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La bienvenue et l’adieu
© Éditions La Croisée des Chemins - Résidence Oued Dahab
Angle rue Essanaâni Appartement N° 1 1er étage - Quartier Bourgogne
Casablanca 20050
ISBN : 978-9954-1-0367-8
Dépôt légal : 2012MO/0145
Courriel : [email protected]
© Éditions Karthala
ISBN : 978-2-8111-0606-5
Site Internet : www.karthala.com
Sous la direction de Frédéric Abécassis,
Karima Dirèche et Rita Aouad
La bienvenue
et l’adieu
Migrants juifs et musulmans au Maghreb
(XVe-XXe siècle)
Volume 3 : Entre mémoire
et nouveaux horizons
Actes du colloque d’Essaouira
Migrations, identité et modernité au Maghreb,
17-21 mars 2010
La communauté marocaine :
communauté matricielle et diasporas
Allocution prononcée par Serge Berdugo
en ouverture du colloque
Mesdames et Messieurs,
Quelques mots pour tout d’abord saluer l’audace tranquille de M. El Yazami
lorsqu’il a accepté de soutenir ce colloque qui ne va pas de soi et qui est même assez
courageux par les temps qui courent. Et je voudrais aussi dire combien je félicite
tous ceux qui ont participé à l’organisation de ce colloque, et qui me donnent
l’opportunité aujourd’hui de parler de la communauté juive marocaine, de son
évolution depuis une trentaine d’années. C’est la première fois que je m’exprime
devant un tel aréopage de chercheurs et je voudrais le faire au nom de tout ceux qui
ont, pendant un certain nombre d’années, dirigé ma communauté.
La communauté juive du Maroc, l’une des seules communautés juives structurées
vivant en terre arabe et musulmane, ne laisse pas indifférent, elle suscite de l’intérêt et
des questionnements. On demande souvent : « Pourquoi les juifs du Maroc restentils si attachés au Maroc quel que soit leur lieu de résidence ? Comment expliquer la
tolérance entre juifs et musulmans au Maroc ? Pourquoi l’identité juive marocaine
partout dans le monde s’affirme-t-elle, alors que le nombre de juifs diminue au
Maroc ? Autant de questions auxquelles il nous faudra apporter des éléments de
réponses d’ordre historique, religieux et institutionnel.
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On peut tout d’abord parler de l’enracinement historique. Les juifs se sont
installés au Maroc il y a plus de 2000 ans et lorsque les Arabes conquirent le Maghreb,
ils y trouvèrent des Berbères, des juifs et des tribus berbères judaïsées. La seconde
raison est d’ordre religieux : l’islam maghrébin a permis aux juifs de conserver leur
foi et leurs pratiques religieuses et de participer à la vie de la cité. C’est ainsi que
plusieurs milliers de juifs (artisans, médecins, soldats, savants) ont accompagné
Tariq Ibnou Ziyad dans la conquête de l’Espagne où ils participèrent, durant sept
siècles, à l’âge d’or d’El-Andalous.
En 1492, les descendants de ces juifs et des musulmans furent expulsés d’Espagne
« ensemble » pour n’avoir pas accepté d’abjurer leur foi. C’est, à mon sens, cette
épreuve commune qui a forcé le respect des uns et des autres et jeté les bases de la
tolérance entre un islam orthodoxe et un judaïsme tout aussi orthodoxe.
La troisième raison est d’ordre institutionnel : je veux parler ici de la monarchie
marocaine. Au Maroc, le roi est « Amir al-Mouminin » – commandeur des croyants –
non seulement des musulmans mais aussi des adeptes des religions monothéistes. À ce
titre, le roi a le devoir spirituel de protéger les juifs et il est symptomatique de constater
que les pages noires – qu’il ne faut pas occulter – de la vie des juifs au Maroc ont le plus
souvent coïncidé avec des périodes d’affaiblissement du pouvoir royal.
La vie des juifs au Maroc ne fut pas toujours un long fleuve tranquille, mais la
mémoire collective de juifs du Maroc retient que, toutes choses égales par ailleurs,
le sort des juifs au Maroc fut meilleur que celui de leurs coreligionnaires dans
d’autres parties du monde, notamment en Europe. Entre musulmans et juifs, il y
eut donc cette « convivance » séculaire sous l’ombrelle protectrice du roi, garant de
la sécurité et de la quiétude des trois composantes du royaume : arabe, berbère et
juive. Trois exemples éclairent la responsabilité spirituelle du roi dans la protection
de ses sujets juifs et non juifs. Le sultan Hassan Ier déclarait au XIXe siècle : « Le jour
du Jugement dernier, je plaiderai moi-même contre quiconque aura lésé un juif. »
Je rappellerai, si besoin est, la position courageuse de feu Mohammed V qui a refusé
d’appliquer aux juifs marocains les lois du gouvernement de Vichy. Aujourd’hui, Sa
Majesté le roi Mohammed VI a réaffirmé sa « responsabilité religieuse historique
et constitutionnelle dans la préservation des personnes, des droits et des valeurs
sacrées de [ses] sujets de confession juive, à l’instar de toutes les composantes de la
Nation ». Si les rois du Maroc n’ont jamais démenti leur sollicitude envers les juifs,
l’attachement des juifs à leur marocanité ne s’est jamais démenti, qu’ils soient restés
au Maroc ou qu’ils vivent sous d’autres cieux.
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La communauté marocaine : communauté matricielle et diasporas
En 1955, à Aix-les-Bains, lors des négociations franco-marocaines pour
l’indépendance, les dirigeants juifs marocains refusèrent de suivre la résidence
générale du protectorat qui les encourageait à demander un statut de minorité pour
réclamer la citoyenneté marocaine à part entière, citoyenneté qui leur fut accordée
par le sultan dès son retour de Madagascar en 1956 à Saint-Germain-en-Laye. Je
crois même que ce fut sa première déclaration à son retour d’exil.
À l’aube de l’indépendance, les juifs, loin de quitter le pays, ont délibérément
choisi la citoyenneté marocaine et ont activement participé à la vie de la cité. En fait,
les juifs marocains jouèrent un rôle crucial dans la refondation des structures de la
nation. Ils se sont d’emblée engagés dans l’administration à différents échelons, de la
dactylo au directeur central, et ce, dans tous les secteurs de l’agriculture à la défense
nationale et de la santé à l’intérieur en passant par les affaires étrangères. Cela aurait
pu ressembler à un nouvel âge d’or.
Malheureusement, cet élan extraordinaire a été cassé par l’exacerbation politique
puis militaire du conflit au Moyen-Orient, qui a créé une psychose au sein de toutes
les communautés juives à travers le monde et suscité un exode massif dans les rangs
de la communauté juive marocaine. Je n’évoquerai pas les différents flux migratoires.
Ils seront l’objet de plusieurs contributions à ce colloque. Je dirai simplement que
ces flux migratoires ont touché toute la communauté, et qu’en une quarantaine
d’années nous avons assisté à l’émigration de plus de 180 000 personnes, en
vagues différentes, d’ampleurs différentes, avec des motivations et des destinations
spécifiques. Elles furent entrecoupées par des périodes de stabilité relative. C’est
ainsi qu’après la dernière vague d’émigration en 1968-1969, la communauté juive
comptait moins de 20 000 membres. L’impact de ces départs fut dramatique.
Refondation de la communauté juive
Il faut prendre toute la mesure de l’impact de l’émigration sur les communautés.
Aucune famille n’étant épargnée, les institutions tombent en déshérence, les associations
en hibernation, le tissu social en lambeaux, les relations se font distendues avec
l’administration… C’est le syndrome : « le dernier qui s’en va éteint la lumière… »
Quand on parle d’émigration, on parle rarement de ceux qui sont restés.
Quelles que soient les raisons de leur choix, elles sont légitimes. Loin des fantasmes et
des sarcasmes, il est notable que dans les faits, la population n’était pas particulièrement
aisée, et beaucoup étaient des laissés pour compte de l’alyah. La communauté
devait prendre en charge plus de 15 % de la population, dont la majorité était
9
composée de personnes humbles, exerçant de petits métiers et tenant de petits
commerces.
Il m’a paru important de faire l’état des lieux pour mieux faire comprendre
l’évolution de la communauté juive du Maroc au cours de ces quarante dernières
années. En fait, il nous a fallu plus de dix ans pour la refondation de communautés
aptes à préserver leur identité dans un Maroc en devenir, tout en s’ouvrant vers le
monde extérieur. Tâche délicate si l’on considère que ces communautés de près de
300 000 âmes en 1948 se sont réduites à moins de 5 000 aujourd’hui. Il a fallu du
courage et des efforts pour reconstruire une vraie communauté. Cela n’a été possible
que grâce à des dirigeants communautaires responsables et à l’action héroïque des
femmes juives marocaines qui ont su « recréer » une vie juive autour du noyau
familial dans un univers complètement désagrégé. Je renvoie à l’ouvrage écrit par
Arlette Berdugo et aux entretiens qu’elle a collectés1.
Ce n’est qu’à la fin des années 1970, après une dizaine d’années de reconstruction,
que nous avons été en mesure de renouer les contacts avec notre diaspora, avec le
judaïsme mondial et avec les originaires du Maroc en Israël. Cela avec une double
exigence : être des Marocains loyaux et fidèles à notre patrie et n’accepter aucune
compromission sur notre identité juive. On peut dire aujourd’hui que ces exigences
sont remplies et on peut affirmer que notre communauté est la seule communauté
juive structurée vivant dans un pays arabe et musulman. Nos nombreux visiteurs
constatent tous les jours que nos institutions héritées du passé fonctionnent aussi
bien, voire parfois mieux, que naguère. Ainsi, Casablanca dispose d’un service social
et de bienfaisance exemplaire, d’une cacherout parfaitement gérée par notre grand
rabbinat, et de 20 synagogues, dont la dernière, David Hamekekch a été créée en
2002, d’un foyer de personnes âgées avec des services hospitaliers de proximité,
d’un club sportif (le SOC), d’un centre pour la jeunesse (DEJJ) avec une section
d’Éclaireurs et d’Éclaireuses, de 10 boucheries, 3 pâtisseries, 3 traiteurs, d’un Kollel
et de 3 réseaux scolaires de haut niveau dont 3 écoles qui comptent près de 25 %
d’élèves musulmans apprenant l’hébreu. Cet inventaire à la Prévert est très évocateur
de la vivacité de notre communauté. L’autre élément important pour une complète
vie juive au Maroc est le maintien officiel des chambres de tribunaux rabbiniques
qui statuent selon de la loi de Moïse dans les cours de justice marocaines et dont
1. Cf. Arlette Berdugo, Juives et juifs dans le Maroc contemporain, images d’un devenir, Paris, Geuthner, 2002.
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La communauté marocaine : communauté matricielle et diasporas
les jugements sont rendus au nom de Sa Majesté le Roi. Signalons que ce sont nos
institutions qui ont servi de modèle aux juifs de Russie après l’effondrement de
l’URSS.
Préservation du patrimoine
Dans le même temps, étant à la recherche d’un dessein structurant, nous
avons ressenti l’obligation morale d’assurer la pérennité de notre culture et de nos
traditions, vieilles de 2000 ans. La question de la préservation du patrimoine juif du
Maroc est primordiale, car elle relève de notre dignité, de celle de nos ancêtres, mais
surtout de celle de nos enfants et petits-enfants, pour qui nous devons sauvegarder
les lieux et les sites du passé juif (synagogues, cimetières et lieux de pèlerinage, etc.). C’est la vocation de la Fondation du patrimoine culturel judéo-marocain, reconnue
d’utilité publique par le gouvernement marocain, lequel considère l’héritage juif
marocain comme une partie intégrante de la culture marocaine.
Je laisserai à M. Simon Lévy le soin de présenter plus en détail ses activités.
Disons rapidement qu’à l’actif de la fondation, on peut compter, entre autres, la
synagogue Ibn Danan à Fès, la synagogue Ben Gualid à Tétouan, la synagogue
Tolédano à Meknès. Le projet de Slat al-Fassiyine (Toshabim) de Fès et celui de
l’ancien cimetière de Meknès sont en cours. Il nous faut aussi citer la création du
Musée juif de Casablanca, conservatoire vivant du judaïsme marocain, qui reçoit
des touristes, mais aussi les enfants des écoles, juifs et musulmans. C’est assurément
l’un des plus beaux musées du Maroc et le seul musée juif dans un pays arabe.
Notre héritage intellectuel n’est pas en reste. Nous avons publié une bibliographie
générale du judaïsme marocain qui recense plus de 3 000 ouvrages. Celle-ci vient
d’être actualisée et complétée sur le site Internet du colloque. Nous avons revisité
notre musique traditionnelle en organisant plus de 15 concerts au Maroc et à
l’étranger, créé un magnifique site Internet (Mimouna.net) qui diffuse le contenu
du CD-ROM Traditions et modernité du judaïsme marocain et a été complété par la
mise en ligne de près de 200 exemplaires de journaux juifs marocains couvrant les
années 1950 à 1963, La Voix des communautés.
Nous avons également réactivé les traditions ancestrales que sont les Hillouloth
et les pèlerinages tombés en désuétude depuis 1970. Plusieurs fois par an, près de
5 000 pèlerins viennent se recueillir sur la tombe de « leur » saint à Ouezzane, à
Safi, à Essaouira, à Settat, à Gourama, mais aussi à Tétouan, à Meknès à Rabat, à
Demnate, à Toulal. Près de 4 000 personnes viennent tous les ans passer les fêtes de
11
la Pâque à Marakech. Cela donne lieu à de grands moments de ferveur populaire et
de nostalgie, moments où les fidèles se retrouvent transportés dans leurs souvenirs.
