La notion de risque en chirurgie - Quand la complication est au

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La notion de risque en chirurgie
Quand la complication est au cœur de l’information
● C. Dumontier*
P
ar une première approche juridique, la Cour de cassation avait,
le 20 mai 1936, transformé la responsabilité délictuelle ou quasi délictuelle des
médecins (art. 1382 et 1383 du Code
civil), dont la durée de prescription était
de trois ans, en responsabilité contractuelle, dont la prescription était trente-
* Institut de la Main, hôpital Saint-Antoine, laboratoire d’éthique, faculté de médecine Necker-Enfants
malades, Paris.
Le Courrier de colo-proctologie (III) - n° 1 - mars 2002
naire ; c’est le fameux arrêt Mercier, qui
stipule qu’un contrat se forme entre le
médecin et son patient.
En vertu du code civil, nul n’a le droit de
porter atteinte à l’intégrité du corps d’une
autre personne. Or, la relation contractuelle médecin-malade porte sur des
soins, non sur le corps, sauf à considérer
le corps humain comme un objet. C’est
donc le caractère thérapeutique de l’acte
qui autorise, par le biais de la loi, le
médecin à toucher au corps du patient. Ce
n’est pas le consentement d’un patient qui
7
autorise le médecin à intervenir sur son
corps ; seule la loi le permet, en fonction
de conditions dont le consentement,
obtenu après information, fait partie. Sur
la base de ce contrat, le patient qui s’estime victime d’un dol peut engager des
poursuites judiciaires à l’encontre du
médecin. Il lui est malheureusement souvent difficile de prouver la faute du médecin et, jusqu’à récemment, des accidents
médicaux graves n’étaient pas indemnisés, faute de responsable.
Les patients et les juges ne l’entendent
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plus ainsi ; la formidable efficacité de la
médecine s’est doublée d’une complexité,
d’une dangerosité, voire d’une agressivité
qui peuvent être à l’origine de dommages
dont on explique parfois mal l’origine.
L’évolution des responsabilités professionnelles, liée au courant consumériste
des années 1970, a renforcé les obligations et les contraintes à l’égard des professions indépendantes. Cela s’est traduit
par une limitation des clauses visant à
restreindre les responsabilités professionnelles. Un des moyens de procéder a été
de renforcer les règles. Le code de déontologie, dans sa dernière version de 1995,
commence par un rappel de ce qu’il ne
faut pas faire. À côté de ces règles classiques, on a vu apparaître un grand
nombre de textes réglementaires “techniques”. Ce renforcement des contraintes
a été accentué par la jurisprudence qui,
d’une part, a pris l’initiative de créer de
toutes pièces certaines obligations accessoires et, d’autre part, a renforcé avec une
sévérité particulière l’appréciation de la
portée des obligations imposées aux professionnels en développant des régimes
de responsabilité du fait des choses et du
fait d’autrui. Ainsi les chirurgiens ont-ils
une obligation de sécurité vis-à-vis du
matériel utilisé.
L’incursion du judiciaire dans le monde
médical n’est cependant pas un coup de
semonce ni une nouveauté. Elle est,
certes, progressive mais de plus en plus
prégnante. De sujet médical, l’individu
innommé est devenu un malade, puis un
patient (1), un usager, et c’est maintenant
un client qu’il faut satisfaire. Le monde
judiciaire a suivi cette évolution ; l’individu a d’abord eu le droit de bénéficier du
savoir médical ; il en est maintenant la
victime plus ou moins consentante.
L’évolution du droit positif, dans notre
pays, se fait vers la responsabilité sans
faute. Pour permettre une indemnisation
plus facile des patients, la Cour de cassation a rendu un nouvel arrêt, déjà célèbre,
le 25 février 1997, qui renverse la preuve
de la charge, cette dernière incombant
désormais aux médecins. Cet arrêt,
qui s’appuie sur l’article 1315 du Code
e n
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civil, est un énoncé général qui relève
qu’ “actuellement, tous les professionnels
sont considérés comme tenus, vis-à-vis de
leurs clients, de cette obligation qui revêt,
selon les secteurs d’activité, des formes
diverses, mais qui concerne aussi bien les
prestataires de services matériels que les
professionnels de la vente, les constructeurs, les assureurs, les agents immobiliers, les agents d’affaires, les agences de
voyages, les notaires, les avocats, les
banquiers, etc.”.
