent s’accorder une âme commune, une
affection commune : espérance, crainte, désir de vengeance. Il montre que ce
type d’Etat se garde d’accorder un statut réel et une place normale à l’étranger
(ce qui le prive des droits élémentaires), c’est pourquoi il est même interdit par
exemple à un roi d’épouser une étrangère. Face à cela, Spinoza souhaite une
société idéale. Il s’agit pour ainsi dire de faire en sorte que tous (gouvernants et
gouvernés) veillent au salut commun et que tous vivent sous le commandement
de la raison.
Notre penseur poursuit son analyse de l’Etat monarchique. Il indique
qu’il faut établir fermement le droit de sorte à ne pas le révoquer. Par ailleurs,
les fondements de l’Etat monarchique sont tenus pour des décrets éternels du
roi. De cette façon, tout ce qui est de l’ordre du droit est l’expression de la
volonté du roi ; en fait toute volonté est assimilée au roi.
A juste raison, il passe en revue les différents régimes politiques. Pour
lui, dans un Etat monarchique, l’argent par exemple va à un seul ou à quelques
uns. Ensuite, les rois ne partagent pas avec leurs sujets les charges de l’Etat.
Disons que la valeur des rois reste irréprochable puisqu’ils règnent en maîtres
absolus, sans partage. Dans un Etat démocratique, le droit de participation au
gouvernement dépend surtout d’un droit attaché à la naissance, ou à la fortune.
Dans un Etat aristocratique, compte un grand nombre de patriciens. Les
patriciens qui sont toujours choisis parmi les riches, supportent la plus grande
- 288 -
part des dépenses de la République. La souveraineté de cet Etat est détenue par
un certain nombre d’individus choisis dans la multitude qu’on appelle
patriciens. Ainsi, comment établir l’Etat aristocratique pour le rendre durable ?
Selon Spinoza, seule l’assemblée est souveraine, la volonté de l’assemblée est
assimilée au droit de façon absolue, et l’assemblée assez nombreuse est une
souveraineté absolue. Par ailleurs, le devoir de tous les patriciens est de
professer la même religion, c’est-à-dire la plus simple et la plus universelle.
Il expose essentiellement les principes de fonctionnement de l’Etat
aristocratique. Il pense, en effet, que c’est l’assemblée souveraine qui est
censée réformer l’Etat. Ainsi, les patriciens disposent d’un pouvoir absolu de
prendre des résolutions nécessaires à la conservation et à l’accroissement des
villes. Le Sénat et l’Assemblée suprême siègent à la gestion et à
l’ordonnancement de la cité. Dans cet Etat aristocratique, nous dit Spinoza, le
pouvoir est partagé entre plusieurs villes et il est remarquable que plusieurs
villes jouissent de la liberté de la liberté, qui reste un bien commun à un plus
grand nombre.
La recherche de par devers tout les causes internes de dissolution ou de
transformation des fondements de l’Etat aristocratique est importante. Un
premier remède peut être imaginé : nommé tous les cinq ans, au dessus de tous,
un dictateur, pour un ou deux mois qui dispose du droit de mener une enquête
sur les actes des sénateurs et de tous les magistrats, d’en juger et d’en décider ;
il pourra ramener par voie de conséquence l’Etat à son principe sans quoi l’on
tombe de charybde en scylla. Comme le pouvoir dictatorial est absolu, il ne
peut pas être redoutable à tous. Plus un homme aura d’arrogance, plus il
parviendra aisément aux honneurs ; et c’est peut-être pour cette raison que les
Romains avaient pris l’habitude de nommer un dictateur non pas à date fixe
mais seulement quand une nécessité imprévue les y forçait.
D’autre part, l’autorité des syndics pourra servir seulement à maintenir
la forme de l’Etat ; son seul effet sera d’interdire que les lois soient violées et
que le péché soit profitable. En temps de paix, une fois délivrés de la crainte,
- 289 -
les hommes quittent peu à peu la férocité et la barbarie pour la civilisation et
l’humanité.
Par ailleurs, si un Etat peut se perpétuer, ce sera nécessairement celui
dont, une fois bien établi, le Droit demeure inviolé. Ce droit et en effet l’âme
de l’Etat. Son maintien assure nécessairement celui de l’Etat. Le Droit qui est
le fondement des deux Etats aristocratiques s’accorde avec la raison et avec les
passions communes des hommes. En fin de compte, Spinoza entend affirmer
de façon absolue qu’un Etat qui tenu par une, et surtout par plusieurs villes, ne
peut être détruit par aucune cause interne ni se changer en une autre forme
d’Etat.
Spinoza dans le onzième chapitre, enfin, parle de l’Etat absolu qu’il
désigne démocratique. Il établit d’emblée la différence qui le sépare de
l’aristocratie : pour lui, il dépend de la seule volonté de l’assemblée souveraine
et de son libre choix que tel ou tel homme soit nommé patricien, de sorte que
personne ne détienne héréditairement le droit d’accéder aux charges de l’Etat,
et que personne ne puisse exiger ce droit pour lui-même. En sus,
juridiquement, il est établi que les hommes qui ont atteint l’âge de la maturité,
ont le droit de voter dans l’assemblée souveraine et de traiter les affaires de
l’Etat. Dans l’Etat aristocratique, a contrario, (Etat moins démocratique) les
citoyens appelés à gouverner la république ne sont pas choisis, parce q’ils
seraient les meilleurs, par l’assemblée souveraine : ils y sont appelés par la loi.
Finalement, l’analyse spinoziste montre divers genres de démocratie : celle qui
est régie par les seuls liens du pays pour exclure les étrangers sujets d’un autre
Etat ; qui ne sont pas sous la tutelle d’un autre, en vue d’exclure les femmes et
les serviteurs qui sont sous l’autorité des parents et des tuteurs ; qui ont une vie
honorable, pour exclure ceux qui sont notés d’infamie à cause ‘un crime ou
d’un genre de vie déshonorant.
Selon l’explication de Spinoza, partout où vivent des hommes et des
femmes, il est remarqué que les hommes gouvernent, que les femmes sont
gouvernées, et que malgré tout les deux sexes vivent dans la concorde. A
contrario, les amazones qui ont régné, ne toléraient la présence d’hommes sur
- 290 -
leurs territoires, n’élevaient que leurs filles, et tuaient les mâles auxquels elles
avaient donné naissance. Par ailleurs, les hommes, le plus souvent, n’aimaient
les femmes que d’un appétit sensuel, et n’estiment leurs dispositions
intellectuelles et leur sagesse que dans la mesure où elles l’emportent par la
beauté, et d’autre part, ils supportent mal que les femmes qu’ils aiment
s’intéressent en quelque façon à d’autres qu’eux.
Il est remarquer que le Traité théologico-politique somme toute moins
volumineux nous a permis tout de même de cerner en profondeur les principes
fondamentaux des régimes politiques et partant de la théorie politique du
philosophe. C’est une œuvre majeure pour nous de tenter autant que faire se
peut d’interpréter la thèse défendue par l’auteur et susciter en nous les réactions
qui s’imposent.
Balibar parle de la politique chez Spinoza en s’appuyant sur son
ouvrage. La réflexion politique de Spinoza est l’expression de ses textes. Dans
son analyse liminaire, il présente le rapport de Spinoza avec la politique
comme un paradoxe a priori. Si la politique est une œuvre historique dont les
dominantes majeures sont la passion, les désirs et les actions des hommes ; la
philosophie spinoziste se propose justement de promouvoir la sagesse et le
souverain bien. En tout état de cause, n’y trouvant aucun contraste, il évoque la
combinaison de l’intelligence et de la conviction.
Balibar souligne que pour réaliser ses désirs, Spinoza a dû écrire le
Traité théologico-politique, « un livre de combat, un véritable manifeste
philosophique et politique », de dénonciation.
En définitive, toute cette œuvre du commentateur dont l’inspiration
vient de ce constat, repose sur cet argument : établir la philosophie de Spinoza
sur la base des problèmes de la politique et rechercher ainsi une possible
conciliation.
Dans la première partie où il est question de rechercher le parti de
Spinoza, Balibar relate le scandale que le Traité théologico-politique a suscité
à l’égard de l’exégèse biblique et la littérature « libertine », le droit politique et
les autorités traditionnelles. Les réactions extérieures ne sont pas favorables au
- 291 -
livre du penseur qu’il juge très détestable. Par ailleurs, Balibar a rappelé les
réelles motivations du philosophe qui consistaient à lutter d’une part contre la
religion superstitieuse, la crainte futile de la nature, le dogmatisme religieux et
de l’autre la manipulation des tenants du pouvoir. Il y propose à ce propos la
distinction de deux genres de connaissance, la connaissance révélée (de la
lecture rigoureuse de l’Ecriture sainte et de l’obéissance) et la connaissance
naturelle (de la science ou de la raison, accessible à l’entendement humain).
Il en ressort de cette façon non seulement une libération des opinions
tendant justement à l’amour du prochain mais aussi une libération des opinions
individuelles au regard de l’Etat, en fait une libération totale de la recherche
philosophique sur Dieu, la nature, les voies de la sagesse et du salut de chacun.
A en croire Balibar, ce que recherche Spinoza c’est bien le droit public et la vie
en société régis par la règle fondamentale, un Etat démocratique, inspirée du
modèle de « la libre République d’Amsterdam ».
On le voit, pour notre commentateur, l’intérêt spinoziste est la
recherche de la liberté comme principe de la démocratie, de la philosophie et
même de la religion. D’où le parti spinoziste n’est que le parti de la liberté,
engagé pour la libre expression et la « libre République » contre la conception
monarchiste de l’Etat ; c’est donc un défenseur de la liberté de conscience
individuelle et de l’autonomie des savants. Le Traité théologico-politique vise
avant tout un objectif politique certes mais les différentes thèses évoquées dans
le livre et leurs présupposés invitent à le croire. En effet, partant de la certitude
du rapport entre vérité et autorité et celle du rapport entre la liberté et le droit
de l’individu, Balibar pense que la philosophie et la politique s’impliquent
réciproquement et qu’il faut organiser l’investigation philosophique à partir des
préoccupations de la politique.
En revanche, il souligne que l’idée principale correspondant à l’objectif
évoqué dans le Traité théologico-politique est la séparation radicale des
domaines de la philosophie et de la théologie. Elle consiste, en effet, à expurger
la pensée, l’entendement du dogme et l’Ecriture des mystères.
- 292 -
Balibar a fait un bref aperçu historique de la crise de la République
hollandaise à partir duquel on peut comprendre la rédaction du Traité
théologico-politique. Disons depuis le « siècle d’or » de la Hollande, la
question cruciale des rapports entre l’Eglise et l’Etat s’est posée avec acuité. La
possibilité d’une conception laïque des rapports entre l’Etat et l’Eglise, dans
laquelle l’Etat s’assurerait, aux fins d’ordre public, le contrôle des
manifestations de la religion extérieure, tout en s’interdisant d’interférer avec
la religion intérieure avait été ouverte. Diverses thèses étaient défendues :
d’une part, la tolérance, condition de la paix civile et religieuse, et partant de
l’unité nationale et le primat du pouvoir civil sur l’organisation des Eglises
défende par le parti des Régents et les Remontrants ; et de l’autre les
Calvinistes orthodoxes qui défendent la double obéissance du chrétien quant à
leur autonomie par rapport à l’Etat (par exemple, droit absolu de choisir ses
ministres, de réunir ses fidèles, de prêcher et d’enseigner).
Mais alors comment situer dans ce rappel historique Spinoza et sa
pensée ? Balibar explique que conçu dans la communauté juive portugaise
d’Amsterdam, Spinoza vécut après son excommunication de 1656 dans les
milieux éclairés de la petite bourgeoise, en l’occurrence dans des groupes de
collégiants et de cartésiens. Sous l’influence, certains disciples interpréteront
sa philosophie tantôt comme un rationalisme ultra-cartésien, tantôt comme un
athéisme pur et simple
De façon rétrospective, Balibar pense que Spinoza a fait l’objet d’une
triple demande philosophique : celle qui vient de la science, de la religion non
confessionnelle et celle qui vient de la politique républicaine. On découvre le
Traité théologico-politique, plein de prestance et d’une triple urgence :
d’abord, l’urgence de réformer la philosophie pour en éliminer les préjugés
théologiques ; ensuite, l’urgence de combattre les menaces contre l’expression
libre et de recadrer le principe d’autorité monarchique et l’intégrisme religieux,
et ainsi de sauvegarder l’intérêt de la patrie, enfin, l’urgence de représenter la
liberté intérieure et extérieure individuelle et collective comme la condition de
la sécurité.
- 293 -
Au final, on peut comprendre que Spinoza est favorable au parti de la
liberté qui entend construire un Etat susceptible d’assurer le salut public, la
religion de la certitude intérieure et la connaissance rationnelle.
Notre commentateur consacre essentiellement la deuxième partie de son
œuvre à la théorie politique de Spinoza exposé dans son Traité théologicopolitique. Il livre son analyse en trois points : d’abord, il examine les rapports
de la souveraineté de l’Etat et de la liberté individuelle ; ensuite, le fondement
naturel de la démocratie et enfin la conception spinoziste de l’histoire et de la
classification des régimes politiques qu’il soumet à discussion.
Au sujet du premier point qui concerne justement le Droit souverain et
la liberté de penser, notre commentateur semble cautionner toute l’absoluité et
la souveraineté de l’Etat. En revanche, tout Etat pour assurer sa survie et sa
stabilité, doit favoriser la liberté de penser et d’expression des individus. Mais
alors, comment parvenir à réconcilier le principe absolutiste ou totalitaire et le
principe démocratique fondamental ? Spinoza répond à la fin de son livre qu’il
faut appliquer la règle fondamentale qui repose sur les pensées et les actions.
Cette règle énonce, en effet, que toute vie humaine n’est possible que grâce à la
liberté de penser, d’agir, de s’exprimer et de décider de chacun. Il est clair que
dans la vision spinoziste l’Etat qui réprime ou menace les opinions et contrôle
les individus, conduit à sa propre ruine. D’où seul l’Etat qui favorise
l’expression de toutes les opinions des individus est digne d’être démocratique.
La démocratie selon Balibar est l’union des hommes en une entité et dispose
d’un droit souverain collectif sur tout ce qui est en son pouvoir. Elle développe
les principes de l’Etat «le plus naturel », met en évidence le ressort de tout
pacte, de la mise en commun des puissances individuelles, l’obéissance civique
et la raison pratique ; par ailleurs elle favorise la vie harmonieuse et paisible.
Ainsi, pour Balibar, la théorie politique de Spinoza prône un manifeste
démocratique qui conçoit un Etat le plus libre possible et régnant ainsi sur les
cœurs de ses sujets.
Notre
commentateur
reconnaît
en
la
pensée
spinoziste
un
développement du droit naturel qu’elle définit comme équivalent à la puissance
- 294 -
d’agir. Il souligne, en effet, que la lecture du Traité théologico-politique nous
livre la « nature », une nouvelle manière de penser l’histoire, selon une
méthode d’explication rationnelle qui vise l’explication des causes. Connaître
Dieu de façon adéquate, c’est connaître l’histoire elle-même de façon
immanente. On comprend pourquoi Spinoza s’intéresse à une exploitation
historique de la politique pour justifier ce qu’on pourrait appeler une théorie
historique des « passions du corps social ». Avec lui, une nouvelle dimension
du problème politique surgit.
Balibar a aussi analysé l’héritage de la théocratie. Il a consacré une
partie de son analyse, au chapitre VII du Traité théologico-politique où il
montre la façon dont Spinoza critiquait les églises et les philosophes qui selon
lui se sont appropriés l’Ecriture ; il exclut tout pontificat religieux. D’autre
part, en matière de religion, chaque individu devrait disposer d’un droit de
penser librement et une autorité souveraine pour juger de la religion. Ainsi
donc, seule la raison peut expliquer et interpréter l’Ecriture et non les
prophètes, et alors la religion naturelle doit être indépendante de la révélation.
On peut évoquer différents textes spinozistes qui visent la religion intérieure ou
la foi d’une part, et la religion extérieure ou le culte d’autre part. Il est vrai que
dans toute religion extérieure, l’Etat interfère nécessairement avec les œuvres,
donc avec la foi, puisque « la foi sans les œuvres est morte ». Tout n’est donc
pas abolit, de l’unité qui existe autrefois entre la souveraineté politique et la
communauté religieuse. Ce ne serait pas le cas si au christianisme historique
venait se substituer une religion naturelle indépendante du fait de la révélation.
Pour Balibar, la conception spinoziste des rapports entre le religieux et le
politique paraît condamnée à rester impure et instable en ce qu’il subsiste un
écart entre le point de vue de la nature et celui de l’histoire.
Pour comprendre l’héritage de la Théocratie, Balibar a examiné
l’articulation des concepts de Théocratie, de Monarchie et de Démocratie, qui
se substituent dans le Traité théologico-politique classifications traditionnelles
des régimes politiques. Spinoza a parlé de théocratie pour désigner la
principale source non biblique concernant l’histoire et les institutions du peuple
- 295 -
juif ; selon lui Dieu exerça le pouvoir d’Etat chez les Hébreux, ce qui ravale cet
Etat au rang de « Royaume de Dieu ». Dans cet Etat, le Droit Civil et la
Religion consistant dans l’obéissance à Dieu, constituent une seule et même
chose. D’où, les dogmes de la Religion n’était que des lois et des
commandements, l’impiété passait pour crime et injustice, et qui manquait à la
religion cessait d’être citoyen et devenait pour ainsi dire un ennemi et un
étranger ; et qui mourrait pour la religion était réputé mourir pour la patrie.
Aucune distinction à faire entre le droit civil et la religion. De la sorte, Spinoza
désigne cet Etat, Etat des Hébreux213 une Théocratie. Pour Balibar, l’analyse de
la Théocratie a une portée générale. Elle constitue, en effet, un type idéal
d’organisation sociale, de comportement de la multitude et de la représentation
du pouvoir. Il a aussi étudié la dialectique propre à la Théocratie d’une part, les
institutions mosaïques représentent une réalisation quasi parfaite de l’unité
politique. Cela vient de l’équilibre subtil des pouvoirs et des droits qui produit
une autolimitation de l’Etat (dans la désignation des juges et des chefs
militaires) ou dans la distribution des compétences religieuses entre prêtes et
prophètes. D’autre part, cela tient au principe même de l’Etat, l’identité de la
loi civile et de la loi religieuse.
Finalement, la Théocratie revêt un statut démocratique : en remettant le
pouvoir à Dieu, les Hébreux ne l’ont remis à aucun homme. Pour être citoyen il
faut être religieux. On voit bien que le pouvoir devient divin et que le peuple a
remis volontairement tous les pouvoirs au prophète législateur au nom de Dieu.
La politique est fondue dans la religion révélée. Et justement Spinoza appelle
ce type de constitution politique une modalité imaginaire. Dès lors, l’institution
politique des Hébreux semblent être une monarchie historique : il s’agit de
réactiver au profit des monarques la mémoire de la souveraineté divine,
redoubler l’obéissance, la crainte et l’amour, verrouillant toute possibilité
d’ébranler la superstition.
213
Spinoza traite du problème des Hébreux et de la théocratie à travers le chapitre XVII de son Traité théologicopolitique : « Par ce pacte, tous demeurèrent parfaitement égaux, qu’ils partagèrent tous également le droit de consulter
Dieu, d’accepter et d’interpréter les lois et que tous, sans réserve aucune, détinrent également toute l’administration de
l’Etat. Pour cette raison donc, la première fois, ils allèrent tous également vers Dieu pour entendre ce qu’il voudrait
leur commander. » Traité théologico-politique, PUF, Paris, 1999, p.549.
- 296 -
Balibar consacre spécifiquement la troisième partie de son ouvrage au
Traité politique de Spinoza d’où il sort une science de l’Etat. Il part, en effet,
d’une comparaison de style qu’il établit entre le Traité politique et le Traité
théologico-politique, portant notamment sur les articulations théoriques et sur
le sens politique de l’argumentation. Il relève par ailleurs des points essentiels
de continuité d’un ouvrage à l’autre. Ainsi, il pose que la thèse du Traité
théologico-politique selon laquelle la liberté de penser est incoercible et hors
de portée du souverain se retrouve au chapitre III, §8 du Traité politique. En
sus, la thèse fondamentale du Traité théologico-politique selon laquelle « la fin
de l’Etat est la liberté » est énoncée en cette formule au chapitre V, §2 du
Traité politique : « la fin de la société civile n’est rien d’autre que la paix et la
sécurité ». En revanche, la construction politique dans le Traité théologicopolitique semble modifiée, et dans le Traité politique, la théocratie ne désigne
qu’un mode d’élection du roi parmi d’autres. Spinoza introduit au sujet de
l’aristocratie, celle de la religion de la patrie qui donne un écho de la tradition
des cités antiques. D’autre part, subordonnée à la théorie, l’histoire ne devient
qu’un champ d’illustration et d’investigation.
Matheron traitait également de la question des institutions politiques. Il
s’interroge d’entrée de jeu sur le fonctionnement du contrat social, sa structure,
son contenu et en quoi il consiste. Il justifie son contrat social à travers deux
motifs :
•
Motifs passionnels : Ici, les hommes, dans leur aspiration à se délivrer
de la crainte et à vivre en sécurité, entendent mettre nécessairement
terme aux inimitiés qui caractérisent les relations humaines à l’état de
nature. Ils refusent l’isolement au profit de l’entraide. Ils s’appliquent
pour ainsi dire à résoudre la contradiction de l’état de nature.
•
Motifs rationnels : les hommes ont intérêt à vivre selon les exigences de
la Raison, mais il est nécessaire que leur Raison se développe soimême. Or, il s’avère impossible dans l’état de nature. D’où la volonté
de mettre terme à cet état.
Comment parvenir à la sagesse, et prenant conscience de l’impuissance
de notre Raison, envisager de créer une situation extérieure lui permettant de se
- 297 -
développer jusqu’à l’acquisition de l’invincibilité ? Selon l’auteur ce désir
passionnel suffit à nous conduire à dépasser l’état de nature et à permettre à
l’instauration de la société politique. Le désir rationnel, a contrario, ne paraît
ni suffisant ni nécessaire, mais par son existence fournit tout de même à la
passion un léger appoint, fut-il négligeable, mais pas nul ; il doit pour ainsi dire
demeurer dans un dénombrement suffisant. Mais alors, comment des hommes
déraisonnables dans leur individualité peuvent-ils de façon collective décider
d’obéir à la Raison ?
Matheron répond que ce n’est pas la force de leurs désirs rationnels qui
conduisent les hommes à se soumettre à la Raison, mais bien plutôt l’ambition
passionnelle de la gloire ou la crainte de la honte. En revanche, le résultat est
conforme à la Raison parce qu’elle est commune et non parce qu’elle est
raison. Devant l’engagement individuel, il convient de réaliser, d’une part, de
ne pas faire à autrui ce qu’il n’apprécie pas et de l’autre, à défendre le droit
d’autrui comme le sien. C’est un principe qui ne peut consister qu’en un
nouveau rapport de forces, puisque seule la force est d’inspirer crainte et
espoir. Ce contrat social dont parle l’auteur consiste donc à transférer nos
droits naturels à une Autorité souveraine qui, disposant la volonté de tous nos
pouvoirs réunis, donnera la possibilité de contraindre chacun de nous à obéir.
Ce n’est pas par refus d’imaginer l’état de nature que nous obéissons aux lois,
mais parce que nous espérons des récompenses et craignons des châtiments. Et
le contrat social conçu par Spinoza dans le Traité théologico-politique a pour
objectif de réaliser un tel principe. Il doit se comprendre à partir du seul jeu de
nos passions. Il en résulte que quand l’Etat existe, les hommes peuvent se fier
les uns aux autres, et par cette marque de confiance mutuelle, ils parviennent à
coopérer et à vivre longtemps. L’on remarque pourquoi les groupes humains
qui parviennent à se constituer en société politique, arrivent à se conserver, non
par finalité consciente, mais le rapport de force sanctionné par la sélection
naturelle. La société, faut-il le rappeler, est l’œuvre des passions et non de la
Raison. Mais quel est le fondement de l’Etat où n’interviennent que des
- 298 -
rapports de force entre individus passionnés ? Pour Matheron, c’est la théorie
des relations interhumaines passionnelles.
De façon unanime, les hommes constituent une entité unique pour
combattre et punir ceux qui s’opposent au vouloir commun et protéger ceux qui
la suivent. A ce propos, Matheron fait remarquer que le Traité théologicopolitique et le Traité politique se différencient en ce qu’il y a à leur niveau un
approfondissement et une universalisation de textes et non un reniement. Selon
l’auteur, chaque individu accepte de coopérer parce qu’il juge l’Etat secourable
et redoutable et l’Etat l’est parce que tous coopèrent. En revanche, le conatus
global de la société politique reste cette auto-reproduction permanente. Il faut
croire que le pouvoir consultatif existe dans tout Etat : c’est lui qui, à tous les
niveaux fait connaître à l’autorité suprême les désirs de ses sujets ou de
certains d’entre eux.
Notre commentateur nous fait remarquer que la transposition à ce
niveau n’ébranle guère la structure de l’Aristocratie en général. Et pourtant,
elle est grosse de conséquences. A la différence des deux régimes sus-indiqués,
l’Aristocratie fédérale semble être la plus équilibrée et la plus dynamique,
puisqu’à un moment donné, elle doit se transformer en toute logique en
Démocratie. En réalité, dans son fonctionnement effectif, une aristocratie
ouverte se confond avec une démocratie ouverte, de même que l’aristocratie
oligarchique ne se distingue pas de la démocratie oligarchique.
On peut dire que la démocratie du point de vue spinoziste en dehors des
femmes, des enfants, des étrangers et des repris de justice, n’exclut que les
servos (confère le Traité politique, § 3). En revanche, si la Hollande ne conçoit
pas d’esclaves, l’on comprendrait mal pourquoi le servage, incompatible avec
les institutions théocratique et monarchique quasi-impossible en Aristocratie,
émergerait soudainement en régime démocratique. A cette allure, nous nous
retrouvons proches de la démocratie représentative ; à l’échelle de la nation et
même de la ville, le sénat seul, dirigé par les syndics, gouvernera
effectivement.
- 299 -
Matheron entend ainsi montrer que tout Etat a une essence individuelle
pour qui il le fait actualiser de par des péripéties de son histoire. Notons que
toutes ces essences individuelles conduisent à les ranger sous un certain
nombre de rubriques : Théocratie, Monarchie libérale, Aristocratie centralisée,
Aristocratie féodale, Démocratie. De la sorte, tout Etat, dans la réalisation de sa
propre essence, tend à se conformer à l’un de ces cinq types. Il en résulte que
quand un Etat aura trouvé la constitution qui lui sied, il deviendra meilleur.
Peut alors se targuer d’évoquer que la société politique est-elle démocratique
par essence ? Peut-il exister une analogie avec les étapes successives du
perfectionnement moral de l’individu ? Selon l’auteur, celles-ci s’explique à
travers cette image : en bas de l’échelle, l’ignorant honnête, son honnêteté liée
à un conditionnement, puis, l’« homme libre » (Ethique, IV), sous la conduite
de la Raison, agit sur les causes extérieures pour susciter à lui-même de bonnes
passions, sans pour autant se passer de ce détour ; puis celui (début livre V) qui
transmue ses passions en idées claires et distinctes, mais ne s’en délivre pas
assez pour se garder de toute surprise ; puis celui qui, rattachant à l’idée de
Dieu toutes les affections du corps, peut parvenir à la pleine connaissance et à
la pleine actualisation de son essence individuelle ; celui, enfin, qui au terme de
ce processus, parvient à la perfection. En revanche, individuellement parlant,
ce sont là des moments successifs d’un même devenir ; quant au niveau de
l’Etat, sauf entre l’Aristocratie fédérale et la Démocratie, aucun passage n’est
envisageable d’une constitution à une autre.
Finalement, notre auteur achève son travail sur une analyse de l’Etat
libéral et la Raison. Il montre, en effet, que les constitutions libérales sous
toutes leurs formes sont politiquement impeccables en ce qu’elles stabilisent
l’Etat au niveau de la civilisation comme la Théocratie le stabilisait au niveau
de la barbarie. Il a par ailleurs posé des questions urgentes qu’il a tenté ensuite
d’y répondre : l’Etat libéral conditionne-t-il les hommes à agir extérieurement
comme si la Raison les gouvernait ? Le champ perceptif qu’il leur aménage
est-il favorable au développement de la même Raison ?
- 300 -
Dans sa réponse, plusieurs pistes ont été indiquées par l’auteur, dans un
premier moment en partant des conditions nécessaires existantes pour que
règnent la concorde et l’harmonie, en un mot la convergence des désirs. Il faut
croire, selon lui, que le régime de la propriété, en Démocratie et en Monarchie
fait entrave aux causes internes de l’envie économique ; l’Aristocratie, quant à
elle, contribue à encourager elle-même le commerce. Les institutions font fuir
l’appétit économique et réparent les disfonctionnements suscités par l’ambition
de domination politique ; notons ici qu’en Démocratie et en Monarchie, chaque
individu gouverne à tour de rôle. En Démocratie et en Aristocratie, le manque
du clergé spécialisé fait disparaître la rivalité agonistique pour la prêtrise et la
Monarchie, tout en reléguant les pasteurs au rang de simples existants. Disons
que les institutions religieuses contribuent à rendre inopérante l’ambition de
domination idéologique par sa satisfaction ponctuelle immédiate. A ce niveau
également, tous les citoyens communient dans un « credo universel ». Dans la
quête triptyque de richesse du pouvoir et du salut, les hommes se targuent sur
l’essentiel et le nécessaire. Dans les contrats commerciaux, les compétitions
politiques, dans l’apostolat religieux, seules la loyauté et la bonne foi
constituent la règle.
Dans ce second moment, l’auteur défend l’idée d’une fulgurante
émergence des échanges tous azimuts. On note ainsi des échanges de biens et
de services. De façon précise, le régime de la propriété en Démocratie et en
Monarchie conduit l’individu en quête de richesse à commercer. Bien plus, les
institutions gouvernementales de ces trois types de régime invitent les citoyens
à une discussion pacifique, à une sérieuse confrontation des idées pour en
ressortir une synthèse et à une recherche constante et mutuelle des solutions
idoines, dont le corollaire est la garantie de l’unité et l’harmonie de tous. Au
surplus, les institutions religieuses favorisent la tolérance et soutiennent les
débats d’idées et permettent l’émergence des accords nécessaires. Ceci fait
noter l’auteur que le milieu culturel conçu par ce type d’Etat reste très
favorable à tout point de vue. Car il prépare les individus à une sorte de
rationalisation d’être et les conduit à agir. Par ailleurs, il lègue l’appoint
- 301 -
passionnel dont notre Raison dispose pour faire émerger ses exigences, mais en
plus, il crée les conditions extérieures d’un progrès intellectuel au terme duquel
nous pourrons nous garder de cet appoint.
En revanche, tout n’est pas encore parfait. En effet, le citoyen de l’Etat
libéral, celui que Matheron nomme le parfait « bourgeois » demeure aliéné. S’il
apparaît moralement supérieur au type moyen d’humanité que nos sociétés de
fait nous montrent, c’est dans la seule mesure où ses aliénations sont
particulièrement dirigées. Il est l’équivalent au niveau humain, de ce qu’était la
Théocratie au niveau de l’individu-Etat. C’est à juste raison que le citoyen,
selon l’auteur, peut profiter d’un aménagement des circonstances pour accéder
à la véritable liberté.
Nous pouvons reprocher à Spinoza dans son analyse du Traité politique
de n’avoir pas invité à établir un traité politique véritable. Il s’est targué de
décrire les différents régimes politiques existants et leurs aspects négatifs et ce
qui constitue leur force, afin de préserver la paix et la sécurité dans la durée.
On pourrait voir en lui un conservateur et un révolutionnaire. En tout cas,
Ramond semble s’inscrire dans la perspective de cette question sur Spinoza.
Pour Ramond justement, Spinoza ne reprend pas dans le Traité politique son
projet de combat pour la liberté déjà élaborée dans le Traité théologicopolitique ; pas davantage son interprétation des textes sacrés. Notre
commentateur reconnaît que la question politique est reprise dans ce deuxième
traité. En revanche, c’est dans le Traité politique, qu’il a jugé utile d’expliciter
« la question politique selon ses catégories et ses modalités les plus
traditionnelles (descriptions successives de la monarchie, de l’aristocratie
et de la démocratie) »214.
On reconnaît forcément en lui cette capacité à jouer sur les mots et les
masquer dans son langage, même si notre penseur faisait noter que l’Etat de
société
214
revêt
« trois
genres
de
sociétés
civiles
:
démocratique,
Moreau et Ramond, Lectures de Spinoza, ellipses, Chapitre XI, Paris, 2006, p.172.
- 302 -
aristocratique, monarchique. »215 Son objectif est d’étudier ces formes de
régimes politiques et leur mode de fonctionnement. Au final, son analyse
montre que le monarque est le seul dont la dégénérescence du pouvoir du
Prince se fait par le contrôle. L’aristocratie, elle, paraît a priori stable, car elle
est maîtresse de toutes ses décisions prises par l’Assemblée souveraine. Or, elle
paraît faible et creuse. De cette façon, Spinoza préconise la démocratie comme
principe politique adéquat, c’est-à-dire celui où s’exerce la liberté de penser et
d’expression.
VII.3. Liberté de penser et liberté politique
Pour Spinoza, la sagesse est la connaissance libératrice et créatrice.
Selon le Vocabulaire de Spinoza, de Charles Ramond, l’homme n’est libre
qu’à travers la rationalité divine ; pour ainsi dire, il ne pourrait penser et agir
suivant la raison.
Pour justifier son option pour la liberté de l’esprit, Spinoza se paie
même le luxe de refuser une chaire de philosophie à l’Université de
Heidelberg. Ce refus se justifie, en effet, dans l’incompatibilité de l’exercice
d’un enseignement officiel, avec la liberté et la paix, armes d’éclosion de la
libre pensée.
Nous voyons que la liberté spinoziste ne consiste pas à pouvoir décider
de façon arbitraire une chose ou son contraire, car l’homme et ses actions sont
les parties indissociables d’un tout régi par le déterminisme. Spinoza souligne
en même temps ce déterminisme et la possibilité pour l’homme d’être libre.
Spinoza peut alors écrire : « Est dite libre la chose qui existe par la seule
nécessité de sa nature, et se détermine par soi seule à agir (Ea res libera
dicitur, quae ex solâ suae naturae necessitate existit, & à se solâ ad agendum
determinatur)…».216C’est cela la liberté véritable selon Spinoza, l’autonomie
de l’être. La liberté de Dieu c’est le fait d’agir par les seules lois de la Nature ;
215
Traité politique, Chapitre III, § I, Editions Réplique, Paris, 1979, p.33.
216
Ethique, Première Partie, Définitions VII, Editions du Seuil, Paris, 1988, p.17.
- 303 -
la liberté de l’homme consiste dans l’autonomie de son action lorsqu’elle
résulte de sa propre essence. De cette façon, la liberté humaine est la réalisation
effective de soi, la réalisation de l’essence de chaque individu. Remarquons
que quand l’individu agit d’après son désir immédiat il est soumis
principalement à des causes extérieures, réelles ou imaginaires. Le résultat
d’une action entreprise dans ce contexte sera inadéquat, en effet, l’action ne
découle pas de l’individu lui-même mais du monde extérieur. C’est cela la
servitude. L’action adéquate est celle qui résulte des seules causes internes.
Une cause est adéquate à son effet quand elle permet d’en rendre compte par
elle seule. La liberté véritable désigne à la fois l’autonomie et l’indépendance.
Spinoza relie très clairement les idées adéquates avec l’activité et les idées
inadéquates avec la passivité. Rappelons que la connaissance vraie est
conforme à l’objet connu mais aussi intérieurement saisie dans son évidence et
sa cohérence, c’est-à-dire réflexion de l’esprit sur lui-même. La liberté est une
action autonome (adéquate), issue d’idées vraies (adéquates). Elle est pour
ainsi dire inspirée, motivée produite par le Désir autonome, mais aussi par la
connaissance vraie et réflexive.
