Introduction Générale
Jean Magnan de Bornier
L’introduction générale du cours a pour but de préciser ce qu’est la discipline
"Economie"; on utilisera comme synonymes de ce mot les termes "analyse éco-
nomique", "science économique" et "économie politique", même s’il existe des
nuances de détail entre eux. Ce premier chapitre comprend trois paragraphes.
1 Les définitions de l’économie politique
Voici quelques définitions importantes et en partie divergentes :
"Economique" , mot créé par ARISTOTE à partir de "OIKOS" (la maison) et
"NOMOS" (la règle); l’économique est l’ensemble des règles de saine gestion
d’une maison (plus tard, au début du XVIIème siècle, le français MONTCHRES-
TIEN inventera le terme "économie politique" pour appliquer cette définition à la
gestion du royaume par le souverain). L’économique est donc une science d’action,
une discipline normative.
Pour Adam SMITH, "L’économie politique, considérée comme une branche
des connaissances du législateur et de l’homme d’état, se propose deux objets dis-
tincts : le premier, de procurer au peuple un revenu ou une subsistance abondante,
ou pour mieux dire, de le mettre en état de se procurer lui-même ce revenu ou cette
subsistance abondante; le second objet est de fournir à l’état ou à la commmu-
nauté un revenu suffisant pour le service public : elle se propose d’enrichir à la fois
le peuple et le souverain". Définition du même type que la précédente.
Selon Jean-Baptiste SAY, disciple et vulgarisateur français de Smith, "l’objet
de l’économie politique est de faire connaître les moyens par lesquels les richesses
se forment, se distribuent et se consomment". Comme chez Smith, l’économie est
une science des richesses, mais pour Say c’est une discipline positive, qui ne se dé-
finit pas par un autre but que celui de la connaissance (alors que chez Smith c’est
l’enrichissement le but). Say introduit ici la distinction entre production, distribu-
tion et consommation.
Pour MARX l’économie politique est la science des rapports sociaux de pro-
duction; ce n’est donc plus la science des richesses (objets) mais une science hu-
maine, ou plutôt une science des hommes vivant en société; c’est aussi la science
des antagonismes car ces rapports sociaux de production sont toujours conflictuels.
Alfred MARSHALL donne la définition suivante : "l’économie est l’étude de
l’humanité dans les affaires ordinaires de la vie; elle examine cette part de l’ac-
tion individuelle et sociale qui est étroitement consacrée à atteindre et à utiliser
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les conditions matérielles du bien-être." Ici il s’agit d’une science (positive) de
l’homme, plus précisément de l’action humaine; mais seule une tranche de cette
action est considérée (celle qui a la vie économique pour but et non seulement
comme moyen), ce qui peut amener à des contradictions graves : un restaurateur
achète de quoi nourrir ses clients pour gagner de l’argent : cela tombe dans la dé-
finition de Marshall; l’intendant du couvent voisin achète les mêmes denrées pour
nourrir ses moines qui ne pensent qu’à la prière : ce n’est pas une action écono-
mique!?
Le français Léon WALRAS relie la notion de prix de marché et celle de ri-
chesse : "L’économie politique pure est essentiellement la théorie de la détermi-
nation des prix sous un régime hypothétique de libre concurrence absolue. L’en-
semble de toutes les choses, matérielles ou immatérielles, qui sont susceptibles
d’avoir un prix parce qu’elles sont rares, c’est-à-dire à la fois utiles et limitées en
quantité, forme la richesse sociale. C’est pourquoi l’économie politique pure est
aussi la théorie de la richesse sociale."
Lionel ROBBINS, économiste britannique, a donné en 1932 la définition sui-
vante qui est la plus célèbre : "L’économie est la science qui étudie le comporte-
ment humain en tant que relation entre les fins et les moyens rares à usages alter-
natifs." C’est la science des choix. Cette définition est à la fois :
trop générale, car tout comportement humain est choix; ce qu’il définit est
une science de l’action humaine, ce qu’un économiste autrichien, Ludwig
VON MISES, a nommé "praxéologie"; selon lui, la praxéologie est une dis-
cipline générale dont l’économie n’est qu’un aspect.
et restrictive, en ce qu’elle n’évoque pas les conséquences sociales des choix
humains : elle semble définir l’économie comme une discipline seulement
individuelle; elle ne serait plus alors une économie politique.