Depuis cet arrêt, qui a déjà transformé
nos pratiques, plusieurs autres arrêts ont
confirmé cette nouvelle tendance : le
médecin doit informer le patient des
risques encourus, de tous les risques, y
compris des plus exceptionnels. Mais
qu’entend-on par risque ?
QUELQUES DÉFINITIONS NON
MÉDICALES DU MOT RISQUE
La première difficulté que l’on rencontre
pour définir le risque tient justement à la
multitude des définitions. Ainsi, Le Petit
Robert propose : “Danger éventuel plus
ou moins prévisible”. Le risque, dans son
sens commun, c’est la survenue éventuelle d’un événement négatif (le danger),
qui n’est donc pas obligatoire (“éventuel”
signifie qu’il doit être possible d’y échapper), mais qui n’est pas non plus totalement une surprise (donc prévisible).
Les juristes et les avocats ont une définition
très agréable à l’oreille des chirurgiens :
“Éventualité d’un événement ne dépendant pas exclusivement de la volonté des
parties et pouvant causer la perte d’un
objet ou tout autre dommage.” Le terme
“éventualité” a une acception plus scientifique, statistique, qu’“éventuel”. “Événement” a une connotation plus neutre que
“danger”, mais la fin de la phrase montre
qu’il n’y a pas d’ambiguïté sur le caractère
négatif de l’événement pour les juristes.
Enfin, je trouve particulièrement savoureux le “ne dépendant pas exclusivement”.
Si apparemment les juristes acceptent
qu’existent des aléas, que le chirurgien ne
soit pas toujours responsable de ce qui
survient, il n’en est pas moins sûrement
8
coupable quelque part.
En médecine, le mot risque est employé
très souvent, mais avec des sens variables.
On parle ainsi du risque de complications,
mais aussi de facteurs de risque, d’un
risque statistique (risque α de première
espèce, risque β de deuxième espèce),
d’un risque relatif, d’un risque absolu,
sans oublier les terrains à risque.
Ces risques concernent les patients, bien
sûr, mais également les chirurgiens !
LES RISQUES DU MÉTIER
DE CHIRURGIEN
Malgré sa position apparemment enviable
et son pouvoir “de vie ou de mort” sur le
patient, le chirurgien prend également des
risques en opérant, et c’est volontairement que je les ai soulignés ici, car ils ne
sont que rarement signalés dans la littérature non médicale. À une époque où les
chirurgiens revendiquent, comme d’autres
salariés, l’application des 35 heures ou de
divers droits sociaux, il est logique que
les médecins du travail se penchent sur
les travailleurs que nous sommes et sur
les risques auxquels sont soumis les professionnels de santé. Stress, angoisse et
fatigue arrivent en premier, mais je ne
connais pas d’études spécifiques aux chirurgiens. Chaque année, un certain
nombre de nos collègues abandonnent la
profession, certains parce qu’ils se sentent
incapables d’en supporter les contraintes.
Le chirurgien abattu par un patient
mécontent reste encore du domaine de
l’anecdote ; toutefois, il nous arrive régulièrement de nous faire insulter, parfois
malmener par des patients irascibles ou
drogués. Ces risques, les médecins en tant
que groupe se doivent de les assumer ;
mais, parce que leur fréquence est inconnue, c’est la perception individuelle que
nous en avons qui peut les rendre intolérables.
Le seul risque fréquent pour le chirurgien
est la blessure, avec pour conséquence
l’infection, notamment virale. La prévalence des patients infectés par le VIH
(virus du sida) varie, selon les études, de
0,1 à 7,8 % ; mais jusqu’à 19,4 % des
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adultes admis pour une infection de l’appareil locomoteur sont séropositifs. La
prévalence du virus de l’hépatite B, en
France, est de moins de 2 % mais varie de
moins de 2 à 20 % selon l’origine géographique des patients. Seuls 10 % de ces
patients sont infectants de façon chronique. La prévalence du virus de l’hépatite C varie de 1 à 2 %, mais la plupart des
sujets sont potentiellement infectants.