Contre Descartes et les stoïciens qui pensaient que l’esprit avait un
pouvoir absolu sur les affects, Spinoza croit au contraire que toute chose étant
déterminée aussi bien nos idées que les événements du monde, le libre arbitre
n’est rien d’autre que « l’ignorance des causes qui nous font agir »217. Mais,
n’est-ce pas pourtant la liberté que l’homme raisonnable recherche ?
Assurément, c’est cela que l’Ethique de Spinoza se propose de nous indiquer.
L’analyse de ce chapitre nous conduit par ailleurs à cette pensée : « On
considère comme esclave celui qui agit par commandement et comme libre
celui qui gère sa vie à sa guise ; ce qui, cependant, n’est pas absolument
vrai. Car, en vérité, celui que son plaisir entraîne ainsi et qui est incapable
de voir ce qui lui est utile et de le faire est au plus haut point esclave ; seul
est libre celui qui vit, de toute son âme, uniquement sous la conduite de la
217
Ibid., I, Appendice, p.65.
- 304 -
raison. »218 Dans une image consacrée aux thèmes de l’esclavage et de la
liberté, Spinoza se demande si les définitions communes de ces deux réalités
sont pertinentes, c’est-à-dire si l’esclavage consiste dans l’obéissance et la
liberté dans le bon plaisir. A travers cette question, il soulève deux problèmes
conjoints : l’indépendance suffit-elle pour se dire libre, puisqu’on peut devenir
l’esclave de ses plaisirs. La soumission sociale fait-elle esclave, puisqu’il ne
semble pas que tous ceux qui obéissent soient déclarés tels ? Ces deux
problèmes se ramenant ainsi à un seul : y a-t-il des soumissions légitimes ? Et
prenant en compte à la fois les mobiles de l’action d’un point de vue
psychologique et les fins de cette action du point de vue de ces bénéficiaires,
Spinoza va s’opposer à l’opinion en soutenant qu’il existe des soumissions
légitimes parce qu’elles rendent libres, lorsque c’est à la Raison que l’on se
soumet, ou parce qu’elles sont utiles à ceux qui sont soumis, et ce, en critiquant
successivement les définitions de l’homme libre et de l’esclave donnée par
l’opinion.
Notre penseur souligne la vision commune qu’il se propose de corriger.
Ainsi que l’indique l’expression « on pense », Spinoza ne donne pas ici « sa »
définition de l’esclavage de l’esclavage et de liberté, mais expose la définition
commune des deux concepts. Aussi par anticipation, il s’agira pour lui de
critiquer ces concepts, critiquer, c’est-à-dire au sens strict, séparer distinguer ce
qui dans ces définitions a de la valeur de ce qui n’en a pas. L’opinion commune
se représente et distingue l’esclavage et la liberté d’un point de vue social :
selon elle, l’esclave est celui qui obéit à un autre, tandis que l’homme libre est
celui qui n’obéissant à personne peut faire ce qu’il veut, comme on dit. A
savoir : agir à sa guise, n’écouter que lui-même, et par là, jouir sans entrave
extérieure de tout ce qui s’offre à lui. Ces définitions ne manquent ni de
vraisemblance, ni de cohérence puisque effectivement celui qui est soumis à un
autre n’est pas libre de faire ce que bon lui semble tandis que celui qui ne
dépend de personne en a le loisir. Il faut noter en outre d’une part qu’une telle
218
Traité théologico-politique, chapitre XVI, p.519.
- 305 -
définition de l’homme libre n’exclut pas qu’il puisse exercer un pouvoir sur
d’autres, et surtout, d’autre part qu’ainsi compris, l’esclavage recouvre un très
grand nombre de relations humaines : au-delà de la relation bien connue entre
un maître et un esclave, il se retrouverait partout où sous une forme quelconque
il existe un pouvoir, une autorité, une hiérarchie par lesquels un être agit sous
le commandement d’un autre. Autrement exprimé, l’opinion fait consister la
liberté dans l’indépendance sociale et l’esclavage dans la dépendance, la
soumission, l’obéissance.
« Cela cependant n’est pas absolument vrai ». Sans nier que ces
définitions comprennent quelque chose d’exact, Spinoza entame sa critique en
contestant leur caractère absolument exact. Cela signifie qu’il veut les nuancer
et les compléter, et ce, en deux temps distincts, chacun étant consacré à une des
deux réalités en question.
L’homme libre n’est pas vraiment celui qui agit selon son bon plaisir ;
cet argument de Spinoza consiste non pas tant à nier comme telle la définition
commune de l’homme libre mais à changer de point de vue : ce n’est pas du
point de vue social qu’il se situe, mais du point de vue psychologique.
Reprenant les termes mêmes de cette définition, il montre que ce que l’on tient
pour de la liberté du point de vue des relations avec les autres est une forme
d’esclavage du point de vue de la relation à soi-même. Pourquoi ? Parce que
celui qui n’agit que selon son bon plaisir, n’agit, n’entreprend quelque chose
que s’il espère en tirer un plaisir. Le seul mobile de ses actions est donc la
satisfaction de ses désirs. Or, ce souci exclusif pour le plaisir l’aveugle et le
rend inapte à agir non pas en vue de son plaisir, mais en vue de ce qui lui est
utile. Non que le plaisir soit en lui-même inutile, puisque Spinoza parle de ce
qui est vraiment utile, signifiant par là que le plaisir, sans être absolument
inutile, n’est pas vraiment utile, c’est-à-dire toujours et absolument, donc qu’il
ne peut pas l’être lorsqu’il est le seul mobile de l’action. Ce qui voudrait dire
donc que le plaisir et l’utilité peuvent s’opposer de telle sorte que le plaisir
devienne nuisible, en lui-même par ses excès et par ce qu’il empêche
d’accomplir par ailleurs. N’avoir que le plaisir en vue, c’est s’enfermer dans
- 306 -
l’immédiateté, au mépris de mon avenir, du fait que mon existence ne se joue
pas toute entière dans l’instant. Et, en effet, on peut assez aisément constater
que cette attitude est souvent contraire à nos intérêts futurs, socialement,
intellectuellement, affectivement, moralement. Agir selon « son bon plaisir »
n’est donc pas être libre ; opposition facile, qui est celle du sens commun et qui
remonte à Calliclès, ce sophiste imaginaire à l’instar de Platon qui déjà, dans le
dialogue de Giorgias, voyait dans la satisfaction de tous les désirs la vraie
liberté.
Mais une fois établie que faire toujours ce qui nous plaît n’est pas
vraiment utile, pourquoi Spinoza dit qu’il s’agit là du « pire des esclavages » ?
L’esclavage ne désigne-t-il pas une relation entre un homme et un autre ?
Certes, mais du point de vue psychologique non pas social, mais, on peut
retrouver dans la relation à soi de celui qui n’agit qu’en vue de son plaisir, la
relation qui existe entre un maître et son esclave : le plaisir est le maître de
celui qui n’agit qu’en vue d’en éprouver, et non pour lui-même, c’est-à-dire en
vue de ses intérêts. Le souci exclusif du plaisir nous asservit, nous fait obéir à
quelque qui certes est en nous, mais qui n’est ni tout ce que nous sommes, ni ce
qui est toujours le plus digne d’être suivi. Ce qui signifie que l’esclavage ne
consiste pas en l’obéissance à quelqu’un d’autre, mais à quelque point de vue
que l’on se place, il est le fait d’agir par contrainte en étant inutile à soi-même.
Ce qui veut dire aussi que la définition donnée par l’opinion de l’homme libre
pourrait paraître dangereuse.
Mais alors, en quoi consiste la liberté si on ne la trouve pas chez celui
qui n’agit que selon son bon plaisir ? La liberté n’est qu’a celui qui de son
entier consentement vit sous la conduite de la Raison. Situant toujours son
propos dans une perspective psychologique, Spinoza fait consister la liberté
dans la soumission à la raison. Affirmation paradoxale à première vue puisque
la liberté est définie par une soumission. Mais en quoi consiste la raison ?
D’abord dans la faculté de juger et de raisonner, d’articuler entre eux des
concepts et des propositions. Quels rapports y a-t-il entre cette faculté et la
liberté ? En quelque sorte, elle nous rend la vue dont l’attrait du plaisir nous
- 307 -
avait privé : elle permet de sortir de l’immédiateté, de déterminer ce qui nous
est utile, de saisir quels seront pour nous-mêmes et pour les autres les
conséquences de nos actes, elle permet de délibérer en nous-mêmes avant
d’agir. A ce titre, elle nous permet effectivement d’échapper à l’esclavage en
rendant possible des actions qui nous seront utiles, qui seront conformes à nos
intérêts. Toutefois la raison n’est pas seulement cette faculté où on la conçoit
aussi comme la source de certains principes moraux auxquels nous nous
devons nous conformer dans l’action, si nous voulons rester raisonnables,
comme on dit. A ce titre, elle peut être considérée comme la faculté qui
détermine le juste, le sage, le bon et comme un guide de l’action grâce auquel
nous pourrons opposer au mobile du bon plaisir des mobiles à la fois rationnels
et moraux.
Mais Spinoza précise qu’il ne suffit pas de se soumettre à la raison pour
être libre, encore faut-il le faire en y consentant pleinement. Pourquoi ? Parce
qu’à défaut de ce consentement, de ce profond accomplissement de la volonté
avec ce que la raison prescrit, s’instaurerait un rapport de domination de la
raison sur l’ensemble de ma personne qui sans constituer un esclavage à
proprement parler m’entraverait, sera vécu comme un carcan enfermant ma
spontanéité. A l’inverse, si j’adhère réellement à ce que la raison prescrit, si je
m’en remets à elle pour conduire mon existence, elle ne plus être vécue comme
despotique : ses exigences seront les miennes. Mais pour quelle raison, pour
être libre authentiquement, devrais-je n’avoir que des mobiles rationnels et non
pas ceux que me suggère l’attrait du plaisir, le désir, avec lesquels je fais si
facilement corps ? N’ai-je pas le sentiment d’être libre lorsque je n’en remets
aux mobiles du bon plaisir ? Sans doute, mais ce que montre Spinoza, c’est
qu’il s’agit là d’une illusion, d’un sentiment illusoire et dangereux. S’il faut
adhérer aux exigences de la raison pour être libre, c’est d’abord parce qu’elle
seule est capable de déterminer ce qui m’est vraiment utile immédiatement et à
plus long terme, ce qui permet d’échapper à l’esclavage des plaisirs vains donc
nuisibles, et c’est ensuite parce que tous les mobiles qui peuvent dicter ma
conduite (mes désirs et mes appétits tout comme ce que me suggère ma raison),
- 308 -
ce n’est que dans ce que ma raison m’a prescrit que je peux me reconnaître, ce
n’est que ce qu’elle exige de moi que je peux vraiment vouloir précisément
parce qu’elle me permet d’être utile à moi-même et parce qu’étant sages, justes
et bonnes, je peux faire miennes ses injonctions. De toutes les facultés qui
tendent à me dicter ma conduite, elle est donc la plus digne, celle qui a en ellemême le plus de valeur, celle à laquelle je ne peux pas ne pas me fier.
En définitive, la liberté ne consiste pas seulement en l’indépendance
sociale comme le prétend l’opinion commune ; elle est sans doute nécessaire,
mais elle ne suffit pas à définir l’homme libre ; l’indépendance acquise, elle va
dépendre de la nature des mobiles de l’action associés à la fin qu’ils vivent.
D’un côté, le désir qui dans l’immédiateté ne tend qu’au plaisir asservit, de
l’autre, la raison qui détermine et prévoit ce qui m’est utile et à laquelle je peux
autant que je dois m’identifier me fait libre.
Mais, qu’en est-il de l’esclave ? Est-il celui qui est soumis, celui qui
doit obéir comme le prétend l’opinion ?
« Quant
à
l’action
faite
par
commandement,
c’est-à-dire
l’obéissance, elle supprime bien la liberté d’une certaine façon »219.
Reprenant la définition de l’esclave par l’opinion commune, Spinoza concède
d’abord que l’action commandée, l’action exécutée sur ordre, c’est-à-dire donc
l’action qu’exécute un individu qui se soumet à un autre en lui obéissant,
supprime la liberté de celui qui obéit. Mais de quelle liberté parle-t-on ? Il perd
d’une part son indépendance d’un point de vue social en ce sens que l’action
commandée par définition, place celui qui agit sous l’emprise de celui qui la
commande. D’autre part, il perd sa liberté au sens strict défini par Spinoza dans
la mesure où celui qui obéit à quelqu’un d’autre n’agit pas selon sa raison, mais
selon un autre, qu’il soit lui-même raisonnable ou non. Toutefois, Spinoza
précise qu’il ne la perd qu’en quelque sorte, ce qui signifie qu’il ne la perd pas
absolument, d’abord parce qu’il perd surtout son indépendance et ensuite parce
qu’il n’est pas privé de l’usage de sa raison, tant pour juger de l’utilité de ce
219
Traité théologico-politique, Chapitre XVI, p.519.
- 309 -
qu’on lui demande que pour se conduire lui-même en dehors des actions
commandées.
Spinoza ne se contenterait alors que de nuancer la définition de
l’esclave donnée par l’opinion commune, sans vraiment la contester ? Non, il
précise que l’action commandée « ne rend pas (en revanche) sur le champ
esclave : c’est le principe de l’action qui le rend tel. »220 S’il accorde à
l’opinion commune que l’action commandée supprime la liberté de l’agent,
c’est-à-dire de celui qui agit sous les ordres d’un autre il conteste l’association
qui est faite entre l’obéissance et l’esclavage. Il ne suffit pas d’obéir pour être
un esclave. L’opinion commune a une conception binaire de la réalité, ou
encore une conception du tout ou rien en matière de la liberté : on est libre ou
on est esclave. Mais, outre que l’indépendance sociale ne suffit pas à définir un
homme libre, l’obéissance, la soumission elles non plus ne suffisent pas à
définir l’esclavage. Ce qui signifie qu’on peut obéir sans devoir être tenu pour
un esclave. Ce qui reste est bien plus conforme à la réalité observable tant il est
exact de dire que l’enfant qui obéit à ses parents n’est pas leur esclave ou que
celui qui se soumet à la loi n’est pas lui non plus l’esclave que législateur.
Alors, qu’est-ce qui permet de déclarer esclave celui qui obéit puisque si celui
qui obéit n’est pas toujours esclave, il ne saurait y avoir d’esclavage sans
obéissance ? Comme le dit Spinoza, c’est la raison déterminante de l’action.
Qu’est-ce à dire ? Que c’est la raison pour laquelle l’action est commandée ou
les motifs de cette action, ce qui la motive, qui sert de critère de distinction
entre l’obéissance qui asservit et celle qui ne fait esclave, que c’est la nature de
la fin, du but de l’action commandée qui permet de dire si celui qui obéit est
esclave ou non. Ce n’est donc pas du tout la nature du lien social qui existe
entre une personne qui commande et celle à laquelle s’adresse le
commandement et qui s’y soumet qui fait l’esclavage, mais seulement le but ou
l’effet de l’action commandée. Plus précisément, ce but est à examiner sur le
point de savoir qui est le bénéficiaire de l’action : « Si la fin de l’action n’est
220
Traité théologico-politique, Chapitre XVI, p.519.
- 310 -
pas l’utilité non pas de celui-là même qui agit mais de celui qui commande,
alors l’agent est esclave et inutile à soi-même. »221 Si le bénéficiaire de
l’action est celui qui la commande, alors celui qui l’exécute est esclave, à
l’inverse, si celui qui obéit agit de telle sorte qu’il bénéficie de l’action, alors il
n’est pas un esclave. C’est là que nous retrouvons la définition déjà rencontrée
plus haut de l’esclavage selon Spinoza : il consiste sans doute dans la
soumission mais en tant qu’elle conduit à des actions inutiles pour celui qui
agit. Ce qui ne signifie nullement que celui qui agit d’une manière utile pour
lui-même est libre : certes, l’utilité sert bien à définir en partie la liberté, mais
elle consiste essentiellement dans le consentement aux exigences de la raison et
non pas seulement dans cette utilité. L’intérêt de cette définition de l’esclavage,
c’est qu’au lieu de privilégier, comme le fait l’opinion, le lien social, la
subordination d’un être à un autre, mais la fin de l’action commandée, elle
découvre tout un champ de relations sociales où l’on peut observer des rapports
de soumission qui ne sont pas des rapports d’asservissement, mais des rapports
par lesquels ceux qui sont soumis trouvent un bénéfice dans cette soumission
même. Ce qui signifie que Spinoza met ainsi à découvert un ensemble de
rapports de pouvoir qui peuvent être tenus pour légitimes dès lors qu’ils ont en
vue l’utilité des agents. On peut songer par exemple au rapport éducatif d’une
part et au pouvoir politique d’autre part.
En somme, l’opinion a une conception très pauvre des relations de
pouvoir entre les personnes : ne prenant pas compte des fins de l’action
commandée, elle déclare abusivement qu’il existe de l’esclavage partout où
l’on rencontre une forme quelconque de soumission, alors qu’il ne se rencontre
que là où celui qui agit le fait sans bénéfice et pour la seule utilité de celui qui
commande. Ce qui à l’évidence ne se rencontre pas si souvent.
Malgré la supériorité incontestable des définitions que Spinoza donne
de la liberté et de l’esclavage par rapport à celles que donne l’opinion, il n’en
reste pas moins qu’à leur tour, elles posent certains problèmes. Quant à la
221
Ibidem.
- 311 -
définition qu’il donne de la liberté, on comprend que pour être libre, il soit
nécessaire de se soumettre à la raison de son entier consentement afin que cette
relation de soumission à la raison ne soit pas une relation de domination de la
raison ou de contrainte de la raison, c’est-à-dire donc une tyrannie de la raison.
Mais le risque de voir cette tyrannie s’établir est bien faible parce qu’il apparaît
que cette soumission n’a rien de spontanée puisque d’abord le plaisir semble
avoir un attrait irrésistible. Cela signifie que cette entière soumission à la
raison, il est nécessaire de l’instaurer par un acte de la volonté motivé par des
motifs. Or, pour ce faire, il est nécessaire de s’en remettre à la raison. Ce qui
signifie que pour s’en remettre à elle, il faut déjà lui être soumis. Car toutes les
raisons du monde, aussi bonnes soient-elles, sont impuissantes à déterminer
notre manière d’agir si d’abord nous ne reconnaissons pas à la raison et à ce
qu’elle recommande une indiscutable autorité. Rien ne semble plus difficile
donc que de passer de la tyrannie du plaisir à la liberté telle que Spinoza la
définit.
Mais, quand bien même on le pourrait, il n’est pas certain que l’on soit
libre pour autant. En effet, se soumettre à la raison, c’est sans doute en réalité
se soumettre à la raison commune, aux impératifs de la conscience commune
en laquelle on croit si souvent reconnaître la raison elle-même. Car, dire que la
raison contient en elle-même des principes qui nous rendent aptes à juger du
bien, du juste et du sage en toute circonstance, c’est sans doute confondre
l’ensemble des principes que nous avons assimilés au cours de notre existence
au sein d’une vie sociale déterminée avec des principes rationnels universels
qu’à tout le moins on a peine à définir. Si tel est le cas, alors se soumettre à la
raison n’est rien d’autre que se soumettre aux impératifs sociaux donc aux
autres.
On répondra peut-être que même si une telle usurpation existe, au
moins dans le cas où la soumission est pleinement consentie, aucune
contrainte, aucune domination n’est observable. Cela n’est pas contestable,
mais alors la liberté ne se définit plus que par cette absence de contrainte
intérieure, cette soumission à une de nos facultés, qu’il s’agisse de la raison ou
- 312 -
du désir, donc qu’elle ne se définit plus que par sentiment de cette absence de
conflit entre soi et soi. Ce qui n’exclut plus que l’on puisse être libre dans la
recherche du plaisir pour peu que cette recherche n’occasionne ni mauvaise
conscience, ni remords rétrospectifs. Etre libre, se serait alors simplement se
sentir chez soi en soi. Telle est du reste l définition que Hegel donne de la
liberté, par exemple dans la Phénoménologie de l’Esprit.
Par ailleurs, Spinoza soutient qu’une relation de soumission qui est utile
non pas à celui qui ordonne mais à celui qui obéit n’est pas de l’ordre de
l’esclavage. Ce qui n’est pas contestable. Mais une telle relation est-elle pour
autant légitime ? Est-il juste de faire le bonheur des autres malgré eux ? Celui
qui se soumet n’est-il pas un mineur, comme le dit Kant dans Qu’est-ce que les
lumières ?, qui par sa soumission même devient inapte à la liberté ? Comment
dans ces conditions peut-on trouver légitime une telle soumission ? Qu’elle ne
fasse pas des soumis des esclaves, c’est certes exact, mais en même temps, elle
les prive à jamais de l’apprentissage de la liberté et de la liberté elle-même.
C’est donc au prix de la liberté qu’ils ne sont pas des esclaves. Ce qui pour le
moins prive de valeur une telle soumission.
A la fois parce qu’il tient compte des mobiles de l’action du point de
vue psychologique et de la finalité de l’action par rapport à celui qui la
commande et à celui qui l’exécute, Spinoza ne distingue pas comment le fait
l’opinion deux types de personnes : les hommes libres et les esclaves, mais
quatre types. D’abord, chez celles qui sont socialement indépendantes, il
distingue celles qui, soumises à leurs désirs, sont esclaves d’elles-mêmes, de
celles qui n’agissent qu’en fonction de mobiles rationnels et qui sont à ce titre
libres. Ensuite, chez celles qui sont soumises à un commandement, il distingue
celles qui obéissant en vain pour elles-mêmes, sont esclaves de ceux qui
bénéficient de leur obéissance, de celles qui les commandent. Ce faisant, il
indique, contre l’opinion commune, qu’il peut y avoir de l’esclavage dans
l’indépendance sociale et qu’il peut aussi exister des soumissions ou des
pouvoirs légitimes, ceux qui n’asservissent pas celui qui obéit.
- 313 -
Or, précisément, c’est sur ces points que la thèse de Spinoza n’est pas
sans faiblesse. Si la soumission à la raison, qu’elle soit faculté des principes ou
le nom qu’on donne à ce que la vie sociale honore, peut bien rendre libre, elle
semble aussi difficile à obtenir qu’elle ne rend pas plus libre que de se
soumettre à n’importe quel penchant, dès lors que c’est sans contrainte intime
qu’on le fait, dès lors qu’on peut se reconnaître dans ce qui nous gouverne,
sans exclure la recherche du plaisir en laquelle Spinoza ne voit que le pire des
esclavages. De plus, on peut contester que la soumission utile aux soumis soit
légitime si celle-ci ne fait finalement que priver tout à fait de liberté et de la
possibilité même de devenir libre, ceux qui , pour leur bien, se soumettent.
En fin de compte, pour Spinoza, être libre n’est point tant obéir à son
caprice et à ses désirs que vivre sous le commandement de la Raison. Ces
analyses annoncent celles de Rousseau, de Kant et de Hegel. Etre libre, ce
n’est pas être captif de son plaisir, mais vivre sous la conduite de la raison.
Obéir ne convient pas à l’esclavage si le salut du peuple constitue l’impératif
politique. Etre libre, c’est obéir à l’Etat fondé sur la Raison. L’individu se
réfère alors à la Raison, conçue comme mode de connaissance constitué d’un
système d’idées adéquates et de notions communes. Il connaît alors clairement
et distinctement les choses et il est libre. Les différents niveaux de Spinoza sont
guidés par un souci : celui d’impliquer dans la politique. Il ne faut pas
envisager Spinoza, comme un homme politique pur, un politicien en tant que
tel, celui qui est dans les rouages du pouvoir, mais comme l’animal politique,
c’est donc un penseur politique, qui est guidé par l’amour de la liberté et
d’expression. C’est pourquoi, sa philosophie paraît critique des choses
existantes. On le voit d’ailleurs dans toutes ses œuvres. D’ailleurs, on peut
appréhender la pensée philosophique de Spinoza à travers l’Ethique sur sa
critique du préjugé des causes finales. C’est un préjugé tout à fait important
pour Spinoza. D’autant plus qu’elle constitue une entrave à l’appréhension de
la philosophie de la philosophie. D’autre part, ce préjugé conduit à un mépris
du domaine de la morale qui intéresse notre penseur ainsi que les jugements de
valeur (politique et esthétique). C’est dans cette réfutation des préjugés
- 314 -
religieux qu’il a développé sa conception du Dieu-nature : c’est l’affirmation
positive de la doctrine spinoziste.
Spinoza à travers ses œuvres parle le langage de la raison qui permet de
comprendre et non point d’imaginer. Pour la défense de ses idées, notre
penseur est attaqué par les théologiens. En effet, dénoncé pour son athéisme, le
Traité théologico-politique fut interdit de la vente par les autorités religieuses.
Sa philosophie fut maudite et subira la foudre des injures et des calomnies du
public. Pour sa liberté de pensée et d’expression, Spinoza se résout même à
refuser une chaire de philosophie à l’Université de Heidelberg. En effet, pour
lui l’exercice d’un enseignement officiel ne saurait se compatir avec la liberté
ni avec la paix dont l’épanouissement de sa pensée nécessite.
Le terme « éthique »222 actualisé par Spinoza ne lui donne pas une
connotation morale. C’est d’ailleurs lui qui nous permet d’appréhender la
différence. Son œuvre l’Ethique entend analyser l’homme et la nature de
manière rationnelle. Connaître l’être, c’est le connaître dans la logique de son
développement propre. Il envisage la démonstration mathématique comme
structure similaire dans l’ordre de la pensée, comme le mouvement même de
l’être : « l’ordre et l’enchaînement des idées est le même que l’ordre et
l’enchaînement des choses (ordo, & connexio idearum idem est, ac ordo, &
connexio rerum)»223. Ce qui vaudrait dire que la mathématique permet de
rompre d’avec l’illusion finaliste, du reste dénoncée dans la première partie de
l’Ethique, illusion qui renverse l’ordre réel des choses (« met la Nature
entièrement à l’envers »). La mathématique restaure l’objectivité et bannit de
l’homme
toutes
les
illusions
anthropomorphiques.
La
démonstration
mathématique constitue également l’antiphase de l’attitude moralisante qui
consiste à juger sans chercher à connaître. N’oublions pas que Spinoza est un
philosophe très complexe à cerner après lecture. Même s’il évoque très souvent
le concept de Dieu, jusqu’à intituler la partie de l’Ethique, « De Dieu »,
222
L’éthique désigne avant tout l’ouvrage majeur de Spinoza. A travers l’analyse de la pensée humaine, elle conçoit
l’existence absolue, en réalisant en nous et surmontant nos passions, jusqu’à atteindre la béatitude.
223
Spinoza, Ethique, Deuxième Partie, Proposition VII, Editions Répliques, p.103.
- 315 -
maintes lecteurs s’étonnent et méfient
qu’ils prennent pour un discours
religieux traditionnel. Choqués par l’ouvrage ils se disent consternés de savoir
Spinoza, philosophe athée. A priori, l’athéisme spinoziste suscite un tollé jadis
entretenu. Toutefois les religions révélées, le clergé et les théologiens se
consolent d’avoir excommunié le philosophe, puisqu’à travers Dieu, Spinoza
apparaît athée. D’ailleurs à son siècle, le spinoziste équivalait à l’incroyant.
Notons que c’est sur un nouveau système de pensée de l’homme que
Spinoza bâtit le statut des valeurs. Son Ethique entend opposer une conception
intégrale et rationnelle du monde à une représentation commune des hommes
Il rapporte d’ailleurs cette représentation à l’imagination qu’il critique dans
l’Appendice de l’Ethique. Il y analyse les causes de nos préjugés. N’oublions
pas que la question de la conception des valeurs morales que réfute le
philosophe reste avant tout actuelle, ce qui confère à la pensée spinoziste une
image du philosophe anticipateur su présent et du futur.
L’entreprise spinoziste consiste à récuser l’imagination et à rechercher à
travers la raison la servitude. De cette façon, la vie n’est qu’une pure
imagination, une triste superstition imaginaire. Il est donc impératif pour lui
d’opérer une conversion philosophique, c’est-à-dire de se décider pour une vie
rationnelle. Il faut pour se faire échapper à la tristesse, par l’accession à la
béatitude, à la joie de la sagesse, c’est-à-dire opérer une conversion radicale, en
abandonnant totalement ces faux biens qui nous entraînent à l’imagination. Estce à dire que l’accession à la raison favorise-t-il la disparition de
l’imagination ? C’est essentiellement dans l’Appendice de la première partie de
l’Ethique que Spinoza tente de lever les ultimes points de discorde qui
constituent une entrave à la compréhension de sa doctrine. Les différents
préjugés dénoncés sont vite restitués :
•
la croyance innée des hommes en leur liberté basée sur le fait qu’ils ont
conscience de volitions par l’ignorance des causes.
•
l’explication finaliste des phénomènes, à laquelle les hommes sont
conduits par leur tendance naturelle à rechercher leur utilité.
- 316 -
•
la conception anthropomorphique de Dieu, conçu comme un souverain
de la nature prodiguant récompenses et punitions, et dont la volonté
serait de servir d’asile à l’ignorance humaine.
Du coup, l’addition de ces trois facteurs postule que l’ordre de la
nature et sa compréhension par les causes sont de fait renversés,
l’assujettissement aux préjugés et à la superstition bien scellé.
Nous pouvons remarquer que Spinoza aura contribué à briser les
opacités et les écrans de la métaphysique et de la théologie. Par-delà des
clivages traditionnels, se construit un système philosophique, sans phare
dégagé de toute enjolivure imaginaire et de tous préjugés.
Finalement, la lecture de Spinoza nous lègue avant tout une arme
fondamentale, la liberté de penser et de s’affirmer par la raison. La philosophie
spinoziste nous aide à revendiquer avec elle la lutte contre la puissance du
pouvoir religieux et politique. Sa révolution le conduit à combattre à travers la
pensée la superstition, et l’intolérance. N’est-il pas celui qui nous donne les
armes d’être libres et d’existence. C’est pourquoi, si personne ne peut
abandonner la liberté de juger et de penser ce qu’il veut, si chacun est, au
contraire, maître de ses pensées par le plus haut droit de la nature, il s’ensuit
que dans aucune république, on ne peut obtenir que les hommes, si divergentes
et opposées que soient leurs opinions, ne parlent que selon le commandement
du Souverain.
Le Traité théologico-politique de Spinoza a été composé avec
l’intention fondamentale de dévoiler les préjugés des théologiens, se défendre
la liberté contre l’athéisme et défendre la liberté de philosopher contre
l’insolence des prédicateurs.
Spinoza y défend l’idée selon laquelle la liberté de philosopher peut être
accordée pour le sentiment religieux et la paix de la république, en revanche,
elle ne peut être supprimée sans être mettre en danger la paix de la république
et le sentiment religieux. Théologiquement parlant, Spinoza indique que la
liberté de philosopher peut être accordée, parce que la loi divine la reconnaît à
- 317 -
chacun et est utile à la piété. Au plan politique, notre penseur soutient qu’on
doit accorder la liberté de philosopher, utile à la sécurité étatique.
Spinoza expose dans le Traité théologico-politique les rapports entre la
religion et la politique en s’appuyant sur la lecture de la Bible, et notamment su
l’exemple de son pays, la Hollande, qui a connu un Etat de la République
libérale et tolérante. En revanche, cet Etat a souffert des oppositions cléricales
qui ont conduit Spinoza à l’exil à l’intérieur du pays. C’est contre intolérance
que le philosophe hollandais s’attaque à travers son traité qu’il explique
d’ailleurs. Il souligne, en effet, que la liberté de penser est une force pour l’Etat
et une sécurité et une assurance pour la pratique religieuse. Notre penseur
s’indigne dans une correspondance de 1665 à Oldenburg où il affirme
justement que les théologiens constituent un obstacle à l’application de l’âme à
la philosophie. Ce qu’il défend tous azimuts, c’est la liberté de philosopher.
On peut le voir, l’engagement politique fondamental pose que la paix
de l’Etat démocratique est essentiellement fondée sur la liberté de la pensée,
c’est-à-dire un combat philosophique pour la liberté d’expression et le droit de
philosopher selon son vouloir raisonnable. La liberté de penser se fonde
notamment sur une conception de la liberté excluant une dépendance des
mouvements du corps aux volontés de l’âme. Elle résulte là aussi d’une
impossibilité physique : la parole procède du corps, et comme les passions, elle
définit la nature même de l’individu, celui-ci ne peut donc y renoncer. Spinoza
pense une liberté inaliénable de penser, c’est-à-dire une nécessité de conserver
son jugement. Il indique par ailleurs au chapitre VII du Traité politique que la
confrontation des opinions, dans les assemblées, permet peu à peu aux
individus d’engendrer des idées adéquates et de juger n conséquence, donc de
rendre plus rationnel le mode d’existence du pouvoir.
La liberté de philosopher qui est une revendication de la liberté de
penser ne saurait mettre en danger la religion ni l’Etat ni la paix civile. De
l’examen des rapports de l’Etat et des Eglises, Spinoza tranche que l’Etat doit
de manière stricte contrôler les Eglises et les institutions ; une position qui
semble proche de celle de Hobbes pour qui le Souverain est également le
- 318 -
dirigeant de l’Eglise ; à la seule différence que Spinoza défend que la plus
grande liberté doit être transmise aux citoyens, et ainsi l’Etat doit se garder de
défendre des points de dogmes particulier, et donc d’arbitrer et de contre la
société.
La position spinoziste est une position républicaine : le contrôle de
l’Etat sur les collectivités et les institutions doit être lié à la liberté pour les
citoyens.
Libérer par la pensée et se rendre libre par excellence, telle est
l’ambition de Spinoza. Faut-il partager cette expérience de penser avec Spinoza
et vivre avec sa pensée.
La lecture de Spinoza nous lègue avant tout une arme fondamentale, la
liberté de penser et de s’affirmer par la raison. Sa philosophie nous aide à
revendiquer avec elle la lutte contre la puissance du pouvoir religieux et
politique.
Sa révolution le conduit à combattre à travers la pensée la
superstition religieuse et l’intolérance. N’est-il pas celui qui nous donne les
armes d’être libre et d’exister ?
Spinoza veut montrer que la liberté de philosopher contribue tant au
maintien qu’à la consolidation de la paix de l’Etat. Par ailleurs, sa lecture
(critique) rationnelle et méthodique des textes sacrés aboutissant à l’idée que la
Bible porte essentiellement une valeur morale et non scientifique lui vaut des
ennuis et des conspirations terribles. Il est reproché notamment de faire le
chantre d’un athéisme dangereux pour le maintien de la cohésion sociale et de
tordre les pensées crédules. Mais après tout, sa philosophie de la tolérance et de
liberté de penser et d’exprimer ses opinions aura ainsi inauguré l’approche
rationnelle des textes sacrés et influencera fortement les philosophes du siècle
suivant avec leurs idées de tolérance et de liberté de penser, idées qui
aboutiront entre autres à la Révolution française.
En nos temps où le fondamentalisme religieux redevient politiquement
déterminant, des deux côtés de l’axe supposé « du bien et du mal », cette œuvre
reste très actuelle.
- 319 -
La compréhension de la liberté politique chez Spinoza nous conduit à
l’analyse des textes suivants sa position apparaît plus clairement : « La
république la plus libre, c’est donc celle dont les lois sont fondées sur la
saine raison »224, « tout diriger selon le commandement de la raison »225,
« éviter les absurdités de l’appétit et de contenir les hommes, autant que
faire se peut, dans les limites de la raison afin qu’ils vivent dans la
concorde et dans la paix »226. Dans ces passages, Spinoza établit une
distinction importante entre d’un côté la liberté227 d’agir du citoyen qui, selon
lui, doit nécessairement être limitée, et de l’autre la liberté de pensée et
d’expression qui doit être absolument garantie dans une cité.