2 Les grandes questions
Les économistes cherchent en premier lieu à comprendre comment les sociétés
humaines font face à ces quatre grands problèmes :
La rareté Le comportement économique est essentiellement un comportement
vis-à-vis de la rareté; en l’absence de rareté, ce dont nous avons besoin ou
que que nous désirons serait disponible sans restriction; il n’y aurait pas be-
soin de le produire, ni de l’économiser. Il existe des biens très utiles, qui
sont disponibles en abondance, comme par exemple l’air. De tels biens ne
donnent pas lieu à comportement économique, et ne sont pas échangés, n’ont
pas de prix : ce sont les biens libres. Les autres, qu’il faut produire (les biens
les plus courants), ou extraire (produits de base comme le minerai de fer ou
simplement l’eau), sont les biens économiques; l’économie ne s’interesse
qu’à ceux-là. La rareté est bien la condition fondamentale de notre existence,
même si on a pu parler de "société d’abondance" (GALBRAITH : The affluent
society) : cette expression signifie simplement que certaines sociétés ont re-
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poussé plus loin que d’autres la question de la rareté, mais pas qu’elles l’ont
résolue. La rareté dot être interprétée non de manière absolue mais comme
écart entre ce que nous pouvons faire et ce que nous voudrions faire : fins
illimitées, moyens limités.
L’efficacité Une deuxième question est celle de la manière plus ou moins effi-
cace dont on lutte contre la rareté. Il s’agit d’obtenir certains résultats avec
le moins d’efforts possible, ou d’obtenir le plus de résultats en utilisant des
ressources rares en quantité donnée. Il n’est pas facile de définir exactement
ce qu’on entend par efficacité économique. Pour qu’un système économique
soit efficace, il doit utiliser à plein ses ressources rares, mais une telle exi-
gence doit être entendue sur la longue période : l’utilisation à plein des res-
sources ne doit pas compromettre l’avenir : c’est la notion de développement
durable ou soutenable. D’autre part, il faut que ces ressources soient utilisées
de la meilleure manière possible, puisqu’elles ont des usages alternatifs. Il
existe quelques définitions générales de l’efficacité d’une économie :
La définition de BENTHAM de l’efficacité ou bien-être maximum est qu’il
s’agit du plus grand bien du plus grand nombre;
Pour PARETO, le maximum de bien-être est atteint quand il est impossible
d’améliorer la situation d’une personne sans déteriorer celle d’au moins
une autre personne.
C’est cette dernière définition qui est considérée comme la plus générale;
elle contient l’idée que l’efficacité est atteinte quand il est impossible de
déplacer une ressource d’un usage vers un autre sans déteriorer le résultat
global.
Une hiérarchie des besoins La société doit aussi choisir quels biens seront pro-
duits prioritairement à d’autres, et pour satisfaire quelles personnes ou caté-
gories de personnes. Ces deux questions impliquent des choix, implicites ou
explicites :
en faveur de telle ou telle consommation. Les goûts des consommateurs
peuvent être la base de tels choix (le consommateur français veut consom-
mer du roquefort avec du pain plutôt que des "cheese-burgers" -exemple
imaginaire évidemment). Mais la politique économique peut aussi influen-
cer cette hiérarchie : une politique de défense forte impliquerait des pro-
grammes militaires coûteux, qui passeraient avant l’éducation des enfants.
Enfin les firmes elles-mêmes peuvent jouer un rôle, quand leur publicité
est bien faite, pour influer sur la hiérarchie des besoins de leur clientèle.
en faveur de telle ou telle catégorie sociale. C’est la question de la distri-
bution et de la redistribution des revenus qui est posée là.
La circulation de l’information Comment ceux qui produisent des biens et ser-
vices savent-ils ce leurs clients potentiels veulent effectivement acheter?
Comment savent-ils quelles techniques de production sontles meileurs pour
fabriquer telle ou telle chose? Comment savent-ils où et à quel prix ils pour-
ront se procurer des ressources de la manière la plus avantageuse? Ces ques-
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tions ne trouvent une réponse adéquate que si l’information circule bien.