Les blessures sont fréquentes en chirurgie : 72 % des chirurgiens, toutes spécialités confondues, ont observé du sang sur
leur main en fin d’intervention, et 36 %
ont eu une ou plusieurs projections oculaires (2). La grande majorité des chirurgiens (86 %) se blessent en moyenne
deux fois par an. Le risque de séroconversion après exposition au sang est très
variable et tient compte de nombreux facteurs. Il varierait, pour une piqûre par
aiguille creuse, de 0,1 à 0,42 % pour le
virus du sida et de 2 à 40 % pour l’hépatite B (dont la vaccination est obligatoire
pour les professionnels de santé) ; il serait
de l’ordre de 1,5 à 7 % pour l’hépatite C.
Bien que faible, le risque de séroconversion n’est pas nul, et, à titre de comparaison, rappelons que le risque de décès d’un
soldat américain au Vietnam, en 1968,
était de 0,3 % (3).
Le risque infectieux n’est pas nouveau ;
il fait partie des contingences du métier
et c’est notre honneur d’y répondre. Le
code de déontologie de 1995 rappelle
d’ailleurs, dans ses articles 7 et 9, qu’il est
obligatoire, pour un médecin, de soigner
les patients infectés sans discrimination.
Mais le débat n’est pas clos dans la littérature médicale, notamment chez les plasticiens qui pratiquent des actes de chirurgie esthétique, souvent considérés comme
non justifiés médicalement. Si la vision
éthique autonomiste qui prévaut actuellement considère qu’un patient a le droit de
refuser des soins parce qu’il ne veut pas
prendre un risque opératoire, même si son
attitude paraît “médicalement” déraisonnable, pourquoi un chirurgien, qui est
aussi un individu autonome et respectable, ne pourrait-il pas choisir de ne pas
prendre de risque pour lui-même, sa
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famille, son personnel et s’il estime l’indication non justifiée médicalement ? En
France, l’article 47 du code de déontologie dit que c’est possible si un autre chirurgien accepte de s’en charger. Cette discussion est cependant faussée par le lien
social différent aux États-Unis et en
France. L’autonomie est ainsi mise en
avant dans le monde anglo-saxon et
notamment aux États-Unis, qui sont une
démocratie. En France, nous sommes en
république, et le lien social, fondé sur la
solidarité nationale, ne “permettrait” pas
un tel raisonnement.
Bien que la fréquence des risques pris par
les médecins soit faible, il est important
de rappeler que, dans la relation particulière, privilégiée, du patient avec son
médecin, les difficultés et les risques sont
parfois partagés.
LES RISQUES ENCOURUS
PAR LES PATIENTS
Pour les patients, qui sont tout de même
ceux qui prennent le plus de risques, la
notion de risque peut être abordée à plusieurs stades :
● lors de l’établissement du diagnostic ; en
pratique, on ne parle pas de risque pour le
diagnostic car, le plus souvent, un diagnostic est certain ou non ;
● quand, après le diagnostic, il faut avancer un pronostic au patient. La notion de
risque est également peu adaptée car, lors
de l’établissement d’un pronostic, le
“risque de se tromper” n’a pas de conséquences pratiques. Si un patient a des métastases non vues au terme du bilan, le médecin se trompera dans le pronostic de survie,
mais personne, à aucun moment, n’aura le
sentiment d’une faute, ne croira avoir sousestimé un risque qui, par définition, est
inconnu des deux acteurs ;
● c’est donc surtout avant la réalisation de
gestes invasifs, donc dangereux, au premier rang desquels figure la chirurgie, que
la notion de risque est importante. Ce
risque, il faudra le définir puis le chiffrer.