Notre auteur montre tout d’abord que la paix civile ne peut être assurée
qu’à condition que les hommes renoncent au droit d’agir entièrement selon leur
bon vouloir. Il montre ensuite qu’en conséquence, c’est seulement liberté
d’agir qui peut être restreinte mais non la liberté de raisonner et de s’exprimer.
Spinoza termine son propos en introduisant une certaine nuance au sujet de la
liberté d’expression : seules les opinions fondées sur la raison doivent pouvoir
être librement défendues au sein de la cité. D’autre part, Spinoza évoque ce que
l’on peut considérer comme l’une des clauses les plus fondamentales du pacte
social : en s’unissant, les hommes ont renoncé à leur liberté naturelle pour se
soumettre à la loi commune qui garantit à chacun la sécurité. Dans une cité, en
effet, la liberté d’action des hommes ne saurait être sans limites car sinon
chacun, en faisant tout ce qui lui plaît, risquerait de mettre en péril la liberté de
ses semblables. La liberté d’action des hommes doit donc être limitée par une
loi commune de façon à ce qu’aucun ne fasse de sa liberté un usage nuisible
pour autrui.
224
225
226
Traité théologico-politique, Chapitre XVI, p.519.
Ibid., p.517.
Ibid., p.519.
227
Kant définit la liberté (pratique) comme « l’indépendance de la volonté à l’égard de toute autre loi que la loi morale.
Etre libre, écrit Georges Pascal, en ce sens, c’est pouvoir obéir à la raison » Pour connaître Kant, Bordas, Paris, 1992,
p.139. Obéir donc à la loi morale, et non se soumettre au déterminisme de la nature.
- 320 -
Spinoza soutient qu’il ne doit y avoir aucune limite à la liberté
d’expression et donc que toutes les opinions doivent pouvoir être soutenues au
sein d’une cité mais à la condition, précise-t-il, que celles-ci soient défendues
par la seule raison.
L’opinion est reconnue par de nombreux philosophes comme un mode
de connaissance inférieur et peu fiable. Ainsi, Socrate lui reprochait-il de n’être
pas attachée à l’esprit par la connaissance de ses causes. L’opinion croit savoir,
mais elle est le plus souvent incapable de dire pourquoi elle sait. Les opinions
sont donc par nature aussi multiples et changeantes que les hommes les
exprimant. La raison est à l’inverse commune à tous les hommes. En tant que
capacité qu’ont les hommes de rechercher le vrai et de séparer le bien du mal,
elle est, selon Descartes, « la chose du monde la mieux partagée. » Il convient
donc que les opinions, avant d’être exprimées, soient contrôlées par cette
faculté régulatrice qu’est la raison. Quand Spinoza prône l’entière liberté de
pensée et d’expression, il n’entend évidemment pas autoriser chacun à dire tout
ce qui lui veut à l’esprit au gré de ses caprices mais il veut que dans la cité
chacun dispose du droit de soutenir publiquement tout point de vue cohérent et
argumenté ou, en d’autres termes, toute opinion défendre par la seule Raison.
Il n’est pas besoin d’aller très loin de nos frontières journalistes
contraints au silence ou des artistes interdit de publication. Nous ne nous
arrêtons pas sur le cas des pays où la censure politique, religieuse ou artistique
s’exerce férocement et dans lesquels le combat pour la liberté d’expression est
hautement légitime ; mais nous examinerons ici le problème de la liberté
d’expression dans les pays démocratiques. Doit-elle être absolument sans
limites ou bien faut-il dans certains cas la réduire ? Tout point de vue politique,
philosophique, religieux, ou artistique peut-il avoir entièrement droit de cité ou
bien faut-il en exclure certains jugés dangereux ? Nous examinerons d’abord
s’il existe des cas dans lesquels un mauvais usage de la liberté d’expression est
fait, censure peut être justifiée. Nous rechercherons enfin ce qui peut
légitimement borner la liberté d’expression. Peut-il y avoir un mauvais usage
de la liberté de pensée et d’expression ?
- 321 -
On conviendra que la liberté d’expression est un bien précieux pour
lequel de nombreux intellectuels ou artistes se sont battus et que la censure est
un plus l’instrument des tyrans que l’outil des démocrates. Mais il existe des
cas pour lesquels certaines questions se posent. Faut-il au nom de la liberté
laisser la parole aux ennemis de la liberté ? En laissant s’exprimer tous les
points de vue et même les plus extrêmes, les démocraties ne se placent-elles
pas dans une position d’extrême fragilité ? Si la République de Weimar avait
été moins indulgente à l’égard des extrémistes du temps où Hitler n’était qu’un
agitateur inconnu, le nazisme aurait-il pu se développer ? Fau-il dans un Etat
de droit laisser une tribune ouverte aux propagateurs de la haine, du racisme ou
de l’antisémitisme ?
On admettra aussi qu’en matière religieuse, une république doit être
tolérante et laisser s’exprimer toutes les opinions sans en privilégier aucune.
On sait trop, en effet, sur quels excès débouche l’intolérance religieuse. Mais
convient-il au nom de cette tolérance d’accepter les points de vue les plus
intolérants ? Les pays démocratiques, par la liberté d’expression u’ils
garantissent, n’ont-ils pas une responsabilité dans le développement du
fanatisme et du sectarisme ?
On s’accordera enfin, dans les pays démocratiques, pour se féliciter que
toute production intellectuelle ou artistique passe voir le jour sans se heurter au
frein d’une censure idéologique. Le passé nous a trop souvent montré ce qu’il
advient lorsque l’Etat – ou encore la religion – se mêle de dire aux artistes ce
qu’ils doivent faire. Mais une fois encore, les mêmes questions se posent : fautil accepter au nom de la liberté d’expression la libre représentation d’œuvres
offensant gravement la dignité de la personne humaine ? La pornographie ne
doit-elle rencontrer aucun obstacle à son développement ? Peut-on justifier la
censure ?
Face à toutes ces questions, il serait tentant d’envisager une certaine
limitation de la liberté d’expression. Le philosophe Karl Popper, qui fut
pourtant l’adversaire résolu de tous les totalitarismes, s’interrogeait lui-même
dans l’un de ses derniers textes, la télévision est-elle un danger pour la
- 322 -
démocratie, sur la pertinence d’un rétablissement de la censure ? Mais cette
éventualité pose un problème que Kant a bien mis en évidence dans Qu’est-ce
que les lumières ? : l’usage de la censure revient en quelque sorte à diviser la
population en eux catégories avec l’une qui se trouve placée sous tutelle parce
qu’on juge la juge inapte à faire de sa raison un bon usage, et l’autre qui
s’instaure en tutrice de la première, décidant de ce qu’elle doit lire, entendre ou
croire. Semblable division est entièrement contraire à la devise des lumières
« Aie le courage de te servir de ton propre entendement » ; elle vise tout au
contraire à maintenir les hommes dans un état de perpétuelle minorité très
profitable à ceux à qui se sont arrogé la qualité de tuteurs. Le danger est-il si
grand ? N’est-ce pas traiter indignement la population que de la juger incapable
de s’éclairer par elle-même ? S’il convient de protéger les enfants qui n’ont pas
encore l’usage entier de leur raison, dont-on faire de même avec un public
adulte ? Certes, il existe des thèses extrémistes, des opinions outrancières et des
propos choquants, mais ne peut-on faire confiance à la raison humaine pour se
détourner d’elle-même de ces points de vue ?
L’existence de la censure paraît peu conciliable avec la vocation de
chaque homme à penser par lui-même. De même qu’un enfant ne parviendra
jamais à marcher si on exagère les risques qu’il prend en s’aventurant seul, un
public ne parviendra jamais à s’éclairer si on le tient en permanence dans
l’ignorance de tous les points de vue.
Est-il inconcevable de faire confiance aux hommes pour assurer par
eux-mêmes la limitation de la liberté d’expression ? Car quelles sont les thèses
intolérables et dangereuses sinon celles qui sont exclusivement issues des
passions ? Est-ce en les réduisant au silence qu’on peut espérer les combattre ?
Ne prend-on pas, ce faisant, tout au contraire le risque de les renforcer ? En
incitant, à l’inverse, toutes les thèses à s’exprimer publiquement, on peut
penser que chacun sera à même de juger de leur validité.
Kant utilise le terme de publicité dans son sens ancien pour désigner
l’obligation qui doit s’imposer à tous ceux qui prétendent soutenir des points de
vue de les rendre communicables au plus grand nombre. Cette entière visibilité
- 323 -
des points de vue que Kant revendique, en rejoignant sur ce point la thèse de
Spinoza, est contradictoire avec l’idée de censure. Elle plaide tout au contraire
pour une absence de limitation dans l’exercice de la liberté d’expression. Car
c’est cette pleine visibilité des divers points de vue qui permettra à la raison
humaine de juger de leur valeur.
Spinoza est soucieux de ce que « l’homme dans son état premier ou
naturel, suit le caprice de ses appétits. On peut le dire faible, aveugle,
limité et asservi. »228Ce qui le fait écrire que « tous naissent dans un état
d’ignorance totale : avant qu’ils puissent connaître le vrai modèle qu’il
leur faut imiter et adopter une conduite vertueuse, la plus grande partie de
leur vie et sera écoulée, même s’ils ont bénéficié d’une éducation
élevée. »229Devant l’idée que la faiblesse des individus, de leur indépendance,
de leur asservissement par les passions, Spinoza suggère de s’en libérer. De
toute évidence, notre penseur a toujours fait de la liberté son credo. Car elle est
tellement précieuse ; mieux, « en effet la liberté est une vertu, une perfection
(Est namque libertas virtus, seu perfectio). »230 C’est cela le point essentiel de
la doctrine politique de Spinoza qui prône l’homme libre dans un Etat. Pour
notre penseur, l’homme est libre dans la mesure où il dispose de la puissance
d’exister et d’exercer une action en fonction des lois de lois de la nature
humaine. Ainsi, « plus donc nous considérons qu’un homme est libre,
moins nous pouvons le dire capable de ne pas faire usage de sa raison et de
préférer les maux aux biens. »231
La liberté est un passage à l’exercice de la vertu dont le penseur fait sa
cause. De cette façon, on comprend la réforme philosophique opérée par notre
penseur et qui se prolonge à son Traité théologico-politique, sous la
propagande de la liberté de penser et d’expression.
228
Cazayus, Pouvoir et liberté en politique, actualité de Spinoza, Mardaga, Bruxelles, 2000, p.109
229
Traité théologico-politique, chapitre XVI cité par Cazayus, p. 109.
230
Traité politique, Chapitre II, § VII, Editions Répliques, 1979, pp.22-23.
231
Ibid., Chapitre II, p.23.
- 324 -
On peut indiquer dans une certaine mesure que Spinoza écrit une
véritable philosophie de la religion à travers sa définition d’une méthode
d’interprétation de l’Ecriture. Par ailleurs, il en profite pour poser les jalons
d’une philosophie politique par l’analyse des principes d’une communauté
publique. Cette liberté peut-elle être accordée sans crainte au sein de la
communauté publique ?
Spinoza indique que c’est l’entrave de la liberté qui contribue à la ruine
de la paix, en se basant sur les principes du droit naturel et de la communauté
politique. Le droit naturel désigne, en effet, les règles selon lesquelles chaque
être est déterminé à exister et à agir en fonction de sa nature. L’homme dispose
d’un droit naturel qui va aussi loin que sa puissance. Cela dit, c’est en vue du
transfert de leurs prérogatives à une puissance collective que les hommes
transcendent ce droit pour s’unir et mieux vivre en sécurité. En revanche, ce
transfert, a contrario de la pensée hobbesienne ne signifie point un
renoncement à la totalité de leur droit naturel. Dans une telle organisation, les
sujets jouissent de certains avantages qui ne peuvent être supprimés sans
danger pour l’Etat. Ainsi, le pacte conclu entre les individus reste
éventuellement valide à condition qu’il suscite un intérêt pour des sujets niés
qui les fait être. On peut alors écrire : « un pacte ne peut avoir de force qu’eu
égard à son utilité ; celle-ci ôtée, le pacte est du même coup supprimé et
demeure invalide.»232
La liberté de pensée et d’expression est une des principes fondamentaux
de la pérennité de l’Etat. Nul ne peut renoncer à sa liberté d’expression, car un
homme ne peut s’interdire la parole. Une autorité politique exercerait pour
ainsi dire un règne d’une violence et s’exposerait à des révoltés devant une
interdiction. Elle doit garantir la liberté de pensée et d’expression. De la sorte,
l’Etat doit sanctionner les actions contraires au salut commun et léguer à
l’individu le droit de penser, de dire et d’enseigner sa pensée en défendant son
opinion par la raison, et laissant l’autorité souveraine décider de l’utilisation
232
Spinoza, Traité théologico-politique, Chapitre XVI, PUF, Paris, 1999, p.513.
- 325 -
des lois. Tout concourt à reconnaître que la liberté de pensée et d’expression
est compatible avec la paix civile.
Le but fondamental du Traité théologico-politique est justement de
combattre la crainte superstitieuse et le mépris de la raison afin de défendre la
liberté mal usitée par les autorités théologiques et politiques comme un moyen
de répression. Spinoza indique que la liberté ne constitue point un danger pour
la religion ni pour l’Etat en définissant les rapports entre la philosophie et la
théologie, et entre la philosophie et la politique.
Le conservatisme de Spinoza, marqué du sceau de la prudence doit
nous guider dans la fin de l’activité politique, et l’autorité absolue reconnue à
la souveraine Puissance ne doit pas nous faire oublier ce que son rôle a, malgré
tout. Il s’agit, de par l’ordre établi et maintenu, de préserver la liberté de penser
des citoyens, laquelle liberté qui est la condition de la sagesse pour l’élite
d’entre eux. Il est donc quasiment impossible à l’autorité politique de régir ces
pensées et elle trouve en elles la limite de sa puissance. Le but poursuivi par les
hommes dans la vie sociale et dans son organisation politique est la recherche
d’une sécurité qui leur donne possibilité d’acquitter des fonctions de leur corps
et de leur esprit. C’est donc bien la liberté qui est visée à travers les contraintes
qu’ils s’imposent. Il leur appartient au contraire de tolérer tout ce qui, ne
faisant qu’appel au raisonnement et au jugement, sans recours aux ruses ni
violences.
Ainsi, la liberté est au principe de tous les progrès de l’humanité, qu’il
s’agisse des sciences ou des arts, et l’Etat lui-même y trouve comme un
principe essentiel de son fondement.
La seule limite légitime à la liberté d’expression est celle que la raison
commune peut imposer d’elle-même, à la condition d’être éclairée sur la
multiplicité des points de vue possibles. La vocation de l’homme à penser par
lui-même semble peu compatible avec toute autre forme de limitation de la
liberté d’expression. On voit pourquoi Spinoza a toujours refusé de voir sa
liberté de pensée contrainte. Car la liberté d’expression est au fondement de la
société nouvelle et empreinte de justice et paix sociale.
- 326 -
CHAPITRE VIII. ENJEUX, CONSEQUENCES ET
PERSPECTIVES DE L’ENTREPRISE SPINOZISTE
Dans ce chapitre où il est question de faire une projection et d’envisager
des perspectives sur le thème central de notre travail, il nous semble nécessaire
de revenir sur les points saillants qui ont alimenté notre recherche, notamment
la question de l’athéisme chez Spinoza. Par là et à sa suite, nous entendons
continuer le mouvement de sa pensée en tentant de comprendre à la fois
l’origine et la valeur positive du Dieu conçu par notre penseur.
VIII.1. Pour une conception divine « hors religion » ?
Spinoza n’a eu cesse de rappeler que les pratiques religieuses
conçoivent un Dieu humain, personnel donc doué d’amour, de désir et de
volonté, transcendant ; cette conception divine, aux yeux de Spinoza n’est
qu’une conception imaginaire et trompeuse du vrai Dieu.
Nous pensons qu’un des enjeux importants pour nous est de
comprendre la conception d’un Dieu « hors religion ». Le Dieu de la religion
(on pourrait ajouter : quelle que soit la religion), Spinoza l’a fort bien indiqué
dans la Préface du Traité théologico-politique, est un instrument politique par
excellence puisqu’il agit puissamment sur les passions des hommes (la crainte
et la tentation). Le Dieu « de Spinoza » n’est pas une personne mais un
principe. En opérant cette transmutation de notre conception de Dieu, nous
pensons que Spinoza combat sur un double front :
•
D’abord, Spinoza s’oppose à la conception d’un Dieu personnel. Dieu,
conçu comme personne, est distinct des êtres finis : c’est la figure du
Christ qui se tient face à ceux qu’il enseigne et ceux qu’il combat. Dans
la doctrine chrétienne, cette valorisation de la nature (la nature
intérieure de l’homme pêcheur, et la nature extérieure, elle-même
souillée par ce rapport à la problématique chrétienne Spinoza opère un
renversement complet : il réhabilite la nature, non plus comme totalité
des étants, mais comme processus de génération des étants à partir d’un
- 327 -
principe unique. D’un point de vue anthropologique, cela a pour
conséquence que l’homme est lavé du pêché originel, réhabilité luimême dans sa capacité à appréhender par lui-même ce principe divin
dans et hors de lui.
•
A cette vision, Spinoza oppose d’une part le mécanisme cartésien (les
étants ne renvoie pas à autres choses qu’à d’autres étants, effets ou
cause), et d’autre part une conception très profonde des contraintes
psychologiques et de l’esclavage intérieur des passions. Que reste-t-il
du concept de Dieu après cette « épuration » ? Autrement exprimé,
qu’apporte en positif la conception spinoziste de Dieu ?
Souligner que Dieu est la Nature est une affirmation trompeuse pour
nous, car il ne s’agit surtout de ce que nous concevons être la nature (à travers
l’héritage de la science moderne). Parler même de Dieu avec un vrai « D »,
comme si c’était un nom propre, peut nous inciter à nous adresser à lui adresser
à lui comme à une personne. Je pense qu’il serait plus juste de parler de
« divin » ou de « principe divin », ce principe étant l’origine de tout, qui est coprésent à chacune des « créatures ». Or, c’est précisément en internalisant le
principe divin en l’homme que Spinoza fonde la possibilité de sa liberté :
tandis que le « Dieu de la religion » faisait des hommes des esclaves en
cultivant méthodiquement en eux certaines passions, le « principe divin » en
nous est source d’une liberté suprême, pour autant qu’on parcoure le chemin
ardu qui mène à l’ « amour intellectuel ».
Les divers portraits qu’on fait d’un Spinoza athée ont ceci de commun
qu’ils mettent l’accent sur deux choses : d’une part, une démarche hyperrationnelle d’explication exhaustive (on met alors en avant le côté systématique
de sa pensée en faisant référence à la méthode à la méthode géométrique de
l’Ethique) et d’autre part, le concept de Dieu serait une occasion à son époque
d’un penseur trop en avance pour son temps.
Nous pensons que le penseur Spinoza, l’être humain Spinoza, était un
peu plus complexe que cela. L’Ethique est loin d’être un discours plein,
parfait, sphérique et continu, comme l’a bien montré Deleuze. Et son « Dieu »
n’est pas un simple principe explicatif, un Dieu rationnel et tout sec. Le Dieu
- 328 -
de Spinoza est la puissance qui persévère à travers tous les êtres finis, et qui
fait que chacun d’eux cherche à s’accroître.
Nous croyons – mais cela n’est qu’une supposition - que Spinoza, par
prudence, n’osait pas évoquer de sa relation à Dieu. Pour la comprendre, il faut
se référer à l’attitude d’Einstein dans Comment je vois le monde, lorsqu’il
parle de la « religiosité cosmique » : quand l’homme de connaissance pénètre
dans le temple de la vérité, il contemple, il admire l’Univers dont
l’intelligibilité se déploie devant ses yeux. Il y a là un très profond sentiment
religieux – bien que nous soyons au-delà de toute religion.
En revanche, les nietzschéens pourront nous reprocher de savoir qu’il
est important de bien regarder le contexte de l’époque où Spinoza écrit. Le
monde dans lequel évolue Spinoza est un monde religieux, où partout on
trouve la présence et le référent à un être transcendant. Bercé, éduqué dans ce
monde il nous paraît tout à fait normal que la pensée de Spinoza se réfère à un
« Dieu ». Pas qu’il s’agisse d’une concession du philosophe (bien que le bucher
puisse faire réfléchir…) mais que tout penseur révolutionnaire, tout créateur est
imprégné de son époque, et s’il remet des choses en cause, échafaude des bases
révolutionnaires (car nous ne cessons de nous étonner de l’intelligence de cet
homme !), assurément on ne peut lui demander de tout « refaire ». La référence
à Dieu chez Spinoza n’est donc pas une concession, elle n’est que le fruit d’une
éducation, d’une culture et d’un monde dont on ne peut entièrement se
détacher. Freud, Einstein sont des exemples frappants de « révolutionnaires »
qui ont fait avec les moyens de conception et de compréhension du monde qui
étaient les leurs à leur époque.
Pour ce qui est de la religiosité de Spinoza, l’exemple d’Einstein peut
paraître délicat, car Einstein était un croyant profond et ses propos sur Dieu
montrent cette ambiguïté qu’il n’a pu se résoudre à comprendre que son travail
de chercheur repoussait Dieu, mais son éducation le poussait à le re-trouver
coûte que coûte. Donc, sans avoir une profonde connaissance de Einstein, mais
nous pouvons souligner qu’il avait cette vision de Dieu comme détenteur du
Bien et du Mal, or toute la force de Spinoza est justement qu’il se met hors de
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ce schéma. Nous pensons néanmoins qu’il faut se garder de réintroduire le
Dieu de Bien et de Mal par une voie (l’admiration ou la religiosité). Est-il
nécessaire de faire ici le parallèle avec Nietzsche qui pose l’homme libre
comme évoluant au-delà du Bien et du Mal. Toute la force de Spinoza semble
être dans cette conception de Dieu ammoral, conception appropriée de son
époque.
Dans une autre projection de l’au-delà du Dieu et de la Nature, nous
pouvons montrer que la conception de Dieu chez Spinoza est tout à fait
moderne ; il fait lui-même l’association pour arriver à affirmer Deus sive
natura.
Il est bien de rappeler que ce vocable ne correspond pas forcément
exactement à la même perception chez tous. Certains peuvent avoir l’opinion
que « la Nature » est uniquement « matérielle » (au sens de mécanisme) ou
qu’elle n’a rien de réel, comme une notion générale regroupant sous un même
vocable des entités (modes, corps) disloquées. Chez Spinoza – et nous le
ressentons, autant qu’il nous possible, comme cela – c’est dans une perception
sublime qu’elle se réalise, perception que l’on retrouve, pour ce que nous en
savons, dans tout mouvement spirituel du monde. C’est pourquoi le mot
« Dieu » n’est pas un « paravent » chez Spinoza : la Nature nous contient et
nous dépasse en ce qu’elle est omnipotente et transcendante. Par ailleurs, nous
avons une idée innée et première de cette appartenance et partant de cette
communauté ; lorsque nous connaissons réellement, cette idée se sublime en
Amour (« véritable »), ou en Béatitude.
Il est clair que Spinoza « ne croit pas en Dieu » le terme posant
problème ici étant « croire », car croire n’est pas connaître et, de fait, il se
rapporte à l’opinion (non fondée selon la connaissance vraie) de l’existence
d’un Dieu humanoïde (une difficulté étant que cette conception colle tellement
au mot qu’on peine à s’en dégager complètement, ce que fait au contraire –
évidemment – Spinoza). Mais si celui-ci anéantit l’anthropomorphisme, il le
fait sans tomber du tout dans une erreur plus grave, consistant à rejeter
conjointement le spirituel : l’union spirituelle avec la Nature – union
- 330 -
intellectuelle dans les traductions, mais en fait elle n’est pas du domaine de la
logique ou de la raison mais de la science intuitive, considérablement
supérieure.
Tentons par introspection d’exprimer ce que recouvre cette vision
intérieure intuitive à laquelle nous associons le vocable « la Nature » : la
Nature est avant tout le principe de toute chose ou évènement et, parmi les
objets sensibles (choses singulières), de tout ce qui existe, a existé, et pourra
exister.
Elle s’impose en tout en toute circonstance, selon la nécessité
imprescriptible de sa nature unique. Tout ce qui est est par elle et ne saurait être
autrement. Tout ce qui est est absolument parfait par le simple fait qu’il est, et
ce en vertu de cette nécessité.
Une chose singulière est en interaction permanente avec le reste de la
Nature. Nous pouvons la distinguer effectivement en quelque manière de ce
reste mais pas de façon absolue : elle change (par perte ou augmentation : en
fait, elle évolue continûment dans le monde modal – ou nature naturée) et est
donc impermanente ; les choses singulières n’ont pas d’existence en soi et par
soi, ni de nature parfaitement déterminée (vacuité du Bouddhisme). Elles ne
sont concevables qu’en tant que manifestations (modes) de la Nature prise dans
sa totalité et son unité.
Ces choses singulières – ou la nature naturée – font elle-même partie de
la Nature. Quoiqu’elles changent en permanence à l’évidence, la Nature n’en
reste pas moins éternellement la même ; car elle est, en tout état de choses,
partout et en tout, action nécessaire. Le mouvement est dans la Nature et pas
hors d’elle (cette intuition forte réunit d’un coup Héraclite et Parménide, la
question de la compatibilité logique entre les deux approches étant une
création, un jeu, sans intérêt réel, voire d’une nuisance réelle : il n’y a pas de
lien logique, et cela ne remet pour autant nullement en cause l’essentiel, c’està-dire ce qui précède. La logique est considérablement inférieure à la science
intuitive, non coextensive à celle-ci et donc à tout point de vue non nécessaire,
- 331 -
même si elle peut être utile. L’avantage reste cependant globalement à
Parménide concernant la portée éthique).
En creusant un peu plus, nous pouvons ajouter ceci : outre par l’idée
innée et première qui précède, la Nature nous apparaît secondairement comme
éternelle au travers de ses Lois. Ce sont, en quelque sorte, des notions
communes mais vues non selon la Raison mais selon la science intuitive, ou
troisième genre de connaissance.
Notons
que
cette
conception
est
pour
beaucoup,
souvent
inconsciemment, un fondement de la science physique elle-même : si celle-ci
décrit des changements au sein des modes, les lois sur lesquelles elle se base
sont pensées comme parties de la Nature éternelle, s’imposant nécessairement
(en dépit des limites réelles des lois effectivement perçues). Certaines
dimensions de l’être étant données (Matière, Pensée), ainsi que l’existence
modale et les mouvements dans le monde modal, les lois suffisent à tout.
Einstein – lecteur convaincu de Spinoza – avait pour base une telle
vision esthétique de la Nature et par conséquence de la physique. C’est
pourquoi, en particulier, il croyant dur comme fer au déterminisme absolu et a
dit à propos de l’ « Interprétation de Copenhague » de la Mécanique quantique
– qu’il n’acceptait donc pas par principe : « Dieu ne joue pas aux dés » (le
même « Dieu » que Spinoza). Pour autant, l’indétermination quantique ne met
en évidence que nos propres limites structurelles, indépassables. Autrement dit,
supposé qu’elle soit exacte, l’indétermination quantique ne met nullement en
cause l’idée première de la Nature nécessaire, pas plus que ne le fait le chaos
déterministe. Elle ne met en évidence que nos propres limites structurelles,
indépassables. Autrement dit, supposé qu’elle soit exacte l’indétermination
quantique est une loi de la Nature, telle qu’inscrite dans les limites de notre
potentiel de connaissance. Telle est exactement la « définition » de Dieu que
nous donne Spinoza.
Comme le mot « Dieu » est inconsciemment chargé d’opinions
étrangères à Spinoza, un exercice – qui est beaucoup plus qu’un jeu – consiste
à remplacer « Dieu » par « la Nature » par substitution globale dans une
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version numérisée de ses textes (sans tomber, autant que possible, de charybde
en scylla, c’est-à-dire dans une interprétation mécaniste liée au nouveau
vocable) : cela peut alors devenir beaucoup plus lumineux. La critique
spinoziste de la religion concernant la religion réside en ce qu’elle juge la
théologie comme la fausse connaissance embrouillée, construite sur la base de
la finalité. Une vision traditionnelle de la théologie qui renverse l’ordre de la
nature et plonge les hommes dans l’ignorance et de leur crainte. La religion
dans son essence, fondée sur la crainte et la peur, peut-elle trouver un
prolongement politique ?
VIII.2. Pour le principe de l’immanence
Dans la vision de la tradition judéo-chrétienne, Dieu est extérieur et
créateur du monde. Il n’est pas au même niveau d’égalité que ses créatures.
Voilà en quel sens la connaissance de Dieu reste impossible. Comment alors
l’infiniment grand peut-il se résorber dans l’infiniment petit ? Connaître
voulant signifier assimiler, si Spinoza soutient que l’homme peut tout
connaître, par la seule raison, il en ressort que pour notre penseur l’homme
s’identifie à Dieu, il se découvre infini et éternel par sa raison, son intelligence.
Dans ce contexte, Dieu n’est plus au-delà de la réflexion rationnelle, il se met à
la portée de l’homme. Le Dieu spinoziste n’est donc pas hors du monde de
l’homme ; on pourrait souligner qu’il lui est immanent. Entre l’homme, Dieu et
le monde il n’y a plus de rapports de transcendance, c’est-à-dire d’extériorité
ou de supériorité mais plutôt des relations d’implication formant une totalité,
un système. Autrement exprimé, le Dieu spinoziste est un pur rationnel qui ne
s’affirme qu’en l’homme. C’est donc en l’homme que Dieu a connaissance de
soi ; pour Spinoza, il semble que la connaissance que Dieu a de lui-même n’est
rien de plus que la connaissance que l’homme a de Dieu. Si cela est vrai, nous
pouvons conclure que Dieu n’est pas une substance posée une fois pour toutes,
mais celle qui évolue dans la pensée et suit la voie de la Raison.
Précédemment, nous avons pu voir que chaque peuple, dans les religions, a
- 333 -
déposé sa conception de Dieu, de l’homme dans son rapport avec Dieu et le
monde. Nous sommes partis des religions de la Nature (Orient), des religions
de la beauté (Grèce) pour arriver à la religion révélée et nous avons découvert
l’évolution subie par l’idée de Dieu dans ce processus rationnel. Ainsi, dans le
peuple grec, Dieu n’est pas autre chose que la totalité sociale. Chez le juif par
contre, Dieu est non seulement le transcendant, mais aussi et surtout le Maître
absolu et le Parfait à qui tout est soumis. Le concept de Dieu évoluant et se
précisant dans le temps et l’histoire des peuples, on ne peut pas faire
l’économie du temps. Dieu ne s’est pas révélé une bonne fois pour toutes. Il ne
cessera de se révéler jusqu’à ce que toute l’humanité en ait la vraie
connaissance. Mais réciproquement, l’homme ne prend conscience de sa vraie
nature qu’en Dieu. La conception que l’homme se fait de Dieu est
consubstantielle à celle qu’il se fait de lui-même. La philosophie spinoziste
arrive à son heure pour expliquer aux hommes leur identité et révéler aux
hommes ce qu’est Dieu. Notre penseur veut ainsi insinuer l’idée que le moment
est venu de faire connaître la Nature telle qu’elle est, de dépasser le moment
des représentations et des abstractions pour parvenir au stade rationnel où la
pensée se saisit du vrai. Et c’est à la philosophie spinoziste qu’incombe cette
tâche. Si le système spinoziste se propose de nous dévoiler le mystère de la
plénitude, alors c’en est fait pour les « choses » mystérieuses, transcendantes,
cachées et voilées.
La transcendance perd de la transcendance dans cette philosophie. Tout
est appréhendé sous l’angle de la connaissance. On pourrait même dire qu’avec
Spinoza, c’est le règne de l’immanence. Cette philosophie est en effet le refus
de toute transcendance, l’essai d’une pensée rigoureuse qui prétend rester dans
l’immanence et ne pas en sortir. Avec lui, il n’y a pas de transcendance.
Affirmer que tout est connaissable et que rien n’est inconnaissable par
l’homme, c’est en quelque façon soumettre tout, même Dieu, à l’hégémonie de
la raison. Spinoza a réduit toute l’expérience à la raison. Il n’y a rien qui ne
tombe sous la loi de la pensée rationnelle. Même le devenir des êtres et le
changement perpétuel du réel n’échappent à la raison. Ainsi par sa méthode
- 334 -
réflexive toute chose se comprend rationnellement et intuitivement. Alors que
Platon croyait à un monde d’idées éternelles, transcendantes au devenir,
sensible, au réel concret et changeant, Spinoza s’attache à montrer que tout ce
qui est clair et distinct est rationnel et ce qui est rationnel est certain et évident,
ce qui le conduit à interpréter l’univers surnatunel comme la manifestation de
la raison. Pour réconcilier la pensée et le mystère, il a fait appel à la raison.
Contrairement à la philosophie médiévale qui se limite aux dualités et laissent
face à face des oppositions (sujet-objet ; Pensée-Etre ; Homme-Dieu ;
phénomène-noumène ; Raison-Foi), la philosophie spinoziste vient réconcilier
ces oppositions et faire de la contradiction la marque de la connaissance
philosophique. Dans l’intuition, toutes les contradictions sont résolues et
réconciliées puisque la raison c’est ce qui comprend, c’est-à-dire, prend
ensemble, la raison c’est la compréhension, l’universel qui comprend ses
déterminations dans un développement rationnel. Avec Spinoza, la rationalité
inaugurée par la philosophie traditionnelle parvient à son paroxysme. La
philosophie critique, tout en se proposant de ruiner toutes les croyances
métaphysiques avec la seule raison, a reconnu qu’il n’y a pas de savoir absolu
en quoi l’homme puisse se reconnaître et se réaliser, et a retenu cependant
l’hypothèse que Dieu existe, mais qu’il n’est pas de l’ordre du savoir. La
conséquence sceptique que l’on a tirée de cet échec de la métaphysique n’en
demeure pas moins illégitime : la perfection très tôt atteinte de la
mathématique, la solidarité et le progrès de la physique prouvent que l’homme
peut connaître quelque chose et le connaître activement. Mais ce à quoi il
s’applique alors c’est seulement à l’existence phénoménale, celle qui se donne
en soi dont la métaphysique croyait saisir l’ensemble : le savoir de la science
n’est pas savoir de Dieu. Celui-ci échappe toujours à la connaissance, puisque
le fait de le connaître le transforme et lui confère un statut relatif à l’homme.
Ainsi, Dieu est exclu du domaine du connaissable. Mais sa sauvegarde dan la
société moderne occidentale va exiger une autre attitude humaine : la foi et la
croyance.
- 335 -
A Dieu est réservée une zone obscure et impénétrable par la pensée
humaine ; c’est le monde du sentiment, du cœur. Nous assistons pour ainsi dire
dans cette société à une carte de rupture entre le profane et le sacré, entre le
phénomène et le noumène. Même la foi n’est plus à l’abri de la scission ; la
science gagnant du terrain avec ses résultats de plus en plus spectaculaires, la
foi du chrétien se sent mise à l’épreuve ; mais dans la religion, Dieu garde
encore une place de choix, celle du sentiment. Il faut noter que la philosophie a
engendré en Europe une crise spirituelle sans précédent. C’est cette crise qui
explique les déchirures de ce siècle et les contradictions qui expliquent la
naissance de la philosophie rationaliste de Spinoziste. Mais quelle est l’origine
de cette déchirure ?
En effet, à la différence de la société médiévale, la modernité avec les
sciences comme le physique et les mathématiques, avec le déploiement
excessif de la rationalité pour scruter le réel, n’a plus de points de référence
absolument stables ; elle a perdu la sécurité que donnait une foi naïve et sans
critique. Jadis l’homme croyant trouvait dans les représentations doctrinales ce
qui assurait à son existence unité, cohésion et satisfaction sensée. Dans cette
ambiance sociale et spirituelle toute clarté et signification venaient d’en haut,
de ce lien intelligible qu’était l’au-delà du ciel ; si la vie présente, l’expérience
et la raison simplement humaine n’étaient pas déclarées insensées, c’est dans la
seule mesure où elles renvoyaient spontanément à l’éternité immuable, au
souverain, au Premier et au Dernier.