Notre troisième obligation morale est de nous impliquer, nous l’avons ressenti
très fortement, dans le processus de paix au Moyen-Orient. Notre communauté a
pris conscience du caractère hautement symbolique de son enracinement dans la
nation arabe et musulmane et a ressenti le devoir moral de participer à l’instauration
du dialogue – et seulement du dialogue – entre musulmans et juifs, entre
Palestiniens et Israéliens. En vingt ans, nous avons acquis une crédibilité qui nous a
permis de faciliter les contacts et de jouer un rôle modeste mais précieux d’amiable
compositeur. Notre démarche est limpide. Tout faire pour favoriser l’avènement
d’une paix juste et durable dans la sécurité et la dignité pour tous dans deux États
viables et souverains.
Bien que la conjoncture actuelle ne prête pas à l’optimisme, nous espérons qu’il
pointera rapidement des lueurs d’espoir, et je reste profondément convaincu que le
judaïsme marocain est une force de paix, malgré la fausse image qu’on lui colle. Je
forme le vœu que, le moment venu, les juifs marocains, au Maroc, dans le monde et
aussi en Israël soient à l’avant-garde de l’apaisement des cœurs et que leur rôle soit
essentiel dans la restauration de la confiance.
Relations avec la diaspora
Autre apport, autre obligation morale et devoir de fraternité : celui de maintenir
ouvertes les relations entre notre diaspora et le royaume du Maroc. Des milliers
de juifs marocains n’ont pas coupé le cordon ombilical avec leur communauté et
leur pays d’origine, où ils reviennent régulièrement, animés par un fort tropisme
affectif et identitaire. Pour ces émigrants, le départ ne voulait pas dire « rupture »
car comme le disait le Roi Hassan II, fort justement, « lorsqu’un juif s’expatrie le
Maroc perd un résident, mais il gagne un ambassadeur ». Qu’ils vivent en Israël, en
Europe, aux Amériques, les juifs marocains n’ont jamais renié leur pays d’origine
et n’ont jamais été rejetés par leur pays. Je peux vous en donner des exemples très
précis : j’ai visité le Vénézuela il y deux ans. Dans ce pays vivent 15 000 juifs ; parmi
eux, 12 000 Marocains, et notre consulat a pu comptabiliser 9 000 passeports
marocains. Prenons l’exemple du Brésil. Nous avons une communauté juive
marocaine des « Caboclos » qui est installée depuis la fin du XXe siecle en Amazonie.
Aujourd’hui, il y a une association de juifs marocains, assez importante, qui vient de
créer l’association d’amitié entre le Brésil et le Maroc, laquelle a organisé sa première
12
La communauté marocaine : communauté matricielle et diasporas
réunion au Maroc en 2010. Il y a donc cet espèce d’élan vers le Maroc qui n’est pas
seulement de la nostalgie, mais aussi une question très forte d’identité.
Il nous appartient de faire en sorte que tous les juifs du Maroc puissent venir
se ressourcer dans leur pays d’origine, visiter la tombe de leurs ancêtres, pèleriner
leurs saints tout en bénéficiant de toutes les conditions d’accueil nécessaires à une
vie juive (cacherout, culte, etc.). Aujourd’hui, le judaïsme marocain retrouve sans
complexes ses vraies valeurs et ses traditions ancestrales qui plongent leurs racines
dans le terreau marocain. Il n’est plus obligé de se cacher derrière le faux nez du
séfaradisme. Cela se vérifie partout dans le monde : d’innombrables concerts,
colloques, manifestations, symposiums sont organisés par des originaires du Maroc.
Des ministres, des ambassadeurs, des maires, des intellectuels, des universitaires,
des rabbins, des dirigeants d’associations, des artistes affichent avec fierté leur
marocanité, leur respect pour le peuple marocain et leur solidarité avec leur
communauté d’origine.
Ceux qui sont restés au Maroc, malgré leur nombre réduit, ne se considèrent
pas comme formant une communauté résiduelle, mais comme les membres de
la communauté matricielle gardienne du patrimoine culturel et civilisationnel du
judaïsme marocain. L’attachement des juifs au Maroc, qu’ils vivent à l’intérieur ou
à l’extérieur du territoire, est chose tangible. C’est un patrimoine précieux que le
royaume du Maroc s’attache à préserver comme une richesse socioculturelle unique
et irremblaçable. Ainsi, en chaque occasion, Sa Majesté le roi multiplie les gestes de
sollicitude envers les juifs marocains – au Maroc et à l’étranger. À chacune de nos
fêtes religieuses, on constate la présence des représentants de l’autorité, de l’armée,
des édiles.
Mesdames, Messieurs,
Aujourd’hui, on assiste à un vrai phénomène. Les musulmans s’intéressent de
plus en plus aux juifs du Maroc, à leur histoire, leur culture, leurs coutumes, leurs
traditions. Ils ressentent une grande fierté pour « leurs juifs ». Ils sont émus par leur
attachement à leur pays d’origine. Il y a un exemple que je vis en ce moment, celui de
la maison d’Illigh ; des musulmans de Tiznit sont en train de créer une association
pour la sauvegarde des cimetières et des synagogues de la maison d’Illigh. Ou tous
ces projets, comme celui sur le mellah de Tinghrir, ou la création de l’association
Mimouna à l’université d’Al Akhawayn pour approfondir les relations entre juifs
et musulmans. Tout cela, ce sont des signes qui ne trompent pas : beaucoup
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considèrent le départ des juifs comme une amputation et ne comprennent pas
les raisons de leur départ. J’espère que ce colloque pourra apporter un début de
réponse. Deux longs métrages marocains, réalisés récemment et interprétés par des
musulmans marocains, répondent partiellement à ces questionnements. Ces films
traitent sans tabou, avec sensibilité et justesse, de l’émigration clandestine des juifs
dans les années 1960, et je pense que c’est un événement considérable : dans les
salles pleines de musulmans les spectateurs pleurent.
Mesdames, Messieurs,
Le judaïsme marocain a sa place dans un Maroc résolument sur la voie de la
démocratie et du développement. Les juifs marocains vivent au quotidien en toute
quiétude avec leurs voisins musulmans et sont insérés dans le tissu institutionnel
du pays. La communauté sait que l’État défend de manière égale tous ses
ressortissants. Elle sait qu’elle n’est pas isolée face à l’extrémisme. Des attentats du
16 mai 2003, elle a conservé le sentiment d’avoir partagé une terrible épreuve avec
ses concitoyens musulmans, dont les manifestations de solidarité la confortent et
la réconfortent. Comme leurs concitoyens musulmans, les juifs marocains restent
vigilants, mais cela ne les empêche pas de penser à l’avenir de leur communauté et
à sa pérennité. Pour conclure, je me permettrai d’avancer que l’apport fondamental
de ma communauté au judaïsme est celui d’exister et de s’épanouir au Maroc où elle
maintient vivante la flamme du judaïsme marocain sur la terre qui l’a vu naître. Loin
d’être un anachronisme dans un monde déchiré par les passions et la haine, elle est
le symbole d’une possible coexistence paisible et fructueuse entre musulmans et
juifs.
Je terminerai en vous disant qu’à D… ne plaise, si la communauté juive du Maroc
n’existait pas, il aurait fallu l’inventer, car elle perpétue avec bonheur l’esprit d’une
vraie réconciliation entre les héritiers d’Abraham.
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La notion de diaspora à l’ère
de la mondialisation
Ami Bouganim
La mondialisation crée de nouvelles conditions de circulation. De l’information,
des croyances, des marchandises. Des personnes surtout. On circule plus librement
que par le passé ; on s’expatrie d’autant plus aisément qu’on ne se coupe pas
totalement des siens restés en terre natale. Le téléphone est plus accessible, le réseau
aérien plus étendu et moins cher. On est en train d’assister à des mouvements
de population que rien n’arrêtera. Ni murailles ni patrouilles ; ni restrictions ni
poursuites. La mondialisation annonce un univers en émulsion. Les populations
sont brassées et l’on ne sait ce qui en décantera.
On ne peut se dérober à la mondialisation. Comme catégorie existentielle autant
que géopolitique et économique. Bientôt, on n’étudiera un phénomène qu’à l’échelle
planétaire ; on ne luttera contre un mal qu’à l’échelle planétaire. Les répercussions
des conflits sont d’ores et déjà planétaires, leur règlement réclame l’accord des
puissances qui président au destin de la planète. Sinon les conflits perdurent ; sinon
on pèche par provincialisme. C’est désormais la planète Terre qui nous sollicite. Du
moins les chercheurs, les penseurs, voire les politiciens. La mondialisation procède
à une révision radicale de nos schémas d’analyse et de comportement. Je distingue
volontiers entre l’humain qui a précédé la mondialisation et celui qui se situe sous
son régime. Entre deux modes de communication. Deux sciences. Voire deux
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éthiques. Nous sommes en pleine gestation. Le nouveau est encombré de l’ancien,
l’ancien s’invite dans le nouveau. On est embrouillé et on n’est pas près de sortir
de l’embrouillaminis. Conceptuel, religieux, culturel, éthique. On recule souvent
devant cette révision. Dans ce cas, elle s’accomplira dans notre dos.
On a trop médit au cours du XXe siècle de Hegel et de sa conception de l’histoire
travaillée par la raison. Au nom de l’individu, pour lui, contre son instrumentalisation.
On avait toutes les raisons de s’insurger contre la marginalisation de son rôle : il
était davantage entraîné par des processus irrésistibles de pensée et d’action motivés
par l’instauration du régime universel de la Raison qu’il ne les contrôlait ou les
aiguillait. On ne pouvait se résoudre à cette humiliation de l’individu par un vulgaire
penseur qui concluait sa préface à La Phénoménologie de l’esprit en ces termes :
« ... la participation qui dans l’œuvre totale de l’esprit revient à l’activité de l’individu
peut seulement être minime ; aussi l’individu doit-il, comme d’ailleurs la nature de
la science l’implique déjà, s’oublier le plus possible et faire et devenir ce qui lui est
possible ; mais on doit d’autant moins exiger de lui, qu’il doit peu attendre de soi et
réclamer pour soi-même »1. Hegel aggravait son cas en couvrant de ses railleries le
pauvre individu qui se révolterait contre son aliénation dans et par l’universel. Cette
révolte ne participerait rien moins qu’à « un délire de présomption ». Surtout si elle
invoque la raison du cœur contre la raison universelle : « Même s’ils se lamentent et
se plaignent de cet ordre universel, comme étant en conflit avec leur loi intérieure,
même s’ils maintiennent les aspirations de leur cœur en face de cet ordre, en fait, ils
sont avec leurs cœurs attachés à cet ordre comme à leur essence, et si cet ordre leur
est ravi, ou si eux-mêmes s’en excluent, ils perdent tout. »2
On connaît les célèbres attaques de Kierkegaard contre le système hégélien qui
ont légitimé et alimenté la religion dialectique, désormais au cœur de toutes les
théologies modernes, de même que de l’ensemble des doctrines existentialistes. Le
paradoxe est le lot de l’humain sur terre. La contradiction est inhérente à l’existence
humaine et rien ne sert de tenter de la dépasser dans et par des argumentations qui ne
parleraient dans le meilleur des cas qu’à la raison : « Tel penseur s’élève une bâtisse
immense, un système universel embrassant toute l’existence et l’histoire du monde,
etc. – mais regarde-t-on sa vie privée, on découvre ébaubi ce ridicule énorme, qu’il
n’habite pas lui-même ce vaste palais aux hautes voûtes, mais une grange à côté, un
1. G. W. F. Hegel, La Phénoménologie de l’esprit, Aubier, 1946, vol. I, p. 62.
2. Ibid., vol. I, p. 310.
16
La notion de diaspora à l’ère de la mondialisation
chenil, ou tout au plus la loge du concierge. »3 Dans le journal de Kierkegaard, on
trouve une phrase encore plus éloquente et plus complète : « Au spirituel, il faut
que les pensées d’un homme soient la maison où il habite – sinon tant pis pour
elles. »4 Malgré ces protestations et toutes celles qui leur emboîteront le pas, on n’a
pas su préserver l’humanité des massacres, des charniers et des génocides du XXe
siècle. On incrimine volontiers l’hégélianisme derrière sa version marxiste, voire
sa dégénérescence totalitaire ; on ne réussirait qu’à trouver un exutoire dans cette
dénonciation d’une pensée qui déborde l’individu. On a continué au demeurant
de massacrer les hommes alors que l’existentialisme, se posant en antihégélianisme,
préconisait un humanisme toutes catégories. On n’a pas le choix, on doit pouvoir
renouer avec une perception de l’histoire qui se moque de l’individu, ruse avec
ses intentions et l’utilise à ses fins, ne serait-ce que pour mieux comprendre ses
mécanismes et mieux protéger l’individu contre son aliénation et le cortège des
perversions que celle-ci génère. Se garder de cette béatitude humaniste, volontiers
déclamatoire, qui s’accommode d’autant mieux des massacres qu’elle s’est blanchie
la conscience en prononçant vains prêches sur l’amour ou le service du prochain.