Le chiffrage du risque
Les épidémiologistes, dont les travaux
nous servent à établir des pronostics, uti-
9
lisent également le mot risque. Ils définissent un risque relatif, chiffre sans dimension qui est le plus souvent un facteur
multiplicateur : “Le fait de ne pas porter
la ceinture de sécurité multiplie par deux
le risque de blessure grave lors d’un accident de voiture.” Ce risque relatif introduit une notion complémentaire : le facteur de risque qui peut augmenter ou
diminuer le risque de maladie ou de complications. Le chirurgien n’est plus, alors,
le seul responsable de la survenue d’un
risque.
Le risque absolu des épidémiologistes est
un pourcentage : “La probabilité de décès
par maladie cardio-vasculaire est de
10 % à 5 ans chez les hypertendus.” Le
mot “probabilité” renvoie aux statistiques dont la médecine est friande. La
statistique est un mode de raisonnement
permettant d’interpréter des données,
dont le caractère essentiel est la variabilité. On confond souvent variabilité et
imprécision. En médecine, l’imprécision
n’est pas liée à la faiblesse des moyens de
mesure. Elle est intrinsèque à la biologie.
Le nombre de personnes qui auront une
complication dans l’année qui vient ne
peut qu’être estimé. On ne peut que donner une fourchette, et cette fourchette,
qu’on appelle un intervalle de probabilité,
ne contient d’ailleurs pas forcément la
valeur exacte, puisque, très souvent, le
risque α (encore un autre sens du mot
risque : celui de se tromper) est choisi à
5 %.
En statistique, on définit une population
à partir d’un échantillon. C’est-à-dire
qu’on ne peut pas connaître le résultat
a priori, mais seulement a posteriori
par l’observation, ce qui est très difficile
à accepter pour les patients. C’est a posteriori qu’une technique prometteuse se
révèle plus dangereuse qu’une autre.
Notre pratique abonde ainsi en techniques
ou en médicaments qui ont disparu
pour avoir entraîné des complications
majeures. Les publications initiales de
nouvelles techniques ne comportent pas,
le plus souvent, l’ensemble de leurs complications potentielles. Ces complications
apparaissent petit à petit, sous la forme de
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cas cliniques, l’ensemble formant un
corpus de données dont la fiabilité et la
précision augmentent avec le temps. La
pratique de la chirurgie, spécialité qui
évolue très vite, rend très difficile l’acquisition de connaissances fiables et validées. En orthopédie, on a ainsi, pendant
plus de cinq ans, conduit une étude très
coûteuse sur l’intérêt de certains ciments
dans l’implantation des prothèses. Les
résultats sont sans intérêt, car les techniques ont changé (4) !
Très souvent, l’information n’est même
pas disponible dans la littérature ; la médecine fondée sur des preuves ne représente
au mieux qu’un tiers de la pratique médicale !
Dans une enquête en chirurgie de la main,
que nous avons menée sur les complications de la chirurgie des lambeaux (5), les
données intéressant les patients (durée
d’arrêt de travail, pourcentage de nécrose,
etc.) étaient inconnues dans la littérature
dans plus d’un tiers des cas. Comment
informer un patient d’un risque, alors que
l’information sur la fréquence de ce
risque n’existe pas ? Quand les données
étaient connues, leur fréquence de survenue présentait des marges de variation
énormes ; le taux de douleur au froid
après chirurgie des lambeaux variait de
0 à 100 % selon les publications !
Difficile, dans ces conditions, de fournir
une information de qualité à un patient.
Le chiffrage du risque tel que le demande
les patients et les juges est en fait une
donnée floue, imparfaite, une estimation,
une probabilité. Ce chiffrage est encore
modifié par le terrain (à risque) du
patient, donnée également mal connue. Il
est impossible d’indiquer le risque précis
d’une complication à un patient. Quand
les données sont connues, le chirurgien ne
peut que proposer une estimation qui,
pour être exacte scientifiquement (risque
α choisi à 5 %), est obligatoirement large
et donc peu informative.