Cette circulation devient de plus en plus difficile quand la taille de la société
augmente : dans une tribu primitive de 30 personnes, il était sans doute facile
d’y répondre. Dans des sociétés comportant des millions de centres de déci-
sion différents, il est beaucoup plus difficile de comprendre comment toutes
ces informations indispensables sont constituées et parviennent à ceux qui
en ont besoin. Une des questions qui se posent évidemment est de savoir
s’il faut un mécanisme de centralisation de ces informations ou si on peut
compter sur une circulation qui fonctionnerait à partir de la base (mécanisme
décentralisé).
Zone de production possible
Zone de production impossible
Production de blé
Production de jeux vidéo
FIG. 1 – La frontière de production
Sur la figure suivante, on a illustré ces grands problèmes. L’économie considè-
rée ne comporte que deux biens, du blé et des jeux vidéo - panem et circenses, dont
le niveau de production est mesuré sur les axes horizontal et vertical. Les points du
plan représentent donc des combinaisons de production de ces deux biens. Notons
comment se manifestent les différents points qu’on a décrits plus haut :
la rareté signifie qu’on ne peut pas produire des quantités de biens au-delà de
certaines limites : ceci est manifesté par la ligne courbe nommée la frontière
de production, au delà de laquelle les assortiments de biens, comme par
exemple celui que décrit le point D, sont impossibles à réaliser. La frontière
de production est la limite entre le réalisable et l’utopique.
L’efficacité est illustrée en comparant les assortiments A et B, qui sont tous deux
réalisables. On voit que B contient à la fois plus de blé et plus de jeux vidéo :
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B est efficace, alors que A correspond à une production inefficace, puisque
l’économie ne produit pas le maximum.
La hiérarchie des besoins est à mettre en jeu pour des situations efficaces, comme
B et C. Ce n’est pas l’efficacité qui peut les départager, mais uniquement les
préférences qui se manifestent dans la société, par un quelconque méca-
nisme.
La circulation de l’information constitue un problème parce que les trois élé-
ments précédents doivent être pris en compte dans un environnement extrè-
mement complexe. Des millions de biens différents doivent être produits par
des centaines de milliers de firmes et achetés par des millions de consomma-
teurs différents. Comment tout cela est-il coordonné?
Les économistes résument fréquemment tous ces problèmes à l’aide de quelques
grandes questions :
Que produire? rareté , efficacité, hiérarchie des besoins;
Avec quoi produire? efficacité;
Comment produire? efficacité
pour qui produire? hiérarchie des besoins
Qui décidera? Comment le système économique fonctionne-t-il? En parti-
culier, le marché est-il capable de répondre à ces attentes des agents éco-
nomiques, le plan centralisé peut-il le faire, et quel mécanisme le fait-il le
mieux?
Cette dernière question nous amène à préciser quel est le rôle des économistes.
Ce n’est pas, prioritairement, de répondre à ces questions, mais plutôt de com-
prendre comment ces questions sont résolues par les sociétés humaines, à travers
des mécanismes plus ou moins organisés et dont les acteurs sont plus ou moins
conscients. Les économistes étudient la société dans un but de compréhension et
éventuellement d’explication de son fonctionnement, sans chercher à la modifier ;
c’est un premier rôle qui n’est tourné que vers l’analyse, pas vers l’action. On parle
alors d’économie positive.
Mais il arrive que les économistes souhaitent souvent utiliser leurs compé-
tences pour la société : ils sont alors conseillers de gouvernements ou d’entreprises.
L’économiste est alors aussi acteur; on parle d’un rôle prescriptif de l’économie.
Parfois l’économiste se donne un rôle encore plus vaste : il entend définir, à
l’aide de ses outils, ce que doit être une bonne économie, par exemple en prônant
le respect prioritaire d’un critère d’efficacité à la Pareto, ou en donnant le premier
rôle à la justice sociale plutôt qu’à l’efficacité. Alors l’économie devient normative
(l’économiste définit lui-même les normes de sa discipline)
Conclusion : une définition synthétique
On peut présenter une définition synthétique en disant que l’économie est la
science qui étudie l’échange dans des conditions de rareté.
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