L’exil à l’ère de la mondialisation
La mondialisation ne cesse de procéder à des délocalisations et à des
relocalisations, à des décompositions et à des recompositions. Elle accomplit, on
ne le dit pas assez, une transmutation symbolique des notions, sinon morale, des
valeurs. Certaines notions à connotation négative, recouvrant des phénomènes
répréhensibles, seraient en train de devenir positives. Ce serait le cas de l’exil.
J’ai personnellement vécu l’exil comme un manque de sensations, de remous, de
troubles. Sentimentaux, domestiques et littéraires. Dans cette déshérence, inconnu
à soi autant qu’aux autres, on ne s’éprend pas, on ne s’attache pas, on n’écrit pas, on
ne lit pas. On n’est pas chez soi ; on est encombré de soi. On est ailleurs. Loin d’on ne
sait quoi. D’une certaine sensibilité, une certaine sensualité, une certaine intimité.
En revanche, quand je suis chez moi, je suis entre mes murs. C’est ma solitude, ma
rusticité, mon silence. Ce sont les miens, ce sont mes proches. Quand je descends
dans la rue, on me reconnaît. On me salue. Le voisin. Le corbeau. L’alouette. L’exil
c’est ne pas être chez soi. L’exil, si tant est qu’il s’atteste chez l’exilé, ne dure qu’une
génération, à moins de l’enraciner dans les mémoires, de le couler dans un calendrier,
3. S. Kierkegaard, Traité du désespoir, Idées/Gallimard, 1949, p. 106.
4. S. Kierkegaard, Journal 1834-1846, Gallimard, 1963, p. 392.
17
de le graver par des rites et des habitudes dans les âmes – de lui inventer ce que
Bourdieu nomme « une logique rituelle ».
Désormais, on distinguera entre deux exils : l’exil contraint et l’exil volontaire.
Le premier ne se produit plus tant sous la contrainte politique qu’économique. Les
exilés quittent leur terre natale pour des lieux où ils pourront trouver du travail,
voire s’asservir. On travaille sa vie durant pour soulager la misère des siens et on ne
s’émancipe qu’avec la retraite, à condition bien sûr qu’on bénéficie d’une protection
sociale. Le second exil – l’exil volontaire – est le lot de privilégiés. On vit une autre vie
– une seconde vie – avec une autre compagne ou un autre compagnon ; on découvre
un autre univers et d’autres mœurs ; on porte de nouveaux vêtements et on se met
à de nouveaux régimes. On s’altère volontiers et cette altération est recherchée et
souhaitée. Les exilés contraints vivent leur exil comme une malédiction nécessaire
; les exilés volontaires comme une bénédiction riche en promesses. Dans tous les
cas, le phénomène de l’exil participe désormais des mouvements migratoires qui
caractérisent la mondialisation.
L’errance à l’ère de la globalisation
La notion d’errance aussi serait en train de perdre de ses rigueurs. On ne redoute
plus de quitter son lieu natal, son domicile, « sa terre, sa patrie et la terre de ses
ancêtres » pour des contrées inconnues et souvent promises. On doit se résoudre.
Depuis que Dieu est unique et qu’il est partout, qu’il n’est plus celui d’une cité
ou d’un terroir, l’errance serait en train de devenir la disposition divine la plus
commune aux hommes. Plutôt que l’enracinement. Ce n’est pas par hasard que les
Hébreux étaient et restent un peuple errant, en attente d’un Messie qui ne vient
jamais, en partance pour une Terre promise à laquelle ils n’accèdent pas. L’âme est
errante dans un autre sens. Elle se perd, se repent, se retrouve, se perd à nouveau. Le
christianisme ne s’est pas davantage établi que le judaïsme. Il s’est logé dans l’âme
errante. Angelus Silesius, le plus éloquent de ses maîtres, déclare :
« L’âme où habite Dieu (ô joie !)
Est une tente errante de la gloire éternelle. »5
Le soufisme trouve son accomplissement dans l’errance du derviche ou, au
Maroc, de Bouderbala. D’un sanctuaire à l’autre, d’une pâmoison à l’autre : « Cette
5. Angelus Silesius, Le Voyageur chérubinique, IV, 219, Éditions Payot & Rivages, 2004, p. 320.
18
La notion de diaspora à l’ère de la mondialisation
âme errante qui tourne à cause de ce moulin. »6 Les sages taoïstes assimilent
résolument la vie à une errance. Les plus sages des Anciens « considèrent la vie
comme une tumeur ou une grosseur et la mort comme sa percée et son ouverture »7.
Ils nommaient les morts « ceux qui sont rentrés » et l’expression soulignait que
les humains ne sont que « des hommes de passage ». Pour Lie-tseu, c’est tout le
monde qui serait plongé dans l’errance : « Un voyageur qui ne retrouverait pas le
chemin du retour serait sans domicile. Un individu sans domicile est réprouvé par
tous. (Comment se fait-il donc) que si le monde entier est sans domicile, personne
ne trouve rien à y redire ? »8
L’errance prend volontiers la tournure d’une transhumance, du moins souhaiteraiton qu’elle la prenne. On a l’impression que ce ne sont pas seulement les bêtes qui
passent d’un lieu à l’autre. On quitte les déserts pour les villes, les bidonvilles pour
les banlieues, les banlieues pour les centres-villes. On ne cesse de se déplacer. D’un
continent à l’autre, d’une région à l’autre. En quête de nourriture, de travail, de
gloire. La transhumance est universelle. Elle s’étend à la terre entière. Il n’est pas de
frontière qu’on ne passe légalement ou illégalement, d’obstacles qu’on ne surmonte,
souvent d’ailleurs au risque de sa vie. On ne part plus en exil, on ne se reconnaît pas
dans l’errance. On part pour revenir ; on n’est pas tôt revenu qu’on doit partir. On
est partagé entre deux lieux, deux domiciles, deux allégeances domiciliaires, deux
sensibilités poétiques. La transhumance n’est nulle part plus transitoire et banale
que dans le tourisme. En quête de paresse et de loisir, par les voies du monde, en
quête de sexe, qui restera la denrée la plus recherchée, et d’émotions exotiques qui
cachent souvent une sordide vacuité d’être.
L’émigration à l’ère de la mondialisation
De même, l’émigration déborde le sens qui était le sien avant la mondialisation.
Elle participe volontiers de la transhumance, du moins se berce-t-elle du leurre
d’un retour dont rares sont ceux qui l’accomplissent. On distinguera, pour être plus
précis, entre quatre types d’émigration :
– L’émigration politique pousse des populations entières à chercher un champ
plus propice à la liberté de pensée, de parole, de relation et d’action. On quitte
6. Mawlânâ Djalâl Od-Dîn Rûmî, Odes mystiques, Seuil, 1973, p. 42.
7. Tchouang-tseu, L’œuvre complète, VI, Philosophes taoïstes, La Pléiade, Gallimard, 1980, p. 134.
8. Lie-tseu, Le Vrai Classique du vide parfait, I, X, Philosophes taoïstes, La Pléiade, p. 375.
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des lieux où l’on est persécuté pour des contrées plus tolérantes et amicales. On
se réclame volontiers de l’asile politique. Malheureusement, ce droit est battu en
brèche par les proportions des populations persécutées qui s’en réclament. Ce ne
sont plus des individus ou des militants ; ce sont des minorités religieuses, comme
les chrétiens au Soudan, des minorités ethniques, comme les Kurdes en Turquie.
Ce sont également des populations entières, minoritaires dans leurs pays, dont les
traditions et les mœurs tranchent avec les traditions et les mœurs ambiantes, comme
les maronites en Israël et en Palestine.
– L’émigration laborieuse ou l’émigration du travail se rencontre dans les pays
qui n’ont pas su ou pu – pour toutes sortes de raisons – se moderniser et où sévit une
grave pénurie du travail. Les personnes les plus jeunes, les plus saines, voire les plus
talentueuses, partent en quête d’emplois dans les pays surdéveloppés, en Europe,
aux États-Unis, aux Émirats arabes unis et ailleurs. En général, les pouvoirs publics
ne veulent pas de ces candidats au travail et l’on prend des mesures pour endiguer
ou limiter leur flot, les empêcher de débarquer, les repousser ou les expulser.
Pourtant l’économie du surdéveloppement ne peut se passer d’eux. Le secteur
tertiaire, de même que l’industrie lourde, sont inconcevables sans eux. En général,
ils sont confinés aux tâches les plus ardues et ingrates, les plus vitales et productives
aussi. Ce sont les véritables artisans de la croissance. Les populations locales, par
trop xénophobes, ne veulent pas plus de leur présence que les pouvoirs publics. On
n’en a pas moins besoin d’eux. Toutes les tentatives des autorités gouvernementales
ou des collectivités locales d’atteler des nationaux aux tâches abandonnées aux
émigrés échouent. Les nationaux bénéficient de telles conditions de protection
sociale – chômage, allocations, voire rentes – qu’on se complaît plus volontiers dans
l’oisiveté qu’à des tâches subalternes considérées comme infâmantes.
On a besoin des travailleurs émigrés pour une autre raison. Plutôt que de délocaliser
ses structures productives dans des pays où le coût du travail est bas, on conserve
– par patriotisme ! – les entreprises sur le sol national et on importe légalement ou
illégalement de la main-d’œuvre à bas coût. En fait, il est des secteurs qu’on ne peut
délocaliser. Le bâtiment, la cueillette, l’accompagnement des personnes âgées qui
menace de ruiner les caisses de retraite dans les pays occidentaux. Les travailleurs
émigrés sont généralement laborieux, dociles et loyaux. Ils sont corvéables à merci.
De jour et de nuit. Le samedi, le dimanche et les jours fériés. Ce n’est peut-être pas
l’esclavage antique ; ça n’en est pas moins une modalité de l’esclavagisme consenti :
les circonstances de la vie contraignent les candidats à l’émigration laborieuse à se
20
La notion de diaspora à l’ère de la mondialisation
vendre en vendant leur force de travail. Je ne sais du reste lesquels étaient les mieux
lotis, des esclaves de l’Antiquité ou des esclaves de nos jours. Il est des patrons plus
arbitraires, plus harcelants, voire plus brutaux, que des maîtres.
Les sociétés occidentales engagées dans la logique inexorable d’une croissance
positive réclament donc ces travailleurs émigrés et ce besoin risque ou promet de
s’étendre à des tâches considérées jusque-là comme nobles et pour lesquelles on
ne trouve plus de candidats nationaux – les métiers médicaux et paramédicaux
et bientôt l’enseignement des sciences dans les collèges et lycées. Les candidats à
l’émigration laborieuse savent qu’on a besoin d’eux. Ils connaissent tous un proche
ou un voisin qui a surmonté les écueils, trouvé du travail et même normalisé son
statut. Ils voient surtout le bien que peut causer un virement bancaire de quelques
centaines d’euros par mois à toute une famille restée au pays.
– L’émigration de plaisance : l’allongement de la durée de vie invite à mener sa
vie par tronçons. Un lieu pour chaque tronçon, un métier, un compagnon ou une
compagne. On ne vit plus une seule vie, on en vit plusieurs. On ne cesse de composer,
de recomposer et de décomposer sa vie. Surtout quand on est riche, qu’on réalise la
vanité de sa richesse et qu’on se convainc que le meilleur investissement est encore
dans sa vie. La délocalisation est une catégorie existentielle autant qu’économique.
On déménage pour avoir une meilleure qualité de vie. De nouvelles expériences
poétiques et romantiques. On s’arrache à son lieu natal pour habiter la Terre.
Surtout quand on n’a plus d’engagements domestiques. On change de langue, de
personnage, de régime alimentaire, de religion. L’émigration de plaisance s’inscrit
dans une mondialisation de la vie. Sans parler de la retraite qui est souvent le
tremplin pour une autre vie plutôt que la réclusion dans une maison de campagne.
L’émigration de plaisance présente également des traits détestables. Comme dans
l’émigration sexuelle où l’on prend de jeunes compagnons ou de jeunes compagnes
dans des contrées où les différences d’âge ne sont pas aussi déterminantes qu’en
Occident. Nous assistons, là encore, à une colonisation par les liens du mariage,
qu’on dénoue avec autant de légèreté qu’on les noue. Sans parler du tourisme sexuel
qui constitue pour certaines contrées des recettes non négligeables.
– L’émigration de consécration : on ne connaît la consécration cinématographique
qu’à Hollywood, littéraire qu’à Paris, artistique qu’à Londres. La consécration
aussi s’est délocalisée. Dans un sens inverse. On quitte sa terre et sa patrie, par trop
provinciales, pour chercher la gloire dans des lieux où les critiques, les publicitaires
et les industries ont choisi de la délivrer. Une consécration n’est complète qu’à
21
l’échelle mondiale. Les prix Nobel ne sont plus suédois et norvégiens, ils sont
mondiaux. Si le droit à l’exil est nié aux candidats à l’exil contraint qui n’ont d’autre
choix que de s’exiler pour survivre, en revanche, nul ne le contestera aux candidats à
l’exil volontaire – exil doré – autour desquels on s’empresse pour mieux les retenir.
Les deux premiers types d’émigration réclament un lourd prix de la part des
émigrés et des premières générations de leurs descendants, en l’occurrence les
séquelles, pour certaines perverses, d’une perte et d’une quête d’identité.