Le risque pour le patient tel qu’il est
perçu par le chirurgien
La notion de risque, telle qu’elle est perçue par les patients et les chirurgiens,
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s’applique surtout aux actes invasifs, au
premier rang desquels sont les actes chirurgicaux.
Pour le patient, il y a deux sortes de risque :
celui des complications périopératoires
et celui d’avoir un mauvais résultat. À
l’heure actuelle, la relation contractuelle
qui prévaut depuis l’arrêt Mercier, même
si elle a évolué, prévoit une obligation de
moyen mais non de résultat. Je n’entrerai
donc pas dans l’appréciation du mauvais
résultat mais seulement dans celle des
complications périopératoires.
Si on demande aux chirurgiens de définir
les “complications” auxquelles est exposé
le patient, on s’aperçoit qu’ils les perçoivent
comme étant liées au patient. Nous avons
parfois peur de ne pas pouvoir réaliser le
geste technique demandé, de ne pas réussir. Mais, dans notre perception, c’est en
général la faute du patient si les éléments
anatomiques sont difficiles à disséquer, si
les vaisseaux sont fragiles et saignent
facilement, si la cicatrisation est lente. Il
est évident que tous les patients ne se ressemblent pas, et que des gestes courants
sont parfois difficiles sur certains terrains.
C’est aussi à la notion de terrain que le
chirurgien se raccroche pour expliquer
pourquoi certains patients sont plus susceptibles que d’autres d’avoir des complications : le diabétique ou le coronarien
qui décompense ; l’obèse ou le tabagique
chez qui les études, notamment nordaméricaines, ont montré la plus grande
propension à avoir des complications,
renvoyant ainsi au patient la responsabilité des complications. Le malade
“pourri” (parce que très fragile et demandant encore plus d’attention) devient ainsi
un “mauvais” malade.
Cependant, et sous réserve que les explications aient été correctement données et
adaptées au degré de compréhension du
patient, il reste des patients qui prennent
eux-mêmes des risques supplémentaires.
Celui qui enlève son plâtre avant consolidation, qui ne fait pas ses pansements, ne
se présente pas aux contrôles, ne prend
pas son traitement, etc.
Quelle que soit l’opinion que l’on puisse
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avoir sur une attitude qui paraît “médicalement” déraisonnable, ces risques, ce sont
quand même les patients qui les prennent.
Peut-on les définir plus précisément ?
Les risques encourus par les patients
On peut les diviser en trois groupes : les
risques d’infection et les autres complications périopératoires, arbitrairement réparties en complications liées à une faute du
chirurgien et en complications sans faute
décelée – le fameux aléa thérapeutique.
LES COMPLICATIONS INFECTIEUSES
Elles sont séparées pour deux raisons : la
première est inhérente à leur fréquence et
à leur gravité. Selon les estimations, on
considère que 7 à 10 % des patients hospitalisés sont victimes d’une infection
contractée à l’hôpital. La mortalité
annuelle de ces infections est supérieure à
celle des accidents de la route. En chirurgie, une infection est dite nosocomiale si,
absente lors de l’admission, elle survient
dans les trente jours qui suivent une intervention, ou s’il y a mise en place d’une
prothèse ou d’un implant dans l’année qui
suit l’intervention.
La deuxième raison est liée aux nombreux textes de lois et décrets parus pour
lutter contre ces complications, car le
patient se croit fondé “à exiger une sorte
de droit à la sécurité physique”, selon les
termes du doyen Auby. Ces textes disent
clairement qu’en cas d’infection nosocomiale, la faute est présumée. Cette présomption de faute a été instituée dès 1988
par le Conseil d’État, et la Cour de cassation est allée plus loin, dès 1996, en parlant de présomption de responsabilité.
Depuis trois arrêts rendus le 29 juin 1999,
la Cour de cassation a introduit la notion
d’une “obligation de sécurité résultat” au
visa de l’article 1147 du Code civil. Le
médecin est tenu vis-à-vis de son patient,
en matière d’infection nosocomiale,
d’une obligation de sécurité-résultat dont
il ne peut se libérer qu’en apportant la
preuve d’une cause étrangère.