Mais précisément, tel n’est plus le temps de Spinoza, l’état présent de la
culture spirituelle. La foi jadis est mise à dures épreuves par le siècle de la
philosophie traditionnelle. La modernité a instauré la rupture et la douleur de
ces représentations doctrinales. Soumis à divers ébranlements – l’émancipation
progressive du savoir scientifique, du travail économique, de la praxis sociopolitique et de la pensée rationnelle – le monde traditionnel a fini par céder et
abandonné la foi naïve du moyen-âge, et il est passé dans la réflexion qui
s’oppose à la « substance ». Cet état de fait a engendré la crise spirituelle. Elle
a pour résultat premier et immédiat la crise d’un monde déchiré entre les
- 336 -
exigences de la raison critique et l’aspiration à un sens qui ne laisse rien hors
de lui. C’est en prenant en compte cette situation que l’entreprise spinoziste
s’éclaire.
Le monde moderne, en tant qu’il surgit en se différenciant du monde
cohérent, stable voire compact d’autrefois, apparaît comme le monde qui fait
droit au travail de la rationalité critique, expérimentale et efficace. Refusant et
reniant toute théorie immédiate et intuitive d’un Etre ou d’un sens
prétendument absolus, l’entendement exerce de manière rigoureuse son
pouvoir d’analyse et de séparation. Et Spinoza ne manque pas d’éloge vis-à-vis
de cette puissance prodigieuse de (négation, de déchirement). En analysant de
manière critique les représentations, l’esprit fait bien une œuvre de mise à
mort : il marque la distance qui le sépare de ce qui fut jadis vécu sous mode
simple et immédiat, et introduit la médiation mortelle de la réflexion dans ce
qui se présente autrefois (Moyen-âge) comme unité primitive, vie substantielle,
réalité stable, pensée non critique. En revanche, cette mort est la condition
nécessaire d’une vie plus haute qui porte en la médiation. C’est en cela que la
philosophie critique garde une valeur. En elle, l’activité de diviser qui est la
force et le travail du puissant entendement s’affirme et se confirme. Seulement
la modernité n’a pas pu réconcilier et dépasser les éléments déchirés. Bien au
contraire, les oppositions furent maintenues comme des hypostases
indépassables. Voilà pourquoi la période critique s’est confirmée dans le
monde phénoménal et temporel. Elle a réussi à ruiner sans pitié des opinions,
des croyances naïves, toutes faites. Dorénavant l’entendement, cette puissance
d’analyser, ne se tourne plus vers la contemplation naïve d’une réalité
immuable et transcendante ; il se transforme en un entendement d’homme,
ayant pour unique champ d’investigation l’en-deça sensible, la finitude
mondaine qu’il importe d’organiser et de transformer. La rationalité moderne a
ainsi engendré la misère et l’abjection de l’esprit. Contrairement au monde
ancien dont le regard est tourné vers le ciel, le monde moderne connaît le
mouvement opposé.
- 337 -
Ayant perdu tout intérêt pour la profondeur vide d’une réalité absolue,
la raison est passée tout ensemble de la théorie contemplative à la praxis
opératoire de l’au-delà divin à l’en-deçà humain, ciel étoilé de la terre
compacte. L’intérêt de la raison s’est radicalement déplacé vers la présence
effective de ce monde. Ce type de rationalité est incapable de satisfaire
réellement l’homme. Et pour cause. Si elle parvient à organiser, à connaître, à
transformer et à maîtriser le monde de la finitude phénoménale, elle s’avère
impuissante à lui découvrir sa signification ultime. L’attitude critique a pour
inconvénient patent la perte et la fin de l’ontologie. Entre la connaissance et
l’être, entre le savoir phénoménal et le monde en soi, entre l’imparfait et le
parfait, entre la Substance et l’attribut, la séparation apparaît irréductible. En un
mot, aux évidences métaphysiques et religieuses du Moyen-âge ou du monde
traditionnel – l’être stable, le divin immuable et cru, l’intelligible substantiel et
transcendant – ont succédé les antinomies de la réflexion et de l’entendement.
Désormais devenu centre et mesure de l’étant, le sujet rationnel reste enfermé
dans des oppositions qu’il ne parvient pas à dépasser : la modernité se présente
alors comme un monde de la finitude rompue du sens ontologique, un monde
de la division sans réconciliation, un monde de l’entendement incapable
d’accéder à la raison, un monde de dualisme où raison et sentiment religieux
(foi), science et croyance s’excluent.
Même si la rationalité du siècle des lumières se souciait fort peu de
Dieu – dont on ne peut rien savoir scientifiquement – il reconnaissait à ce Dieu
une place, celle du mystère, de la transcendance. Mais Spinoza survint dans la
scène philosophique, il se chargera d’étendre la rationalité à tous les domaines.
Tout le réel ne devait plus échapper à la raison. Mais avant Spinoza, il se
produisit la vaste doctrine de la scolastique qui voulut réserver à Dieu une
place de choix dans les occupations et préoccupations des hommes. Mais
l’insatisfaction que créa le mouvement mystique s’avéra d’autant plus profonde
qu’elle voulut parvenir à Dieu. Pour les doctes de la scolastique – Saint
Augustin, Saint Anselme, Saint Thomas – Dieu est nécessaire et ne peut être
connu. Mais il existe une autre voie pour l’appréhender ; il est éprouvé, senti,
- 338 -
et intuitionné, il s’atteint au sein d’une relation fondamentale qui est la nature,
non du savoir discursif, mais de la croyance. Spinoza déplore cet état de fait.
Pour lui, ceux qui s’abandonnent à la fermentation désordonnée de la substance
croient, en ensevelissant la conscience de soi et ne renonçant à l’entendement,
être des élus de Dieu, auxquels Dieu infuse la sagesse dans le sommeil, mais
dans ce sommeil ce qu’ils reçoivent et engendrent effectivement, ce ne sont
que des songes. Selon notre penseur, la solution scolastique pour rétablir la
totalité et surmonter les dualités issues de l’entendement, est toute de facilité
très naturelle : elle désire la vie sans la mort, l’intuition sans le discours. Pour
la philosophie scolastique, il n’est pas question de résoudre la compacité de la
substance et élever cette substance à la connaissance claire et distincte ; elle
croit qu’elle ne doit pas tant reconduire l’esprit chaotique à l’ordre pensé et à la
simplicité du concept, que mélanger les distinctions de la pensée et restaurer le
sentiment de l’essence ; elle est convaincue qu’elle ne doit pas tant procurer la
pénétration intellectuelle que l’édification. Ce qui dans cette philosophie est
honoré, c’est non le rationnel, mais le sentiment. Avec la scolastique, l’homme
s’éloigne de la pensée véritable et de la religion authentique. Pour Spinoza, le
rationnel doit aussi bien s’attaquer aux choses finies qu’aux choses générales et
universelles. Ainsi l’en-soi, le noumène, la substance sont ramenés au niveau
de l’homme non pas dans le sentiment ni dans le terrestre mais dans la pensée
rationnelle qui ne fuit point le travail de l’entendement – comme le fait le
discours prophétique – mais le dépasse en partant. Avec le rationalisme, tout
parfait devient objet de connaissance. Toute vérité est à la mesure de l’homme
et non pas supérieure ou extérieure à l’homme. Mais l’homme ne parvient pas
naturellement au savoir absolu. Encore faut-il qu’il accepte de supporter
l’effort rationnel qui lui permet d’élever les principes de la religion et de la
morale à la philosophie et à la science.
Si Spinoza en est arrivé à la conclusion suivant laquelle toute activité
humaine peut être ramenée au rationnel, c’est que la société dans laquelle a
émergé sa philosophie avait entrepris une œuvre de démystification et de
démythisation. Au fur et à mesure que l’homme comprit qu’il était capable de
- 339 -
ramener à lui l’univers, de s’en rendre comme maître et possesseur par sa seule
raison, il n’était plus question de séparer forme et contenu, expérience et
connaissance, Dieu et l’homme. La philosophie spinoziste, en faisant des
vérités religieuses des enveloppes de vérités rationnelles, a placé le rationnel
au-dessus de tout. La civilisation occidentale s’est reflétée au maximum dans le
système spinoziste. Par sa seule faculté de connaître, l’homme devient ainsi la
substance parce que capable de penser, d’intuitionner et de comprendre la
nature, l’univers. Spinoza a poussé la prétention occidentale à son haut point.
Le dix-septième siècle qui est son siècle est celui des grands systèmes ayant
pour prétention de penser et de reconstruire tous les compartiments de la vérité.
Par opposition au platonisme qui fait cas d’un monde intelligible radicalement
opposés, à l’opposé de la philosophie médiévale qui parle encore d’un Absolu
auquel il faut croire, le spinozisme se présente comme une philosophie de
l’immanence : la Nature n’est pas l’au-delà lointain et indéfini ; il est le sujet
universel qui comprend tout, de qui viennent toutes les choses réelles, claires et
distinctes. Ainsi l’histoire de la révélation divine se transmue en histoire de la
Raison humaine. Ce n’est plus dans l’au-delà mystifié, ce n’est plus dans le
Dieu mystérieux, ce n’est plus dans la transcendance qu’il faut placer le
fondement de la vérité. Tout doit partir de l’homme comme capable de
connaître rationnellement la vérité. Puisque toute vérité est rationnelle et que
tout rationnel est évident, clair et distinct, il revient à l’homme de découvrir
l’intelligibilité souvent occultée par les apparences mystérieuses, irrationnelles
et absurdes qui semblent constituer la trame de la vie des hommes.
Dans ce cas, il est aisé de comprendre que la vérité religieuse comme
pour sa transcendance, sa sacralité, sa révélation providentielle, sa
surnaturalité, son mystère voire son irrationalité, ait été replacée dans un
système
qui la rende rationnelle, philosophique, claire et distincte. Avec
Spinoza, les voies de Dieu deviennent les voies de l’homme c’est-à-dire de la
Raison qui tend à se révéler à travers les âges et les peuples. Les expressions
comme «l’esprit du Christ, la prudence, la sagesse, la béatitude, entres autres »
constamment utilisées au chapitre IV de son Traité théologico-politique font
- 340 -
place à la théologie qui montre que ce qui se cache derrière les représentations
religieuses est la vérité philosophique. En arrivant à interpréter rationnellement
tous les domaines de la vie et du savoir, Spinoza a élevé l’homme moderne
engagé dans la misère des phénomènes de la finitude et de la temporalité au
niveau de l’absolu ; de même il a fallu descendre les mystères et Dieu à la
portée des hommes ruinant ainsi tout ce qui paraissait impénétrable pour la
pensée. Il a assuré à l’homme sa dignité sublime en l’amenant à s’occuper
davantage de Dieu qui l’ennoblit au lieu de ne s’en tenir qu’à la platitude des
phénomènes car pour lui ce qui dans la vie est vrai, grand et divin, l’est par la
Raison. Le royaume de l’esprit est le royaume de la liberté. Tout ce qui donne
de la cohérence à la vie humaine, tout ce qui a valeur et validité est de nature
spirituelle, et ce royaume de l’esprit existe seulement par la conscience de la
vérité et de la morale, par la saisie des idées.
Il a assuré à l’humanité sa parousie qui doit se réaliser sur cette terre
mais grâce à la Nature, c’est-à-dire à la Raison qui enseigne à l’homme qu’il
est Liberté et qu’il ne devient libre qu’en passant par la mort de la croix qui
n’est rien d’autre que la séparation d’avec son moi empirique, ses penchants
naturels et ses sentiments égoïstes. Par là même, il a permis à « Dieu de
s’incarner dans l’humanité » en cessant d’être le Dieu inaccessible des
philosophes critiques, le Dieu transcendant des juifs et des chrétiens pour
devenir la Raison « concrète », l’universel par excellence. En d’autres termes,
la conception spinoziste du rapport de la vérité rationnelle et de la vérité de la
foi nous amène à dire que autant la transcendance « s’immanentise », autant le
profane se sacralise. Ici nous nous rendons compte que l’incarnation
perpétuelle de Dieu se réalise et se confond avec l’élévation éternelle de
l’homme à la dignité de Dieu.
- 341 -
VIII.3. Philosophie et théologie : nécessité d’une rencontre ou la
Raison réconciliatrice
La raison et le sentiment religieux sont-ils investis de fonctions
concurrentes ? Le sentiment religieux ne subsiste-t-il que dans les marges de la
raison ? En clair, quels rapports peuvent-ils donc entretenir ? Enfin, nous
sommes tentés de nous demander ceci : comment chez Spinoza la raison est
fondée sur l’irrationnel, la non-raison ? Voilà autant d’interrogations soulevées
par le Traité théologico-politique de Spinoza à l’égard de ce que peut peser le
rapport philosophie et religion.
Spinoza est un penseur rigoureux qui vise avant tout
le savoir
universel. Son désir est de construire une philosophie systématique. Et pour ce
faire, dans ses investigations, il prend en compte tous les modes de
connaissances possibles pour fonder sa pensée. Cette préoccupation, il la
voulait sérieuse, il a dû faire appel à la caution de ses amis doctes et des
théologiens. Dans ses nombreuses lettres, il révèle l’itinéraire de ses
recherches : « Je compose actuellement un Traité sur la façon dont
j’envisage l’Ecriture et mes motifs pour l’entreprendre sont les suivants :
- les préjugés des théologiens : je sais en effet que ce sont ces
préjugés qui s’opposent surtout à ce que les hommes puissent appliquer
leur esprit à la philosophie ; je juge donc utile de montrer à nu ces
préjugés et d’en débarrasser les esprits réfléchis.
- l’opinion qu’a de moi le vulgaire qui ne cesse de m’accuser
d’athéisme ; je me vois obligé de la combattre autant que le pourrai.
- la liberté de philosophie et de dire notre sentiment ; je désire
l’établir par tous les moyens : l’autorité excessive et le zèle indiscret des
prédicants tendent à la supprimer».233
Ainsi, la métaphysique qui est la connaissance de Dieu et de soi-même,
répond chez Spinoza, à plusieurs exigences : c’est l’obligation d’un chrétien
d’employer la raison pour lutter contre les négations des libertins ; de plus la
233
Traité théologico-politique, Introduction, PUF, Paris, 1999, p.5.
- 342 -
métaphysique est la première question exigée par l’ordre méthodique ; enfin la
physique ne peut atteindre la certitude, si elle ne s’appuie sur la métaphysique.
De ces trois raisons, la première nous montre Spinoza engagé dans la
campagne contre les théologiens. On sait la charge d’excommunication qu’il a
reçue de la synagogue, et à cet égard, le Traité théologico-politique et en appui
l’Ethique sont dans la ligne de cette apologétique rationaliste dont on a
découvert à l’époque cartésienne. Spinoza l’a voulu ainsi ; et il le soutient à
l’envie qu’il n’est pas athée et qu’il soutient la cause de Dieu. Recherche t-il
sans doute l’approbation des théologiens ? Il est donc clair que sa
métaphysique s’insère dans ce mouvement religieux ; et il suffit de signaler
l’emploi qu’en ont fait les théologiens-philosophes de la moitié du siècle,
Bossuet, Arnauld et Malebranche. Certes Spinoza n’a fait intervenir
spontanément dans le tissu de sa philosophie le moindre dogme spécifiquement
chrétien ou catholique. Il a peut-être affirmé sa foi non pas, en tant que
philosophe, mais en tant que citoyen d’un pays attaché à la religion dans
laquelle Dieu lui avait fait la grâce de naître. Mais cet attachement, dont la
sincérité est manifeste, implique tout naturellement la conviction qu’aucune
vérité philosophique ne peut être incompatible avec la vérité des dogmes
révélés ; aussi lorsque les théologiens critiquent sa théorie de la Nature en
affirmant qu’elle ne s’accorde pas avec le dogme de la transsubstantiation,
Spinoza s’efforce de démontrer la compatibilité.
Nous ne pouvons passer sous silence que la religion par rapport à
l’entreprise philosophique, joue un rôle plus complexe. Elle se définit en effet
comme un ensemble d’opinions ou de coutumes, et invite à la croire vraie et
non à la croire vraie, puisqu’elle touche les vérités de la foi. Une fois la
philosophie édifiée, deux systèmes de vérités certaines se font face,
indépendants dans leurs sources, lumière naturelle ou révélation surnaturelle,
distincte dans leurs buts, établissement d’une science immuable ou conquête du
salut éternel, opposés par leurs juridictions suprêmes, raison de chacun ou
autorité de l’Eglise. Néanmoins, chaque système porte en soi de quoi justifier
l’existence et l’indépendance de l’autre : il est des raisons théologiques pour
- 343 -
autoriser le philosophe à faire un libre usage de sa raison ; et la philosophie, en
reconnaissant l’incompréhensibilité divine et qu’elle dépasse les nécessités
rationnelles dessine la place où une théologie révélée proposera des dogmes,
indémontrables pour la raison ordinaire sans être pour autant absurdes. De cette
double reconnaissance naît une frontière commune à la recherche de la vérité et
à la pratique du salut : ce sont les vérités de la foi. Le théologien, enfant avant
d’être homme et élève des collèges autant qu’interprète des Ecritures Saintes,
doit distinguer ses préjugés de l’inspiration surnaturelle et la parole de Dieu du
langage philosophique dans lequel elle a été entendue, car il sera abusif de
vouloir chercher une observation antinomique dans le miracle de Josué, ou
alors dans le mystère de l’Eucharistie un alibi à l’égard des formes
substantielles. Entre les deux lumières, directe ou surnaturelle, réfléchie ou
naturelle, aucun conflit ne peut être définitif. S’il envisage même que cette
lumière, par quelque assistance du ciel, puisse rendre les mystères de la foi
évidents à quelques grands théologiens inspirés, jamais il ne fournit de raisons
pour son adhésion à la foi catholique. S’il œuvre à accorder les résultats de sa
philosophie toujours que l’acte de foi a été accompli et ne soumet pas à
l’examen sa clarté et son évidence qu’il attribue à la grâce de lumière. Plus
encore philosophe juif, il est juif et philosophe. Ce qu’il faut comprendre donc
chez Spinoza, c’est que le philosophe est à la fois un homme agissant et de
réflexion qui s’intéresse également à la chose divine. Même si la raison est à
l’égard du philosophe ce que la grâce est à l’égard du chrétien, Spinoza pense
que nous pouvons avoir la foi et atteindre Dieu par la raison. II est vrai que
selon une tradition de pensée fidéiste, la théologie est fondée sur la révélation
qui est elle-même l’objet d’un pur acte de foi. Mais une autre tradition prétend
que la théologie est une science, que l’existence de Dieu peut être connue par
l’intelligence. Certains ignorent quel est le statut épistémologique de la
théologie ; elle est une science inductive, elle procède à partir d’un donné qui
doit être vérifié préalablement : le fait de la révélation, cette vérification est
précédée par l’analyse qui établit, à partir du monde et de la nature, l’existence
de Dieu.
- 344 -
L’expérience religieuse est une activité personnelle et inviolable,
impénétrable aux autres croyants. En effet, si la science fait face à la réalité que
personne ne met en crise, la foi doit indiquer, manifester qu’elle réfère à autre
chose que la seule subjectivité croyante : l’objet de la foi ne s’inscrit pas dans
le champ d’expérience habituel ni scientifique et il semble qu’il n’ait rien pour
le justifier. Ainsi Dieu, s’il est, ne saurait constituer un élément de la réalité,
celle qui s’impose à nous.
Il faut pour ainsi dire noter que la foi rende compte elle-même de sa
légitimité dans un discours. Or, si la science se fonde sur le rapport entre la
théorie et l’expérience, il en est de même pour la foi judéo-chrétienne par
exemple : la théorie, ce sont les textes évangéliques, théologiques et
l’expérience ce sont les faits observables, l’existence de Jésus, ce qu’ont vu et
vécu les disciples, entre autres. C’est dire que pour Spinoza, la raison ne peut
bâtir la science sans la foi. De toute évidence, la raison n’est plus ce qu’il faut
opposer à tout prix à la foi, elle ne recule pas non plus, bien au contraire, elle
lui sert de fondement. La foi théologique telle qu’elle est vue par notre penseur
se révèle comme le fondement de la rationalité de toute chose. Car alors, si la
raison rejette la foi initialement, mais la retrouve et l’embrasse par la suite,
comme ce qui la guide et la forme. De la sorte, la foi dans son commerce avec
la raison contribue à fonder la science.
Comme on le peut le voir, raison et foi ont une commune mesure, un
dénominateur commun, une même dimension. Il faudrait mettre la parenté
entre foi et raison. Parenté qui va parfois jusqu’à l’identification, voire
l’assimilation de la foi et de la raison. De même il est enseigné dans les Saintes
Ecritures qu’il faut croire en la suprématie de Dieu, à sa puissance et à sa
capacité de doter les hommes d’une faculté de connaître, de raisonner, en un
mot, de la raison.
Pour notre part, il convient de démontrer rationnellement la question de
Dieu et de l’âme234. Nous ne nous accordons pas que les hommes puissent
234
Commentant Kant, Georges Pascal nous faisait remarquer que « la Théologie rationnelle nous fait assister au
suprême effort d’unification de la raison et au passage, en quelque sorte, de l’un à l’unique (…)Tel est l’idéal de la
raison pure, ens realissimum, qu’on peut appeler aussi être originaire en tant qu’il ne réside que dans la raison, être
- 345 -
séparer radicalement raison et foi de façon à les concevoir comme deux modes
de connaissance diamétralement opposés. En fait, ceux qui n’ont point la foi
peuvent être uniquement sensibles à cette faute de logique qui consiste à
démontrer l’existence de Dieu par les Ecritures, et la valeur des Ecritures par
l’existence de Dieu. Il justifie donc la nécessité de démonstrations purement
philosophiques de l’existence de Dieu par le fait que les incroyants ne seront
sensibles à rien d’autre. Mais c’est d’abord pour la cohérence de son propre
système, d’une physique garantie par la métaphysique que cette validité
philosophique de la notion de Dieu est fondamentale. On ne saurait rien
admettre philosophiquement qui ne soit évident rationnellement et seulement
rationnellement. Pour concilier les théologiens, nous pouvons affirmer que ce
que nous disons de Dieu, est en langage philosophique la même chose que ce
qui est dit dans les Ecritures. Tout cela dénote le caractère dyptique,
pluridimensionnel de la connaissance, de la métaphysique qui s’interroge en
permanence sur Dieu et sur la raison (humaine). Comprenons que ce dont
Spinoza parle dans ses œuvres, ce n’est point la foi naïve ni la foi purement
dogmatique. Cette foi qui peut s’accommoder à la raison, qui peut compléter
ou fonder la raison est bel et bien la foi réfléchie. Il serait donc inconcevable
que l’on accepte une telle formule : « Ne raisonnez pas ! Croyez ! » Cela est
même une insulte aux théologiens et aux hommes de foi à qui la raison ne leur
fait aucun défaut. Ces théologiens ou ces hommes de l’Eglise, ce sont avant
tout des hommes qui ont fait de profondes études en philosophie, en sociologie,
entre autres, et alors la raison philosophique, la démarche rationnelle, les
arguments consistants, les méthodes réflexives et les raisonnements
démonstratifs ne sauraient leur manquer.
C’est vrai que pour être immaculé il faut croire jusque dans son
subconscient en Dieu, le prier et avoir la foi. Il est aussi dit que « la victoire
qui triomphe le monde, c’est notre foi »235 ou encore « heureux ceux qui
suprême puisqu’il n’ y a aucun être au-dessus de lui, être des êtres, puisque tout lui est subordonné comme à sa
condition. » Georges Pascal, Pour connaître Kant, Bordas, Paris, 1992, pp.99-100.
235
La Bible : Première épître de Saint Jean 5, 4, Maxi poche, Paris, 2007, p.1312.
- 346 -
n’ont pas vu et qui ont cru »236, mais là encore il ne s’agit guère – même si
c’est une foi religieuse – d’une foi naïve ou vide de raison, encore moins
irréfléchie. On pourrait même dire que c’est une foi raisonnable, raisonnée et
c’est cela qui peut guider la raison. Il serait donc cruel d’établir un front plat,
une « muraille de chine » entre raison et foi, entre philosophie et théologie sous
prétexte que l’une est radicalement opposée à l’autre. Car alors l’on conduirait
la métaphysique spinoziste à sa ruine. L’esprit spinoziste, notons-le bien, est un
esprit réconciliateur, unificateur, ce qui lui confère d’ailleurs un caractère
rigoureux et systématique ; n’oublions pas que Spinoza a pour ambition de
fonder une science universelle, et il ne peut accepter que les modes de
connaissance soient éparpillés.
Ainsi donc, la recherche rationnelle dans la perspective spinoziste
s’attache à scruter et à fonder les mystères de la foi. Elle les explique et les
éclaire. Comme on le voit, raison et foi sont avant tout deux méthodes relatives
à deux modes de connaissance : connaissance par la raison, connaissance par la
révélation ; ensuite, le philosophe considère les choses dans leur nature propre,
le fidèle chrétien les choses dans leur rapport à Dieu, dont elles sont les
créatures, ces dernières lui devant amour et soumission. Enfin, le philosophe
étudie la connaissance de l’homme, le chrétien, l’être révélé dans sa vérité.
Mais comprenons très exactement que ce sont deux modes de connaissance qui
en fait s’attèlent à appréhender l’être suprême, c’est-à-dire Dieu en face de qui
nous sommes finis parce que simples créatures.
La pensée de la Nature se révèle comme une pensée totale connectée en
deux modes de connaissance que sont raison et foi. Si l’on est épris de
connaissance comme Spinoza, il faut avoir le courage de penser l’Absolu, de
s’interroger sur son existence, sur d’autres problèmes métaphysiques tels le
monde, la liberté, la béatitude, le salut, entre autres. Ce sont bien là des
domaines qui ne peuvent échapper puisque l’homme est conçu sous un double
angle : une dimension réflexive, rationnelle et une dimension spirituelle,
236
Idem, Jean 20, 29, p.1168.
- 347 -
toujours en rapport mutuel. On pourrait dire ceci : il est animal raisonnable et
religieux ; en tant que créature, il doit culte et respect à son créateur, celui qui
l’a fait être et l’a doté gracieusement de conscience, de raison pour penser le
monde.
Parmi les êtres, seul l’homme possède la raison. Et c’est dans cet être de
raison que nous retrouvons la foi. C’est la raison elle-même qui la convoque.
L’homme a suffisamment la raison mais il est aussi suffisamment religieux.
N’est-ce pas là une raison de penser que la foi est vraiment liée à la raison ? En
tout état de cause, raison et foi restent deux modes de connaissance qui sont
des manifestations de la raison humaine. Elles sont toutes les deux assimilables
l’une à l’autre puisque c’est la même réalité qui les parcourt. Ce sont les dons
de Dieu, donc des rameaux de la même vigne. Il ne saurait de cette façon
exister une rupture radicale raison et foi, qui du reste, chacun de son côté
apporte à l’homme réconfort moral et équilibre spirituel.
Dès lors, nous pouvons soutenir que la théologie rencontre la
philosophie. Cette rencontre avait été déjà prônée auparavant par Saint Paul
dans ses lettres aux Romains au temps de sa prédication. Ainsi reconnaît-il que
la sagesse humaine peut mener à la découverte de Dieu, elle doit reconnaître
Dieu en elle, et la raison a été dotée à l’homme pour découvrir son créateur.
Ainsi, la foi n’est pas si étrangère à la raison au point de maintenir de maintenir
ces deux modes de connaissance dans une plate discontinuité. Car en effet,
dans la pratique elles sont complémentaires. De fait, parce que la raison scrute
les mystères de la foi, une connaissance de Dieu est possible à partir de la
connaissance rationnelle du monde. Eclairée régulièrement par la foi, la raison
dans son discours parvient à la vérité absolue. Elles s’imbriquent et donc elles
ne sauraient être diamétralement opposées. D’où toute connaissance par
démonstration est aussi connaissance par révélation. C’est d’ailleurs l’occasion
de rappeler qu’il y a toujours des échanges entre la philosophie et la théologie,
des influences réciproques aussi. Car de même que la théologie emprunte
concepts et idées à la philosophie, de même la philosophie reçoit une autre
approche des problèmes de la théologie, de même encore la théologie propose
- 348 -
à la philosophie des solutions nouvelles aux problèmes métaphysiques. C’est
d’ailleurs dans cette optique que nous pouvons connaître Dieu par la
démonstration rationnelle et notre raison peut saisir dans la perfection et la
grandeur de Dieu la raison de son existence. L’on est tenté de dire ceci : parce
que la foi perfectionne l’intelligence, la philosophie est à sa place dans la
théologie et le théologien doit être philosophe. Philosopher en théologien ? Il
est souhaitable, car bien que la foi et la raison soient deux types de
connaissance distincts par leur objet (affirmations démontrables ou
indémontrables) et leur méthode (démonstration ou confiance en quelqu’un)
elles portent ultimement sur la même réalité (l’existence de Dieu, la nature, le
monde, la connaissance).
En définitive, la philosophie doit renouveler La Bible : il s’agit de tirer
de cette œuvre une véritable philosophie conforme aux exigences logiques.
L’homme a été créé à l’image de Dieu en tant que son créateur, ainsi on ne
peut parler de sagesse que dans la mesure où cette sagesse appartient également
à Dieu. L’on comprend dès lors que la connaissance de Dieu est la condition de
la connaissance de soi et ainsi la dialectique de la raison et de la foi doit être
maintenue. C’est pourquoi, par la raison l’on parvient à Dieu et c’est à ce titre
que la foi doit aller à sa rencontre par l’intelligence. C’est une invite donc à
chacun à raisonner tant qu’il lui plaira, mais il doit obéir à Dieu et croire en son
existence. La foi est teintée d’un réalisme considérable : Dieu est présent en ses
créatures. En fait, si la philosophie rend hommage à la théologie, c’est sans
fioritures parce qu’au-delà de cette rencontre il y a la vraie portée : c’est la
tentative de convertir les païens, les infidèles qui doivent de plus en plus croire
que raison et foi sont deux réalités fondues et elles sont une seule et même
chose parce qu’elles sont continues. Comme on le voit avec Spinoza, nous
devons démontrer immédiatement l’existence de la divinité et sa similitude
avec notre esprit et notre intelligence. En un mot, raison et foi restent
identiques du point de vue de leur contenu qui est Dieu et ce que dit la pensée
religieuse énonce de façon représentative des vérités rationnelles que la pensée
philosophique a pour mission de mettre en évidence.
- 349 -
VIII.4. Du religieux et du politique
C’est après avoir indiqué que la loi divine est la commune mesure entre
la liberté de philosopher et la liberté d’interprétation de l’Ecriture.
Politiquement parlant, Spinoza envisage démontrer que cette loi divine n’est
pas nuisible et qui plus est, contribue à la paix et à la prospérité de l’Etat. C’est
sur cette base que notre penseur pose les jalons de sa philosophie du droit.
La religion de l’amour tant prônée par le christianisme exprime bien la
véritable foi qui prescrit l’amour de l’homme. Quelle peut être la portée de la
formule « l’homme est un Dieu pour l’homme (hominem homini Deum
esse) »237 ?
Nous pouvons souligner qu’une religion conçue sur la crainte est
caractérisée par l’alliance du théologien et du politique, à travers le fanatisme.
Par ailleurs, toute religion s’applique à trouver un appui après des instances
politiques, aussi il est dans la nature d’un Etat imparfait de porter une forme
théocratique. On peut alors lire : « Le grand secret du gouvernement
monarchique et son intérêt principal consistent à tromper les hommes et à
masquer du nom spécieux de religion la crainte qui doit les retenir (Verum
enimvero si regiminis monarchici summum sit arcanum, ejusque omnino
intersit homines deceptos habere). »238 La complicité du monarque et du prêtre
n’est pas contre nature ; c’est que la religion et la politique sont certes des
modes sociaux, mais se ressourcent dans des communautés humaines, dont les
passions, au premier rang desquelles se trouve la crainte.
On pourrait retenir du Traité théologico-politique et de ses chapitres
XVI à XX l’élaboration d’une théorie rationnelle, dénuée de toute prétention de
la théologie à normer le politique, de la constitution de la communauté
politique, suivant le droit naturel et le transfert de puissance. L’Etat, en effet, y
est conçu comme l’expression de l’union de tous, qui se fonde sur l’unique
expression des passions des individus. Si son fonctionnement et sa pérennité
237
Ethique, Quatrième Partie, scolie de la Proposition XXXV, Editions du Seuil, p.393.
238
Traité théologico-politique, Préface, PUF, Paris, 1999, pp.61-63.
- 350 -
obéissent à des causes naturelles, son intelligibilité ne conduit pas à une portée
morale et n’excède point l’ordre humain.
Parallèlement, Spinoza nous lègue, au travers de la « théocratie », le
sens historique et original de la forme politique mise en place par les Hébreux.
La vision spinoziste de l’histoire des Hébreux relate la tension née de la
pratique de l’imaginaire religieux – dont le développement des institutions de
la vie collective – et de la perversion théologique d’un pouvoir qui non
seulement engendre la domination mais aussi conduit à de grandes
contradictions dans le processus du fonctionnement de l’Etat. De cette façon,
Spinoza achèvera le Traité théologico-politique en défendant l’idée que la
liberté de pensée et d’expression constitue la condition sine que non de la
stabilité et de la force de l’Etat.
On pourrait comprendre donc que la liberté de penser est nécessaire
dans une libre république, et c’est en cela qu’elle est nécessaire à la puissance
de l’Etat. Mais tout ne peut être réglé par des lois. Il est donc important que la
liberté de penser des individus soit respectée, sinon des opinions séditieuses se
développent, en particulier les opinions cléricales qui veulent dominer le
pouvoir politique : « la loyauté envers la république comme envers Dieu ne
peut être connue que par les œuvres seules, c’est-à-dire par la charité
envers le prochain, nous ne pouvons douter que la meilleure république
octroie à chacun la même liberté de philosopher que fait la foi. »239
Spinoza a dû écrire sur l’Ecriture dans le but de s’insurger contre ceux
qui l’attaquent et l’empêchent de faire de la philosophie, et s’attaquent à la
liberté de philosopher. Le Traité théologico-politique témoigne bien de
l’urgence de répondre à l’accusation d’athéisme, qui compromettait aussi bien
sa personne et que ses amis les Républicains. Si pour lui, la liberté de
philosopher tend à être confisquée, il convient de définir des nouvelles voies
politiques qui pourraient la garantir. En fait, la pratique de la philosophie, selon
lui, reste liée aux indications nécessaires d’une autorité politique favorable à
239
Traité théologico-politique, Chapitre XX, Collection « Epiméthée », PUF, Paris, 1999, p.643.
- 351 -
l’épanouissement humain. N’oublions pas que la philosophie implique une
lutte au quotidien, ce qui le confère une valeur politique.
Spinoza reconnaît que le rationnel unit et que c’est à partir d’une visée
de raison que l’Etat est constitué. D’ailleurs, la promesse fondamentale
prononcée par les hommes et les lois de l’acte, c’est de tout diriger selon
l’injonction de la Raison de quoi, le souverain ne peut rompre, pour ne pas
détruire l’union et le noyau de l’établissement de la société.
Pour Mugnier, Spinoza demande non seulement une tolérance de l’Etat
mais aussi une reconnaissance de la libre pensée. De la sorte, la liberté de
penser s’élève à l’existence humaine et politique, garant de l’Etat. Disons que
le plaidoyer pour la liberté sera reconnu comme l’aspect le plus original du
spinozisme.