La diaspora juive à l’ère de la globalisation
Les États nationaux se donnent des diasporas, voire les encouragent, pour des
raisons économiques, diplomatiques, démographiques, culturelles. La condition
diasporique, longtemps confinée aux juifs, serait en train de séduire les Etats
nationaux. Pourtant, les diasporas sont condamnées à se diluer. C’est ce qu’on
appelle l’intégration. À moins de se donner des principes qui les préserveraient,
ressemblant peut-être à ceux qui caractérisaient le peuple juif jusqu’à la création de
l’État d’Israël. La diaspora juive était alors fondée sur les principes suivants :
– Des souvenirs communs : une communauté de souvenirs, qu’on aura désignés
comme souvenirs fondateurs, coulés dans un calendrier de commémorations et
de célébrations liant l’ensemble des communautés juives à travers le monde. On a
davantage souligné la destruction, la déchéance, la persécution que les éphémères
victoires militaires. L’esclavage en Égypte. La destruction des deux temples de
Jérusalem. Les persécutions par les croisés. Les persécutions de 1648-1649 par
les Cosaques et les Polonais. Cette terrible saga du meurtre gratuit culminera dans
la Shoah qui aura décomposé la diaspora juive contemporaine et autour de la
commémoration de laquelle elle se sera recomposée.
– Des commandements communs : ces commandements explicitent une alliance
particulière entre Dieu et son peuple, une alliance volontiers exclusiviste. Ils précisent
un culte de tous les instants assignant en permanence le juif au compagnonnage de
Dieu.
– Une langue commune : l’hébreu se sera d’autant mieux conservé qu’il était langue
sacrée et que, contrairement aux idées communément reçues, il était également
langue de liaison et de communication sinon de création. La résistance linguistique
s’exerçait, par ailleurs, par l’invention de langues mixtes judéo-arabes, judéoespagnoles, judéo-allemandes.
22
La notion de diaspora à l’ère de la mondialisation
– Une mission commune : les juifs étaient d’autant plus contraints de réfléchir
leur vocation et leur mission qu’ils étaient acculés à s’en expliquer sous la pression
de religions qui se posaient en leur dépassement universaliste. Ils n’auront cessé
de considérer les menaces que celles-ci représentaient pour eux, au point que
leur théologie ne serait qu’une longue variation sur ce thème. On ne voulait pas
se convertir à une autre religion ; on était dans l’impossibilité de proposer une
nouvelle qui ne serait ni néochrétienne ni néomusulmane ; on ne pouvait que
viser la réparation du monde – tikkun olam – à partir de vestiges et de ruines où la
condition juive était vécue comme une paradoxale déchéance élective.
– Une nostalgie commune : Jérusalem constituait un pôle nostalgique terrestre
autant que céleste. Un terreau. Un lieu virtuel. Un berceau. Voire un cimetière. Ce
n’était pas tant la nostalgie d’un lieu que l’aspiration à un retour, une restauration et
une réhabilitation. Aujourd’hui encore, le juif serait sur un retour permanent. On ne
sait pour quoi ni vers quoi. Retour politique et repentir religieux. Même en Israël,
il n’a pas fini de retourner et de se retourner ; quand il a le sentiment d’être arrivé,
il bascule dans un certain philistinisme où il risque de perdre jusqu’à son âme. La
nostalgie est plus déterminante que sa satisfaction. On rencontre en principe ce
phénomène dans toutes les perceptions fantasmagoriques.
– Une condition commune : en l’occurrence la condition de parias de Dieu ne
s’entendant à aucun autre régime qu’une théocratie directe. S’accommodant des
régimes en place comme d’un pis aller selon la formule de « Dina dé-Malkhouta
Dina » (Guittin 10a), qui prescrit de se soumettre aux pouvoirs en place et de
montrer une loyauté politique conditionnée par le respect des trois interdictions,
de l’idolâtrie, de l’inceste et de la consommation du vivant. La diaspora juive se
caractérise par un dédoublement généralisé. On n’est juif qu’autant qu’on est juif
et autre chose. Le régime public et le régime privé. Le régime politique et le régime
de Dieu. Cette condition se caractérise également, on doit le reconnaître, par une
démarcation de l’autre – du Gentil.
– La solidarité mutuelle enracinée dans une proximité particulière ou l’engendrant,
dans un je-ne-sais-quoi qui passe entre deux juifs sitôt qu’ils se rencontrent ou se
croisent par les sentiers du monde.
– La sainteté de vie qui trouve son expression dans un consentement inconditionnel à la
vie malgré les déboires, les persécutions et les massacres et malgré les salaires et merveilles
promis dans le monde à venir que, pour reprendre le Talmud, « nul œil n’a vu ».
23
On ne peut parler de diaspora au sens judaïque du terme si on ne présume d’une
résistance à l’assimilation, voire à l’intégration. En l’absence de cette résistance, la
diaspora craque et la communauté se dissout et se dilue dans la population générale.
Les juifs n’ont cultivé cette résistance que parce qu’ils étaient nourris et bercés
par une religion particulariste résistant, précisément, à son dépassement par des
religions plus universelles comme le christianisme et l’islam. Elle présumait de la
coïncidence, que d’aucuns trouvent primitive, entre religion, nation et ethnie. Elle
trouvait – et continue de trouver – expression dans une théologie essentiellement
diasporique telle qu’elle est débattue dans le Talmud et la Kabbale avec des scénarios
cosmogoniques et théosophiques grandioses réitérant l’élection malgré la déchéance
et lui impartissant une mission. Dès les débuts : « Si mon alliance n’existait pas, je
n’aurais fait ni le jour ni la nuit, ni les lois du Ciel et de la Terre. » ( Jérémie 33, 25)
Le Zohar, œuvre maîtresse de la Kabbale, renchérit : « Ainsi, les enfants d’Israël
qui gardent l’Alliance [en pratiquant la circoncision] et qui la reçoivent pour euxmêmes ont part au monde à venir. D’autant plus que c’est pour cette raison qu’ils
sont appelés “justes”. »9 Le particularisme, l’exclusivisme et l’apologétique qu’on
reproche tant au judaïsme recouvreraient à mon sens autant de vertus qui ont garanti
le succès de la préservation diasporique des juifs, malgré la déchéance politique et le
désaveu théologique. Sans la diaspora, on n’aurait pu parler du peuple juif comme
d’un am olam – à la lettre peuple mondial ou peuple éternel.
Aujourd’hui, nous assistons à la reconstitution de la diaspora juive autour
d’Israël. C’est un État tournant comme on dit plaque tournante. Ces deux dernières
décennies, un million de Russes sont venus, deux cent mille seraient partis. Ces
dernières années, dix mille français sont venus, la moitié a dû regagner la France ou
vit entre Tel Aviv et Paris. Sans cesse, on vient ; sans cesse, on part. Les universitaires
n’ont de hâte que de gagner Harvard ou la Sorbonne ; là-bas, ils ne rêvent que de
regagner leurs domiciles hiérosolomytains ou telaviviens. Les retraités qui en ont
les moyens vivent entre Jérusalem ou Tel Aviv et Paris ou New York. Les artistes
trouvent leur consécration à l’étranger, voire leur reconnaissance. On ne récuse pas
pour autant le sionisme, on ne se désolidarise pas avec Israël. En général. On continue
de considérer le pays comme un port d’attache. À Moscou, où l’on parle volontiers
hébreu dans les rues et où l’on regarde la chaîne israélienne émettant en russe ; à
Paris, où l’on s’interpelle volontiers en hébreu et où le XVIIe arrondissement est
9. Le Zohar, trad. C. Mopsik, Éditions Verdier, 1981, vol. I, 59b, p. 302.
24
La notion de diaspora à l’ère de la mondialisation
devenu un lieu de rencontres entre ces Israéliens français ou ces Français israéliens.
La double nationalité n’est plus un secret, la double allégeance un tabou. On exhibe
volontiers ses deux et trois passeports. La loi du retour n’a pas seulement permis le
rassemblement des exilés et le retour de millions d’entre eux en Israël. En l’étendant
à tous ceux qui avaient un ancêtre juif, en URSS et ailleurs, on a permis à des
centaines de milliers de personnes de gagner Israël et de se prêter à des processus
de conversion somme toute assouplis, quoique dominés par le rabbinat orthodoxe.
Ces dernières décennies, Israël a rempli le rôle d’un grand chantier de conversions
et d’expansion du peuple juif. On entrait avec une croix tatouée sur le front, pour
prendre l’exemple des Falashas éthiopiens, on se soumettait à une intervention
chirurgicale et à une conversion. Demain, leurs descendants regagneront peut-être
l’Éthiopie pour reconstituer une communauté juive et apporter le savoir-faire qu’ils
auront acquis à la société éthiopienne. J’ai rencontré parmi les intellectuels israéliens
nombre d’entre eux qui ne reculaient pas devant la notion étonnante, dangereuse et
prometteuse à la fois, de « droit à l’exil »…
La diaspora juive était un phénomène singulier dans l’histoire de l’humanité. Par
la résistance, la persistance, l’hostilité, la persécution, le massacre, la créativité…,
voire l’assimilation. On ne s’assimilait pas impunément, on devait encore en
illustrer les mérites. Parlant de Henriette Herz qui tenait un salon à Berlin, Hannah
Arendt déclare : « Son détachement devient un talent insensé pour tout. »10 C’était
un phénomène national (le psychologue austro-américain Erik Erikson parle de
pseudo-species) transnationalitaire (on était nationalement juif-allemand, juifmarocain, juif-turc) ; un phénomène transethnique (on était ethniquement juif
sans que les juifs ne constituent à proprement parler une ethnie) ; un phénomène
transculturel (le juif allemand était de culture allemande, le juif marocain de
culture marocaine) ; un phénomène transétatique (au cours de la Première Guerre
mondiale, on trouvait des juifs des deux côtés des tranchées). Dans ce grand brassage
des populations qui caractérise la mondialisation, je ne sais ce que la diaspora juive
va devenir. Je ne sais si les principes explicitant la diaspora juive, tels qu’ils ont été
énoncés ci-dessus, vont perdurer. Je ne sais surtout ce que réserve l’avenir à Israël
et quelles seront ses répercussions sur la reconstitution de la diaspora autour de
lui ? S’achemine-t-on vers son démantèlement comme État juif ? Vers un État
10. H. Arendt, « Aux origines de l’assimilation », in La Tradition cachée, Christian Bourgeois, 1987,
p. 43.
25
binational ? Vers une fédération jordano-palestino-israélienne ? Vers une fédération
de cantons ? On devra un jour se prononcer sur ces questions. Sinon ce sera encore
une fois l’Histoire – avec un grand H – qui donnera ses solutions.
Je ne sais si les Irlandais, les Polonais, les Libanais ou les Marocains constituent
une diaspora ni surtout combien de temps elle tiendra. Je ne pense pas que les petits
enfants des Portugais en France ou des Italiens aux États-Unis s’encombrent outre
mesure des origines de leurs arrière-grands-parents. Ils se sont intégrés et ils en sont
heureux. De même que les israélites de France avant la Seconde Guerre mondiale. En
revanche, on peut parler, avec la poursuite des flux de migration, de la permanence d’un
consortium de diasporas dont les contours ne cesseraient de changer. Les Marocains
continueront de gagner l’Europe et l’Amérique, les nouveaux émigrés alimentant la
vitalité de structures créées par les premiers émigrés dont les descendants se seraient
intégrés pour ne pas dire assimilés (un peu comme les juifs maghrébins ont revitalisé
les structures israélites en France, les juifs russes les structures en Allemagne…). Les
changements au sein des populations nationales auxquels nous assistons dans les pays
de destination de l’émigration ne sont pas sans générer des tensions qui – je le pense, je
l’espère – s’émousseront avec le temps puisque les premiers partis améliorent souvent
les conditions d’accueil de ceux qui les suivent. On le voit avec les Chinois en France
et les Turcs en Allemagne. Les questions ne manquent pas : Quels nouveaux modes
d’habitation et de cohabitation prévaudront sur Terre ? Assisterons-nous à la création
de diasporas ? La diaspora marocaine ; la diaspora iranienne ; la diaspora chinoise ?
Se maintiendront-elles au-delà des trois premières générations pendant lesquelles
les petits-enfants continuent de se chercher en leurs grands-parents émigrés ? Leur
maintien est-il souhaitable ? L’exemple des États-Unis est éloquent à plus d’un égard.
Le creuset – le célèbre melting pot – a œuvré et continue d’œuvrer au prix d’une
homogénéisation des mœurs et d’une perte des traits particularistes et cela malgré
le tribut politiquement correct versé au multiculturalisme. Le modèle américain estil souhaitable ? est-il condamnable ? est-il transférable ? Quels avantages présente-til ? quels inconvénients ? Les juifs même ne sont plus à l’abri de l’assimilation malgré
des mécanismes de résistance bimillénaires que la Shoah – je dois malheureusement
le constater – ont réactivés. Je ne sais si les juifs marocains constituent une diaspora
au sein de la grande diaspora juive et combien de générations elle se maintiendra.
Quand les juifs du Maroc cesseront-ils d’être des juifs marocains en Israël, en France,
au Canada ? Quelle place tient la nationalité marocaine – à laquelle je le rappelle on
ne renonce pas ! – dans la perception de soi des deuxième et troisième générations ?
