Toujours dans cette lignée, c’est la première femme italienne docteur en médecine, Maria
Montessori, qui travaille avec des enfants attardés mentaux et qui crée en 1898 une méthode
pédagogique pour faire progresser ces enfants, mais aussi tous les autres enfants. C’est encore le
médecin belge Jean-Ovide Decroly qui est chargé d’une clinique pour enfants « irréguliers » –
ainsi préfère-t-il les dénommer – et qui crée en 1901 l’Institut d'enseignement spécial pour
enfants des deux sexes. En 1907, fort de ses succès, il ouvre l’École Decroly qui élargit son
champ d’action vers les enfants « normaux ».
En France, en 1904, constatant que tous les enfants n’ont pas accès à l’instruction obligatoire, le
gouvernement veut que l’on identifie scientifiquement les enfants anormaux. Il crée à cet effet une
commission d’étude, la commission interministérielle dite Léon Bourgeois, à laquelle est convié
le psychologue Alfred Binet. En effet, un an plus tôt, celui-ci, qui était président de la Société
libre pour l’étude psychologique de l’enfant y avait créé une commission de travail sur les enfants
« qui se montrent réfractaires aux méthodes habituelles d’enseignement, et dont la place n’est en
somme ni dans un service hospitalier ni à l’école primaire ». Pour ses travaux, Alfred Binet fait
appel au médecin aliéniste Théodore Simon. Ensemble, ils ont l’intuition que tous ces enfants ne
sont pas anormaux de la même manière. Pour en avoir le cœur net ; ils créent tous deux un
instrument de mesure de l’intelligence : l’échelle métrique de l’intelligence. Celle-ci est désormais
connue sous le nom d’échelle Binet-Simon. Elle est le précurseur de la psychométrie et du QI.
Grâce à cet outil, Binet distingue parmi les enfants « anormaux d’hospice » – c’est ainsi qu’on les
appelle – ceux qui manifestent des capacités d’apprentissage et de progrès. Il les appelle alors les
« anormaux d’école ». En 1907, il obtient du gouvernement qu’on les scolarise dans des classes
expérimentales. Au bout d’un an, le gouvernement est convaincu : ces enfants sont éducables. Et
en 1909, pour la première fois en France, une loi crée les classes et les écoles de perfectionnement
à l’attention des enfants dits « arriérés ».
Ce que nous pouvons retenir à ce stade, c’est que l’œuvre féconde de ces pionniers a montré de
manière éclatante qu’en matière d’éducation, la résignation n’est pas de mise. Leurs travaux, et
surtout leurs résultats, ont nourri dans toute l’Europe du début du XXe siècle ce long et riche
mouvement de réflexion et d’ambition pédagogique connu sous le nom de l’école moderne. Se
conforte alors une hypothèse aujourd’hui encore considérée comme pertinente : l’enrichissement
de la connaissance sur les troubles et les déficiences d’apprentissage des enfants pas comme les
autres permet de développer des procédures pédagogiques utiles et efficaces au profit de tous les
enfants.
Mais on n’y reviendra plus tard. Car le mouvement de l’école moderne est resté marginal au XXe
siècle, malgré sa fécondité et ses résultats. Les travaux de Binet et Simon ont été parfois utilisés à
des fins contraires de celles de leurs fondateurs : l’échelle d’intelligence a été utilisée dans
certains pays pour justifier non plus une identification des capacités au profit des plus fragiles,
mais pour justifier une discrimination par élimination au profit d’une élite. En France, les
successeurs de Binet se sont longtemps figés sur un postulat que Binet avait récusé juste avant de
mourir : celui de la constance du quotient intellectuel. Et sur ce postulat, pendant de nombreuses
années, psychologie et médecine se sont attachées à établir des classifications aussi précises que
possible. Ce travail méthodique, scrupuleux, rigoureux, a de fait généré un autre postulat
aujourd’hui remis en cause : la prise en charge de ceux qui ne sont pas comme les autres passe
d’abord par un travail de classification et d’identification catégorielle avant toute autre
considération. De plus, tout au long du XXe siècle, la nosographie a pris une dimension qui
dépassait l’épistémologie des sciences quand progressivement, les institutions sociales, et en
particulier les assurances sociales, ont pu s’en emparer pour administrer leurs prestations aussi
rationnellement que possible.