La problématique moderne de la liberté de pensée a été conçue entre le
XVIe et XVIIe siècle dans les sectes d’origine protestante sous la forme de
combats en vue de la liberté d’interprétation et la liberté de manifestation de la
foi chrétienne. Spinoza renvoie les questions et les réponses sur le champ
politique, et de là, il universalise la revendication d’affranchissement. La
liberté de jugement tend à s’affirmer à toute la vie humaine. On voit que dans
le Traité théologico-politique, notre penseur accorde un accent capital au traitd’union. Il y souligne justement que le dogmatisme religieux favorise la
tyrannie du souverain et unit dans le même mépris la discipline catholique et la
superstition musulmane. Spinoza fait une lecture des querelles en Hollande.
C’est que le politique surpasse le théologique parce qu’il dispose d’une plus
large extension et parce que les conflits d’ordre théologique ne se résolvent
qu’au niveau politique. De là, l’Eglise doit être subordonnée à l’Etat, mais cette
liaison révèle que la vie même de l’Eglise reflète des tensions de l’Etat.
L’auteur présente ici l’institution politique en rapport à la religion. Il parle
d’abord des institutions et régimes politiques. En effet, les rapports de l’Eglise
et de l’Etat ont toujours suscité des tollés. En s’inscrivant dans la lignée des
apôtres de la tolérance, notre philosophe transpose la liberté religieuse sous la
forme d’un plaidoyer pour la liberté de penser.
- 352 -
En évoquant du libéralisme d’Erasme, Mugnier pense qu’Erasme,
personnage de la tolérance, auréolé d’un humanisme pacifique, s’oppose à la
passion réformatrice de Luther. De son christianisme religieux, l’on retiendra
que le chrétien a pour rôle d’instruire et non de contraindre, d’unir et non de
diviser. De sa pensée humaniste, la religion devient « philosophie du Christ ».
La religion comme pratique vécue et le credo commun se retrouveront dans la
pensée de Spinoza. Par ailleurs, Mugnier a fait appel à Sébastien Franck dans
cette partie. Ce dernier rejette, en effet, toute organisation ecclésiastique et
toutes les cérémonies. Il accorde plutôt la confiance à la parole intérieure, au
verbe Eternel présent dans le cœur de tout homme. Il souligne toute affirmation
religieuse par l’inspiration d’une effusion de l’âme. Toutefois, l’auteur trouve
la position de Franck trop liée à un mysticisme, sans une règle d’interprétation,
une liberté spirituelle, idéale des sectes, données dans l’affectivité et
l’effervescence passionnelle. Spinoza, lui parle de l’immanence de la divinité
en l’homme, en introduisant l’omniscience de Dieu dans l’activité rationnelle
de l’esprit. Avec Castellion, c’est l’interprétation religieuse à la libre
inspiration spirituelle léguée à la Raison. Il défend, en effet, une réflexion sur
la base de la méthode selon laquelle la religion chrétienne s’accorde avec la
nature et la raison. En revanche, l’originalité de Castellion est de se confier
dans cette recherche méthodique à la raison pensée comme la « fille de Dieu »,
le discours éternel de Dieu, le discours continu de la vérité, qui conduit à
redresser les événements et retrouver l’esprit de la vérité chrétienne. Même s’il
éprouve un sérieux respect à l’égard de la raison, Castellion reste profondément
christianiste. D’ailleurs, le rationalisme de Spinoza a pris son parti de la
division des Eglises et accepte la pluralité des religions. Selon lui, la tolérance
peut conduire à prôner la vie pure illuminée par la raison sans toutefois aboutir
à la rédaction d’un credo commun. A contrario de ce que revendique Spinoza
dans le chapitre XIV du Traité théologico-politique, cette confession
fondamentale fondera le substrat de la patrie religieuse célébrée par les
patriciens en régime aristocratique. La religion est conçue comme vie et
affranchie des cérémonies ainsi que la doctrine des articles fondamentaux de la
- 353 -
foi, élaborés plus tôt avant la parution du Traité théologico-politique. Notre
philosophe apparaît ainsi comme un héritier et un homme du passé ; le mépris
des cérémonies exprimées au chapitre V comme le fondamentalisme du
chapitre XIV semblent ne rien faire. Disons que tout chez Spinoza n’est
qu’héritage mais transposé et conduit à l’originalité.
Finalement, de l’étude des rapports entre la Religion et l’Etat, trois
remarques se dégagent :
La théorie absolutiste de la souveraineté. C’est l’hypothèse spinoziste
d’une religion d’Etat indépendante de toute religion révélée. L’indivisibilité du
pouvoir souverain conduit à ce qu’aucune tâche sociale ne peut rien échapper à
la juridiction de l’Etat et celui-ci est seul apte à donner le droit et à prendre tout
en charge. Ni l’Eglise ne peut légiférer pour son propre compte, ni toute vie
religieuse ne relève de la piété intérieure.
Ainsi, le droit de régler les choses sacrées, jus circa sacra, appartient à
l’Etat, car la souveraineté reste indivisible et la source du droit réside dans
l’acte légiférant des détenteurs du pouvoir. Les valeurs religieuses n’ont
d’existence que dans la cité, et le règne de Dieu sur les hommes se reconnaît
par ceux qui ont le pouvoir de régir l’Etat.
Le Traité théologico-politique fait remarquer que les décrets de Dieu
loin de constituer des lois, sont une vérité éternelle et nécessaire. C’est à juste
raison qu’une représentation divine ne peut être un législateur. Autrement
exprimé, si l’on conçoit les décrets divins comme des lois juridiques revient à
introduire une déformation de leur mode de représentation. Selon l’explication
spinoziste, l’image de Dieu devant les hommes présente une image diptyque :
d’une part, elle est immédiate en ce que Dieu, cause immanente, se conçoit
comme une vérité éternelle et il n’existe que dans l’amour, et d’autre part, elle
est médiate, dans ce cas, c’est le règne de Dieu proclamant le droit et exigeant
obéissance mais la médiation est nécessairement le pouvoir politique.
Finalement, notre penseur fait noter que le pouvoir du Roi n’est pas le
pouvoir de Dieu, puisque les hommes se représentent Dieu comme un Prince
par une projection de la réalité politique. Nous pouvons comprendre que
- 354 -
l’obéissance à Dieu est le fait du souverain et ainsi le culte extérieur se règle
sur la paix de l’Etat. N’oublions pas que Spinoza accorde une place de choix à
la piété et à la justice, en les liant au règne de Dieu, lequel siège dans l’Etat. En
fait, selon Spinoza, la piété doit favoriser la sécurité de l’Etat, en vue du salut
du peuple. C’est pourquoi, il appartient au souverain de préciser les différentes
obligations pieuses auxquelles chacun est tenu à l’égard du prochain, c’est-àdire les règles d’obéissance à Dieu. Des arguments de spinozistes, nous
pouvons en déduire : d’une part, la forme du droit sacré : tout ce qui concerne
la religion est lié à l’Etat et de l’autre, le contenu du droit sacré : la justice et la
piété existent par l’Etat, car toutes deux analysent les questions de rapports de
l’Eglise et de l’Etat.
La première série d’arguments spinozistes évoque l’origine étatique du
commandement religieux. Maints auteurs proches de l’Eglise soutiennent à
volonté que les préceptes de la Religion relèvent de la seule puissance
spirituelle et que le rôle de l’Eglise est de faire pratiquer les hommes le bon
conseil, l’exemple et la charité. Et donc l’intervention étatique en vue de la
contrainte des individus à la pratique de la vertu est fonction de l’insuffisance
du magistère spirituel, dû à la méchanceté des hommes.
La deuxième série d’arguments évoque que l’Etat doit donner la forme
du droit sacré et en préciser le contenu. Ainsi se ramène dans la dépendance de
l’Etat la justice et la piété, contenu général du règne de Dieu.
La deuxième partie du commentaire met en lumière le mouvement
négatif de la preuve : moment contraire de la méthode spinoziste. A ce sujet,
Mugnier relate l’exemple de Spinoza qui, dont le Pontife romain, mis sous son
autorité les Empereurs de l’Empire Germanique, sans jamais faire appel au fer
et au feu mais grâce aux Ecclésiastiques. Les Prophètes sans un droit de
coercition irritent les hommes, alors que châtiés par les Rois se corrigent ; les
rois, eux-mêmes privés du jus circa sacra, s’éloignent de la religion, suivis par
leurs peuples. Aussi le refus d’accorder le droit de régler la religion extérieure
au souverain conduit nécessairement à des dommages. Les rapports entre
l’Eglise et l’Etat ont sans doute suscité un intérêt dans l’histoire du monde
- 355 -
chrétien. Leur opposition semble nécessaire en ce qu’elle exprime une
différence de nature entre deux pouvoirs dont le dessein de doter l’Etat d’un
pouvoir qui régit le sacré se heurterait à une dualité fondamentale.
L’affirmation que Dieu règne par la médiation de l’imperium s’opposerait à
une interprétation manichéenne de la formule du Christ : mon royaume n’est
pas de ce monde. Objectif historique que Spinoza réfute : tout s’explique si
l’on met l’accent sur le caractère initial de la religion chrétienne. Celle-ci est
née comme une religion d’opposition à l’Etat.
Dans la pensée spinoziste, l’interprétation hébraïque du problème
semble laisser au Pontife le soin de proposer le contenu de la loi divine.
Spinoza a suffisamment insisté sur la nécessité, pour l’Etat, d’être à l’origine
même du contenu, en assumant le rôle d’interprète des choses sacrées pour que
l’on soit sensible à l’inachèvement de sa pensée dans le Traité théologicopolitique. L’auteur fait remarquer que Spinoza a rassemblé les dogmes
essentiels dans le Traité théologico-politique en deux exposés : l’un succinct
au chapitre XII, l’autre systématique au XIV.
Le premier texte nous donne l’enseignement fondamental de l’Ecriture
en un nombre d’articles irréfutables : Dieu existe, sa providence est universelle,
il est tout puissant, par son décret l’homme pieux est bienheureux, le salut
dépend de sa seule grâce. Le chapitre XIV paraît plus systématique. Les
croyances fondamentales de la Foi Universelle découlent toutes d’un principe
affirmant qu’il existe un Etre suprême qui exige obéissance aux hommes par la
pratique de la Justice et la charité envers le prochain.
De ce principe, Spinoza peut y construire un tableau récapitulatif: que
Dieu est l’être suprême, souverainement bon et miséricordieux, modèle de vie
vraie, qu’il est unique, omniscient, omnipotent, qu’il dispose d’un droit et d’un
pouvoir suprême sur toutes choses, pourtant ne fait rien par obligation, mais
uniquement par son bon plaisir absolu et grâce singulière, que le culte de Dieu
et l’obéissance à Dieu s’expriment dans la justice et la charité, bref, dans
l’amour du prochain. Ceux vivant sous cette règle de vie, obéissent à Dieu sont
- 356 -
les seuls à être sauvés, les autres en dehors, vivant sous l’empire des voluptés
sont perdus et que Dieu pardonne leurs péchés.
Par devers ce tableau, on s’interroge sur quelques difficultés au sein des
religions établies. Mugnier s’étonne que rien ne soit mentionné sur
la
révélation, sur le Christ, aucun mythe, aucune allusion à l’église, élimination
du culte et des rites. Spinoza propose un Dieu moral, transcrit en un langage
religieux. Les tentatives d’harmonisation entre l’Eglise et l’Etat de par les
controverses néerlandaises sont restées infécondes et rendant toujours ouvert le
problème religieux. L’auteur fait remarquer que le mal politique réside dans la
désunion civile, or celle-ci se développe par les conflits religieux. Sous
l’inspiration de Machiavel qui défend l’idée du lien social efficace dans la
religion, Spinoza indique que le pouvoir civil en imposant des croyances
communes se démarque de la désunion. De la sorte, la religion civile contribue
à renforcer l’unio animorum avec raison.
En définitive, aux yeux de Mugnier, Spinoza apparaît comme un
fondateur de la théorie démocratique du pouvoir public absolu. Disons que la
pensée politique Spinoziste référée à l’idéologie contractualiste revendique
outre la liberté de penser, la liberté publique, à l’intérieur du jeu des institutions
sur le fondement d’un modèle démocratique.
L’examen critique de Spinoza ne consiste pas à récuser totalement les
subdivisions scolastiques ; en revanche, il reforme sa pensée en vidant la
métaphysique de son contenu théologique. Pourtant, il ne supprime pas la
spéculation concernant les anges qui selon lui ne sont connus que par la
révélation et non par la raison. Cet examen critique annonce les analyses du
Traité théologico-politique, où le philosophe sépare de façon claire les
domaines de la philosophie fondée sur la lumière naturelle et de la théologie
éclairée par la révélation. On peut comprendre pourquoi Spinoza traite de la
question de Dieu dans l’Ethique. C’est en effet une tâche d’élucidation de la
nature divine se ramenant essentiellement à un combat contre le préjugé
anthropomorphiste, source d’erreurs et de confusions : « Sans ce souci de
distinction, le vulgaire forge un Dieu à son image et à sa ressemblance, lui
- 357 -
attribue des sentiments comme l’amour ou la colère (et le fait délirer avec
lui) » (Chapitre VIII). Ce sont les jalons de la conception de Dieu q notre
philosophe se propose de nous léguer.
La philosophie et la théologie représentent chez Spinoza deux modes de
connaissance distinctes. C’est pourquoi, il pose dans un premier moment que la
philosophie ne saurait être au service de la théologie qui est d’un domaine plus
différent. Ceci dans l’optique d’appréhender Dieu et ses attributs sans tomber
dans une forme de religiosité. Le savoir philosophique repose sur la
connaissance naturelle à travers des enchaînements logiques et démonstratifs ;
elle recherche la vérité et la liberté. Concernant la théologie, elle désigne la
connaissance révélée ou alors prophétique qui s’appuie sur l’imagination, les
serments et des rites ; elle est du domaine de la foi et l’obédience envers Dieu.
L’Ecriture sainte ne livre pas de connaissances scientifiques. Elle se ressource
à travers l’expérience, les miracles et les récits qui livrent des enseignements
qui prônent l’amour du prochain. L’Ecriture n’admet que l’obéissance et la
pratique de la justice et la charité. Son objectif est de favoriser
l’accomplissement du salut des hommes grâce à la soumission aux dogmes
universels, comme Spinoza fait remarquer ici : « Il existe un être suprême,
souverainement juste et miséricordieux, autrement dit modèle de vie vraie
(Deum, hoc est, ens supremum, summe justum et misericordem, sive verae
vitae exemplar, existere). »240
Ainsi, la théologie et la politique restent distinctes par leurs fins et
leurs moyens, qui n’ont rien en commun, puisque chacune a son domaine
propre sans asservir l’autre. Cette distinction tient au fait que l’Ecriture ne peut
servir la raison et pas davantage la raison à l’égard de l’Ecriture. Loin de ce
que conçoivent les dogmatiques qui déraisonnent avec la raison, il faut se
garder d’interpréter les textes sacrés et de les conformer à la raison. De la sorte,
le sens de l’Ecriture doit se tirer de l’Ecriture seule suivant son contexte
historique et philologique et de la mentalité. La philosophie ne se peut
240
Traité théologico-politique, Chapitre XIV, PUF, Paris, 1999, 475.
- 358 -
prétendre soumettre l’Ecriture à la raison, car elle est incapable de démontrer la
vérité de son principe fondamental selon lequel tous les hommes sont sauvés
par l’unique soumission au commandement divin. En dépit de ce principe, la
philosophe ne se targuer de tout rejeter au seul nom de la raison. Cela dit, il
faut reconnaître l’espoir qu’entretient l’Ecriture : « Tous absolument peuvent
obéir, en effet, alors que bien peu, comparativement à l’étendue du genre
humain, parviennent à la pratique habituelle de la vertu sous la conduite
de la raison. Donc si nous n’avions pas le témoignage de l’Ecriture, nous
douterions du salut de presque tous les hommes »241. Loin d’être une
certitude mathématique, l’Ecriture lègue une certitude morale qui exprime
l’amour du prochain dans la communauté politique. En revanche, Spinoza ne
fait pas de la méthode d’interprétation de l’Ecriture par l’Ecriture une
profession de foi irrationaliste. Il ne désavoue pas la raison, puisque « cette
méthode n’exige d’autre lumière que la naturelle. »242
De la sorte, pour interpréter une prophétie, il faut bien débuter par les
principes universels et s’interroger sur la nature de la révélation et du miracle.
A contrario des sceptiques qui déraisonnent sans la raison, la philosophie, elle,
ne dot être inféodée à la théologie. Une pareille attitude
reviendrait à
considérer vrais des préjugés car les textes sacrés sont écrits pour capter sur
l’esprit du vulgaire et s’adaptent aux opinions communes de la foule. Ainsi
donc, faire de la philosophie la servante de la théologie revient à faire de la
raison le prolongement de l’imagination. De cette façon, on peut dire la raison
est souveraine et libre de jugement des textes de l’Ecriture. La théologie laisse
donc à chacun la liberté de juger et de philosopher.
Spinoza a dû écrire sur l’Ecriture dans le but de s’insurger contre ceux
qui l’attaquent à la liberté de penser et ceux qui l’empêchent de faire de la
philosophie. Le Traité théologico-politique témoigne bien de l’urgence de
répondre à l’accusation d’athéisme, qui compromettait aussi bien sa personne
que ses amis les Républicains. Si pour lui, la liberté de philosopher tend à être
241
242
Ibid., Chapitre XV, PUF, Paris, 1999, p.503.
Ibid. Chapitre VII, p.153.
- 359 -
confisquée, il convient de définir des nouvelles voies politiques qui pourraient
la garantir. En fait, la pratique de la philosophie, selon lui, reste liée aux
indications nécessaires d’une autorité politique, favorable à l’épanouissement
humain. N’oublions pas que la philosophie une lutte au quotidien, ce qui le
confère une valeur politique.
Quand Breton s’interroge sur le lien existant entre l’Ecriture, la
théologie et la politique, il pose le Traité théologico-politique, comme le trait
d’union entre le théologique et le politique. Pour lui, le nexus théologicopolitique est le rapport du théologique comme foi, comme Eglise ou Institution,
voire comme discours savant, au politique entendu comme chose publique,
comme nation et comme autorité. Ce nexus peut se comprendre soit d’une
connexion historique (que l’on se rappelle des querelles du Sacerdoce et de
l’empire, évoqué au chapitre I) soit d’une connexion de droit à établir. Il n’est
guère question ici de rapports historiques entre le théologique et le politique ni
d’en établir étroitement car ils doivent être balisés au profit d’un nouvel
équilibre. On peut dire dans une certaine mesure que la théologie, sous la
forme de croyance, d’église ou de discours théorique, est par nature politique.
Du pouvoir ecclésiastique conçu sur un prestige divin et l’autorité de Dieu, le
théologique interroge la cité, et lui prescrit sa morale, ses lois, son devoir-faire
et son orthodoxie. Spinoza entend bien y fonder une critique radicale des
fondements : critique de l’autorité politique du théologique : savoir les
Ecritures en leur interprétation ecclésiastique. D’ailleurs, le premier travail
politique de Spinoza vise à démontrer le mécanisme d’une exégèse et à
proposer une méthode nouvelle suivant laquelle il faut expliquer les Ecritures
et non les interpréter. Il s’agit de fonder une nouvelle connaissance de l’histoire
religieuse et libérer l’espace d’une nouvelle théorie du politique. De la sorte,
Breton pense que qu’une théorie de l’Ecriture et de son explication définit les
voies de possibilités d’une pensée et d’une vie politiques.
Pour l’auteur, il convient de libérer le théologique et le politique de
leurs essences existentielles en vue d’une profonde connexion entre eux ; cela
dans l’unique souci de mettre fin à leur désunion. De là, une réduction
- 360 -
s’impose : d’abord, réduction du théologique aux écritures, sans recours aux
nombreux commentaires ; ensuite, réduction de l’Ecriture elle-même et de la
foi qu’elle inspire, aux impératifs de la justice et de la charité ; enfin, réduction
de cet ordre de la justice et de la charité aux fondements de la vie politique.
Sans doute, on parviendra à redonner au christianisme la consistance de ses
origines, dans une économie du politique, où la liberté de la foi et la liberté de
la pensée parviendront en étroite collaboration en vue du règne de la paix et du
sentiment religieux.
La critique spinoziste de l’Ecriture semble s’inscrire dans la perspective
d’une réflexion politique dont le but est la libération des individus et l’union
avec Dieu, dans le cadre d’une société gouvernée par la raison. C’est donc au
nom de la liberté de pratiquer la religion de son choix pour chaque citoyen,
sans que cela nuise à l’ordre de la cité en limitant la même liberté pour autrui,
et en vue de garantir la liberté de penser du philosophe que Spinoza analyse la
nature de la religion et le contenu des écritures.
Spinoza montre quels malheurs sont nés de la place politique que
prirent les prophètes au temps des rois, en voulant se substituer aux magistrats,
se permettant par exemple, de critiquer moralement les rois au nom de leur
prérogative religieuse. Les guerres civiles sont nées de cette division du
pouvoir politique, et de la prétention des prophètes à légiférer. Les schismes
dans l’Eglise sont des ruptures dans l’obéissance aux dogmes établis. Spinoza
vise l’Eglise chrétienne qui a toujours régné avec les pouvoirs politique, qui
tranchaient sur les questions dogmatiques. L’histoire est jalonnée de ces
schismes au VIe siècle. Le premier schisme est entre l’Orient (orthodoxe) et
l’Occident (catholique) ; puis entre l’Eglise catholique et l’Eglise réformée (au
XVIe siècle). Spinoza s’appuie sur l’exemple de l’Etat des Hébreux, puis sur
l’exemple cité au chapitre XX du Traité théologico-politique des luttes
religieuses en Hollande, il souligne les analyses sur la nécessité de fonder
l’Etat le meilleur sur la liberté de pensée et d’expression, et sur l’autorité
souveraine de l’Etat en ce qui concerne l’exercice social de la religion. Les
Eglises ne doivent jouer aucun rôle politique si l’on veut que la paix civile
- 361 -
règne. Spinoza revient sur les conclusions politiques tirées de l’histoire des
Hébreux. Tant que le peuple exerçait le pouvoir souverain guidé par les
prophètes qui se contentaient d’interpréter les lois mais n’avaient aucun droit
pour juger les citoyens, ni pour communier avec la prospérité et la stabilité de
l’Etat. Mais quand les Pontifes prirent le pouvoir, ils devinrent rois ou
législateurs des rois, alors les guerres civiles, la corruption de la religion et du
pouvoir politique s’installèrent. Spinoza conclut que les ministres du culte ne
devraient avoir aucun pouvoir politique, que le droit de l’Etat doit être
souverain et indépendant, que les opinions doivent être libres, privées, et que
les lois ne doivent pas se fonder sur elles, mais sur l’intérêt général. La religion
peut laisser aux individus la liberté de philosopher, c’est-à-dire une fois le sens
de l’écriture dégagé, la raison retrouve sa totale liberté pour accepter ou refuser
la vérité des enseignements qu’elle nous transmet. Si l’église pose des limites à
la liberté du philosophe dans la société c’est bien un abus, mais c’est aussi
parce que l’Eglise dispose d’un pouvoir auprès du pouvoir qu’elle peut se
permettre cet abus. Rechercher l’exigence pour la philosophie d’user de la
liberté de philosopher, c’est demander l’abolition du pouvoir de l’Eglise auprès
du pouvoir politique. Spinoza demande la claire distinction du politique et du
religieux. Si notre penseur établit une séparation, c’est dans le souci d’indiquer
que la foi laisse aux individus l’entière liberté de philosopher car il n’y a point
de conflit entre la connaissance et l’obéissance. Le philosophe est libre
d’esprit, libre de se prononcer sur toutes les questions, y compris celle de la foi.
Cela dit, si le philosophe est libre de penser, il doit également obtenir le droit
d’exprimer librement cette pensée, de la propager et de conduire les hommes à
adopter la doctrine de la liberté de penser. Toutefois, Spinoza, en soulignant
que la foi ne saurait s’imposer à la liberté de penser, concède qu’elle a
néanmoins le droit de décider pour des croyants, car ils relèvent d’elle, et donc
de décider de ce qui est orthodoxe (lié à la justice et la charité) et de ce qui est
hérétique (l’insoumission et la haine).
En définitive, la fonction de la religion est avant tout politique, mais
contrairement à superstition qui sert à gouverner le peuple en vue de satisfaire
- 362 -
l’envie de pouvoir de ceux qui détiennent l’autorité politique et veulent en
abuser afin de maintenir les hommes en esclavage, la religion dont la fonction
étant de guider les hommes dans la cité afin de bien vivre les uns avec les
autres. Le rôle de la religion est également de conduire les hommes à l’égalité
des conditions et dans une société politique fondée de la liberté. Donc la
société a besoin d’un élément de stabilité qui peut lui être fourni par la religion.
C’est pourquoi, Tocqueville accorde à la religion le rôle de préservateur. En
effet, la religion doit fournir certaines conditions : elle doit être impliquée dans
les esprits, présenter un corps stable de vérité indiscutables, et elle doit agir sur
le politique, par le truchement des mœurs. Ainsi, la religion doit agir sur les
mœurs en formant les consciences, en sus, elle joue un rôle stabilisateur car
elle se tient en dehors de la sphère politique et de ses luttes idéologiques. Au
final, Tocqueville juge qu’il appartient à la religion de fournir des croyances
fondamentales nécessaires aux individus et à la société. On pourrait se
demander l’impact social d’une religion vivante qui assume la modernité et la
rénovation de la société. Une évolution religieuse répond à des exigences
sociales. Mais au-delà de la religion civile, telle que l’envisageait Rousseau, le
but des religions transcende leur rôle social. Ce qui peut conduire à réfléchir
évidemment sur le statut socio-politique de la religion.
Si l’on admet une certaine responsabilité de l’Etat à l’égard de l’unité
spirituelle de la société, comment l’Etat laïc peut-il exercer cette
responsabilité ? Est-ce en organisant une religion civile ou alors en favorisant
la liberté du débat religieux ? Dans la vision de Spinoza, il convient d’extraire
de La Bible l’unité d’une « religion catholique » au profit de la cité, mais il
s’oppose à la rivalité théologique des confessions chrétiennes. Non contentes
de donner à la société des croyances communes, ces confessions chrétiennes
produisent du conflit de manière que la paix sociale nécessite la prévalence de
la religion civile, réglée par le souverain, sur les religions confessionnelles.
On peut voir avec Spinoza que la philosophie ne peut constituer un
obstacle pour la religion et la politique. C’est pourquoi la religion doit servir
l’Etat. Une vision difficilement tenable pour un penseur de la démocratie. Pour
- 363 -
nous, il est nécessaire défendre la « laïcité » des Etats. Une cause bien difficile
mais très profondément salutaire. Il ne sera plus question de soumettre la
liberté d’expression à une quelconque autorité religieuse. Bien entendu, il faut
se garder de porter une atteinte à la liberté religieuse, car c’est une valeur
constitutionnelle d’exprimer la liberté de culte.
C’est la recherche d’une société de la repartie, de la vertu, certes, mais
surtout une société moderne de la santé intellectuelle et de raison. La recherche
du bien salut, du salut public et de la communauté nationale conduit à assurer
la sécurité publique, le respect des opinions diverses. Il faut aussi promouvoir
la liberté des individus. C’est la raison pour laquelle, Spinoza indiquait que « la
fin de l’Etat est donc en réalité la liberté. »243 Pour notre part, Spinoza prône
la revendication de la religion philosophique plutôt que de faire de la
philosophie de la religion, qui se démarque des croyances judéo-chrétiennes :
celle qui permet de vivre et de trouver le salut dans un Etat de liberté.
VIII.5. La puissance de l’Etat par la raison et la liberté
L’Etat, quelle que soit sa forme politique (démocratie, monarchie,
oligarchie, ou despotisme), exerce, par définition, une autorité souveraine sur
les individus.
Si l’autorité de l’Etat ne repose que sur le libre consentement des
individus, alors l’Etat ne peut, sans se nuire, s’inscrire contre leur liberté car un
tel acte signifierait pour lui la perte de tout fondement et de toute assise. L’Etat
qui résulte de ce que Rousseau a appelé un contrat social trouve sa légitimité
dans la protection des individus les uns contre les autres et dans le fait qu’il
leur garantit leur liberté. Pas l’instauration de l’Etat, la liberté naturelle des
hommes se trouve aliénée, c’est-à-dire non pas servie, mais transformée et
élevée à la forme d’une liberté civile : « ce que l’homme perd par le contrat
social, c’est sa liberté naturelle et un droit illimité à tout ce qui le tente et
qu’il peut atteindre ; ce qu’il gagne, c’est la liberté civile et la propriété de
243
Traité théologico-politique, Chapitre XX, PUF, Paris, 1999, p.637.
- 364 -
tout ce qu’il possède »244. Pour Rousseau, il s’agit donc d’un contrat par
lequel l’homme échange une liberté ou une indépendance naturelle menacée
par l’absence de loi contre une autre forme de liberté, la liberté civile qui, elle,
est garantie et protégée par la loi. Or, la loi étant « l’expression de la volonté
générale », en y obéissant, l’homme obéit à lui-même. « L’obéissance à la loi
qu’on s’est prescrite est liberté » et une telle obéissance est signe d’une liberté
morale, c’est-à-dire d’une volonté qui ne cède pas à toutes les impulsions
fantaisies de sa sensibilité mais qui se détermine en fonction de sa raison.
Le concept de volonté générale ne désigne pas l’addition de toutes les
volontés particulières, mais la volonté de tout homme en tant qu’il est citoyen
et qu’ainsi il tend au bien commun. L’Etat, loin d’être ennemi de la liberté,
fournit à l’homme une liberté civile qui est révélatrice d’une liberté morale par
laquelle l’homme est capable d’exercer une maîtrise sur ses instincts en
renonçant à une liberté civile préservée par la loi.
Spinoza à l’instar de Hobbes et Rousseau a tenté de fonder une théorie
rationnelle de l’Etat. S’appuyant sur le principe de l’égalité et de la liberté des
hommes, le pouvoir repose sur le consentement des hommes, c’est-à-dire sur le
renoncement de la volonté de chaque individu au droit naturel d’agir par luimême. C’est donc plus avantageux de s’en remettre à un pouvoir commun que
les hommes s’associent pour constituer ensemble un corps politique. C’est en
effet, une sorte de pacte d’association par lequel la société se reconnaît et se
constitue en Etat de droit. Ainsi, par le pacte, les individus et l’Etat se doivent
obéissance mutuellement : le respect des lois étatiques mais aussi la réalisation
des devoirs. C’est là la réalisation de l’essence de la liberté.
Rousseau s’efforçait d’indiquer que la liberté constitue l’essence même
de l’Eta. Cela voudrait dire que c’est en obéissant aux lois que les hommes
vivent véritablement dans la liberté, c’est-à-dire soumis à leur propre volonté.
Finalement, l’Etat a finalité la liberté des individus, principe d’autonomie et
démocratique. Quand Spinoza prône l’entière liberté de pensée et d’expression,
244
Du contrat social, livre I, chapitre VIII, Flammarion, Paris, 1968 p.55.
- 365 -
il n’entend évidemment pas autoriser chacun à dire tout ce qui lui vient à
l’esprit au gré de ses caprices mais il veut que dans la cité chaque individu
dispose du droit de soutenir publiquement tout point de vue cohérent et
argumenté, entièrement exprimé toute opinion défendue par la seule Raison.
Dans la vision spinoziste, la paix civile est la condition du renoncement
au droit d’agir suivant leur volonté. De ce fait, la liberté d’action seule peut être
restreinte et non la liberté de raisonner et de s’exprimer. Cependant, notre
penseur indique une nuance en soutenant que seules les opinions construites
sur la raison doivent être librement défendues dans la société. L’on peut
considérer comme l’une des clauses essentielles du pacte social : par l’union,
les hommes renoncent à leur liberté naturelle en vue de soumission à la loi
commune, laquelle garantit la sécurité de chacun. Dans la cité, en effet, la
liberté d’action des hommes peut être sans limites car sinon chacun, en faisant
tout ce qui lui plaît, risque de brimer la liberté de ses semblables. La liberté
d’action des hommes pourrait être limitée par une loi commune de manière à
ne pas être nuisible aux autres. Spinoza est d’accord qu’il ne faut nullement
poser de limite à la liberté d’expression et que toutes les opinions, si elles
doivent défendues, doivent se faire par l’intermédiaire de la Raison. L’opinion
se distingue de la raison par le fait qu’elle désigne un mode de connaissance
moins fiable et faillible. L’opinion pense savoir, pourtant incapable de justifier
son savoir. Les opinions sont naturellement multiples et changeantes selon les
expressions humaines. La raison a contrario comme une faculté commune à
tous les hommes, participe à la régulation des opinions, et donc au
renforcement des libertés individuelles et sociétales.
Hegel est moins discret sur la question du rapport entre l’Etat et la
liberté. Il en écrivait alors que « L’Etat est la réalité en acte de l’Idée
morale objective »245. L’Idée éthique désigne l’idée qui est conforme à
l’exigence suprême de l’esprit ; or, l’exigence de l’esprit, c’est justement la
liberté. Cette liberté que pense l’esprit ne peut trouver à se réaliser que dans
245
Hegel, Principes de la philosophie du droit, IIIe Partie, § 257, Gallimard, Paris, 1989, p.270.
- 366 -
l’Etat, car l’Etat fournit aux individus des institutions qui rendent concrètes et
objectives la liberté morale de l’individu. Avec l’Etat, la liberté cesse d’être un
idéal abstrait, un simple désir pour devenir une réalité effective. « L’Etat est la
réalité en acte de la liberté effective »246par la création des institutions qui
sont les jalons de la liberté publique.
De cette façon, la liberté n’est pas avec le libre arbitre, ne se réduit pas
à la liberté naturelle considérée comme absence de contrainte. L’Etat, lui, ne
se confond pas avec la société civile qui a pour fin la sécurité et la protection
des individus. L’Etat, lui, a pour tâche la réalisation de la liberté, supposé être
un Etat de droit.
L’Etat de droit se définit, suivant le Vocabulaire juridique de Cornu,
comme « un ordre juridique dans lequel le respect du Droit est réellement
garanti aux sujets de droit, notamment contre l’arbitraire ». L’Etat de droit est
en France une conquête de la Révolution de 1789 qui a d’une part aboli
l’exercice despotique d’un pouvoir monarchique en dénonçant l’absolutisme
royal et qui d’autre part a doté la nation d’une constitution républicaine fondée
sur la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Si l’Etat est la réalité
qui permet l’accomplissement de la liberté, il convient donc de préciser qu’il
s’agit de l’Etat de droit qui assure à tous une égalité devant la loi et qui défend
la liberté de chacun contre le danger du despotisme ou du pouvoir arbitraire.
Ainsi, l’ennemi de la liberté n’est pas l’Etat, l’arbitraire qu’incarne un
gouvernement personnel de type tyrannique.
On pourrait finir cette analyse en se référant à la pensée libérale, qui
depuis Locke a considéré les rapports délicats de la liberté et de l’Etat. Penser
l’Etat comme l’ennemi de la liberté est un jugement réactif qui accuse l’Etat
d’une servitude dont il n’est guère responsable. Seul l’Etat despotique est
l’ennemi de la liberté mais le despotisme est une maladie du politique qui ne
peut rendre compte de la finalité de l’Etat en général puisqu’il s’agit en fait de
l’exercice d’un pouvoir personnel en vue de l’intérêt privé du despote. L’Etat
246
Ibid., § 260, p.277.
- 367 -
libéral semble être le plus à même de garantir à l’homme sa liberté, mais il ne
faut pas non plus se laisser abuser. Ce n’est pas parce que l’Etat sera libéral que
l’homme sera libre. La liberté dépend en dernière instance de l’individu. Dans
la perspective kantienne, l’Etat permet, défend la liberté, mais ne la lègue pas
car elle dépend de l’esprit critique et d’entreprise de l’individu. Le chapitre XX
du Traité théologico-politique établit le principe du droit naturel que possède
chaque individu à défendre sa liberté de penser. Or l’Etat qui veut brimer les
esprits, notamment par la religion, apparaît comme le plus violent de tous.