26
La notion de diaspora à l’ère de la mondialisation
Se transmet-elle aux générations suivantes ? Combien de générations ? Quels liens
entretiennent-elles avec le Maroc ? Quels ressorts nostalgiques les rattachent encore
à lui ? Quelles perspectives s’offrent à eux, quelles perspectives pouvons-nous leur
ouvrir ?
Le royaume de la mondialisation
Malgré les reculs intégristes et les crispations particularistes, la mondialisation
serait en train d’étendre un régime universel à l’ensemble de l’humanité. Il est véhiculé
par la science – et il n’en est qu’une – dont les réalisations technologiques pénètrent
toutes les sphères de la vie. La science ne connaît pas d’entraves, n’en tolère pas. Elle
s’échange, elle circule, elle lève les scellés, elle pénètre partout. Dans cent ans sinon
dans dix. Elle considère l’homme, pour le meilleur et pour le pire, comme son cobaye
par excellence. Sans le déclarer ; sans le reconnaître. Malgré les comités d’éthique. C’est
lui qui mène la recherche, c’est à lui qu’elle se destine, c’est lui qu’elle sert ou dessert.
Les bouleversements dans la notion de circulation sont l’expression la plus éloquente
et impérieuse de ses acquis. La circulation routière, ferroviaire, maritime, aérienne et
bientôt spatiale. La circulation de l’information par les médias, Internet et la nouvelle
téléphonie. La circulation des marchandises, condition nécessaire à une croissance
permettant de résorber les poches de chômage. Circulation enfin – transhumance ? –
des populations. D’un continent à l’autre, d’une aire culturelle à l’autre, d’une région
à l’autre. On a l’impression d’un grand brassage des populations avec son cortège de
guerres interethniques, de guerres de religion, de ségrégations raciales. Ce brassage
promet ou menace de s’accélérer. Rien n’empêchera des Iraniens déterminés de s’établir
dans les émirats, les Mexicains de passer la frontière avec les États-Unis, les Chinois de
créer des colonies un peu partout. La mondialisation encourage les migrations et nul
ne saurait prédire ce qui sortira de ce grand brassage. Quels nouveaux syncrétismes ?
Quelles nouvelles cultures ?
On peut penser que la mondialisation instaure le royaume. Elle autorise les
métissages qui étaient jusque-là inconcevables. Elle encourage l’émergence de
nouvelles voix, de nouveaux styles, voire de nouveaux cultes. Elle crée à la longue
une proximité entre les races, les religions et les cultures qui promet de dissoudre
les préjugés. Le racisme ne disparaîtra pas parce que l’amour du prochain l’aura
emporté sur la haine de l’autre mais parce qu’au bout de trois à cinq générations,
on se ressemblera tellement les uns les autres qu’on ne sera plus autant sensible aux
différences de couleurs ou de cultes. On réalisera progressivement que derrière les
textes sacrés de l’humanité et les panthéons des prophètes retentit la voix du même
27
Dieu se déclinant en mille et une langues et dans mille et un textes. La mondialisation
pave la voie au régime de tolérance que tous appellent de leurs vœux et qu’on ne
montre qu’à contrecœur, par condescendance par-ci, par repentance par-là. Pour
être politiquement correct. Les accès d’intégrisme auxquels nous assistons ne sont
à mon sens qu’autant de crispations devant la perte des exclusivismes religieux et
toutes les religions sont exclusivistes. Ces crispations peuvent se révéler meurtrières.
Dans tous les cas, elles engagent le monde entier.
Les charniers laissés derrière eux par les totalitarismes, en Europe et en Asie
surtout, n’ont pas ralenti le cours de cette histoire de la raison. On a beau la décrier,
l’incriminer, lui imputer toutes sortes de crimes, elle ne ralentit pas pour autant.
Sans montrer, il est vrai, de grandes considérations pour l’individu. L’histoire sait
au demeurant se repentir sincèrement ou simuler sa repentance pour poursuivre sa
course inexorable dans les grandes aventure et mésaventure de la découverte, qu’on
l’assimile ou non au progrès, et vers la déposition de l’individu de ses prétendus
droits et devoirs. Désormais, elle étend son régime au monde entier. Grâce, par, à
cause des forces du marché qui incitent à la délocalisation, à la colonisation et à une
certaine homogénéisation. On ne pille plus les richesses locales, on loue la maind’œuvre et on contribue de la sorte à donner de petites impulsions à l’économie
locale. Dans un premier temps, on s’est contenté de la main-d’œuvre ; on est en train
de passer à l’exploitation de mines et à la culture sous serre. Protester ne servirait
pas à grand-chose ; c’est à nous autres, politiques, chercheurs et pédagogues, à
faire de cette mondialisation une bénédiction en créant les conditions propices à
l’épanouissement de l’individu. Sinon ce sera encore et de nouveau sa déperdition.
On a tant décrié Hegel, ses prédécesseurs et ses successeurs qu’on a préféré se
tourmenter et tourmenter les autres avec Kierkegaard que tirer parti de la légère et
délicate place que l’histoire, sa raison, sa science et son esprit laissent à l’individu.
Je ne suis pas pour célébrer béatiquement la mondialisation et pour reprendre
les mythes d’une veine hellénique sur « le mélange des races » et « la fusion des
peuples » ; les masses sont du reste plus sensibles aux discours particularistes qu’aux
discours universalistes à moins d’être violentées par des intellectuels se doublant de
commissaires politiques ; je suis pour en tirer tous les avantages possibles, quitte
à payer le prix que réclame parfois son expansion (l’anglais comme lingua franca,
la bureaucratisation informatisée de nos vies et de nos parcours, la colonisation
accompagnant la délocalisation, etc.). Ce n’est pas le royaume qui nous attend, c’est
la Lune.
28
La notion de diaspora à l’ère de la mondialisation
Le sens du monde
Le sens du monde requiert de se résigner au déracinement et à la délocalisation.
On n’est nulle part chez soi ; on est partout chez soi. C’est en train de venir, pour
le meilleur et pour le pire. On ne se reconnaît en rien ; on se reconnaît en tout. Ça
menace. L’homme est désormais un grand nomade. Il passe volontiers d’un lieu à
l’autre, d’un rêve à l’autre, d’un culte à l’autre, d’un dieu à l’autre, d’un désir à l’autre...
d’une vérité à l’autre. Le sens du monde instruit une citoyenneté du monde. Ce n’est
pas un passeport ; ce n’est pas non plus le refus de tout passeport. C’est la résiliation
progressive des nationalités et la décrispation des citoyennetés. C’est l’adhésion au
métissage généralisé. Des races, des cultures, des religions, des couleurs, des rêves,
des désirs. On n’a pas le choix : les menaces qui pèsent sur la Terre et sur l’humanité
sont si concrètes, proches et terribles qu’elles marginalisent les luttes tribales, les
guerres de religion et les vindictes nationales. Le patriotisme n’est plus une piété,
l’exil une excommunication. L’étranger, on doit l’espérer, sera de moins en moins
exclu. De même qu’ont disparu les limites de la cité ancienne, les frontières des États
modernes sont condamnées à disparaître. On le voit en Europe, on le verra ailleurs.
Ça prendra des décennies, voire des siècles. Ça se produira. Ce qui est encourageant
c’est qu’on est en train de mettre en place des régulations transétatiques et qu’on
s’achemine de la sorte vers un monde. On assiste à :
– L’élaboration d’une charte écologique à l’échelle de la planète encouragée par
une sensibilité écologique grandissante au sein des populations les mieux nanties
comme des plus démunies. Ce souci écologique recouvre une responsabilité pour
l’avenir de la Terre qui, pour reprendre Hannah Arendt, est au fondement de toute
responsabilité qui relève davantage du registre politique – une politique morale –
que de l’éthique. Arendt concluait le réquisitoire qu’elle aurait choisi de prononcer
contre Eichmann à Jérusalem par ces termes : « Et parce que vous avez soutenu
et exécuté une politique qui consistait à refuser de partager la Terre avec le peuple
juif et les peuples d’un certain nombre d’autres nations – comme si vous et vos
supérieurs aviez le droit de décider qui doit et ne doit pas habiter cette planète –
nous estimons que personne, qu’aucun être humain, ne peut avoir envie de partager
cette planète avec vous. C’est pour cette raison, et cette raison seule, que vous devez
être pendu. » 11
11. H. Arendt, Eichmann à Jérusalem, Éditions Gallimard, 1997 (1963), p. 448.
29
– Un calendrier commun et l’on commence à voir s’établir comme un calendrier
universel.
– Des régulations économiques.
– Un réseau de communications à l’échelle planétaire.
– Des droits et des devoirs universels.
Un régime universel – la mondialisation – serait en train de se mettre en place
avec notre consentement ou sans lui. En vérité, on ne saurait pas ce qu’on veut.
On appelle de ses vœux l’instauration d’un régime universel et l’on se crispe sitôt
qu’il s’annonce. On souhaite une meilleure intégration dans la société civile et l’on
crie à l’assimilation sitôt que cette intégration est réussie. On célèbre les vertus
du métissage et l’on se préserve des mariages mixtes comme d’une trahison. On
proteste contre l’absurde et l’on tombe dans des exacerbations religieuses encore
plus absurdes. Il en est pour voir dans cette tendance une bénédiction, d’autres,
une malédiction. On aurait peur, pour reprendre une expression de Robert Musil,
de l’homme sans qualités qui se profile à l’orée de cette mondialisation, l’homme
dont l’identité se sera étiolée dans le laminage de ses traits particularistes. Soit on
s’en accommode, résistant à l’abîme de sens, soit on s’accroche à un dieu ou à un
démon, à un dieu recouvrant un démon ou un démon recouvrant un dieu. Le cœur
est privilégié. Le sentiment aussi. L’intellect, par trop technique, est abandonné aux
intellectuels. C’est la paresse de penser ou le désespoir de penser. La vague new age
est animée par la recherche du sens mais également par la recherche de la tribalité
ou de la communauté. Dans ce grand monde où règne l’anonymat, on recherche –
ou ne recherche pas – l’intimité d’une tribu ou d’une communauté. L’homme sans
qualités guette l’homme dans ce vaste supermarché où la question des nationalités
connaîtra des rebondissements qui se concluront par autant de râles. En France,
l’émigration change la nationalité française, les mariages mixtes les contours du
peuple juif. Les entités collectives sont travaillées par les mouvements migratoires
et les processus de métissage. Mais le sens du monde est aussi celui de l’amitié entre
les peuples et de la détente dans les relations interhumaines. Il n’est que de prendre
l’avion pour comprendre que nous sommes tous, là haut, dans le même bateau. Le
monde est à conquérir et nul ne se décide à décréter le royaume.
Dans tout cela que deviendra la diaspora marocaine ou magrébine ? Elle se
maintiendra tant qu’elle continuera d’être alimentée par de nouveaux venus et
conservera des amarres culturelles dans les pays d’origine ainsi que des attaches
30
La notion de diaspora à l’ère de la mondialisation
familiales. Jamais sa résistance ne sera aussi pugnace qu’a été la diaspora juive. Parce
que l’islam est une religion universelle, parce qu’il se résout à renouer son dialogue
avec la science après une longue interruption, parce qu’il est insensible aux couleurs
et aux nationalités. Parce que dans ce brassage général ne résistent que les traits
morphologiques et encore peut-on voir un peu partout comment le métissage change
les couleurs et corrige les traits. Mogador est le nom d’une ville. Le nom d’un théâtre.
Le nom d’une rue. Le nom d’un restaurant dans le XVIe arrondissement de Paris. Il
propose des plats et des pâtisseries souiris. Sitôt installé, j’ai annoncé que j’étais de
Mogador ; je m’attendais à un régime de faveur. La carte n’était pas décevante. Le
serveur aussi se disait de Mogador. Son père sinon lui. Il ne connaissait ni la ville ni
le théâtre, ni les Gnawa ni les Hmadsha. Il ne savait rien de Mogador. Il n’était que
de la deuxième génération de l’émigration. J’ai écarté mon dépit. Contre l’humanité
entière : « Comment peut-on être homme et ne pas connaître Mogador ?! » Du
coup, la nourriture n’était plus aussi bonne que dans mes souvenirs où continuent
de griller des sardines et c’est, n’en déplaise aux stratèges politiques, ce goût et cette
odeur de sardines grillées qu’on ne peut transmettre à la prochaine génération…
31
Histoire familiale, parcours individuel
et mémoire collective
Le rabbin Joseph Messas témoin des vagues d’émigration
des juifs du Maroc
Haïm Saadoun
Introduction
Dans son livre Otsar hamikhtavim (Recueil de lettres), le rabbin Joseph Messas
reconstitue les tentatives d’émigration des membres de sa famille, et ce, à partir du
XVIIIe siècle et jusqu’aux années 1960. Le rabbin Joseph Messas (1892-1975) est né à
Meknès dans une famille de rabbins. Il fut grand rabbin de Tlemcen (Algérie) de 1924
à 1940 et grand rabbin du Maroc de 1940 à 1965. Après son immigration en Israël
(1965), il fut grand rabbin de Haïfa de 1965 à1974. Parmi les nombreux ouvrages
qu’il publia : Responsa Mayim Haïm (Fès, 1934), sur la Halakha (interprétation
juridique de la Bible) ; Ner mitsvah (Fès, 1939), sur Hanoukka, et Otsar hamikhtavim
( Jérusalem, 1968, 1971)1. Les trois volumes de cet ouvrage renferment 2 000 lettres
1. Sur le rabbin Messas, voir Z. Zohar, « Mesas (Meshash), Joseph », in Encyclopédie des Juifs dans
le monde islamique, vol. III, p. 393-392 ; D. Biton, Loi, intelligence et contexte historique : le rabbin Joseph
Messas, un décisonnaire halakhique en des temps de changement, thèse de MA, Université hébraïque de
Jérusalem, 2002.