Et pourtant, tous les patients ne sont pas
égaux devant le risque infectieux, ce dont
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le législateur ne semble pas avoir pris
conscience. Si certains terrains (diabétiques, immuno-déprimés, etc.) sont plus
à risque que d’autres, quelle attitude doiton avoir en préopératoire ? Si une attitude
éthique commande de ne pas faire de discrimination, la réalité pratique, et notamment la pression assurantielle, pousse,
pour ne pas prendre le risque d’être
condamné, à refuser certains patients.
LES COMPLICATIONS FAUTIVES
Elles sont rarement mises en avant, et la
compétence du médecin reste un tabou.
Les ordonnances de 1996, dites ordonnances Juppé, avaient bien prévu que les
médecins soient évalués, mais le corps
médical dans son ensemble a refusé une
mesure que je trouve, à titre personnel,
parfaitement logique et même souhaitable.
Car certaines complications sont liées à
une faute du chirurgien. En théorie, nous
devrions être condamnés, sans discussion
de notre part ; mais il est souvent très difficile à un patient de prouver la faute
médicale. Les chirurgiens se défendent en
plaidant la difficulté technique, la variabilité anatomique, la fragilité particulière
du patient ; on invoque le code de déontologie pour ne pas dénoncer un confrère
fautif, et les experts, eux-mêmes chirurgiens, protègent parfois outrageusement
les collègues accusés.
Celui qui fait n’importe quoi, ou qui le
fait mal parce qu’il ne sait pas le faire, est
fautif, dit le code de déontologie dans son
article 70. Aux États-Unis, le code
d’éthique des médecins énonce qu’il est
du devoir des chirurgiens de protéger les
patients en dénonçant les collègues mauvais et/ou dangereux !
Ces notions peuvent paraître provocatrices, mais le Dr Bolsin raconte très bien
le véritable combat qu’il a dû mener pour
tenter d’empêcher deux chirurgiens cardiaques pédiatriques de réaliser certaines
interventions. Sur 53 interventions réalisées, ces deux chirurgiens avaient eu
vingt-neuf décès et quatre séquelles cérébrales majeures, un taux de complication
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cinq à dix fois supérieur à la moyenne
nationale anglaise ! Malgré des enquêtes,
des réunions de travail avec l’ensemble
des anesthésistes, les autres chirurgiens
cardiaques et même le responsable médical de l’université, il a fallu plus de six
ans à cet anesthésiste pour qu’une
enquête soit diligentée et les responsables
punis. Les chirurgiens ont continué
d’opérer pendant plusieurs mois après
leur mise en cause dans la presse nationale ! L’anesthésiste a été obligé d’émigrer en Australie, la communauté médicale locale lui reprochant trop
ouvertement d’avoir jeté l’opprobre sur
les médecins !
Comme l’incompétence n’est pas une
faute reconnue par la loi, les chirurgiens
en question ont été condamnés pour ne
pas avoir précisé aux parents le risque de
mortalité, entre leurs mains, lié aux interventions pratiquées (on voit apparaître ici
la notion de défaut d’information personnalisée), et le responsable médical du
CHU a également été condamné pour ne
pas avoir su faire cesser ces pratiques. À
la suite de ce scandale, qui coûtera au
contribuable anglais plusieurs millions
d’euros, le système universitaire a été
entièrement repensé en Angleterre, et la
notion de centres de références mise en
exergue.
Cet exemple est, bien sûr, extrême, mais
de plus en plus, et fort logiquement, il
nous sera demandé de prouver notre compétence. Sommes-nous capables de donner les résultats de telle ou telle technique, quand c’est nous qui la réalisons ?
Nous sommes-nous évalués ?
En théorie, une nouvelle technique s’apprend dans des livres (non oralement dans
un congrès), se pratique sur des sujets
anatomiques, puis sur des patients sous le
contrôle de quelqu’un qui sait. En théorie
toujours, le patient devrait être prévenu
lorsque nous réalisons une technique pour
la première fois… L’expérience quotidienne montre que nous sommes loin
d’être irréprochables, et qu’il est alors
logique que les patients perdent la
confiance qu’ils nous témoignent si
volontiers. Le risque que prend le patient
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est aussi fonction de la compétence du
chirurgien : c’est un paramètre que l’on
ne peut pas négliger. L’évaluation proposée par les ordonnances Juppé aurait été,
à mon sens, un des moyens de regagner la
confiance des patients en prouvant au
moins notre compétence théorique et
technique.