Cette violence provoque les déchirements, les conflits ouverts. Tout
Etat démocratique doit refuser cette violence tout en établissant les limites de la
liberté, qui sont d’agir en créant un préjudice aux autres. En revanche, les
opinions doivent être totalement libres.
Ainsi, l’Etat est le garant de la liberté et de la sécurité des citoyens. Il
doit de plus, promouvoir leur responsabilité à l’égard du bien public. Il doit
donc être attentif à ne pas laisser les autorités religieuses empiéter sur le
domaine civil. Spinoza est ici le défenseur d’une pensée laïque.
Le remède cathartique préconisée par Spinoza à une interprétation
naturaliste, conduit au final à la compréhension des phénomènes sociaux et
politiques, car par devers toute théorie du pacte social, il intègre la cité
humaine dans le prolongement d’un droit de nature contraint de renoncer à des
intérêts personnels au sein de la société. Ainsi, la sagesse humaine exigera de
la vie sociale la sauvegarde de la liberté de pensée, garante de la forme la plus
achevée de leur essence, au contraire des insensés qui ne se contentent que des
contraintes d’une simple survie.
La liberté apparaît pour Spinoza comme le but de l’organisation en
société ; c’est pourquoi il trouve que la répression et la coercition ne sont pas
de véritables moyens pour garantir la liberté des hommes. D’ailleurs, il
s’oppose à cette position hobbesienne qui fait de la répression la vocation
première de l’organisation sociale : cette position considère, en effet, que
l’homme est naturellement mauvais et cruel et qu’il convient de ce fait de le
réprimer. A contrario de Hobbes, Spinoza trouve que l’homme est à la fois bon
- 368 -
et doué de raison, avec une capacité de définir sa ligne de conduite. C’est
pourquoi, les mesures de répression apparaissent pour lui comme des mesures
d’automate et de dressage destinés aux genres animales.
Spinoza opte plutôt pour la sécurité comme la condition de la liberté.
Pour lui, même si l’homme est doué de raison, il est refréné par ses passions
parfois nuisibles pour ses semblables. Et un Etat où l’on redoute pour sa vie
n’est pas favorable à la vie à l’émergence de la liberté. C’est donc lorsque la
sécurité est garantie que la raison humaine peut se réaliser et s’épanouir. Il
apparaît que la sécurité des individus est un apport principal de la vie sociale.
Avec la sécurité, l’organisation sociétale lègue aux hommes la condition sine
qua non qui les rend libres et heureux.
En définitive, le libre usage de la raison et le développement de la
liberté constituent les piliers de l’Etat et contribuent à sa puissance et à
l’épanouissement de la vie humaine. La liberté est donc garantie par la loi
commune.
VIII.6. Fondement de la liberté : critique de nouvelles prétentions
Une société n’est capable de se constituer que si les individus qui la
composent vivent dans la liberté. Disons que la réforme démocratique
constitutive de l’ordre politique moderne (sûreté, droit à l’expression libre de
son opinion par voie de presse et par le droit de vote, libertés publiques en
général qui marque l’émergence d’un Etat favorise l’instauration d’un Etat
fondé sur des droits) est l’expression de la libre pensée. Devant les normes
religieuses et le pouvoir de la religion révélée, il y a l’affirmation de la liberté
de l’homme qui participe à la construction d’une société politique. La liberté
exprime donc un combat contre les pouvoirs constitués dont les doctrines
participent au fondement de la politique.
Spinoza en parlant de la liberté absolue du citoyen s’inscrit
essentiellement dans cette perspective. Il lie lavant tout la liberté et la raison.
Pour lui, en effet, « seul est libre celui qui vit, de toute son âme, uniquement
- 369 -
sous la conduite de la raison (et solus ille liber, qui integro animo ex solo
ductu rationis vivit). ».247 La liberté et la raison sont des idéaux vers lesquels
l’on doit tendre et auxquels la constitution de la cité participe ; d’autre part, la
recherche de la raison et de la liberté conduit à la nécessité d’instituer une
tribune politique. A en croire notre penseur, la liberté est « une vertu et une
perfection », et conduit les individus à « agir suivant les lois de la nature
humaine. » La raison permet donc aux hommes de se réaliser et de vivre dans
une société. En effet, l’homme qui est conduit par la raison est plus libre dans
la société où il vit selon les principes de décret commun. C’est dans donc dans
la société que l’homme dispose de la chance d’accéder à la raison et à la
liberté. Pour ainsi, la liberté humaine se réalise dans l’Etat, afin que les
citoyens parviennent à accomplir leur devoir. Spinoza retrouve l’homme dans
l’Etat plus libre qu’auparavant, qui vit désormais dans la félicité. C’est de ce
qui dire que : « La fin de la république ne consiste pas à transformer les
hommes d’êtres rationnels en bêtes ou en automates. Elle consiste au
contraire à ce que leur esprit et leur corps accomplissent en sécurité leurs
fonctions, et qu’eux-mêmes utilisent la libre Raison, sans rivaliser de
haine, de colère et de ruse, et sans s’affronter avec malveillance. La fin de
la république c’est donc en fait la liberté. »248On comprend dans la vision
spinoziste une réelle volonté de faire de la liberté le credo de la société
humaine. C’est donc la réalisation politique de la liberté, une liberté concrète
qui conduit les individus non seulement à ne pas abandonner leur droit naturel,
mais aussi à arriver à toujours faire de leur raison un libre usage et de porter
jugement sur les choses. Bien sûr, Spinoza n’est pas contre le souverain
puisque pour lui, la liberté est avant tout compatible avec l’existence d’un
souverain, mais elle préserve la capacité de faire usage de la raison et de la
parole. Dans l’Etat, c’est donc « sous le décret et le commandement de sa
propre Raison que l’homme agit selon le décret du Souverain. »249Ainsi,
247
Traité théologico-politique, Chapitre XVI, PUF, Paris, 1999, p.519.
248
Traité théologico-politique, Chapitre XX, PUF, Paris, 1999, 637.
249
Traité théologico-politique, Chapitre XX, PUF, Paris, p.641.
- 370 -
pour Spinoza, il est inacceptable de brimer la liberté humaine d’expression et
de pensée.
La question de la liberté a été également abordée par la philosophie
libérale. Chez Locke notamment, c’est l’entreprise libérale est de construction
politique. Il s’agit en effet de poser les jalons d’une société libre. C’est la
définition de la liberté entière de l’individu et de l’autonomie totale de la
conscience privée. Le but de Locke, c’est de promouvoir une société étatique
dont la fin est de consolider la vie et la liberté.
Dans la constitution de l’Etat, Locke défend l’idée de la propriété
comme ce qui est à préserver à coup sûr dans l’organisation du pouvoir
politique. N’oublions pas que lui, partant de l’homme présocial, considère
comme fondamentale l’existence sociale au point d’en faire une règle
essentielle d’action politique : « La première loi naturelle fondamentale qui
doit régir le pouvoir législatif lui-même est la conservation de la société et,
dans la mesure où le bien public l’autorise, de toutes les personnes qui s’y
trouvent ».250
De ce qui précède, nous pouvons faire une analyse critique du
fondement de la liberté. Nous pouvons d’abord voir comment la démocratie
peut être opposée à la nature. Partant d’une conception pessimiste de la nature
humaine, Machiavel va mettre la cruauté, la ruse au service de l’action
politique. Conseillant au Prince d’ « être renard pour connaître les filets et lion
pour faire peur aux loups », il affirme que « la fin justifie les moyens » selon
les principes politiques qui font passer les intérêts de l’Etat avant les strictes
exigences de la morale personnelle. En fait, le pouvoir politique, du moins à
l’origine, favorise la caste qui gouverne et réprime à l’occasion par la violence
les revendications du peuple. Dans l’un des textes, Bergson montre que la
démocratie, dont l’ambition est d’associer les valeurs politiques, ne peut
apparaître qu’au terme d’une évolution, d’un progrès de l’humanité.
250
Locke, Deuxième traité du gouvernement civil, Chapitre XI, 134, Flammarion, 1992, p.151.
- 371 -
Concernant le passage de l’état de nature à l’état civil : d’après
Rousseau, la mutation que connaît l’homme en passant de l’état de nature à
l’état civil se traduit certes par tous les avantages qui s’attachent à la
civilisation : « Ce passage de l’état de nature à l’état civil produit dans
l’homme un changement très remarquable, en substituant dans sa
conduite la justice à l’instinct, et donnant à ses actions la moralité qui leur
manquait auparavant. »251
En dépit de la valeur accordée à l’état civil, on peut en ressortir des
aspects négatifs. En effet, le point de vue de Marcuse s’inscrit dans l’idéologie
révolutionnaire. L’idée essentielle est que l’humanité au lieu d’obéir à une
finalité naturelle, est soumise à une finalité artificielle imposée par des intérêts
privés reposant sur une structure socio-économique qui privilégie certains
groupes sociaux. La répression qui en résulte expliquerait les malheurs dont
souffrent les hommes. C’est ce qu’affirment par exemple les tenants de
l’antipsychiatrie : agression de la société qui étouffe artificiellement la
normalité. Dans le même sens, Marcuse dénonce les méfaits de la « société
industrielle avancée », qui impose à l’humanité un bonheur factice, c’est-à-dire
contre nature.
C’est ici le lieu d’indiquer que la politique doit prendre appui sur une
déontologie. Rousseau nous met en garde contre une assimilation que
démentent les exigences de la conscience morale. La force ne fait pas le droit et
les impératifs de la vie sociale ne sauraient conduire l’homme à renoncer à sa
liberté. Celle-ci, au contraire, doit être sauvegardée comme l’exige la « maxime
fondamentale » du droit politique.
L’ordre du droit n’apparaîtra que si chacun commence par renoncer à
ses droits naturels pour accéder à un véritable
statut politique, comme
l’observe Rousseau : si la loi de la cité doit se confondre avec la loi morale, il
faut alors qu’elle exprime la volonté de l’ensemble des citoyens et qu’elle soit
instituée en vue du bien commun. Mais qui ne voit (à commencer par Rousseau
251
Rousseau, Du contrat social, Livre I, Chapitre VIII, Flammarion, Paris, 1968, p.55.
- 372 -
lui-même) que cette théorie idéaliste du droit ne résout pas pour autant les
difficultés concrètes, ni n’écarte les risques qui naissent de la mise en œuvre
d’un système de législation.
Au sujet du droit naturel, au sens strict, le droit naturel est d’abord,
comme l’indique Spinoza, le droit tel qu’il découle des lois de la nature, sans
connotation morale. Cependant si l’homme veut vivre selon sa vraie nature, il
doit se soumettre à certaines exigences (notamment celles qui régissent la
société) sans lesquelles il n’y a pas de « vie spirituelle » possible.
A partir de cette constatation, la théorie idéaliste du droit naturel
affirme qu’à côté du droit réel et positif changeant avec les législations
humaines, existe un droit idéal conforme à la norme de la justice. En revanche,
la thèse du droit naturel soulève certaines difficultés d’ordre théorique. Par
exemple, si la nature est un ensemble de faits réels soumis au principe de
causalité, comment en déduire une norme, un devoir être ? Nous retrouvons ici
l’opposition de deux domaines : celui de la réalité et celui de la valeur. Hegel
remarque, en outre, que cette conception ne se présente pas comme
historiquement fondée. Néanmoins, le droit naturel se manifeste comme une
exigence de la conscience sans laquelle le droit positif serait soumis lui-même
à l’arbitraire.
La
représentation
américaine
des
droits
de
l’homme
repose
politiquement sur le libéralisme selon lequel le libre déploiement des intérêts
particuliers et des forces sociales spontanées donne lieu à une autorégulation en
accord avec le droit naturel. Elle présuppose philosophiquement une vision de
l’histoire d’après laquelle, le social est présumé rejoindre de lui-même l’idéal
des droits de l’homme « par le simple jeu immanent des relations sociales
animées par le contraire apparent du droit, l’égoïsme de l’intérêt
privé ».252
Inversement, la représentation française implique l’idée politique d’un
pouvoir constamment en alerte, soucieux de lutter contre une « société »
252
Ferry Luc, Philosophie politique, P.U.F., Paris, 1985, p. 135.
- 373 -
dépravée issue de l’Ancien Régime, et attaché à imposer une éthique fondée
sur le droit naturel. Philosophiquement, elle s’appuie sur une conception
volontarisme du progrès, le réel étant transformé par les hommes au nom d’un
idéal universel.
Les déclarations américaine et française ont pour point commun
l’affirmation que les hommes « par nature libres et indépendants » possèdent
des droits inaliénables et que l’Etat n’a de légitimité que dans la mesure où il
est chargé de garantir ces droits. En 1789, La Déclaration française des droits
de l’homme insiste sur les libertés fondamentales : il s’agit de « droits
libertés » (liberté de pensée, de réunion, liberté de commerce, etc). Or à partir
de 1791, se révèle un autre type de droits qui prendra une importante croissante
et qui repose sur l’idée que l’Etat doit assumer un certain nombre de services.
Ce sont les droits de créance de l’homme sur la société ou droits sociaux qui
seront officiellement reconnus dans La Déclaration française de 1848 afin de
prendre en compte la condition ouvrière (droit du droit, au repos, à la sécurité
matérielle, à l’instauration.
L’homme, selon Kant, appartient à deux mondes. En tant qu’être
temporel et empirique, il est soumis à la causalité et au déterminisme naturel et,
par conséquent, il n’est pas libre. Mais il est aussi un être intelligible et
rationnel et, dans la mesure où ses actes expriment cette nature intelligible, il
est libre. Or, la morale, précisément, appartient au monde intelligible. La loi
morale est inscrite en chaque homme quelles que soient les formes qu’elle peut
revêtir à travers les civilisations. Des notions telles que le devoir, la
responsabilité, sont autant d’exigences qui s’imposent à tous. Mais la morale,
pour être effective, ne peut pas s’épanouir dans la contrainte. Elle postule donc
la liberté.
L’individualisme
actuel
a
tendance
à
confondre
les
notions
d’indépendance, d’autonomie et la liberté. On oublie ainsi la signification
réelle (philosophique) de l’autonomie et de la liberté qu’on ramène
abusivement à l’indépendance qui caractériserait alors l’individu conçu comme
l’homme véritable capable de se constituer, abstraction faite des exigences de
- 374 -
la société. Renaud, rappelant l’enseignement de Kant montre que l’autonomie
en tant qu’auto-institution d’une loi qu’on se donne librement, contrairement à
l’acceptation triviale, ne se réduit pas à l’indépendance, c’est-à-dire à la liberté
sans règles de l’individualisme contemporain.
Etre libre dans la société, c’est être soustrait à toute contrainte arbitraire
et tyrannique de la part de l’Etat ; or, les sacrifices que toute société exige de la
part de chacun de ses membres ne risquent-ils pas d’inciter les inciter les
individus conscients de leur originalité à refuser (comme le suggère
Schopenhauer) certaines formes d’intégration sociale ?
Si l’homme est un social, il doit néanmoins faire l’apprentissage de la
vie en société. L’existence communautaire et sociétale ne pourra se développer
que par l’intervention d’une discipline collective. Spinoza s’endosse sur le rôle
de l’éducation : il s’agit d’éveiller l’esprit critique sur soi-même, pour prendre
de la distance et réfléchir à nos motivations véritables. On est aveugle quand on
n’est pas illuminé par la raison. Or, la raison s’éduque et se forme. Soumis à
ses passions et ses préjugés, ou au fanatisme religieux, l’homme menace sa
liberté. C’est pourquoi il fait remarquer dans l’Ethique que rien n’est plus utile
à l’homme qu’un homme vivant sous la conduite de la raison. Cependant, vu
que les hommes ne sont pas toujours raisonnables, Spinoza suggère à l’instar
de Rousseau un cadre collectif commun (pacte social) avec des règles
communes et égalitaires. Spinoza soulignait à juste titre que l’Etat doit
s’organiser de façon à ce que les hommes dans la société aient la culture de
l’intérêt général. Rousseau paraît plus profond à ce sujet dans son Contrat
social, lorsqu’il soutient que la vie en commun fonctionne normalement ; il est
nécessaire que chaque individu prenne conscience de son implication
personnelle dans les conditions politiques qui rendent possible la liberté. Pour
ainsi dire, c’est sur la liberté individuelle des hommes que se développe la
démocratie. Spinoza ne reconnaissait-il pas que la liberté d’expression et de
pensée est essentielle à la démocratie ?
L’organisation de l’Etat doit conduire les individus, quels que soient
leur fonction et leur état d’esprit, à participer au bien commun. Notre penseur
- 375 -
propose que l’invention de l’Etat n’est fondamentale que si chacun pense
naturellement à l’intérêt commun. Cependant, la réalité est tout autre face à
l’égoïsme, aux passions déchaînées des individus et à la fragilité humaine.
C’est pourquoi, il fait appel à la discipline de la raison : que l’Etat mette en
place des institutions pour organiser la vie collective suivant les principes de la
raison. Agir rationnellement, c’est prendre conscience de ses intérêts futurs, qui
rejoignent les intérêts des autres à travers l’harmonie et l’entente mutuelle. De
cette façon, la raison est la meilleure conseillère dans le choix des règles de vie
en société parce qu’elle nous oblige à dépasser nos préférences immédiates et
aveugles. Exigeant de nous que nous réfléchissions avant d’agir, elle nous fait
prendre de la distance, nous conduit à mettre les choses en perspective et donc
de mieux voir ce qui est notre plus haut intérêt.
Dans la perspective de sa philosophie, le meilleur régime politique est
probablement la démocratie constitutionnelle. La démocratie parce qu’elle
répartit la charge du pouvoir entre tous les citoyens. Constitutionnelle car la
constitution établit les principes d’organisation de l’Etat (en l’occurrence la
séparation des pouvoirs) et fixe ses objectifs, justement en relation avec la
notion d’intérêt général. Ce n’est donc pas l’intervention du gouvernement, du
pouvoir exécutif (ministres ou Président de la république) que réclame
Spinoza, mais bien celle qui fixe le cadre d’activité de chaque citoyen. Cela
correspond au moment où se décide la manière dont la répartition des pouvoirs
(exécutif, législatif et judiciaire, entre autres). Pour une meilleure gouvernance,
les hommes politiques doivent s’entourer d’alliés, de s’unir à d’autres. Selon
Spinoza, c’est cette union des hommes raisonnables qui fait la force d’un Etat
démocratique, laquelle union doit être garantie par la constitution.
En fin de compte, la mise en place des structures d’Etat démocratiques
est indispensable au maintien de la cohésion sociale. Il convient de poser des
limites aux actions humaines (des gouvernés et gouvernants) qui tendent à
privilégier les intérêts personnels au détriment de l’intérêt collectif. Il est clair
que les institutions seules ne suffisent pas à garantir la démocratie. Il faut aussi
qu’elles se développent dans un esprit de liberté et d’égalité. Dans cet esprit,
- 376 -
l’éducation, la promotion des connaissances et la défense de l’autonomie de la
justice sont fondamentales. En revanche, la pérennité d’une démocratie repose
aussi bien sur ses structures que l’activité solidaire des individus vivant sous la
conduite de la raison.
Quelle actualisation peut-on faire de l’entreprise spinoziste par rapport
à la religion et à la politique ?
- 377 -
CONCLUSION
Nous voilà parvenu au terme de notre recherche qui a consisté à
réfléchir sur le thème : Les modalités spécifiques de la raison politique :
critique religieuse et engagement politique chez Spinoza. Formellement, notre
travail se présente sous la forme de trois parties et de sept chapitres consacrés
successivement à la conception spinozienne de la religion et à son préalable, la
critique des Ecritures, et aux rapports entre liberté politique et Etat
démocratique. Nous avons pu situer le système philosophique de Spinoza dans
son univers intellectuel. Nous avons pu découvrir comment la philosophie se
dresse contre la théologie dans cette vaste construction rationnelle. Mais en
nous inspirant de certains textes de notre philosophe, l’occasion nous a été
donnée de saisir que philosophie et théologie ont le même contenu qui est la
divinité ; en cela elles se distinguent des sciences particulières qui sont
engagées dans les préoccupations du monde temporel, fini, matériel, profane et
phénoménal. Seulement la philosophie et la théologie s’opposent quant à leur
forme et au moyen de rendre effective l’union entre la substance et la mode,
l’imparfait et le parfait, l’homme et Dieu.
Ainsi, tandis que la philosophie est l’expression de raisonnement, donc
la recherche rationnelle du vrai et du parfait, la théologie en est l’adhésion à un
ordre de choses transcendant le domaine de l’expérience et de la rationalité,
c’est la pensée représentative, c’est-à-dire la pensée qui est encore entachée
d’éléments sensibles, individuels. Voilà pourquoi nous admettons que la vérité
de la foi n’est au demeurant que la vérité rationnelle dans sa formulation
inférieure et impure ; par ailleurs, nous faisons de la vérité rationnelle une
traduction en termes adéquats et évidents de la vérité de la foi. Admettre cette
conception revient à soutenir que la foi annonce la raison et qu’entre elles il n’y
- 378 -
a qu’un rapport de continuité et de développement rationnel. Il n’est pas
question de les opposer. Il n’y a de séparation entre ces deux modes de
connaissance unique que pour la conscience représentative et pour
l’entendement. Quant à la pensée, elle comprend qu’elles énoncent le même
contenu. Si cela est admis, la foi – aussi subordonnée nécessairement et réduite
presque à la raison – garde-t-elle sa spécificité ? Avec Spinoza et à l’opposé de
Saint Thomas d’Aquin, la philosophie devient non pas la servante de la
théologie mais plutôt la reine ; le rôle de servante est dévolu à la théologie
traditionnelle. Il y a un renversement dans le connaître. Que peut-on conclure ?
Nous en déduisons que Spinoza a été conséquent envers lui-même.
L’idée vraie, étant rationnelle et le rationnel étant l’idée, l’évidence est que la
raison est à placer au-dessus de tout, tant et si bien que les domaines où la
raison semblait limitée ont été eux aussi rationalisés. La foi (religieuse) ne doit
plus avoir pour contenu une divinité en dehors et au-dessus de la raison. Si un
tel objet existe encore, avec les attributs mystérieux et transcendants, ce n’est
que pour l’activité spirituelle immergée encore dans le sensible et pour
l’entendement qui sépare et divise en des compartiments inertes et morts l’idée
qui est unité systématique. La philosophie rigoureuse se voulant évidente,
systématique et rationnelle ne pouvait que couronner tout le système
spinoziste. Elle est au-dessus de tout parce qu’elle permet de situer chaque
aspect de la vie et de hiérarchiser tous les domaines du savoir. Etait-il logique
que la raison soit subordonnée à la théologie alors que les formes religieuses ne
sont pas encore parvenues à voir le parfait comme la raison parfaite ? N’étaitce pas absurde de faire de la religion où il est plutôt question de foi en un Dieu
personnel, libre et transcendant, la reine du savoir inébranlable qui essaie de
démontrer la rationalité de l’univers dans sa véracité ? Spinoza, en
reconnaissant une valeur à la foi et en en faisant l’étape précédant la raison
évidente, a voulu faire comprendre que toutes les productions humaines et
culturelles trouvent leur explication à partir de la raison. En interprétant
philosophiquement les dogmes religieux, les croyances judéo-chrétiennes et la
conscience religieuse dans son ensemble, Spinoza n’a fait que tenter de prouver
- 379 -
qu’il n’y a rien en ce monde qui ne puisse obéir à la marche systématique de la
raison. Même dans la pensée religieuse, la raison est à l’œuvre, mais cette
raison n’est pas encore parvenue à son état pur ; c’est ce qui explique qu’on se
représente un Dieu lointain, hostile, terrible, bienveillant, justicier, etc. Avec
Spinoza, la théologie se transmue en métaphysique. Quant à la pensée postspinoziste, elle a poussé plus loin la critique en allant jusqu’à dénoncer
l’abstraction des vérités philosophiques qui gardent encore en elles des relents
de
la
théologie
mystique
au
profit
des
interprétations
purement
anthropologiques et humaines. Elle a vu dans la religion (judéo-chrétienne) un
produit de la conscience humaine à tel point que ce ne sont plus les
représentations religieuses qui sont révoquées en question mais plutôt le divin
lui-même. Elle a fini par décréter la mort de Dieu en faveur de la transcendance
de l’homme.
Pour nous, l’homme s’unit à son Dieu qu’en tant qu’il passe l’épreuve
de la mort, de la passion, de la séparation. Même si l’interprétation spinoziste
garde encore des ressemblances avec la dogmatique chrétienne, à partir du
moment où la théologie est ramenée à la rationalité métaphysique, nous
pensons que la vérité de la foi est galvaudée. Elle n’est point restituée ni
respectée entièrement par l’interprétation rationaliste de Spinoza. La preuve en
est qu’ici la connaissance rationnelle est placée au-dessus des autres
disciplines. Peut-on ramener la Nature à l’évidence ? Dans ce cas, que devient
la Nature ? La pensée ou Dieu ? Si la raison et la foi doivent être réconciliées
par la raison, il va de soi que la foi est sacrifiée parce que, quoiqu’on dise, la
raison ne peut rendre compte de la foi dans toute sa grandeur. La foi implique
que l’on accepte de faire un saut dans l’inconnu, que l’on adhère à quelque
chose qui se situe au-delà de notre raisonnement. Parler d’une foi rationnelle
ou intellectuelle, c’est en quelque façon parler d’une raison pénétrée de foi.
Bien sûr, la raison peut confirmer la foi en certaines vérités. Mais essayer de
fonder la foi religieuse sur des preuves métaphysiques, c’est ruiner la foi et lui
substituer la raison. La religion ne répudie point la raison. Seulement elle en
fait un effort purement humain qui essaie de tout démontrer. S’agissant de
- 380 -
Dieu, la religion parle plutôt de foi et non de raison car le Dieu des religions253
et des croyants est plus qu’un Etre suprême. Il est aussi la Providence, le
créateur, le Père, le miséricordieux. Il a des attributs humains, non
métaphysiques uniquement. Dans ce cas, peut-on affirmer que la solution
spinoziste du rapport entre raison et foi est acceptable sans conséquences ?
Quand il s’agit du débat relatif à la foi et à la raison, la neutralité semble
difficilement tenable. Ou bien on privilégie la foi et ainsi la raison est
considérée comme une faculté limitée ou bien on privilégie la raison – le cas
chez Spinoza – et la foi est appelée à se rationaliser et à faire disparaître tout
mythe, l’irrationalité, le mystère et la transcendance. Avant que nous prenions
parti par rapport à cette réflexion sur la raison et la foi, il faut que nous
sachions que très souvent – à tort ou à raison – l’on a opposé la connaissance
religieuse et la connaissance intellectuelle.
Ceci se comprend dans la mesure où l’une est celle de la foi, l’autre, de
la raison. On ne peut pas nier que la conscience religieuse et la conscience
intellectuelle ne soient deux attitudes possibles. Il est malaisé de les décrire, de
les comparer et de les confronter sans faire intervenir un jugement de
préférence, sans dire par exemple que la conscience religieuse est une
conscience infantile, rappelant et perpétuant dans la vie de l’adulte le premier
âge de l’intelligence, qu’elle est analogue à la conscience des peuples primitifs,
une continuation des attitudes devant l’univers ; pour celui qui souscrit à cette
forme de préférence, la conscience intellectuelle consiste à observer l’univers
comme un objet ou une chose, à le décomposer selon ses articulations, ses
structures, ses séquences, à l’utiliser par des techniques. Ainsi, la conduite
intellectuelle ou rationnelle se constitue sur la critique, la décadence et la ruine,
sinon de la religion, du moins de la mentalité issue de la religion. Inversement,
les tenants de la religion, c’est-à-dire les croyants prennent la rationalité
comme le désir prométhéen de s’égaler au créateur, de se substituer à lui,
253
De ce point de vue, Dieu serait un point transcendant qu’une créature ne peut le voir et vivre. Cela voudrait dire
que Dieu est le seul vrai existant, qu’il est transcendant et reste un mystère pour l’homme, et aussi qu’il agit dans
l’histoire de l’existence humaine qu’il dirige vers une fin. Ses interventions dans la destinée des individus peuvent
apporter le bienfait ou le châtiment.
- 381 -
comme une tentative diabolique, un orgueil humain à se passer des préceptes
de Dieu.
Ces épisodes tendent à suggérer que le conflit de la conscience
religieuse et de la conscience intellectuelle, qui a été un élément constant de
l’histoire des esprits, avec des épisodes dramatiques agissant tantôt comme
excitant à penser, tantôt comme un agent de désespoir et l’affirmation, n’est
peut-être pas irréductible mais qu’il pourrait approcher un jour d’une solution.
A bien analyser ce conflit, l’on se rend compte qu’il n’est d’ailleurs qu’un
agrandissement du conflit qui existe dans toute conscience entre l’expérience
portant sur l’élément visible, vérifiable, la conclusion portant sur l’élément
invisible, invérifiable, quoique, cependant très réel et sans doute plus réel que
l’autre. C’est un paradoxe qui tient à la constitution de l’être humain que les
choses qui lui importent le moins de connaître, comme les rapports des figures
ou des nombres, les structures de la matière qui soient accessibles et parfois
d’une manière transparente, appelant un assentiment universel alors que les
choses qui lui importent le plus de connaître pour donner un sens à la vie sont
engluées dans un brouillard à peine troué de lumière pour quelques privilégiés.
C’est par la loi et les mathématiques seules que nous connaissons l’idée vraie.
La situation de l’homme dans l’existence est telle que l’intelligence et la foi ne
coïncident jamais : il y aura toujours une zone d’obscurité à franchir.
Pour notre part, nous pensons qu’il est vraiment vain de chercher Dieu
avec les seuls arguments de la raison. Le divin ne s’appuie pas sur la pensée
rationnelle. Il s’éprouve à travers la participation à une communauté de
croyants. Croire et comprendre ne sauraient s’interchanger et se confondre en
une seule discipline. Et si, dans le domaine du sacré, comprendre et croire sont
un seul et même acte, il existe cependant un message fondamental de l’Eglise,
celui de l’imperfection radicale et de la finitude de l’homme. L’homme peut,
par la seule raison, comprendre son univers, le transformer et l’expliquer à
travers des formules mathématiques. Mais quelles que soient la rigueur de son
raisonnement et la puissance de son évidence, il est à certain degré confronté à
des domaines qui lui font comprendre que sa raison n’est pas aussi illimitée
- 382 -
qu’il pourrait le croire. Alors dans ce cas, ou bien on l’accepte sans trop de
preuves rationnelles – ce qui fait appel non plus à la raison mais à la foi – ou
bien on déclare l’existence de Dieu, mais un Dieu impliqué par la rationalité,
un Dieu qui s’identifie à la raison : la foi est remplacée par la raison et est
déclarée nulle et non avenue. La première position est la position athée qui
déclare que ce qui est réel est le vérifiable, le visible, le matériel. La deuxième
est celle de la philosophie médiévale qui reconnut à Dieu une place, mais le
plaça dans un univers séparé de la raison où la flamme vivifiante, l’élan
mystique du cœur suffisaient pour jouir de Dieu. La troisième position est
celle de Spinoza qui, tout en réclamant la Nature, en fait un sujet rationnel que
l’être humain peut atteindre par la pensée. Chez Spinoza donc, l’homme a un
pouvoir de connaître qui est tel qu’il peut atteindre, sans la grâce divine. Ici le
rationalisme est poussé à un point tel qu’il s’apparente à une sorte de
mysticisme fondée sur la toute puissance de la raison. Même si Spinoza va en
guerre contre les Docteurs de la scolastique et les théologiens post-spinozistes
qui prônaient que la foi vive suffit pour parvenir à Dieu, il ne rejoint pas tout à
fait la philosophie critique de la raison et n’arrive pas à se détacher du
christianisme. Sa théologie est une tentative – philosophiquement appréciable –
de réconciliation entre le rationalisme et le mysticisme tant si bien que quand
on le lit, surtout en ce qui concerne son Traité théologico-politique, on n’arrive
pas toujours à faire la distinction entre la théologie et la philosophie. Le
rationalisme spinoziste n’est qu’une tentative humaine de rationaliser les
mystères et les dogmes du christianisme. Mais rationaliser le christianisme
n’est-ce pas le fonder sur un ordre trop humain alors qu’il se réclame de la
révélation divine ? Intellectualiser la foi chrétienne et en faire les prolégomènes
des vérités philosophiques, n’est-ce pas exclure du christianisme son élément
fondamental ? Nous pensons que dans cette doctrine philosophique, il y a un
danger réel pour la foi qui conçoit Dieu comme un Etre invisible, créateur,
transcendant et « Tout-puissant », comme existant en « Père, Fils et SaintEsprit », comme s’étant incarné historiquement en la personne de « JésusChrist », comme ayant connu la passion, la mort et la résurrection historiques
- 383 -
et réelles, comme appelant l’homme à participer à la vie éternelle. Celui qui est
convaincu de ses dogmes ne saurait y voir des représentations mais plutôt des
vérités indubitables et éternelles. A partir du moment où le croyant postule un
Dieu personnel et conscient, qu’il conçoit l’homme comme une créature
limitée et finie et qu’il est convaincu que le salut de l’humanité part non d’un
effort proprement humain mais d’une volonté de Dieu à travers le don gratuit
de sa grâce imméritée, il va sans dire que le spinozisme est irrecevable étant
donné qu’il rattache le salut de l’humanité à l’œuvre non de Dieu mais de
l’esprit.
Selon Spinoza, la religion exprime, sous la forme de la représentation,
la même vérité que la philosophie : à savoir que chaque homme est raison et
liberté. Le christianisme, mieux que n’importe quelle autre religion, a appris
aux humains cette doctrine fondamentale ; le Christ, en mourant sur la croix
pour les hommes, a proclamé que tous les hommes ont une égale dignité, que la
raison et la liberté sont l’apanage de chacun, du fait qu’il est homme. Toutefois
– Spinoza semble le regretter – le christianisme lui-même formule ce principe
dans le langage religieux ; il met le divin en dehors de nous et fait de notre
salut une grâce venant d’En-haut. La philosophie des idées vraies et nécessaires
a pour tâche de transposer ces vérités religieuses fondamentales dans le registre
de la pensée pure. Mais qu’il s’agisse de religion ou de philosophie, cette
attribution à l’homme de la raison et de la liberté reste au plan théorique. Or, le
salut de l’homme passe par la mise en acte de sa raison et de sa liberté. Pour
Spinoza, c’est à la connaissance vraie qu’il revient de réaliser la sanctification
du monde et le salut de l’humanité, c’est-à-dire de construire un univers
humain où domine la raison et où la liberté s’épanouit.
Finalement, la philosophie de Spinoza vue dans son ensemble
inaugurait bel et bien la réflexion moderne. Il fonde la vérité sur la raison, sur
la connaissance. En ceci, c’est un maître de liberté. Puisque la raison humaine
est présente en tout être, chacun peut philosopher et raisonner à condition de
bien utiliser sa lumière naturelle. Spinoza en appelle à la raison que tout
individu possède. Le spinozisme répondait aux besoins de toute une époque
- 384 -
dont l’effort était orienté essentiellement vers une interprétation rationnelle de
la politique, de la théologie et de la société.
Il conviendrait de retenir qu’une démocratie authentique n’est possible
que dans un Etat de droit et sur la base d’une conception correcte de la
personne humaine. Elle requiert la réalisation des conditions nécessaires pour
la promotion des personnes, par l’éducation et la formation à un vrai idéal, et
aussi l’épanouissement de la personnalité de la société, par la création de
structures de participation et de coresponsabilité. On tend à affirmer
aujourd’hui que l’agnosticisme et le relativisme sceptique représentent la
philosophie et l’attitude fondamentale accordées aux formes démocratiques de
la vie politique, et que ceux qui sont convaincus de connaître la vérité et qui lui
donnent une ferme adhésion ne sont pas dignes de confiance du point de vue
démocratique, parce qu’ils n’acceptent pas que la vérité soit déterminée par la
majorité, ou bien qu’elle diffère selon les divers équilibres politiques. A ce
propos, il faut observer que s’il n’existe aucune vérité dernière qui guide et
oriente l’action politique, les idées et les convictions peuvent être facilement
exploitées au profit du pouvoir. Une démocratie sans valeurs se transforme
facilement en un totalitarisme déclaré ou sournois comme l’indique l’histoire.