33
en hébreu. Les correspondants sont des plus divers et ne résidaient pas tous en Afrique
du Nord. Les lettres portent sur des sujets tels que l’histoire, les coutumes, la Halakha
et autres, et sont le plus souvent caractérisées par des descriptions très détaillées.
Nous n’avons aucun doute quant à la fidélité des documents reproduits par Messas.
Les informations ont été croisées avec d’autres sources qui indiquent notamment
les vagues d’alyah familiales que l’on retrouve de façon précise dans les événements
historiques que l’auteur mentionne dans son livre2.
Le rabbin Messas, parfaitement versé dans la Halakha, avait une ouverture
d’esprit exceptionnelle et une grande culture générale. Il symbolisait un nouveau
type de rabbin, très critique, qui n’hésitait pas à exprimer ses opinions. Il entretenait
des relations tant en Afrique du Nord qu’ailleurs.
Nous espérons dans cet article contribuer non seulement à la compréhension
des processus de l’alyah originaire du Maroc mais aussi à la mémoire collective
historique qui en a découlé tant au niveau familial que général. Le rabbin Messas
avait une conscience historique très développée et avait compris l’importance de
la documentation. C’est la raison pour laquelle il réunit ses lettres dans un recueil;
lettres qui contiennent à dessein de longues descriptions sur l’ensemble des sujets
sur lesquels il avait été questionné.
L’introduction à Otsar hamikhtavim se base sur un manuscrit qui décrit entre
autres l’histoire de sa famille. Les noms et les dates qui y sont mentionnés ont pu
être vérifiés et sont des données exactes. En partie apologétique, le livre, qui reflète la
complexité de la migration, parle notamment des raisons pour lesquelles leur alyah
n’a pas abouti. Le document ci-dessous est exceptionnel, tant par ce qu’il décrit que
par la puissance de la description :
« Notre premier aïeul, connu sous le nom Honorable rabbin Zikrie Ben Messas, de
mémoire bénie, a eu, en 1713, l’idée de faire son alyah en Terre sainte car à l’époque,
la situation au Maroc était des plus difficiles. En effet, les nomades berbères l’avaient
emporté sur les habitants de la ville. Ils tyrannisaient l’ensemble de la population
et la communauté s’est éveillée, désireuse de sortir de cette situation, voulant faire
honneur à notre terre. Mon aïeul, mon maître était parmi eux. Il a vendu tous ses
2. Henri Tolédano, « Le Judaïsme marocain et le Yichouv d’Eretz Israël : l’histoire des diverses
immigrations des Juifs du Maroc depuis le XVIe siècle et jusqu’au début du XXe siècle », in I. Tartakover (éd.), Pensée hébraïque dans les pays de l’Islam, Jérusalem, 1982, p. 228-252 et idem, « Journal du
voyage de Rabbi Itshak Nissim Tolédano en Eretz Israël : l’immigration des Juifs du Maroc en Eretz
Israël à la fin du XIXe siècle », D’Est en Ouest, vol. III, 1981, p. 141-157.
34
Histoire familiale, parcours individuel et mémoire collective
biens, a organisé toutes ses affaires et se tenait prêt à faire son alyah après la fête de la
Pâque. Mais lors de la néoménie3 du mois d’Iyar4, une guerre a éclaté entre les Arabes
[…] et toutes les routes furent détruites, personne ne pouvait ni entrer ni sortir. Ils
comptaient sur un miracle et malgré l’avis des érudits, ils se sont rendus en ville pour
partir, ils ont été pillés et blessés et ils sont revenus dépouillés de tout, abattus et
tourmentés. Mon aïeul, mon maître a défait ses bagages et était comme assourdi. Il
est décédé dans son grand âge, sans aucune satisfaction, en l’an 1740 et lors de sa
mort, il a ordonné que son fils aîné, mon aïeul et mon maître, Massoud, de mémoire
bénie, exécute ce commandement au plus tôt. »5
Cette description nous renseigne sur le fait que l’alyah du rabbin Zikrie Messas
n’était pas un coup de tête mais un projet bien programmé et qu’il était mû par la
situation politique interne de son temps6, à laquelle il faut aussi ajouter son âge et
sa position. Le rabbin avait vendu ses biens, mis de l’ordre dans ses affaires et s’était
préparé pour la date prévue, après la fête de la Pâque, car comme l’avaient dit les
Sages : « Au mois de Nissan, vous avez été délivrés et au mois de Nissan, vous serez
délivrés. » (Talmud de Babylone, Rosh Hashana, 11-1.) Mais la difficile situation
sur les routes ne permit pas qu’il parte et il décéda au Maroc, « vieux et rassasié de
jours ». Sur son lit de mort, il ordonna à son fils de s’installer en Terre sainte « dès
que cela serait possible », ce fut son testament à sa famille.
Depuis cette époque, et jusqu’aux années 1960, il y eut d’autres tentatives d’alyah
des membres de la famille Messas. Le rabbin Joseph Messas lui-même ne s’installa
en Israël qu’en 1965, immédiatement après l’opération Yachin7 au cours de laquelle
près de 90 000 juifs quittèrent le Maroc et s’installèrent pour la plupart en Israël. Les
tentatives dont le recueil témoigne au cours des deux siècles et demi qui s’écoulèrent
entre la tentative d’ayah du rabbin Zikrie Ben Messas et l’opération Yachin se
rattachent à une histoire plus générale et recoupent la périodisation de l’émigration
des juifs marocains vers Ia Palestine puis vers Israël : du début du XIXe siècle à
3. Nouvelle lune.
4. L’auteur mentionne les mois hébraïques, certains d’entre eux ayant une signification messianique symbolique, pertinente pour l’immigration.
5. Messas, Otsar hamikhtavim, p. 12.
6. Voir M. Abitbol, Histoire du Maroc, Paris, 2009, p. 253-263.
7. L’opération Yachin fut decidée de concert par les autorités marocaines, les représentants du
gouvernement israélien et l’Agence juive en vue de l’émigration des juifs marocains. Elle débuta après
la mort du roi Mohammed V et le naufrage du bateau Egoz en janvier 1961. Les organisations juives
(notamment le HIAS) jouèrent un grand rôle dans cette operation semi-clandestine.
35
l’occupation française de 1912, l’époque coloniale (1912-1956) et de l’indépendance
du Maroc à la guerre des Six-Jours.
L’alyah au XIXe siècle
Les données des recensements de Montefiore que présente le chercheur Michal
Ben Yaakov nous indiquent que le nombre des immigrants marocains en Terre sainte
va croissant au XIXe siècle. Moïse Montefiore (1784-1885, philanthrope juif anglais)
réalisa en Terre sainte cinq recensements en 1839, 1849, 1855, 1866 et 1875. Il s’agissait
pour lui de distribuer l’argent collecté en Europe, mais au-delà, de faire bénéficier
les juifs de Terre sainte des techniques modernes d’administration de l’époque (la
statistique), et de dresser un état aussi précis que possible des besoins et des moyens
de chaque communauté, notamment en matière scolaire. Le classement était fait
soit par ville et par « ethnie »8 soit uniquement par ville. Les données comportent
des données démographiques nominales de toutes les personnes recensées, mais
indiquent aussi l’année de l’immigration, le pays d’origine, la profession et autres. Ces
recensements constituent une mine de renseignements nous permettant de mieux
connaître la société juive en Terre sainte à cette époque. Les données du tableau cidessous résument le nombre des immigrants de l’ensemble de l’Afrique du Nord.
Origine des hommes juifs de Terre sainte nés au Maghreb (1839-1875) (en chiffres absolus)9
Origine
1839
1849
1855
1866
1875
Algérie
189
86
139
86
63
Oran + Tlemcen
129
64
101
48
36
Autres villes
60
22
38
38
27
Maroc
13
116
120
454
316
Villes côtières
3
15
29
121
120
Intérieur des terres
3
68
53
212
106
32
38
71
37
8
9
7
1
Sud
Tunisie, Libye, Gibraltar
1
Occident (sans précision)*
27
48
20
43
72
Total
230
258
288
590
452
*Il s’agit ici des juifs arrivés d’Afrique du Nord et appelés « Occidentaux ».
8. La ville et le pays d’origine des juifs. Il ne s’agit aucunement du classement entre séfarades et ashkenazes.
9. M. Ben Yaakov, L’immigration et l’installation des Juifs occidentaux (Juifs d’Afrique du Nord) en
Terre sainte au XIXe siècle, doctorat, Université hébraïque de Jérusalem, 2003, p. 83. Source : Recensements de Montefiore.
36
Histoire familiale, parcours individuel et mémoire collective
Les données indiquent trois vagues d’immigration du Maroc : la première après
la fin de la guerre entre le Maroc et la France en 1844. Lors du recensement de 1849,
on compte 116 hommes originaires du Maroc pour 13 en 1839. La seconde vague
fut celle de 1855-1864. Le recensement de 1866 indique 454 hommes originaires
du Maroc pour 120 en 1855. La troisième vague fut celle des années 1870. C’est une
erreur de penser que seul un petit nombre de juifs marocains sont venus s’installer
en Terre sainte au XIXe siècle. Les propos suivants, du rabbin Messas, reflètent
l’importance de cette émigration :
« En 560010 (1840), un autre mouvement d’immigration a vu le jour et mon cher père,
Mari, de mémoire bénie, s’est empressé de partir en grand convoi. Le gouverneur de
la ville eut vent de la chose et les arrêta de force car il y avait parmi eux des orfèvres
d’or et d’argent et des tailleurs dont les habitants de la ville avaient besoin car les
Arabes ne connaissaient pas ces métiers.
En 5604 (1844), le gouverneur de la ville vint à décéder et une importante vague
d’immigration vit le jour. Les gens virent un signe dans la guématrie11 de « Et
Jérusalem vous consolera » (5604). De toutes villes arrivaient de grands convois et
au mois de Tévet12, 70 personnes de Meknès partirent […].
Et en 5608 (1848) et en 5610 (1850), l’immigration reprit ; en effet, les vieillards
et les vieillardes avaient fait des rêves et une chose merveilleuse arriva : Yaakov Ben
Naftali eut un fils qui en sortant du ventre de sa mère cria « Dieu a la délivrance »
et se tut. L’enfant mourut le lendemain de sa circoncision. Malgré tout cela, l’alyah
stoppa en raison des dangers que réservaient les chemins […] et en 5613 (1853), il y
eut une vague d’émigration supplémentaire et quelques familles de Meknès partirent
[…] et au mois de Sivan13 de l’année 5615 (1855), il y en eut d’autres […]. »14
Tout cela, ainsi que les recensements de Montefiore, indiquent que l’immigration
en provenance du Maroc fut un phénomène continu au XIXe siècle. Certains
partaient seuls, d’autres en groupes comptant des dizaines de personnes. En 1838,
la famille Chelouche vint s’installer en Israël. C’est à eux, entre autres, que l’on doit
la renaissance du peuplement juif dans la ville de Jaffa15. Dans les années 1860, les
10. Année hébraïque.
11. La guématrie est un procédé numérologique utilisé par les kabbalistes.
12. Mois hébraïque.
13. Mois hébraïque.
14. Messas, Otsar hamikhtavim, p. 14.
15. Ils furent parmi les premiers à immigrer en Terre sainte au XIXe siècle et à contribuer à la renaissance du peuplement juif à Jaffa. Aharon Chelouche (1829-1920) était orfèvre et agent de change. Il
acquit de nombreuses terres durant les années 1880 sur lesquelles furent bâtis de nouveaux quartiers
37
familles Amiel et Abushdid arrivèrent du Maroc. C’est à elles que nous devons la
construction de synagogues dans la vieille ville de Jérusalem où ils comptaient parmi
les notables. L’année 1840 eut une importance toute particulière. Les modifications
du statut des juifs en Europe au début du XIXe siècle et les changements de régime en
Terre sainte donnèrent naissance à des espoirs messianiques chez les juifs de divers
pays, espoirs dont l’apogée se situe en 1840 (5600), date à laquelle, selon le saint
livre de la Kabbale, Le Zohar, « les voies de la sagesse s’ouvriront et Dieu délivrera
les juifs ». Ces espoirs messianiques entraînèrent des vagues d’immigration en Terre
sainte. À la fin du XVIIIe siècle (1773), des hassidim sont venus s’installer en Terre
sainte. Il s’agissait pour la plupart d’entre eux de disciples du Baal Chem Tov. Une
des plus importantes immigrations du début du XIXe siècle fut celle des élèves du
Gaon de Vilna, venus en groupe, dans l’attente de l’arrivée du Messie mais surtout
pour vivre à l’écart de la vie matérielle et se vouer en toute pureté au culte divin.