Alors, certes, l’erreur est humaine, mais
c’est le patient qui en est la victime, et la
logique voudrait qu’il soit protégé. C’est
pour cette raison que l’obligation d’information a été opposée aux médecins.
Puisqu’on ne peut pas prouver la faute
face à une complication grave, le médecin doit prouver qu’il avait prévenu des
risques qui sont survenus.
LES COMPLICATIONS NON FAUTIVES
Ce sont les complications qui viennent en
premier à l’esprit, raison pour laquelle je
les aborde seulement en dernier. Chaque
pathologie a ses propres complications :
en colo-proctologie, la chirurgie hémorroïdaire peut se compliquer de sténose, la
chirurgie des fistules, non. Il y a également des complications générales communes à une spécialité : la phlébite de la
chirurgie digestive, les hémorragies postopératoires. La connaissance de ces complications passe par une analyse complète
de la littérature. Elles sont plus fréquentes
chez certains patients (les patients à
risque !), qui peuvent également faire des
complications d’ordre général – la décompensation du diabétique, du coronarien, de l’insuffisant rénal – et celles
induites par cette décompensation.
Quand survient une complication et
qu’aucune faute ne peut être mise en évidence (avec les réserves déjà émises), on
parle alors d’aléa thérapeutique, qui
devrait bientôt être indemnisé si le projet
de loi voté par l’Assemblée l’est également par le Sénat.
Les chirurgiens attendent avec impatience
ce projet de loi sur l’aléa thérapeutique,
dont ils pensent qu’il permettra d’indemniser les patients victimes de risques qui
nous paraissent imprévisibles. Si cette loi
a mis tant de temps à être proposée, c’est
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que l’aléa thérapeutique est en fait très
difficile à définir. Les premières propositions de loi datent de 1966, et, depuis
cette date, près d’une vingtaine de projets
ont été proposés.
Un premier exemple de difficulté est de
savoir si on indemnise les complications
en rapport avec l’acte ou si, plus largement, on protège les patients : par
exemple, que faire si une sclérose en
plaques se déclare dans les trois mois qui
suivent une vaccination contre l’hépatite
B ? Dans la deuxième hypothèse, on
indemnise l’accident inexpliqué dont la
relation avec l’acte médical n’est pas
nécessairement prouvée. Une fois le système choisi, il faut alors définir trois
variables que sont le rôle du fonds de
garantie, la charge de la preuve et ce
qu’on entend par un accident indemnisable.
Car nous, chirurgiens, oublions trop rapidement que l’aléa ne se conçoit que si on
élimine une faute. Or, cette faute n’est pas
forcément l’erreur technique grossière
que nous imaginons. Des étudiants en
anthropologie ont surveillé l’activité de
trois services et noté consciencieusement
tous les événements négatifs qu’ils
voyaient, événements préalablement définis par les médecins. Quatre cent quatrevingts des 1 047 patients hospitalisés ont
eu un événement négatif, dont 17,7 %
avec des conséquences graves ; 29,3 % de
ces événements sont survenus durant les
soins, 19,5 % lors de la prise en charge
des complications et 20 % durant les actes
chirurgicaux. L’anesthésie n’était responsable que de 2,4 % des événements négatifs. Dans cette étude, un individu n’était
fautif, isolément, qu’une fois sur trois, le
reste des événements étant lié au système.
Les patients ayant eu à subir un événement négatif ont vu leur durée d’hospitalisation multipliée par trois, mais seuls
trois patients sur les 480 qui avaient eu à
subir un dommage ont été indemnisés. La
crainte du législateur – et elle est logique
– est qu’une loi sur l’aléa thérapeutique
nous empêche de prendre conscience de
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nos propres erreurs, personnelles ou organisationnelles. Dans ce travail, seulement
20 % des erreurs commises ont été reconnues comme telles par les soignants, qui
ont nié les 80 % restantes.