Et
l’Eglise
n’ignore
pas
le
danger
du
fanatisme,
ou
du
fondamentalisme, de ceux qui, au nom d’une idéologie qui se prétend
scientifique ou religieuse, estiment pouvoir imposer aux autres hommes leur
conception de la vérité et du bien. La vérité religieuse n’est pas de cette nature.
N’étant pas une idéologie, la foi religieuse ne cherche de cette façon à enfermer
dans le cadre d’un modèle rigide la changeante réalité sociale et politique et
elle admet que la vie de l’homme se réalise dans l’histoire de manières diverses
et imparfaites. Cependant l’Eglise, en réaffirmant constamment la dignité
transcendante de la personne, adopte comme règle d’action le respect de la
liberté.
Mais la liberté n’est pleinement mise en valeur que par l’accueil de la
vérité : dans un monde dénué de vérité, la liberté perd sa consistance et
l’homme est soumis à la violence des passions et à des conditionnements
- 385 -
apparents ou occultes. Le chrétien vit la liberté, écrivait La Bible et il se met au
service de la liberté, il se propose constamment, en fonction de la nature
missionnaire de sa vocation, la vérité qu’il a découverte. Dans le dialogue avec
les autres, attentif à tout élément de la vérité qu’il découvre dans l’expérience
de la vie et de la culture des personnes et des nations, il ne renoncera pas à
affirmer tout ce que sa foi et un sain exercice de la raison lui ont fait connaître.
Après la chute du totalitarisme communiste et de bien d’autres régimes
totalitaires et de « sécurité nationale », on assiste actuellement, non sans
conflits, au succès de l’idéal démocratique dans le monde, allant de pair avec
une grande attention et une vive sollicitude pour les droits de l’homme. Mais
précisément pour aller dans ce sens, il est nécessaire que les peuples qui sont
en train de réformer leurs institutions donnent à la démocratie un fondement
authentique et solide grâce à la reconnaissance explicite de ces droits. Parmi les
principaux droits, il faut rappeler le droit à la vie dont fait partie intégrante le
droit de grandir dans le sein de sa mère après la conception ; puis le droit de
vivre dans une famille unie et dans un climat moral favorable au
développement de sa personnalité ; le droit d’épanouir son intelligence et sa
liberté par la recherche et la connaissance de la vérité ; le droit de participer au
travail de mise en valeur des biens de la terre et d’en tirer sa substance et celle
de ses proches ; le droit de fonder librement une famille, d’accueillir et d’élever
des enfants, en exerçant de manière responsable sa sexualité. En un sens, la
source est la synthèse de ses droits, c’est la liberté religieuse, entendue comme
le droit de vivre dans la vérité de sa foi et conformément à la dignité
transcendante de sa personne.
L’Eglise, comme le soulignait Le Pape Jean Paul II dans l’encyclique
sur la Question sociale, a une parole à dire aujourd’hui sur tout ce qui touche la
dignité de l’homme et des peuples. Elle doit se prononcer « sur la nature, les
conditions, les exigences et les fins du développement authentique »254. Ce
254
Le Pape Jean Paul II, Centesimus annus, n°41 (texte religieux).
- 386 -
faisant, l’Eglise accomplit sa mission d’évangélisation car elle met en lieu le
développement avec la vérité sur le Christ, sur elle-même et sur l’homme.
C’est pourquoi, Jean Paul II insistait sur la valeur et le rôle de la
« doctrine sociale » car les questions auxquelles il s’agit de faire face sont
avant tout morales.
Selon lui, cette doctrine n’est pas une « troisième voie » entre le
capitalisme libéral et le collectivisme marxiste ; elle constitue, dit-il, « une
catégorie en soi ». Elle n’est donc pas une idéologie, mais la formulation
précise des résultats d’une réflexion attentive sur les réalités complexes de
l’existence de l’homme dans la société et dans le contexte international, à la
lumière de la foi et de la tradition ecclésiale. Le but principal de la doctrine
sociale est d’interpréter ces réalités en évaluant leur conformité avec
l’enseignement de l’Evangile sur l’homme et sa vocation à la fois terrestre et
transcendante. Elle a donc pour but d’orienter le comportement religieux.
Les sciences humaines et la philosophie aident à bien saisir que
l’homme est situé au centre de la société et à le mettre en mesure de mieux se
comprendre lui-même en tant qu’être social. Elles se proposent d’assister
l’homme sur le chemin de salut.
Spinoza aura opté pour la démocratie, comme le régime politique qui
visiblement non seulement paraît la plus susceptible de respecter la liberté
naturelle des individus mais aussi et surtout le régime le plus apte à favoriser le
développement et le déploiement de la raison. Il nous semble qu’il pense que
l’ordre social naturel n’est pas fondé sur la raison. C’est pourquoi dans le
Traité théologico-politique, il y a une volonté manifeste en faveur de la
démocratie. On peut voir que sa pensée politique vise à trouver un accord entre
la religion, la politique et la philosophie en attribuant à chacune de ses
instances son domaine et la forme de puissance et de vérité qui lui convient. Le
souci majeur qui sous-tend cette question est d’abord de différence du fait que
pour Spinoza à chacune science son domaine particulier qui lui est propre. La
philosophie est pour lui une activité suprême qui permet la réalisation de
l’existence, et donc la voie d’accès au salut par la connaissance, par la
- 387 -
démonstration et l’usage de la raison. La religion ne s’exprime qu’à travers la
foi, l’obéissance envers Dieu; c’est la connaissance révélée qui s’appuie sur
l’imagination. La politique est l’art de gestion de la société. De ces définitions,
Spinoza établit que leurs domaines sont distincts par leurs moyens sans qu’une
discipline ne soit la servante de l’autre. La portée de cette vision de
délimitation spinoziste repose dans la possibilité de penser Dieu de façon libre
sans être taxé d’athéiste. Néanmoins, notre penseur reconnaît qu’elles peuvent
nourrir le même but qui est le salut. Le politique dans sa politique de gestion
sociétale recherche le salut pour les individus sociaux ; l’objectif de la religion
est de permettre aux hommes d’accomplir leur salut par l’obéissance aux
dogmes universels, tandis que la philosophie recherche le salut, la béatitude par
la connaissance. On peut remarquer donc que toutes ces disciplines ont un trait
d’union entre elles à exploiter.
La pensée spinoziste est un combat en vue de la promotion de la liberté
d’opinion et de communication de la pensée, un désir de tolérance et une
valorisation de la démocratie. C’est cette liberté qui est la condition du bonheur
en communauté. Le philosophe hollandais refuse que la religion étende son
pouvoir hors de son domaine, c’est ce qu’il l’a amené à établir la ligne rouge
entre philosophie et religion. D’ailleurs, les prophètes et le clergé empêchent
les esprits libres de s’adonner à la philosophie. C’est contre cette triste vision
qu’il lance cet appel de façon syndicaliste dans sa correspondance à
Oldenburg : « La liberté de penser et de dire mon sentiment, je désire la
défendre par tous les moyens. »255Spinoza reconnaît qu’il lutte pour une
cause noble, certes, mais difficile, puisqu’il est persuadé que l’ignorant est
fanatique et superstitieux ; il le résume bien ici à travers les derniers mots de
l’Ethique: « Il faut bien que ce soit difficile, ce qu’on trouve si rarement (Et
sanè arduum debet esse, quod adeo raro reperitur). »256
Pour notre part, la foi religieuse doit faire front devant la montée des
hommes qui se structurent de plus en plus en clans d’intérêts politiques
255
Lettres, Lettre XXX à Oldenburg in Œuvres IV, Traduction par Charles Appuhn, Flammarion, Paris, 1966 p.232.
256
Ethique, Cinquième Partie, Proposition XLII, Scolie, Editions du Seuil, Paris, 1988 p.541.
- 388 -
économiques privés, hermétiquement fermés aux autres citoyens. Elle doit
aussi pousser à lutter en vue de mettre fin au processus dangereux d’anesthésie
des consciences qui favorise la croissance des nations muselées, des peuples
frustrés de leurs droits et d’états délinquants.
Les religieux s’engagent dans la politique pour exprimer et inscrire
dans l’histoire le parti pris de Dieu pour l’homme et pour tout l’homme et
l’existence du Christ. Alors que les responsables politiques règnent sur leurs
peuples, le Christ, selon les textes bibliques, est venu pour servir et procurer le
bonheur aux individus. Les religieux doivent pour ainsi dire s’engager,
s’investir de manière ouverte, critique et prophétique dans la construction
quotidienne de la société qui, devient ainsi une mission annonce et prophétique
du monde.
Mais alors l’engagement politique de Spinoza l’a-t-il rendu forcément
héros ? Il convient de réfléchir aussi sur la promotion de l’engagement
individuel de l’homme dans la question de la société. L’emploi en politique des
termes de gauche et de droite sont postérieurs à Spinoza, et datent de la
révolution française. Il est donc peu artificiel de se demander quel peut être le
« parti » de Spinoza en politique. Pourtant, il a de son vivant pris parti pour la
république et la démocratie, contre la monarchie en Hollande, pour les frères
De Witt et contre les Orangistes, bien loin de l’image de philosophe
contemplatif et désincarné qu’on peut encore donner de lui. S’il placarde
finalement « Ultimi barbarorum » dans la ville d’Amsterdam, en lui il avait peu
avant publié le Traité théologico-politique où il prend parti pour la liberté de
penser contre les mouvements sécuritaires qui prétendent limiter la liberté au
nom de l’ordre.
Les notions de droite et gauche renvoient symboliquement à
l’importance accordée d’un côté au cœur, qui est la saisie inutile de l’unité des
hommes entre eux (d’où la « concorde ») et de l’autre la main droite qui
représente les valeurs d’efficacité et de réalisme dans la Bible ; également, être
situé à la droite de Dieu était la marche d’un privilège tandis que la gauche
était réservée aux défavorisés – qu’un certain nazaréen s’est employé à dire que
- 389 -
les derniers servent les premiers etc. depuis l’antiquité, les ordres privilégiés,
tenant le clergé et la noblesse étaient représentés à droite du siège noble tandis
que les représentants du tiers-état se tenaient à sa gauche. Est-ce à dire que
droite et gauche se réduisent à favoriser telle ou telle partie de la population au
détriment de l’autre ?
Nous ne le pensons pas, la droite est capable de
politiques sociales comme la gauche peut viser l’efficacité. Dans les cas, on
prétend agir au nom de l’institution politique général et sans doute sincèrement
le plus souvent.
En revanche c’est la conception même de l’intérêt général qui diverge,
et aussi celle des moyens qui s’en suivent. Pour la droite, tout le monde peut
gagner à ce que l’ordre social existant soit maintenu, à savoir une importante
hiérarchisation de la société, par des privilèges de fait que les mesures visant à
réduire les inégalités sociales, comme par exemple les droits de succession,
sont faibles ou inexistantes. Ce que tout le monde gagne, c’est la paix sociale
sachant que là où on veut un bouleversement de système, on risque d’apporter
le désordre, voire la guerre civile ; la droite est ainsi essentiellement
conservatrice : mieux vaut se contenter de ce qui a marché jusqu’à présent que
se lancer dans l’aventure politique remettant en cause la répartition des rôles et
des biens de la société.
Les « réformes » qu’on la voit mener peuvent le plus souvent être
comprises comme des retours à l’âge que fût le XIXe siècle, les « acquis
sociaux » n’existaient pas là où le puissant était quasi-incontestable. Les
« déformes » devrait-on plutôt dire sont les dérégulations là où les règles qui
renforcent le pouvoir existant : ainsi l’introduction de la procédure du
« plaider-coupable » dans la juridiction française, qui de l’aveu de nombreux
magistrats aura pour effet d’éviter aux puissants la mise en lumière
systématique de leurs comportements illégaux. Peu importe dans cette logique
que l’institution judiciaire soit injuste il faut avant tout qu’elle soit efficace.
Derrière cela, nous avons l’idée ancestrale, que les plus forts sont les meilleurs
et qu’il ne faut rien faire pour décourager les plus entreprenants. L’essence de
ce conservatisme (les forts doivent conserver leur position de domination),
- 390 -
c’est à notre sens l’idée de justice, c’est l’ordre naturel. C’est Calliclès contre
Socrate : la nature aurait par providence donné les meilleures qualités aux plus
forts. Aller contre cela, valoriser l’égalité dans la société, c’est aller contre la
providence naturelle et prendre donc le risque des pires désordres. Dans cette
logique, l’Etat n’a pour fonction que de conserver la paix et la liberté d’esprit.
Cela pourrait être intéressant de savoir comment à partir de ce que nous
connaissons de sa philosophie, nous le voyions ainsi. Serait-ce pure
projection ? Il semble bien difficile de tenter de déduire à partir de la
philosophie, même politique, de Spinoza quel pourrait être aujourd’hui son
engagement politique. C’est essentiellement une question d’histoire, c’est-àdire de conditions qui ne sont pas déductibles a priori. Il y a cependant chez lui
une critique évidente de ce qu’on pourrait appeler l’idéalisme politique, qui
tend à réaliser une utopie. Selon Spinoza, il est vain de concevoir une politique
qui suppose qu’une majorité d’hommes ne soient pas essentiellement
passionnés mais plutôt raisonnables. Il serait donc plutôt dans le camp des
pragmatiques. En considérant l’éloge qu’il fait de la puissance économique
d’Amsterdam, on peut gager qu’il était pour la libre circulation des biens. Mais
d’autre part, on sent chez Spinoza un souci social quand il explique qu’il
n’appartient pas aux individus privés de supprimer la misère, mais à l’Etat
d’assurer un minimum vital pour chacun. Il n’a pas développé cela, sa réflexion
politique connue se limitant, nous semble-t-il, à la question des fondations de
l’Etat, mais il y a là quelque chose qui n’est manifestement pas de droite.
Enfin, quand on voit son engagement contre les Orangistes et pour les frères
De Witt, il nous semble qu’il se situe davantage dans une perspective
progressiste que conservatrice.
Donc s’il nous semble clair qu’on ne peut déduire à partir de la
philosophie spinoziste un programme politique, il n’est cependant pas
impossible de trouver certaines orientations. Toutefois cela impliquerait une
étude approfondie. Il est amusant de voir comment la philosophie spinoziste est
assez ouverte pour autoriser des interprétations complètement opposées. D’un
côté, Tocqueville voyait dans Spinoza un libéral convaincu, préfigurant le
- 391 -
libéralisme à l’américaine. D’un autre côté, il est frappant de constater à quel
point en France, des philosophes de gauche se sont réclamés du spinozisme (à
commencer par Althusser…).
L’intérêt d’une telle question, pour le moins naïve à bien des égards, ce
serait, nous pensons, d’examiner le lien entre philosophie et politique. Si
Spinoza est convaincu que le modèle platonicien du « roi philosophe » est
illusoire, pourquoi écrit-il un traité politique, si ce n’est dans la perspective
d’être lu par des politiques ? N’y a-t-il pas là une tentative d’éducation des
politiques ? Quel est en fait le public que vise le Traité politique ?
En fin de compte, l’engagement politique de Spinoza consiste à
disposer du droit naturel de l’individu et de son entière liberté de penser et de
s’exprimer. Selon Spinoza, quand chaque homme cherche le plus ce qui lui est
utile, alors les hommes sont le plus utiles les uns aux autres. Sans doute, sa
vision est donc de bâtir la nouvelle société sur les jalons du libre examen et de
la responsabilité individuelle du citoyen. Ainsi, l’individu peut transférer ses
droits naturels à un corps politique, néanmoins c’est pour mieux faire respecter
ses droits et de les réaliser. Sans être taxé de « révolutionnaire », l’engagement
politique de Spinoza désire la victoire de la rationalité et de l’ordre sur
l’arbitraire et le chaos généralisé. La pensée politique spinoziste entend
concevoir une philosophie politique et morale construite sur le respect des
droits et des devoirs et l’autonomie des individus. Elle vise à rendre les
hommes citoyens aptes à assumer la responsabilité de la liberté et à la défendre.
L’autonomie individuelle consiste, en effet, à rejeter toutes les autorités
religieuses ou politiques, toutes les morales qui briment la conscience des
individus en leur imposant des valeurs trompeuses ou des biens transcendants.
Ainsi, pour se garder d’être aliéné, l’individu doit rechercher le chemin de la
connaissance rationnelle et réflexive de soi, et ce par l’action de l’autoréalisation individuelle.
D’ailleurs, sa quête inlassable de la liberté dans l’unique raison critique
des hommes et l’engagement des citoyens, récuse du coup toute intervention
d’un principe transcendant ou providentiel, de la religion. On comprend
- 392 -
pourquoi notre penseur opte pour la culture de la démocratie comme le cadre
institutionnel adéquat du fondement de la liberté politique, de fonctionnement
du libre échange, du partage, de la solidarité et de la stabilisation des nations ;
ceci au dépens des passions extrémistes et du fanatisme, de la démesure et de la
violence. C’est pourquoi, il prône que l’autorité (souveraine) soit la voie de la
raison.
Nous retiendrons de l’œuvre de Matheron une grande compréhension
de Spinoza qui aura permis aux lecteurs de se familiariser davantage à la
philosophie du Magister ; une large explication et un enseignement au détail
sur les rapports humains individuels et collectifs dans la société qui aideront
certainement à comprendre la conduite et les réactions des hommes dans la
gestion quotidienne de la cité.
Pour en revenir à la raison politique, nous pouvons soutenir que c’est
une politique rationnelle que développe Spinoza, et « par Politique
rationnelle, il faut entendre la Politique suivant laquelle les hommes se
rangeant aux injonctions de la Raison, consentent à s’unir sous un
principe général d’utilité »257. La raison est ce qui motive les hommes à
opérer le changement de nature et d’existence, le passage de l’état de nature à
l’état de société. Elle répond à la volonté des individus à mettre fin à ce qui les
divise pour s’accorder sur l’intérêt commun et partant sur de véritables
alliances. Ainsi « c’est à la Raison d’intervenir ici afin de faire que les
intérêts humains soient équilibrés dans une vision consensuelle de
l’utilité. »258Pour ainsi dire, on peut dire que s’engager, c’est respecter une
certaine attitude par la demande de la raison. Ainsi, l’engagement politique
demande une rationalité, elle suppose une attitude à la raison.
Retenons que selon Spinoza l’homme libre est celui qui vit sous la
conduite de la raison, c’est-à-dire qui délivré des préjugés, des passions
aveugles, de tout ce qu’il y avait d’inhumain en lui. C’est un peu dans le même
sens que Saint Augustin, lorsqu’il traite de la liberté chrétienne, indique que ce
257
258
Cazayus, Pouvoir et liberté en politique, actualité de Spinoza, Chapitre 6, p.125.
Ibid.p.127
- 393 -
n’est pas par sa liberté que la volonté humaine acquiert la grâce mais plutôt par
la grâce qu’elle acquiert sa liberté. Autrement exprimé, je suis libre non pas
malgré la grâce de Dieu, mais à cause d’elle, parce que la grâce me libère de la
passion, de la conséquence, de l’égoïsme.
La théorie démocratique de l’Etat réconcilie l’idée de liberté
individuelle avec celle de discipline étatique. Les démocrates accordent aux
anarchistes que la personne humaine est la seule valeur, le bonheur des
personnes, la seule « fin en soi ». Mais contre les anarchistes ils pensent que
l’Etat, cette abstraction incarnée en institutions, en administrations, en
règlements, est indispensable. L’Etat n’est plus – comme pour les totalitaristes
– une fin en soi, l’Etat est un moyen nécessaire pour la réalisation des
aspirations individuelles. Il faut une autorité, une organisation, pour protéger la
liberté de chacun contre les empiètements injustifiés d’autrui.
C’est ce qu’à bien vu Rousseau dont le Contrat social
259
peut être
considéré comme la « chartre de toute démocratie ». L’Etat n’a d’autre but que
de réaliser, de garantir (bien loin de les détruire) la liberté et l’égalité
auxquelles les individus ont naturellement droit. Le problème est de trouver
une forme d’association qui défende et protège de toute la force commune la
personne et les biens de chaque associé et par laquelle chacun s’unissant à tous
n’obéisse pourtant qu’à lui-même. La loi sera donc ainsi non pas le tombeau
mais la réalisation même de la liberté : « l’obéissance à la loi qu’on s’est
prescrite est liberté »260.
Le contrat consiste à ne reconnaître d’autre autorité législative que la
volonté générale qui est, au fond, la volonté raisonnable, présente en tout
individu quand il délibère « dans le silence des passions ». L’opposition des
passions rend nécessaire le contrat, l’accord des hommes délibérant sur leurs
intérêts communs et raisonnables le rend possible. Comme cependant la
volonté générale ne saurait être à tout instant la volonté universelle, comme il
259
Le contrat social désigne l’acte par lequel se constitue comme peuple ; ce dernier est paraphé par tous les membres
de la société et donne naissance à la volonté générale.
260
Rousseau, Du contrat social, Livre I, Chapitre VIII, Flammarion, Paris, 1968, p.56.
- 394 -
se trouvera toujours quelque citoyen pour n’être pas d’accord sur une loi
proposée, on convient de tenir pour volonté générale celle de la majorité. La
liberté de la minorité n’est pas pour autant aliénée car on peut considérer que
c’est à l’unanimité que les individus ont décidé de se soumettre aux volontés de
la majorité (la minorité conservant d’ailleurs sa liberté d’expression et de
critique). Tel est du moins le postulat de toute démocratie.
Pour ainsi dire, le pacte social se fonde sur l’accord et la validation de
la raison, conseillère et moyen efficace de liberté et de réfléchir à leur union :
« la seule raison de leur engagement est l’instauration de la concorde par
la participation de tous une loi commune »261. Toutefois, il faut noter que la
raison à elle seule ne peut suffire car elle ne peut donner la certitude de l’action
des hommes, il faut aussi de la volonté.
Finalement, la vision spinoziste prône l’idée que la meilleure politique
doit toujours se développer en rapport avec la liberté. Car la liberté, pour notre
penseur, est une perfection, et l’homme doit l’être dans sa nature, et devra agir
et se réaliser en fonction d’elle. L’Etat doit pour ainsi dire favoriser la liberté
individuelle, c’est-à-dire l’expression à chaque opinion, tout en garantissant la
sécurité collective, source de bonheur social. C’est pourquoi « il faut laisser à
chacun la liberté de son propre jugement (concludo unicuique sui judicii
libertatem) »262. D’ailleurs, son combat pour la liberté et la démocratie ne lui
donne-t-il pas « la figure, plaisante pour nous, d’un homme à la fois
humaniste, généreux,…ami de la liberté d’opinion et de la démocratie »263.
On peut voir avec Spinoza que la rationalité a une vertu politique, morale et
sociale. On comprend donc la légitimation de son discours novateur
par
rapport à la problématique de la raison politique. Il apporte là une
problématique nouvelle, celle de transcender les barrières pour en sortir un
nouveau regard philosophique sur les problèmes socio-politique, et religieux. Il
261
262
Ibid., Chapitre VI, p.128
Traité théologico-politique, Préface, PUF, Paris, 1999, p.73.
263
Ramond, Article sur « Ne pas rire, mais comprendre », in Revue de philosophie de France de l’Université de
Toulouse-Le Mirail, Kairos, 1998, p.105. Cette revue a cessé ses parutions.
- 395 -
faut que les hommes dans leur différence s’engagent de plus en plus dans la
société, dans la plaine en bannissant l’arrogance et la complaisance. On peut
comprendre que la philosophie spinoziste réclame avant tout la laïcité, laquelle
est une nécessité pour la société moderne et pour la liberté de penser. Spinoza
nous aura légué donc un enseignement de vraies valeurs sociales et civiles, à
travers la raison comme meilleure conseillère de la gestion de la société et du
développement de la liberté. On le voit, le conatus nous aura permis de
transcender l’être personnel, d’aller au-delà de l’intérêt individuel pour se
réaliser dans la liberté. Pour ainsi dire, la prise en compte du spinozisme est
nécessaire pour bien gouverner la société et ordonner les égoïsmes sociaux et
individuels.
Il est vrai – et on peut le dire haut – la politique devient de plus en plus
le domaine de l’immoralité, des combines, des coups bas, un champ de bataille
au niveau de la réalité concrète. Et à ce niveau, l’apport de la religion est
opportun. La religion en effet peut apporter beaucoup, excluant les rites, les
substitutions, apporter la morale comme la lumière qui inspire la crainte de
Dieu et assainit le désordre et la violence, créés par la politique. Dieu, disons-le
encore, est assimilé en nous, et cette intériorisation qui vient de la religion,
c’est ce que l’on veut, cet « esprit » qui inspire la justice, la charité, la
tolérance, la miséricorde, l’amour de l’étranger, le respect de soi et des autres.
Ainsi, notre message est celui de consolider les rapports entre l’Eglise,
les hommes et la société. En effet, la religion ne doit pas perdre la bataille pour
construire une société de justice et de paix, et arriver à transformer la réalité
sociale par la force de l’Evangile en portant assistance aux faibles et aux
pauvres. Elle invite la jeunesse à tourner le dos à tout ce qui l’incite à la
violence et à regarder l’avenir pour construire la société en cultivant l’amour,
la tolérance et la concorde, consolider l’unité et la solidarité entre les hommes.
Travailler pour la restauration de la société, une société pleine d’espoir et
d’esprit, et d’amour en vue du salut des hommes.
Au total, nous devons accorder une profonde réflexion sur les textes
bibliques face à la cruauté de la vie comme un outil politique, user de certains
- 396 -
principes religieux tels la justice et l’équité pour une meilleure gestion des
hommes et de la politique. N’oublions pas que « de fort bonne heure Spinoza
s’était (lui-même) appliqué à la lecture de la Bible. Sa naissance, son
éducation première qui fit de lui un hébraïsant, et (…) à renouveler
l’étude de l’Ancien Testament. »264 Pour une bonne conduite politique, il faut
une implication de toutes les composantes de la société dans l’œuvre de
construction de la nation. La religion est toujours présente partout où il y a le
pouvoir, le pouvoir de l’esprit sur le corps. De cette façon, la morale religieuse
et la politique ont la même orientation : il s’agit de bien gérer la vie sociale, la
société, les hommes, l’humanité et de bien l’orienter. D’ailleurs, les différentes
maximes religieuses peuvent contribuer à mieux gouverner le monde.
Notre philosophe aura pris soin de travailler les textes dans leur
originalité (leur édition latine). En essayant de fonder la foi sur la
métaphysique critique, il indique à penser autrement. Sa théologie est sans nul
doute une éthique de l’amour.
Au-delà de la pensée religieuse et politique, notre objectif, à usage
personnel, serait de comprendre le système philosophique du penseur pour voir
la place qui y est accordée à la doctrine rationaliste et à sa constitution mais
bien sans doute de se donner un modèle philosophique personnel pour penser
un engagement démocratique réfléchi dans un concept politique marqué par les
intégrismes religieux. Nous entendons envisager ici le rapport entre la critique
de la religion et l’engagement politique et montrer par la suite qu’il s’agit pour
nous non seulement d’un problème caractéristique de l’âge classique mais aussi
d’une question pérenne, et comprendre que la critique de la religion constitue
pour nous un préalable, une condition ou une modalité simultanée de
l’engagement politique. La raison politique serait ainsi le lien entre la pensée
politique et le problème religieux.
On cessera de parler de Spinoza quand on arrêtera de parler de la réalité
humaine, des conditions d’évolution et d’épanouissement des hommes, du
264
Traité théologico-politique, Notice, p.5.
- 397 -
bien-être de la société. La philosophie de Spinoza est d’autant plus actuelle
qu’elle s’étend à tout ce que les humains peuvent faire, construire et vivre en
esprit libre et libéré. Plus question de dominance, de contrainte, de mal-être, de
souffrance. Le meilleur, c’est de vivre en harmonie, et dans la liberté de
connaître et d’exister.
Notre travail n’est donc pas une réflexion théologique ou théorique sur
les rapports entre la religion et la politique, mais une approche volontairement
pratique et pragmatique des difficultés que peuvent rencontrer les individus
dans leur vie quotidienne ou la réalité que leur livre la problématique des
rapports philosophie et politique.
Au fond, comment notre philosophe dévoile-t-il les rapports de religion
avec l’Etat ? La pensée spinoziste défend-elle la « laïcité » des Etats ? Faut-il
réellement marquer assez de distance entre l’exercice religieux et l’espace
publique ? La tentative de réponse à cette problématique s’est organisée à
travers une analyse critique et articulée autour de trois points essentiels de
notre thèse. La première analyse a débuté par les modalités de la raison et leur
spécificité.
Si la philosophie spinozienne se définit comme une tentative de
rattacher le bonheur en communauté à l’œuvre de la raison, il est évident
qu’elle indique que les modalités de la raison politique consistent à s’interroger
sur les normes de vie que la nouvelle pensée permet de définir comme moyens
d’accéder au salut et à la vraie philosophie. C’est une nouvelle manière de
philosopher, de concevoir la rationalité avec une visée politique. C’est la raison
en tant qu’expression des pratiques et des normes de modération, qui doit
fonder des échanges au sein des pouvoirs politiques. Quel rôle joue-t-elle à
travers les modalités majeures (l’imagination, le désir, la passion) dans le
champ politique ?
Le rôle de la raison est de corriger ces modalités, en luttant contre les
croyances aliénantes et constituées. (N’oublions pas que notre penseur juge
d’une part les désirs et l’imagination comme illusoires et dépourvus de
connaissance, et de l’autre, les passions comme causes de dissolution de liens
- 398 -
civils et sociaux et liées à des attitudes religieuses très fanatiques). Son rôle
politique est de conduire les individus à s’accorder nécessairement sous sa
conduite. Les modalités de la raison politique consistent pour ainsi dire en une
interrogation des règles de vie que la liberté use afin d’atteindre le bien et la
joie véritable. On peut comprendre que Spinoza a une vision purement
rationnelle et critique du monde.
La seconde partie de notre travail a porté sur la critique spinoziste de la
théologie. La théologie est avant tout un discours rationnel sur la religion, une
élaboration rationnelle des enseignements, des dogmes et de l’Ecriture. On
pourra la définir comme « l’expression de la religion dans l’ordre de la
connaissance, caractérisée par la fausseté, la mystification de la
superstition »265. Il est bien de la distinguer de la religion qui est l’expression
de la pratique et du sentiment religieux, et de la foi qui se rapporte à la
croyance, à la confiance en la divinité. La critique religieuse de Spinoza
consiste donc à présenter la théologie comme un système de fausse
connaissance guidée par la pensée et toute explication par des causes finales.
La philosophie spinoziste vise à léguer une condition de vie meilleure
guidée par la raison, dépouillée de toutes passions ténébreuses et de tous désirs
immodérés. La religion appréhendée ainsi ne serait-elle pas philosophique, si
l’on tient à son élan naturel à travers lequel l’esprit humain embrasse Dieu pour
accéder à la béatitude ? S’il conçoit l’éthique comme un ensemble de moyens
d’accès à la vertu, à la béatitude, il la définit comme une philosophie dégagée
de toute enjolivure matérielle et morale. Spinoza ne peut accepter la religion
comme fondement des institutions politiques de même qu’il désapprouve les
théologiens qui prennent plaisir dans les sphères publiques et politiques. Une
telle vie garantie par l’Etat est d’inspiration rationnelle et libre. S’il évoque
l’urgence de construire l’Etat concernant l’exercice social de la religion, il
défend l’idée que l’Eglise ne doit prendre aucune responsabilité politique dans
le maintien de la paix civile. Elle n’a pas à se substituer au pouvoir politique.
Sur la liberté politique, traité théologico-politique XVI XX, traduction et notes par Pierre-François Moreau et
Jacqueline Lagrée, Hachette, Paris, 1997, p.149.
265
- 399 -
Spinoza apparaît comme un philosophe critique, critique des préjugés dans
lesquelles les théologiens se justifient pour maintenir les hommes dans l’état
d’ignorance et de servitude.
Finalement, contre les perversions de l’imagination et de la superstition
qui personnifient Dieu, Spinoza propose une nouvelle lecture de l’Ecriture par
elle-même qui restitue l’authenticité et le sens rationnel des textes, c’est-à-dire
revenir à la vérité même de l’Ecriture en rompant avec toute explication
théologique.
On le voit, l’attitude spinoziste n’est pas neutre: que de demandes
d’expulsion prises par les Synodes protestants ou par les Parnassin juifs contre
les « hérétiques », que de scandales sur la place publique qui éclaboussent les
Eglises (pédophilie, viol, arnaque…) ; scandales qui posent en quelque sorte la
question cruciale du déclin de l’éthique religieuse et celui de la crise des
valeurs morales chez le religieux, sensé être un éducateur et un modèle à qui la
société lègue la formation intellectuelle et morale de sa jeunesse.
A une époque où on assiste de plus en plus à une montée du retour au
religieux ( le créationnisme, le fondamentalisme, l’évangélisme, entre autres),
le discours de Spinoza sonne comme un appel à séparer la religion et la
politique et envisager une société laïque plus équilibrée. Que dire aujourd’hui
des mouvements « intégristes » religieux de tous bords, les islamiques (en
Arabie Saoudite, Irak, Afghanistan et ailleurs, …les juifs pieux en Israël) qui
continuent d’étendre leur puissance dans le monde et se justifient dans la
théocratie et dans les assertions théologiques, qui cachent souvent des prises de
positions politiques. Que dire aussi de l’agression de Spinoza par un fanatique
religieux, de son excommunication de la synagogue, des assassinats des frères
De Witt et du médecin Van den Eden ? Il faut tirer les enseignements.
Aujourd’hui encore bien de faits confortent Spinoza dans sa pensée. En
critiquant les religions historiques, il fait le choix de la voie du rationalisme
dans la pensée théologico-politique. Il est plutôt pour la religion de l’esprit
(distincte de la religion populaire, faite de rites, de symboles) qui efface toute
représentation superstitieuse et imaginaire d’un Dieu affectif. Son désir est que
- 400 -
tout homme parvienne à mener sa vie dans l’Etat qui crée les conditions et les
possibilités de la liberté de philosopher. L’esprit de liberté permet en effet de
s’affranchir du joug des croyances trompeuses et garantit l’harmonie dans la
société. D’où sa volonté manifeste de son engagement politique qui constitue le
troisième point de notre travail.
On voit comment la visite du Pape Benoît 16 en France le vendredi
dernier a suscité bien de polémiques : entre ce dernier qui parait être dans son
rôle, de mener sa mission, et les positions politiques qui jugent son discours
d’intégriste, de conservateur, ou encore d’intellectuel, entre les partisans de la
« laïcité positive » et ceux qui souhaitent une « laïcité ouverte », on voit
combien les discussions théologico-politiques ne sont pas prêtes de s’estomper.
En tout état de cause, l’esprit de Spinoza reste encore vivant.
Pour nous, son engagement politique consiste au contraire de Stanislas
Breton à vouloir mettre fin à la violence, au désordre, à la crainte, aux passions
antagonistes, au fanatisme et à l’intégrisme religieux, par la culture du savoir et
de la tolérance. Car le savoir nous éloigne de toute aliénation et de toute
croyance en des jugements de valeurs. S’il revendique la laïcité des Etats et le
régime démocratique, le plus rationnel possible, c’est parce qu’il est conscient
que c’est ce modèle politique qui brime « l’asile de l’ignorance » et le
fanatisme. C’est donc au nom d’une philosophie rationnelle comme pensée
ontologique et éthique que Spinoza au fond critique la religion. Sa méthode
rationnelle sur les dogmes et l’Ecriture s’inscrit nécessairement
dans un
engagement politique qui s’oppose à l’intégrisme religieux. Il approuve donc
l’Etat laïc qui respecte la liberté des citoyens et l’indépendance relative du
pouvoir politique par rapport au pouvoir religieux. Il aura inspiré énormément
les penseurs de lumière (Rousseau), les révolutionnaires (Condorcet) et la
déclaration des droits de l’homme et du citoyen (1793), (liberté, égalité,
résistance à l’oppression). « Art 10 : nul ne doit être inquiété pour ses opinions,
même religieuses….et art 11 la libre communication des pensées et des
opinions est un des droits les plus précieux de l’homme ».