Parmi les immigrants, on comptait également des rabbins dont les plus connus
étaient le rabbin Yaakov Abihsira, décédé à Damanhour en Égypte en 1881 et sur le
tombeau duquel de nombreux juifs marocains se rendent en pèlerinage ; il y avait
aussi David Ben Shimon, arrivé en 1885, qui devint de chef de la communauté
« occidentale » de Jérusalem. Les rabbins marocains s’intégrèrent en tant que chefs
d’écoles talmudiques, écrivains, émissaires rabbiniques, etc. Ils s’installèrent pour la
plupart à Tibériade et à Jérusalem. Il se peut que certains d’entre eux aient choisi de
s’installer en Terre sainte et non ailleurs, pas uniquement pour la sainteté du pays
mais aussi pour d’autres raisons comme l’existence d’une communauté de personnes
originaires du Maroc (comme les « Occidentaux » de Jérusalem), la possibilité de
publier des livres et de servir d’émissaire rabbinique dans d’autres pays, pour les
rapports avec les rabbins locaux, etc. Cependant, les rabbins du Maroc choisirent
de s’installer dans d’autres pays également. Le témoignage du rabbin Yaakov Moshé
Tolédano (1880-1960) ci-après, nous indique les autres possibilités d’immigration.
Il écrit :
« En raison de tout ce qui s’est passé et dont nous avons souvenir au cours des 70
dernières années, les juifs du Maroc pensaient qu’ils étaient en difficulté et une
grande partie d’entre eux partit et ils se dispersèrent dans divers pays. Nombreux
juifs. Ses fils, Avraham Haïm (1867-1925) et Yossef Eliahou (1870-1934), étaient négociants et fondèrent une société de matériaux de construction. Yossef était actif au sein du comité des occidentaux
et compte parmi les fondateurs de Tel Aviv. Il sera plus tard membre du conseil municipal de la ville
de Jaffa et de Tel Aviv. Il a rédigé ses mémoires dans L’Histoire de ma vie (Tel Aviv, 1930).
38
Histoire familiale, parcours individuel et mémoire collective
furent ceux qui partirent pour s’installer dans les pays d’Orient où il y avait déjà des
communautés occidentales […] mais un nombre assez important de juifs marocains
s’installa aussi en Europe et au Brésil et en Amérique, et ce, depuis le début du siècle,
ainsi qu’en Espagne et au Portugal, pays qui avaient expulsé leurs juifs il y a plusieurs
siècles […]. »16
Quelles étaient les raisons de l’alyah en provenance du Maroc ? La poésie, qu’elle
soit liturgique ou pas, nous renseigne sur le rapport des juifs du Maroc à la Terre
sainte. Intéressants également, à ce propos, sont les décisions rabbiniques, le rapport
aux émissaires rabbiniques et les dons faits aux juifs en Terre sainte. Les chercheurs
ont relevé que les rabbins marocains accordaient en général la préférence, dans leurs
décisions, aux émigrants de Terre sainte par rapport aux membres de la communauté
restés au Maroc, à la différence des rabbins d’Europe orientale17. Cette préférence,
couplée à l’immigration des rabbins eux-mêmes, nous renseigne, ne serait-ce que
partiellement, sur les raisons de l’immigration des juifs du Maroc au XIXe siècle. Il
est certain que, pour une partie d’entre eux, les motifs étaient des motifs religieux,
comme par exemple respecter les dernières volontés d’un être cher, la volonté d’y
être enseveli, l’annulation de vœux, ou autres.
Comme l’a indiqué le rabbin Joseph Messas, la situation politique interne au
Maroc était l’une des principales raisons qui poussait les juifs à faire leur alyah. Le
rabbin Messas parle de l’année 1790, année de l’avènement du sultan Yazid :
« […] tous les juifs du Maroc étaient à la merci de ses soldats qui tuaient, pillaient
et violaient les jeunes femmes et les jeunes filles et à Meknès, la situation était bien
pire, les mots ne suffisent pas pour la décrire. La volonté de faire son alyah en Terre
sainte a repris et nombreux sont ceux parmi les habitants de la ville qui ont pris leur
bâton et se sont dispersés aux quatre vents. Certains sont partis pour la Terre sainte,
d’autres pour des villes d’Algérie et de Tunisie […]. »18
La comparaison entre les données de l’immigration en provenance du Maroc
et celle d’Algérie et de Tunisie, telles qu’elles se reflètent dans les recensements
de Montefiore, appuie également la thèse selon laquelle les troubles politiques
16. Y. M. Tolédano, Ner Hamaarav, L’histoire des Juifs du Maroc, Jérusalem, 1911, p. 206
17. Voir par exemple A. Bashan, « Les relations traditonnelles entre les Juifs d’Orient et le Yichouv
en Eretz Israël », Peamim, 1979, p. 15-22 : idem, « Le lien des Juifs du Maghreb à Eretz Israël et
l’attente messianique dans des écrits chrétiens, du XVIIe au XXe siècle », Bar Ilan, 1977, p 160-175 ;
« L’attitude des sages du Maroc aux XVIIIe et XIXe siècles envers l’alyah en Eretz Israël », Vatkin, 1975,
p. 35-46.
18. Messas, Otsar hamikhtavim, p. 13.
39
contribuèrent à l’émigration et vinrent se greffer sur les raisons religieuses. Le
recensement de 1839 indique que les immigrants d’Algérie étaient plus nombreux
que ceux en provenance du Maroc : 189 contre 13. En effet, la conquête de l’Algérie,
les violences et les changements politiques qui l’ont accompagnée ont favorisé le
départ de juifs et de musulmans qui craignaient pour leur sécurité. Il faut également
savoir que les quinze premières années de cette conquête furent des années de guerre
et de destruction des institutions communautaires juives de la régence ottomane.
Le régime français une fois bien établi en Algérie, le nombre des immigrants baissa.
En Tunisie, la situation des juifs était relativement bonne et on ne compte aucun
immigrant. Pendant la seconde moitié du XIXe siècle, on remarque une baisse
progressive du nombre des immigrants algériens et une hausse sensible du nombre
des immigrants marocains, pays où la situation des juifs continuait à être des plus
difficiles.
En plus des motifs politiques et religieux, mentionnons également un motif
messianique : 1840 fut une année de tension messianique au Maroc, comme en
témoigne le rabbin Messas. Cependant, il est intéressant de noter qu’en Algérie,
l’atmosphère était toute autre. Nous pouvons peut-être en conclure que le
motif messianique était ancré dans une réalité et avait rapport avec des dates
symboliques19.
L’alyah à l’époque coloniale (1912-1956)
Le rabbin Joseph Messas a bien exprimé la signification pour les juifs du début de
la colonisation française du Maroc. Voici ce qu’il écrivit :
« …Les Français sont venus et ont conquis la ville et les juifs étaient en joie, leur
vie a changé du tout au tout, le commerce et l’industrie étaient florissants et les juifs
montaient dans la hiérarchie sociale, ils bâtissaient des maisons, plantaient des vignes
et ils avaient totalement oublié l’immigration en Terre sainte. »20
Le rabbin Messas étaient conscient de la relation entre la situation politique, sociale
et économique et la volonté des juifs d’immigrer. Il s’est demandé : « Que Dieu nous
a-t-il fait ? Au lieu d’éliminer l’exil, nous avons l’intention de le prolonger. »21
19. L’année 1840 voit l’émergence de ce motif messianique au Yémen ( Judah ibn Shalom, connu à
Sanaa sous le nom de Shuker Kuhayl, qui est finalement exécuté sur l’ordre du pouvoir en 1865 après
une prédication à laquelle de nombreux musulmans auraient eux aussi adhéré).
20. Messas, Otsar hamikhtavim, p. 17.
21. Ibid.
40
Histoire familiale, parcours individuel et mémoire collective
Et les faits viennent en effet corroborer l’affirmation de Messas, selon laquelle
il n’y a pas eu d’immigration significative jusqu’à la Seconde Guerre mondiale et
pendant celle-ci, la situation de guerre et le contexte en Palestine faisant obstacle
à l’alyah des juifs. De façon significative, il décrit très rapidement les années 19471956. Il sait que des milliers juifs du Maroc font leur alyah à ce moment-là mais
peut-être ne trouve-t-il pas alors les forces mentales de se couper de l’exil et de faire
comme eux22.
Nous pouvons diviser l’immigration à l’époque coloniale en 4 périodes. La
première est celle de la vague d’immigration de 1918-1921, qui échoua en grande
partie et pour laquelle la plupart des immigrants retournèrent dans leur pays.
La deuxième période, de 1920 à 1947, n’a connu qu’une faible immigration en
provenance du Maroc. Durant la troisième période de 1947 à 1949 le judaïsme
marocain occupa une place importante dans l’immigration clandestine. Enfin,
pendant les années 1949-1956, des dizaines de milliers de juifs marocains virent
s’installer en Israël.
La première période – l’échec (1918-1921)
Quatre cents juifs du Maroc firent leur alyah entre 1918 et 1921, notamment de
Fès, de Séfrou et de Meknès. Le rabbin Haïm Ovadia décrivit ainsi cette émigration :
« Nous sommes conscients du fait que ces derniers temps, nombre de nos
coreligionnaires sont mus par un fort sentiment et une forte passion d’aller s’installer
dans la ville sainte de Jérusalem, puisse-t-elle être rétablie sans délais de nos jours.
Cette passion les a enflammés tant et si bien qu’ils méprisent l’argent et l’or qu’ils
possèdent ; ils ont vendu tous leurs biens et leur bétail à des prix dérisoires et espèrent
qu’une fois arrivés, ils pourront gagner leur vie grâce au négoce ou à l’artisanat comme
ils en avaient l’habitude dans les villes du Maroc. »23
La date de cette immigration est liée à la déclaration Balfour (2 novembre 1917),
à la Conférence de San Remo (1920) et au début du mandat britannique en Terre
sainte. La déclaration de Balfour fut accueillie avec joie au Maroc, comme dans
22. Le rabbin avançait plusieurs arguments pour expliquer sa réticence à s’installer en Terre sainte à
une époque de calme et de sécurité relative sur les chemins. Le premier étant qu’il n’avait pas réussi à
« vaincre les forces qui le poussaient à rester en diaspora ». Le second était qu’en 1924 il fut nommé
grand rabbin de Tlemcen en Algérie, puis qu’il devint en 1940 grand rabbin du Maroc et était obligé
de servir la communauté. Il signale enfin que, vers la fin des années 1930, il tomba malade et ne fut
sauvé que par miracle.
23. D. Ovadia, Kehilat Sefru, Jérusalem, 1975-6, vol. II, p. 95-96.
41
l’ensemble du monde juif. Des poèmes liturgiques furent rédigés en son honneur et
pour certains rabbins, ce fut le « début de la délivrance ». Le rabbin David Danino
écrit :
Voici mon explication du texte (Isaïe, I) : « Sion sera sauvée par la justice et ses
habitants par la charité » signifie que Sion, sur la scène internationale, sera sauvée
également par la justice mondiale. Ses habitants, en Israël, le seront par la charité, soit
le Keren Hayessod et le Keren Kayemet24 et les Shekalim25. Et Dieu nous a donné le
puissant gouvernement britannique, robuste bras de notre seigneur le roi, immense
Georges V, excellence dont s’étendra le royaume, qui nous a fait une déclaration par
l’entremise de son grand adjoint, Lord Balfour, à qui Dieu a donné la miséricorde
[…]. »26
La déclaration Balfour et le début du mandat britannique en Terre sainte
éveillèrent des sentiments d’ère messianique, outre la certitude que là naissait
une entité juive politique d’importance. Cette alyah, originaire de Fès, échoua et
la majorité des immigrants retourna au Maroc27. Des chansons ont notamment
conservé la trace de cette vague d’immigration :
Hanna Laskar, sur les démunis revenus à Fès, au début des années 1920
Nous étions des pèlerins
Les chaussures à la main
Nous avons vendu nos meubles, sans rien nous sommes restés
Et personne n’a eu pitié
À Fès, nous sommes revenus
Sans rien, sans un linge
L’un était nu, l’autre démuni de tout, le troisième allait pieds nus.
Et la caution était aux mains de Haïm Levy.28
L’un des immigrants décrivit la situation économique en Palestine dans une lettre
envoyée à Fès, fin février 1921 :
24. Ces deux organisations étaient chargées de recueillir des fonds des juifs étrangers destinés à la
Terre sainte.
25. Cotisation au Mouvement sioniste.
26. David Danino, Le Sceptre d’or, Casablanca 1938, p. 54-56.
27. Cf. la contribution de Yaron Tsur, « L’exode de Fès », dans le deuxième volume de cet ouvrage.
28. J. Chetrit, « La Terre sainte dans la poésie des Juifs du Maroc au XXe siècle », Mikedem
Oumiyam VII (2000), p. 37.
42
Histoire familiale, parcours individuel et mémoire collective
« En Terre sainte, il n’y a pas d’emploi et il n’y a pas de commerce. Même Meir Sabbah
et son fils, qui travaillaient précédemment en tant que menuisiers, sont aujourd’hui
sans ouvrage. Dites à ceux qui prévoyaient de faire leur alyah en Terre sainte d’annuler
leur voyage car ici, on a faim et la vie est très chère […]. Dites à Pinhas Seroya qu’il
renonce à son voyage en Terre sainte. »29
D’après cette lettre, les difficultés économiques sont la raison de l’échec de cette
alyah et du retour des émigrants à Fès. Le livre de Haïm Levy, déjà mentionné, va
également dans ce sens :
[…] Malheureusement, leur espoir tourna à la déception car à leur arrivée aux portes
de Jérusalem, ils rencontrèrent de nombreux obstacles. Le commerce et l’artisanat ne
prospéraient pas, le taux du franc (très bas) venait s’ajouter aux difficultés de l’époque,
les soucis les poursuivaient et ils y laissèrent toutes leurs forces. Nombreux furent
ceux qui se résolurent à courber l’échine, à soulever des pierres et du sable, mais rien
n’y fit. Ils étaient désespérés. Le seul moyen pour eux de sortir de ce mauvais pas était
de rentrer dans leur pays, de reprendre la place qu’ils avaient quittée. Ainsi, chaque
jour ils rentrent, amers, ils ont tout perdu, ils n’ont plus d’argent […].30
Les autorités françaises au Maroc, avec l’aide des représentants de l’Alliance israélite
universelle au Maroc et en Terre sainte, exploitèrent l’échec de cette immigration pour
imposer de plus grandes difficultés à ceux qui voulaient partir. Le conseil central de
l’Alliance demanda à ses représentants au Maroc d’agir pour « freiner ce mouvement
d’immigration qui risque d’amener une catastrophe sur ces pauvres gens qui suivent
aveuglément des propositions insensées, voire criminelles ».