CONCLUSION
Si j’ai finalement très peu parlé du risque
comme complication inévitable de la chirurgie, qui est pourtant le premier sens
qui vient à l’esprit, c’est parce que, pour
qu’un risque se concrétise chez un
patient, il y a souvent la conjonction de
très nombreux facteurs : en plus du risque
statistique de complications inévitables
(le seul vrai aléa thérapeutique) entrent en
cause la compétence du professionnel, le
type de patient (les facteurs de risque) et
même le système de santé dans lequel
nous travaillons. La survenue d’une complication est souvent une mauvaise surprise. En cherchant bien – ce que font les
juges – elle est parfois facile à comprendre a posteriori et n’est que rarement
le fait du patient. Tant que nous n’aurons
pas conscience des imperfections de notre
système, il nous sera impossible de
demander aux patients ou à la société
d’assumer seuls les risques de la chirurgie.
Le chirurgien sait pourtant qu’il doit
prendre des risques (encore une autre
acception du mot), et qu’une attitude trop
protectrice se retournerait, in fine, contre
l’intérêt des patients.
C’est toute l’importance de l’information
au patient que de lui faire partager cette
notion tellement floue de risque. Lui
seul peut et doit prendre la décision.
L’information préalable des difficultés
techniques de la chirurgie permet, le plus
souvent, lorsqu’une complication survient, de la replacer dans le contexte
médical du patient et de limiter la vision
fantasmatique de la faute et du complot
que certains ont parfois. Cette information est difficile car, pour un consentement parfait, disent les commentaires du
code de déontologie, “il faudrait que le
malade auquel le médecin propose un
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traitement puisse avoir une connaissance
exacte non seulement du but poursuivi,
mais de tous les risques que comportent
la maladie, les explorations médicales et
la thérapeutique, y compris les risques les
plus exceptionnels. Outre son impossibilité, une pareille énumération de toutes
les éventualités, de leur pourcentage
constituerait le plus souvent une faute de
psychologie, préjudiciable au patient
affolé. Sauf dans des cas simples, il n’est
pas question de “ tout dire ” pour plusieurs raisons : la première est que le
médecin ne sait pas tout, que la médecine
n’est pas une science exacte, qu’il existe
toujours une marge d’incertitude, que les
complications d’une maladie sont en partie imprévisibles”.
L’homme a besoin d’un médiateur face à
la souffrance, a l’ardent désir d’être
entendu, accueilli, considéré, reconnu
dans son identité et ses convictions
intimes. Recourir au médecin reste, pour
beaucoup de patients, un des derniers
espaces de liberté. La grandeur de notre
métier sera de l’accompagner dans son
choix, de l’aider et de prendre nousmêmes des risques pour répondre à son
attente. Il ne faudrait pas que le respect de
l’autonomie du patient associé au principe de précaution entraîne une déresponsabilisation du chirurgien.
■
R
É F É R E N C E S
1. Bull.civ.I, n°287 ; Cass. 1 re civ, 7 oct. 1998, 2
arrêts, Bull. civ. I, n°287 et 291.
2. Lowenfels AB, Wormser GP, Jain R. frequency of
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HIV infection. Arch Surg 1989 ; 124 : 1284-6.
3. Clarke SR, Gonsoulin TP. Elective surgery and the
HIV-positive patient : medical legal and ethical
issues. J La State Med Soc 1999 ; 151 : 245-9.
4. Amstutz HC. Innovations in design and technology –
The story of Hip Arthroplasty. Clin Orthop 2000 ;
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5. Dumontier C, Meningaud JP, Hervé C.
Connaissance des complications de la chirurgie des
lambeaux pulpaires des doigts longs et information
des patients – implications éthiques. Chirurgie de la
Main, 2001 ; 20 : 122-35.
Le Courrier de colo-proctologie (III) - n° 1 - mars 2002
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