- 401 -
En revanche, on peut indiquer qu’il n’y a pas à proprement parler de
décalage entre le discours théologique et la réalité sociétale. Si Spinoza
cautionne que chaque individu soit libre de pratiquer sa religion, confère le
Chapitre XX « dans une libre république chacun a toute la latitude de penser
et de s’exprimer », c’est parce qu’il est conscient lui-même de la nécessité des
pratiques religieuses dans la société. Demander au Pape de prier pour la
prospérité des peuples, participer aux camps de retraite pour se refaire une
santé mentale et physique, les pèlerinages, déranger Dieu pour les causes du
monde, la reconnaissance des racines religieuses des républiques et de la
planète, montrent bien la place du sentiment religieux dans notre société. Face
à l’effritement des repères, la société a besoin de la religion pour éclairer nos
choix pour le progrès et construire notre avenir spirituel. D’ailleurs, l’histoire
nous indique que les sociétés ont toujours existé avec la religion. Depuis la
philosophie antique, la religion a toujours joué un rôle éthique, humaniste,
fondé sur des principes d’égalité des hommes. Dans la gestion de la société, le
pouvoir spirituel et le pouvoir politique contribuent à garantir à la fois la liberté
d’expression et la dignité des citoyens. Dorénavant, la philosophie doit
comprendre que le savoir est total et totalisant et que tous les modes de
connaissance sont faits pour coopérer, cohabiter dans la recherche de la vérité
et de la sagesse.
Pouvons-nous vivre le bonheur dans la société ? Comment construire et
consolider la réalité sociale ? Comment envisager les moyens politiques et
idéologiques de guérir la société ?
Autant de préoccupations – du reste proposées dans la suite de notre
recherche sur Spinoza – qui si elles trouvent des réponses plausibles nous
permettront d’envisager les moyens politiques et idéologiques de guérir la
société. Sans frioritures, la liberté spirituelle est appelée à concevoir le pouvoir
politique. C’est sur la démocratie que doit se fonder le salut social dont la
condition fondamentale est la liberté des citoyens, la liberté de penser et
l’indépendance du pouvoir politique par rapport au pouvoir religieux. Le salut
n’est envisageable que si la liberté spirituelle et la liberté politique se
- 402 -
manifestent sans influence réciproque ; mais que leur rapport favoriserait un
réel projet de cohésion sociale et à construire l’unité nationale des individus.
C’en est fini de l’excommunication du penseur solitaire, des
machinations politiques pour faire place à une nouvelle politique d’existence
conjuguée au religieux et au politique de façon mesurée et associable.
L’homme est un animal religieux et politique, à la fois corps et âme, il
est spirituel, moral, social, sociable et démocrate. En cela, il est conscient de
vivre dans une société des humains, certes, mais façonnée de toutes pièces par
le divin ; laquelle société qui soit conforme aux besoins matériels et humains,
c’est-à-dire une société conviviale, égalitaire et juste où chacun pourra exercer
librement ses droits et devoirs.
Il est vrai – et on peut le souligner haut - la politique devient de plus en
plus le domaine de l’immoralité, de l’injustice, des combines, des coups bas, un
champ de compromission, de bataille au niveau de la réalité concrète ; à ce
niveau, l’apport de la religion paraît opportun. La religion en effet peut
apporter ses vraies valeurs humaines et sociales, excluant les rites, les
substitutions, elle apporte la morale comme la lumière qui inspire la crainte de
Dieu et assainit le désordre et la violence créée par les passions politiques.
Selon la vérité religieuse, Dieu est assimilé en l’homme, et cette intériorisation
qui vient de la religion, c’est ce que l’on veut, « cet esprit » qui inspire la
justice, la charité, la tolérance, la miséricorde, l’amour du prochain, le respect
de soi et des autres.
Sous les régimes monarchiques et autocratiques notamment, la politique
est marquée par le sceau de l’idolâtrie, de la mascarade et de l’abus d’autorité,
de la corruption ; pour avoir de l’influence sur son peuple, il faut opérer des
sacrifices et quand on parvient au pouvoir, c’est la folie des grandeurs,
l’attachement viscéral au trône, l’égoïsme sordide, le culte immodéré de l’ego,
les détournements, la mauvaise gouvernance, un champ de mensonges qui sont
monnaie courante. Ce qui les maintient encore et toujours en léthargie. C’est
pourquoi, il convient de repenser le rapport religion – politique pour une
meilleure évaluation. Il s’agit de rechercher un pansement moral à la politique,
- 403 -
autre que celui économique. Sans nul doute, l’autorité politique doit être
religieuse et la religion doit influencer l’autorité politique. L’apport des valeurs
morales et religieuses à la politique dans ce cas vient pour combattre à coup sûr
l’idolâtrie, la promotion de l’Ego et le culte de la personnalité, en un mot,
contre les effets pervers de la politique. De cette façon, la « morale » religieuse
qui repose sur « la crainte de Dieu et non sur la peur du gendarme » (1
Corinthiens 13) apparaît sous les tropiques comme la meilleure politique de
gestion de la cité, du gouvernement d’un Etat. La politique sans éthique est
dangereuse, et par la crainte de Dieu et de ses préceptes, la religion doit
pouvoir apporter l’armature morale et un pansement sérieux aux plaies puantes
de la réalité sociétale.
Les enseignements religieux contribuent à forger la connaissance et la
culture humaine. L’Eglise est déjà présente par ses actions dans l’éducation,
dans la santé et dans le social et n’entend pas revendiquer la place de l’Etat.
Mais pour ne pas aboutir à l’intégrisme, il faut tout de même la raison dans la
foi. Le savoir est total et totalisant, et donc il faut faire bon accueil aux
principes bibliques pour la gouvernance et la gestion de la politique. Spinoza
n’est contre l’idée que les Eglises doivent être autorisées par la République ;
l’Etat doit justement s’intéresser à la religion car les actions religieuses
s’intéressent à la paix et l’harmonie dans la société. Pour Spinoza, c’est la
philosophie, l’exercice de la raison qui nous permet d’entrer en relation avec
Dieu et de connaître sa nature. Delbos n’indique – t-il que c’est par la raison
qu’on peut avoir la vraie liberté ?
En revanche, les hommes sont superstitieux parce qu’ils sont incapables
de bien conduire la raison. D’où l’impuissance de la raison qui explique
l’opposition politique et religion. Or la croyance exprime le consentement à
l’obéissance et favorise l’association, la religion est d’un grand secours à la
politique où il y a souvent des passions. La religion peut mettre terme à la folie
des grandeurs, à la démesure des hommes, au désordre pour préserver la paix
civile (l’obéissance et le commandement).
- 404 -
Finalement, c’est la décomposition du politique qui appelle la valeur de
la valeur de la religion. Les règles et les lois divines ne sont-elles pas aussi des
règles de droit ? Notre philosophe aura contribué à innover une religion
philosophique, c’est-à-dire un modèle de philosophie sérieuse à partir de
laquelle il faut tirer une réaction à l’égard du fanatisme.
- 405 -
BIBLIOGRAPHIE
I°) ŒUVVRES DE SPINOZA
A/ Œuvres de Spinoza, (4 volumes) traduites et annotées par Charles
Appuhn, Paris, Garnier, 1929 ; réédition Flammarion, collection
« GF », 1964-1966, 4 volumes : I. Traité de la réforme de
l’entendement ; Court traité ; Les principes de la philosophie de
Descartes ; Pensées métaphysiques ; II. Traité théologico-politique ;
III. Ethique ; IV. Traité politique ; Lettres.
Œuvres, édition publiée sous la direction de Pierre-François Moreau,
Paris, PUF, collection « Epiméthée », 1999 ; est paru à ce jour le volume III,
Tractatus theologico-politicus/ Traité théologico-politique. Cette nouvelle
édition, fruit d’une longue collaboration internationale, a l’ambition à terme de
remplacer l’édition de Gebhardt.
B/ Editions et traductions séparées (choix)
•
Ethique, texte original et traduction nouvelle par Bernard Pautrat, Paris,
Editions du Seuil, 1988 (1999). En regard du texte de l’édition
Gebhardt, une des meilleures traductions, fidèle à la lettre latine, sans
notes critiques.
•
Oeuvres, volume III, Traité théologico-politique, texte latin établi par
Fokke Akkerman, traductions et notes par Jacqueline Lagrée et PierreFrançois Moreau, Paris, PUF, Collection « Epiméthée », 1999. Cette
édition profite des recherches érudites de ces dernières décennies.
Excellente traduction en regard du latin.
- 406 -
•
Traité de la réforme de l’entendement, introduction, texte latin,
traduction et commentaire par Bernard Rousset, Paris, Vrin, 1992.
Bonne traduction, un ouvrage de référence.
•
Traité politique, texte latin, traduction par Pierre-François Moreau,
index informatique, par Pierre-François Moreau et Renée Bouveresse,
Paris, Editions Répliques, 1979. Bonne traduction avec le texte latin.
II°) BIBLIOGRAPHIE DES ŒUVRES DE SPINOZA
Œuvres complètes, sous la direction de Pierre-François Moreau, PUF,
Collection Epiméthée, en cours de parution : deux volumes déjà
parus : Traité théologico-politique, traduction Pierre-François
Moreau et Jacqueline Lagrée ; Traité politique, traduction politique
Charles Ramond.
Traité de la réforme de l’entendement, Préface, traduction et commentaires de
André Scala. Paris, Presses Pocket, 1990.
Traité de la réforme de l’entendement, Introduction, texte latin, traduction et
commentaire de Bernard Rousset, Paris, Vrin, 1992.
Traité de la réforme de l’entendement, Milan, Mille et une nuits, 1996.
Traité de la réforme de l’entendement, texte latin et traduction par Bernard
Pautrat, Paris, Allia, 1999.
Traité de la réforme de l’entendement, texte latin, traduction par André
Lécrivain, Paris, Flammarion, 2003.
Ethique (texte latin et traduction de Charles Appuhn) Vrin, 1977.
Ethique (texte original et traduction nouvelle par Bernard Pautrat) Paris, Seuil,
1988.
Ethique, Introduction notes et commentaires de Robert Misrahi, Paris, PUF,
Philosophie d’aujourd’hui, 1990. Editions de l’Eclat, 2005.
Traité politique, texte latin et traduction par Pierre-François Moreau, avec un
index informatisé des termes, Paris, Edition Répliques, 1979.
- 407 -
Traité politique, Introduction et révision de la traduction d’Olivier Saisset par
Laurent Bove, Paris, Flammarion, Livre de Poche, 2002.
Traité politique, texte établi par Omero Proietti, traduction, introduction et
notes par Charles Ramond, Paris, PUF, 2005.
Abrégé de grammaire hébraïque, traduction avec une introduction et des notes
par J. et J. Askenazy, Paris, Vrin, 1968.
III°) ŒUVRE DE SPINOZA
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classique consacré à la philosophie de Spinoza.
ALQUIE Ferdinand, Leçons sur Spinoza, Editions de la Table Ronde, Paris,
2003.
ALQUIE Ferdinand, Le rationalisme de Spinoza, Paris, PUF, 1981. Excellente
étude très inspirée de la pensée cartésienne.
BALIBAR Etienne, Spinoza et la politique, Paris, collection « Philosophies »,
1985. Très bon ouvrage consacré aux principes de la pensée
politique de Spinoza restituée dans le contexte historique de la
République hollandaise.
BOSS Gilbert, L’enseignement de Spinoza – Commentaire du « Court
Traité », Grand Midi, 1982.
BOSS Gilbert, La différence des philosophies – Hume et Spinoza, Grand
Midi, Zurich, 1982.
BOUVERESSE Renée, Spinoza et Leibniz, l’idée d’animisme universel,
Paris, Vrin, 1992.
BOVE Laurent, La stratégie du conatus, Paris, Vrin, 1996 (Préface d’Antonio
Negri à l’édition italienne).
BRETON Stanislas, Spinoza, théologie et politique, Paris, 1977. Un
commentaire assez synthétique de la pensée théologico-politique de
Spinoza dont la liberté constitue une arme de bonheur et de sagesse
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BRUGERE Fabienne et MOREAU Pierre-François, Spinoza et les affects,
Travaux et documents, Groupe de Recherches Spinozistes, 7,
Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 1998, 103 pages.
Ouvrage assez expressif de la philosophie spinoziste quant à la
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BRUNSCHVICG Léon, Spinoza et ses contemporains, Paris, PUF, 1951.
Ouvrage consacré d’une part au système spinoziste et de l’autre aux
études comparées avec d’autres penseurs, notamment Descartes,
Pascal, Leibniz, entre autres.
CARRE Jean-René, Spinoza, Paris, Ancienne Librairie Furne, 1936.
CASSUTO Philippe, Spinoza et les Commentateurs, Commentaire Biblique
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spinoziste dans la France des Lumières, Paris, Editions
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CITTON Yves, LORDON Fédéric, Spinoza et les sciences sociales,
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l’histoire du spinozisme, Alcan 1893, réimpression avec une
introduction d’Alexandre Matheron, « Travaux et documents du
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entre le kantisme et le spinozisme.
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DELEUZE Gilles, Spinoza. Philosophie pratique, Paris, Editions de Minuit,
1981. « Matérialiste », « immoraliste », « athée » et proche du
vitalisme de Nietzschéen, tel nous apparaît Spinoza dans ce petit
livre, à retenir aussi pour son « Index des principaux concepts de
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Proust, Freud, Spinoza, Editions Gallimard, collection
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Etude très détaillée de l’Ethique, notamment ses deux premières
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Principal ouvrage qui relance le débat théologico-politique, et qui
explique le rejet de Spinoza. Au-delà de la question des rapports de
la raison et de l’Ecriture sainte, de la philosophie et de la théologie,
il analyse la critique des miracles et la foi du philosophe.
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Editions de Minuit, 1988. C’est un grand texte de littérature
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Paris, Aubier-Montaigne, 1971. Ce livre assez passionnant apporte
la réponse aux nombreuses questions sur le Christ et de ses
connaissances. Il s’appuie justement sur la christologie et sur des
grands principes spinozistes.
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l’ensemble du système philosophique de Spinoza. De l’immanence
à la politique, l’auteur indique de la vraie philosophie est
l’expression de la totalité de la substance qui est en fait Dieu, c’està-dire la Nature.
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MOREAU Pierre-François, Spinoza. L’expérience et l’éternité. Recherches
sur la constitution du système spinoziste, Paris, PUF, collection
« Epiméthée », 1994. Une analyse assez lumineuse qui intègre les
méthodes structurelles et systémiques des textes.
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MOREAU Pierre-François et RAMOND Charles, Lectures de Spinoza,
Ellipses, Paris, 2006, 300 pages. Une présentation assez complète
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« Traité théologico-politique », avec un avant-propos de Gerhard
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STRAUSS Léo, Le Testament de Spinoza, textes traduits par Gérzard
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TOSEL Alexandre, Spinoza ou le crépuscule de la servitude, Essai sur le
Traité théologico-politique, Paris, Aubier, 1984. Une belle
contribution qui s’inspire de la réflexion marxiste et matérialiste.
VERNIERE Paul, Spinoza et la pensée française avant la révolution, PUF,
Paris, 1954.
VINCIGUERRA Lorenzo, Spinoza, Hachette, Paris, 2002.
VINCIGUERRA Lorenzo (sous la direction de), Quel avenir pour Spinoza?
Enquête sur les spinozismes à venir (Recueil d’articles), Kimé,
Paris, 2001.
WASZEK Nobert et WEINREICH Frank, Spinoza im Deutschland des
achtzehnten Jahnrhunderts. Zur Erinnerung an Hans-Christian
Lucas. Ed. Par Eva Schürmann, Stuttgart-Bad Cannstatt,
Frommann-Holzboog, 2002.
- 412 -
WOLFSON Harry Austryn, La philosophie de Spinoza, Gallimard,
Bibliothèque de philosophie, Paris, 1999.
YOVEL Yirmiyahu, Spinoza et autres hérétiques, Paris, Seuil, 1991.
ZAC Sylvain, L’idée de vie dans la philosophie de Spinoza, PUF, Paris, 1963.
ZAC Sylvain, Spinoza et l’interprétation de l’Ecriture, Paris, PUF, 1965. Ce
livre est consacré à l’étude des principes et à la méthode
d’interprétation de la Bible mis en exergue par notre philosophe
dans le Traité théologico-politique.
ZOURABICHVILI François, Spinoza. Une physique de la pensée, PUF, Paris,
2002.
ZOURABICHVILI François, Le conservatisme paradoxal de Spinoza, PUF,
Paris, 2002.
IV°) AUTRES OUVRAGES
ARISTOTE, Ethique à Nicomaque, Nouvelle traduction avec introduction,
notes et index par J. Tricot, Vrin, Paris, 1994.
BERGSON Henri, L’Evolution créatrice, PUF, Coll. « Quadrige », Paris,
1999.
BIRNBAUM Pierre et CHAZEL François, Sociologie politique, Tome 2,
Collection U2, Armand Colin, Paris, 1971.
BLANCHE Robert, La science actuelle et le rationalisme, PUF, Paris, 1967,
122 pages.
BUSSAC Geneviève, Jean-Jacques Rousseau, Confessions Livres I à IV,
Bréal éditions, Paris, 1997, 121 pages.
CHATELET François, DUHAMEL Olivier et PISIER Evelyne, Dictionnaire
des œuvres philosophiques, PUF, Paris, 1986, 904 pages.
- 413 -
CONFERENCE EPISCOPALE DE COTE D’IVOIRE, Le Chrétien face à la
Politique, Abidjan, Procure des Missions Catholiques, 1999, 103
pages. Ecrit qui traite du problème des rapports du clergé et de la
politique. Des éléments indicateurs de bonne conduite et de bonne
gestion du pouvoir.
DESCARTES René, Discours de la méthode, Présentation par Laurence
Renault, Flammarion, Paris, 2000, 189 pages.
DESCARTES René, Méditations métaphysiques, Traduction et présentation
par Michelle et Jean-Marie Beyssade, Flammarion, Paris, 1979,
572 pages.
FERRY Luc et RENAUT A., Philosophie politique, Tome 3, Coll.
« Quadrige », PUF, Paris, 1999.
FOULQUIE Paul, Morale, Les Editions de l’école, Paris, 1955.
FREUD Sigmund, Le malaise dans la culture, collection « Quadrige », PUF,
Paris, 1998.
FREUD Sigmund, Introduction à la psychanalyse, Payot, Paris, 1992.
GRANGER Gilles-Gaston, La raison, PUF, coll. Que sais-je ? Paris, 1996.
GRASSET Bernard, Les pensées de Pascal, une interprétation de l’Ecriture,
Kimé, Paris, 2002.
HEGEL, Principes de la philosophie du droit, Traduction, présentation, notes
et bibliographie par Jean-Louis Vieillard-Baron, Flammarion,
Paris, 1999.
HEGEL, Ecrits sur la religion (1822-1829), Traduction par Jean-Louis
Georget et Philippe Grosos, Vrin, Paris, 2001, 177 pages.
HEGEL, Phénoménologie de l’Esprit I, Traduction Gwendoline Jarczyk et
Pierre-Jean Labarrière, Gallimard, Paris, 2002, 799 pages.
HEGEL, La raison dans l’histoire, 10/18, Paris, 1955, 307 pages.
HOBBES Thomas, Léviathan, Traité de la matière, de la force et du pouvoir
de la république ecclésiastique et civile, Traduction de François
Tricaud, Dalloz, 2000, 780 pages.
HUISMAN Bruno et RIBES François, Les philosophes et la Nature, Paris,
Bordas, 1991.
- 414 -
JANET Paul, Histoire de la science politique dans ses rapports avec la
morale, Tome II, Paris, Félix Alcan, 1987.
JEAN-PAUL II, Les tâches de la famille chrétienne dans le monde
aujourd’hui : exhortation apostolique familiaris consortio, Le
centurion, Paris, 1981, 173 pages.
JIMENEZ Marc, Qu’est-ce que l’esthétique ? Folio-Essais, Paris, 1997.
KANT Emmanuel, Fondements de la métaphysique des mœurs, Deuxième
section, Hatier, Paris, 2000.
KANT Emmanuel, Critique de la raison pure, Flammarion, Paris, 1990, 725
pages.
KANT Emmanuel, Critique de la faculté de juger, Vrin, Paris, 1993, 481
pages.
KANT Emmanuel, La philosophie de l’Histoire, traduction S.Piobetta, éd.
Denoël, Paris, 19965.
LEVINAS Emmanuel, Hors-sujet, Fata Morgana, Paris, 1987.
LOCKE John, Deuxième traité du gouvernement civil, Flammarion, Paris,
1992.
MACHIAVEL, Le Prince, Traduction, chronologie, introduction,
bibliographie, notes et index par Yves Lévy, Flammarion, Paris,
1992.
MARX Karl, Misère de la philosophie, Payot, Paris, 1996.
PASCAL Georges, Pour connaître Kant, Bordas, Paris, 1992, 198 pages.
PLATON, Le Banquet, Traduction par Luc Brisson, Flammarion, Paris, 1999,
266 pages.
PLATON, Apologie de Socrate, Criton, Traduction par Luc Brisson,
Flammarion, Paris, 1997, 262 pages.
PLATON, Phédon, Flammarion, Paris, 1965.
POIRIER Jean-Louis, Méditations métaphysiques de Descartes, commentaire,
Ed. Pédagogie moderne, Paris, 1980.
RAYNAUD Philippe, RIALS Stéphane, Dictionnaire de philosophie
politique, PUF, Paris, 1996, 776 pages.
- 415 -
REEBER Michel, La Bible, Paris, Editions Milan, Septembre, 2001, 63 pages.
ROUSSEAU Jean-Jacques, Du contrat social, Flammarion, Paris, 1968, 187
pages.
ROUSSEAU Jean-Jacques, Discours sur l’origine et les fondements de
l’inégalité parmi les hommes, discours sur les sciences et les arts,
Flammarion, Paris, 1971, 249 pages.
RUSS Jacqueline, Histoire de la philosophie, De Socrate à Foucault, Hatier,
Paris, 1986, 159 pages.
SALOMON Jean-Jacques, Science et politique, Coll. Esprit, éd. Du Seuil,
Paris, 1970.
SCHOPENHAUER, Le monde comme volonté et comme représentation,
Trad. A. Burdeau, PUF, Paris, 1998.
SERRES Michel, Le Contrat naturel, Ed. François Bourin, Paris, 1990.
SEVE Lucien, Pour une critique de la raison bioéthique, éd. Odile Jacob,
Paris, 1994.
TENZER Nicolas, Philosophie politique, PUF, 1998, 656 pages.
VERGES André et HUISMAN, Denis, Histoire des philosophes illustrés par
les textes, Paris, Collection Fernand Nathan, 1966.
VERGELY Bertrand, La philosophie, Editions Milan, Paris, 2000.
VIEILLARD-BARON Jean-Louis, Hegel et l’idéalisme allemand, Vrin, Paris,
1999, 385 pages.
- 416 -
V°) REVUES ET COLLECTIFS
Bulletin de l’Association des Amis de Spinoza, depuis 1978.
Cahiers Spinoza, Répliques, 6 volumes, depuis 1977.
Centesimus annus, par Le Pape Jean-Paul II.
Gradus philosophiques, sous la direction de Laurent JAFFRO et Monique
LABRUNE, Flammarion, Paris, 1994, 805 pages.
La Bible, Ancien et Nouveau Testament, traduite de l’hébreu et du grec en
français courant, Alliance biblique universelle, Paris, 1997.
La Bible, Maxi Poche, Sagesse, ¨Paris, 2007, 1334 pages.
Le Point Hors-série n°10 / Septembre-Octobre 2006.
Le Point Hors-série, n°12 / Janvier-Février 2007.
Rizk H, Comprendre Spinoza, Armand Colin, 2e édition, novembre 2008.
Sur la liberté politique, Traité théologico-politique XVI à XX, traduction et
notes par Pierre-François Moreau et Jacqueline Lagrée, Hachette, Paris, 1997.
Studio Spinoza, vol. 16, Spinoza and late scholasticism, königshausen et
Neumann, 2008.
Trattato teleogico-politico, Bibliopolis, 2007. Traduction et commentaries de
Pina Totaro
Quivigier Pierre-Yves, Le principe d’immanence. Métaphysique et droit
administratif chez Sieyes, avec des textes inédits de Sieyes, Honoré Champion,
collection
« Travaux
de
philosophie »
(n°13).
- 417 -
INDEX NOMINUM (LISTE NON EXHAUSTIVE)
A
Alquié 54
Althusser 388
Appuhn 334, 384
Aristote 54
Arnauld 339
Anselme 334
Augustin St 134
B
Balibar 263, 290, 293
Brisson 41
Bouveresse 72, 75, 105
Bossuet 339
Brugère 268
Breton 356
Blain 241
C
Carré 279
Calliclès 303, 320,387
Cazayus 320, 392
Cornu 363
D
Descartes 52, 53, 55
Deleuze 99, 101
E
Euclide 127
Engels 130
Freud 369
F
Ferry 129
G
H
Hegel 362
Hobbes 11, 57, 67, 72, 80, 361
I
J
Julia 11
Jacquet 71
Jean Paul II 382
Locke 367
K
Kant 18, 57, 129, 370, 371
Kierkegaard 124, 128, 129
L
Lagrée, 15, 50, 67, 97
Laux 167
M
N
Machiavel 11, 353, 367
Malebranche 339
Moreau 15, 50, 67, 72, 78
Matheron 59, 78, 85, 88, 112
Marx 129, 130
Mugnier-Pollet 349, 351, 353
Marcuse 368
Misrahi 260
Malet 207
P
Pautrat 16, 33, 36
Platon 41, 131, 132
Pascal 128
Pascal G. 341
Poirier 55
- 418 -
Q
R
Ramond 241,299, 394
Renand 371
Rousseau 361, 371, 393
S
Socrate 387
Strauss 144, 220
T
U
Thomas d’Aquin 46, 54, 79
Tocqueville 359
V
Verley 173
Velthuysen 232,237Tt
Vieillard-Baron 402
Vinciguerra 50, 95, 98
W
X
Y
Yirmiyahu 229
Z
Zac 159, 165, 167
- 419 -
TABLE DES MATIERES
DEDICACES ................................................................................................ - 4 REMERCIEMENTS ................................................................................... - 6 AVANT- PROPOS ....................................................................................... - 8 LES MODALITES SPECIFIQUES DE LA RAISON POLITIQUE :
CRITIQUE RELIGIEUSE ET ENGAGEMENT POLITIQUE CHEZ
SPINOZA .................................................................................................... - 10 INTRODUCTION GENERALE .............................................................. - 11 PREMIERE PARTIE : LES MODALITES DE LA RAISON ET LEUR
SPECIFICITE ............................................................................................ - 30 CHAPITRE I. : LES MODALITES DE LA RAISON ........................... - 31 I.1. A LA DECOUVERTE DE LA RAISON ................................................................................................................. - 31 I.2. LA RAISON ET SES DOMINANTES MAJEURES................................................................................................... - 38 -
I.2.1. Le désir :.............................................................................................................- 39 I.2.2. L’imagination :...................................................................................................- 42 I.2.3. Les passions : .....................................................................................................- 43 I.2.4. L’homme et les affections :.................................................................................- 43 I.3. L’EMERGENCE DE LA RAISON ET LA VRAIE PHILOSOPHIE............................................................................... - 47 I.4. LA TOUTE PUISSANCE DE LA RAISON ............................................................................................................. - 53 I.5. LE ROLE POLITIQUE DE LA RAISON ................................................................................................................ - 56 -
CHAPITRE II. : RAISON POLITIQUE ET ETHIQUE....................... - 65 II.1. PASSIONS ET POLITIQUE ............................................................................................................................... - 65 II.2. ETHIQUE ET BEATITUDE ............................................................................................................................... - 93 -
II.2.1. Une éthique qui n’est pas une morale...............................................................- 95 II.2.2. De l’ontologie à l’éthique .................................................................................- 99 II.2.3. Béatitude et salut : possibilité de l’éthique spinoziste.....................................- 102 II.3. SE LIBERER PAR LA CONNAISSANCE : DE LA RAISON A LA BEATITUDE ....................................................... - 104 II.4. ETHIQUE ET PHILOSOPHIE .......................................................................................................................... - 107 -
DEUXIEME PARTIE : CRITIQUE SPINOZISTE DE LA THEOLOGIE 109 CHAPITRE III. : DE LA NATURALISATION DE DIEU ET DE LA
LIBERTE DE PHILOSOPHER ............................................................. - 111 III.1. LA QUESTION DE DIEU RESOLUE PAR LA RAISON ...................................................................................... - 111 III.2. RAPPORTS DE LA PHILOSOPHIE ET DE LA THEOLOGIE ................................................................................ - 122 III.3. LA RAISON ET LE SENTIMENT RELIGIEUX .................................................................................................. - 130 III.4. CRITIQUE DU FINALISME ........................................................................................................................... - 136 -
CHAPITRE IV. : LA CRITIQUE DES ECRITURES ........................ - 142 IV.1. LA DETRESSE ET L’IMPUISSANCE DE L’HOMME ......................................................................................... - 142 IV.2. DE LA METHODE D’INTERPRETATION DE L’ECRITURE .............................................................................. - 154 -
IV.2.1. Foi et politique sous l’affranchissement de la théologie................................- 172 IV.2.2. Du problème des affections, images et signes dans l’Ecriture.......................- 175 IV.3. RELIGION : SUPERSTITION ET IMAGINATION ............................................................................................. - 193 -
CHAPITRE V. : LA RELIGION DE SPINOZA .................................. - 207 V.1. LE CHRIST EN QUESTION ............................................................................................................................ - 208 V.2. LA RELIGION CHEZ SPINOZA ...................................................................................................................... - 213 V.3. LE PANTHEISME ET L’IDEE DE NECESSITE................................................................................................... - 229 V.4. LA QUESTION DE L’ATHEISME DANS LA PHILOSOPHIE DE SPINOZA ............................................................ - 231 -
TROISIEME PARTIE : DE L’ENGAGEMENT POLITIQUE CHEZ
SPINOZA .................................................................................................. - 247 -
- 420 -
CHAPITRE VI. DE L’ETAT RATIONNEL ET DE L’ETAT
DEMOCRATIQUE.................................................................................. - 248 VI.1. DE LA THEORIE DU DROIT NATUREL ......................................................................................................... - 248 VI.2. LE PACTE SOCIAL OU LA SOUVERAINETE .................................................................................................. - 255 VI.3. CONSTITUTION DE L’ORDRE POLITIQUE : LA DEMOCRATIE ...................................................................... - 263 -
CHAPITRE VII. DE LA LIBERTE POLITIQUE A L’ENGAGEMENT
POLITIQUE ............................................................................................. - 275 VII.1. ETHIQUE ET POLITIQUE............................................................................................................................ - 275 VII.2. ANALYSE DES DIFFERENTES INSTITUTIONS POLITIQUES .......................................................................... - 280 VII.3. LIBERTE DE PENSER ET LIBERTE POLITIQUE ............................................................................................. - 303 -
CHAPITRE VIII. ENJEUX, CONSEQUENCES ET PERSPECTIVES DE
L’ENTREPRISE SPINOZISTE ............................................................. - 327 VIII.1. POUR UNE CONCEPTION DIVINE « HORS RELIGION » ?............................................................................ - 327 VIII.2. POUR LE PRINCIPE DE L’IMMANENCE ..................................................................................................... - 333 VIII.3. PHILOSOPHIE ET THEOLOGIE : NECESSITE D’UNE RENCONTRE OU LA RAISON RECONCILIATRICE ........... - 342 VIII.4. DU RELIGIEUX ET DU POLITIQUE ............................................................................................................ - 350 VIII.5. LA PUISSANCE DE L’ETAT PAR LA RAISON ET LA LIBERTE ...................................................................... - 364 VIII.6. FONDEMENT DE LA LIBERTE : CRITIQUE DE NOUVELLES PRETENTIONS .................................................. - 369 -
CONCLUSION......................................................................................... - 378 BIBLIOGRAPHIE................................................................................... - 406 I°) ŒUVRES DE SPINOZA ................................................................................................................................... - 406 II°) BIBLIOGRAPHIE DES ŒUVRES DE SPINOZA .......................................................................................... - 408 III°) OUVRAGES SUR SPINOZA ....................................................................................................................... - 413 IV°) AUTRES OUVRAGES……………………………………………………………………………………- 410 V°) REVUES ET COLLECTIFS……………………………………………………………………………..…- 417 -
INDEX NOMINUM (LISTE NON EXHAUSTIVE) ............................ - 418 TABLE DES MATIERES ....................................................................... - 420 -
- 421 -
Notre travail interroge la religion et la politique à la lumière de la critique du
spinozisme. Il s’en dégage que : dans la forme, la raison discursive, et critique s’oppose à la foi
comme révélation et certitude non-réfléchie mais leur contenu (l’Absolu) les unit. Dès lors, la
raison élève le sentiment religieux (le fini accède à l’Infini par la réflexion), inversement, la foi
fonde la rationalité.
Cependant, nous nous demandons si cette rationalité de la foi ne nie pas sa spécificité.
Envisager avec Spinoza la séparation de la philosophie et de la théologie afin de permettre la
liberté de pensée et d’expression. En effet, l’analyse de la connaissance rationnelle dans son
rapport avec la connaissance théologique nous conduit à sceller la distinction entre le
théologien et le philosophe d’une part et de l’autre entre le théologien et le politique. Le
conatus spinoziste doit pouvoir permettre de vaincre l’asservissement et les préjugés, et
conduire les individus à la liberté et au salut de la société.
THE SPECIFIC CHARACTER OF THE POLITICAL REASON: RELIGIOUS CRITICISM AND
POLITICAL COMMITMENT IN SPINOZA
The thesis examines the relationship between religion and politics from the Spinozist
critical perspective. In terms of form, discursive and critical reasoning is opposed to faith
which can be characterised as a non-analytical certainty taking the form of revelations. In terms
of content however, reason and faith are united by their shared content: a sense of the Absolute.
In these circumstances reason is able to promote religious feeling, the finite becoming infinite
thanks to meditative thought; conversely, faith can provide a basis for rationality.
Nonetheless, is it not possible to see this rationality of faith as a denial of that which
specifically defines faith? Spinoza’s aim was to separate philosophy from theology so as to
liberate thought and freedom of expression. As a matter of fact, the analysis of rational
understanding and its relations with theological knowledge gives us a better grasp of what
differentiates the theologian and philosopher on the one hand, and the theologian and politician
on the other. Spinoza’s ‘conatus’ should allow us to overcome subordination and prejudice,
taking us toward liberation and the salvation of society.
PHILOSOPHIE
MOTS-CLES
Affections, Anthropomorphisme, Athéisme, Béatitude, Connaissance, Démocratie, Dieu, Droit
naturel, Etat, Ethique, Finalisme, Foi, Imagination, Immanence, Liberté, Monisme, Nature,
Pacte, Panthéisme, Politique, Passions, Raison, Religion, Sagesse, Salut, Souveraineté, Vérité.
U.F.R. Sciences Humaines et Arts – BP. 603 – 86022 – Poitiers Cedex (Centre de
Recherches sur Hegel et l’Idéalisme Allemand- 8, Rue René DESCARTES – 86022
Poitiers Cedex)
- 422 -
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