La deuxième période – la décrue de l’immigration (1920-1947)
D’après les données du Département de l’immigration de l’Agence juive, 560
personnes immigrèrent d’Afrique du Nord entre 1919 et 1948. Ce chiffre est inexact.
Il se rapporte à l’immigration des années 1920 et ne comprend pas les données de
l’immigration clandestine de 1947-1949. Voici les chiffres : 51 immigrants entre
1919 et 1923, 30 immigrants entre 1924 et 1931, 94 immigrants entre 1932 et 1938
et enfin 251 immigrants entre 1939 et 1945.
Selon les données du registre de la population de l’État d’Israël en 1949, ils furent
deux fois plus nombreux à arriver d’Afrique du Nord. Ce chiffre, également très bas,
confirme que l’immigration était faible.
29. D. Cohen, « Lyautey et le Sionism (1915-1925) », Revue francaise d’histoire d’outre-mer, vol. 67,
n° 248-249, 1980, p. 269-300.
30. D. Ovadia, op. cit., p. 95-96.
43
Le fait que le rabbin Messas ne parle ni de ces années ni de l’immigration
importante des années 1918-1921 indique certainement que les chiffres étaient
minimes. On pourrait penser que c’est en raison du fait qu’à cette époque (19241940), il était le rabbin de la communauté de Tlemcen en Algérie ; mais si des
membres de sa famille avaient pris part à cette vague d’immigration, il l’aurait sans
aucun doute mentionné. L’examen des dossiers du Département de l’immigration
de l’Agence juive de cette époque indique que les juifs du Maroc ne se pressaient
pas aux portes du Département de l’immigration de l’Agence juive pour obtenir
des permis d’immigrer. Il semble donc que l’alyah fut reléguée au second plan pour
diverses raisons.
Pourquoi l’émigration ne fut-elle pas à l’ordre du jour durant ces années ? Les
routes étaient pourtant plus sûres et les moyens de transport plus accessibles. En
Terre sainte, les bases du futur État d’Israël étaient posées et, au Maroc, les activités
sionistes existaient, bien que limitées. Tout cela aurait donc dû contribuer à
l’émigration.
Les raisons de cette situation stagnante sont multiples. Tout d’abord, la déception
liée à l’échec de l’alyah des années 1920 et le retour de la plupart des immigrants au
Maroc. Ensuite, les autorités françaises suivaient avec inquiétude l’émigration et le
sionisme. Ce type d’activités était interdit au Maroc et les juifs évitaient tout ce qui
aurait pu être interprété comme une provocation par les autorités françaises afin de
ne pas se mettre en danger, eux-mêmes ou leur famille. Troisièmement, pour entrer
en Terre sainte, il fallait obtenir un certificat ; or, à cette époque, le mouvement
sioniste ne considérait pas les juifs du Maroc et des pays d’islam comme le vivier
humain qui allait sous-tendre le peuplement de l’État d’Israël. Enfin et surtout ( ?),
la colonisation avait engendré des espoirs de changement pour le statut juridique des
juifs ainsi que l’amélioration de la situation financière et sécuritaire de chacun. Tout
cela produisit des conditions relativement aisées pour les juifs vivant au Maroc. Les
juifs marocains avaient constamment à l’esprit l’exemple des juifs tunisiens, mais
plus encore celui des juifs d’Algérie, et ils voulaient s’intégrer dans cette nouvelle vie
au Maroc et tirer au mieux parti de ces changements.
La position de Yehia Zagouri31, chef de la communauté de Casablanca à cette
époque, reflète l’espoir placé en des changements bienvenus qui faciliteraient la vie
31. Malheureusement, il n’existe pas encore à ce jour de bonne monographie sur Yehia Zagouri ni
sur ses activités au Maroc.
44
Histoire familiale, parcours individuel et mémoire collective
des juifs au Maroc. Il « pensait naïvement que le sionisme à l’époque n’était pas bon
pour les juifs du Maroc. Avec la conquête du pays par les Français, les juifs au Maroc
ont commencé à jouir d’une certaine liberté, de droits ; les institutions juives se sont
réorganisées et les écoles se sont mises à mieux fonctionner, sans interruption »32.
Le journal L’Union marocaine présentait la foi dans la culture française des chefs
de la communauté et des représentants de l’Alliance au Maroc comme un élément
fédérateur de la société juive, susceptible de changer l’attitude de la France envers le
statut juridique des juifs du Maroc et de leurs institutions communautaires.
La troisième période – l’immigration clandestine (1947-1949)
Entre 1947 et 1949, 15 000 personnes quittèrent le Maroc, soit 7 % de la
population juive marocaine qui décida, très rapidement, de s’installer en Israël. La
majeure partie de cette alyah fut une migration clandestine, tant en ce qui concerne
le départ du Maroc que l’entrée en Terre sainte sur des bateaux d’immigration
clandestine. Les juifs marocains prirent une part active à cette alyah, événement
historique de premier plan.
Il faut distinguer deux sous-périodes. La première fut celle de l’alyah directe en
provenance d’Algérie qui débuta en février 1947 et se termina en novembre 1947.
Trois bateaux partirent : en mai, le Yehuda Halévy avec à son bord 400 immigrants
clandestins, en juillet le Shivat Sion avec à son bord 430 immigrants clandestins
et en novembre, le Haportzim avec 50 immigrants clandestins. Les deux premiers
bateaux furent interceptés et leurs passagers envoyés à Chypre, le troisième réussit
à traverser le blocus britannique et ses passagers furent conduits, comme c’était
l’usage, vers des localités près de la zone de débarquement (Nitzanim). Après le
départ de ces quelques 900 personnes, il restait encore en Algérie des milliers de
juifs qui attendaient leur tour. La plupart des juifs restant étaient des originaires du
Maroc arrivés en Algérie afin de faire leur alyah en Terre sainte33.
La seconde sous-période est celle qui va de novembre 1947 à mars 1949, celle de
l’Alya Beth34 : des milliers de juifs partirent pour Israël en passant par l’Algérie, puis
32. D. Cohen, « Lyautey et le Sionisme (1915-1925)», Revue française d’histoire d’outre-mer, vol.
67, n° 248-249, 1980, p. 269-300.
33. H. Saadoun, « L’immigration clandestine d’Afrique du Nord en Palestine », Pardes, 17/1993,
p. 160-186. Une monographie sur l’immigration clandestine à cette époque est en préparation.
34. Immigration clandestine.
45
par Marseille. Pour les candidats à l’émigration, l’attente fut difficile et les émissaires
de l’immigration à Alger, Yaakov Karoz, Yani Avidov et Jacques Motola firent tout
pour organiser au mieux les choses. À cette époque, les émissaires avaient loué des
bâtisses près d’Alger et avaient créé une sorte de campement pour les nouveaux
immigrants en transit. Les conditions étaient particulièrement difficiles : manque
de nourriture, densité de la population, etc. Plus l’attente se prolongeait, plus les
nouveaux immigrants avaient du mal à trouver ce qu’il leur fallait pour survivre.
Quel fut le moteur de l’immigration clandestine ? La position de la France au
Maroc après la Seconde Guerre mondiale n’était plus celle du passé. Les Marocains
avaient désormais en vue leur indépendance ; le débarquement américain y fut
également pour quelque chose. Après la guerre, les Français ne modifièrent pas
leur politique traditionnelle au Maroc. Ils continuaient à s’opposer officiellement
au sionisme mais décidèrent en réalité de fermer les yeux sur les activités sionistes.
Ce fut une période relativement bénéfique pour les activités sionistes au Maroc,
les activistes réussirent à faire passer à un certain nombre de juifs le message que
l’existence juive au Maroc n’avait plus d’avenir et que c’était le moment de réaliser la
vision de l’alyah en Terre sainte.
Nous retrouvons ce sentiment dans le témoignage de Rachamim Cohen, un juif
de Casablanca. Dans une lettre datant de novembre 1947 au « Premier ministre
israélien », il décrit le processus de l’alyah en Israël et dévoile, ce faisant, ses propres
motifs. Rachamim Cohen a été déçu de ne pas être monté sur l’un des trois bateaux
clandestins, sa femme et son jeune fils avaient séjourné eux dans un camp à Chypre.
Il raconte que quand il a appris que s’organisait une immigration pour peupler le
pays, il avoua à un ami qui lui proposa de se joindre aux émigrants : « Je veux partir
parce que j’ai le désir d’aider mon pays, la fièvre de la patrie m’habite. J’ai été alors
voir ma femme et lui ai dit avec beaucoup d’enthousiasme que la Terre sainte était
un endroit merveilleux et beaucoup d’autres choses. Mais cela n’eut pas d’effet sur
elle. » Rachamim Cohen n’avait pas de gros moyens. Il ne travaillait que deux jours
par semaine et aidait ses parents. Il dit de sa situation financière : « […] Nous avions tout ce qu’il fallait à la maison, suffisamment pour un an, sauf
de la viande et du poisson et j’étais heureux matériellement et spirituellement […]
et j’ai quitté tout cela pour l’amour de la patrie bien que je sache qu’il est impossible
de vivre ainsi en Israël. »35
35. Archives militaires nationales S6 4583, De Rachamim Cohen au « Premier ministre du gouvernement juif indépendant », 20 novembre 1947.
46
Histoire familiale, parcours individuel et mémoire collective
Les propos de Rachamim Cohen expriment autant un désir religieux que
des motifs sionistes. En effet, au début de sa lettre, il raconte qu’un « ami du
mouvement » [sioniste] est venu le trouver. Il semble donc que ses motifs soient
essentiellement idéologiques. Les propos d’Ephraïm Ben Haïm, l’un des principaux
émissaires de l’immigration clandestine, vont également dans ce sens :
Je t’écris dans le train. Je t’écris simplement, comme ça vient. Tabenkin, si seulement
je pouvais te faire partager mes sentiments, si seulement tu pouvais voir ce que j’ai
vu et entendre ce que j’ai entendu, tu comprendrais la foi que j’ai en cette diaspora.
J’ai voyagé, visité la campagne, les villes et les villages. Ici, il y a 500 juifs, là, une
communauté comptant des milliers de personnes. J’ai été dans les maisons de juifs
simples, le shabbat, à Pessah et en semaine. Je suis monté à la Thora, j’ai eu des
discussions, on m’a tout raconté. Quel amour d’Israël ils portent dans leur cœur ! Ce
sont des passionnés. Des champs en friche que personne n’a ensemencés donnent
leurs fruits. Ils ont soif de savoir, ils languissent […]. Les juifs veulent venir en grand
nombre. C’est une véritable sortie d’Égypte qui est ici prévue […].36
Les témoignages de Rachamim Cohen et d’Ephraim Ben Haïm correspondent aux
motivations de la première période de l’alyah clandestine, soit jusqu’en novembre 1947.
Cependant, la majeure partie de l’alyah clandestine se déroula à partir de mai
1948. Les raisons de la migration étaient alors plus claires : d’une part, la création
de l’État d’Israël et, d’autre part, les craintes quant à l’avenir au Maroc. Ces craintes
se renforcèrent suite aux émeutes du 7 juin 1948 dans la ville frontalière d’Oujda et
dans la ville voisine de Jerada au cours desquelles 42 personnes trouvèrent la mort.
Les émeutes éclatèrent après la déclaration du sultan portant sur la guerre en Israël et
son refus qu’elle affecte les relations entre juifs et musulmans au Maroc37. Il semble
que cette déclaration, ainsi que les émeutes d’Oujda et de Jerada aient entraîné une
« psychose de la fuite », comme l’a décrit Shmuel Ben Itto, l’un des émissaires actifs
au Maroc à cette époque38. Nous pouvons donc affirmer que les troubles politiques
au Maroc et au Moyen-Orient ainsi que les interprétations messianiques données
aux événements, furent les moteurs de cette alyah.
36. Archives du mouvement kibboutzique unioniste, Archives de la fin de l’autorité de l’Alya Beth,
22 juin 1947, d’Ephraïm à Saül Avigur.
37. Voir, Yvette Katan, Oujda, une ville frontière du Maroc (1907-1956), L’Harmattan, Paris, 1990 ;
H. Saadoun, «L’immigration illégale d’Afrique du Nord en Palestine», Pardes, 17/1993, p. 160186.
38. Archives de l’histoire de la Haganah, dossier 14/5a « État de la fuite et de l’émigration du
Maroc », il semble que la date du document soit le 17 février 1949.
47
Quelles en furent les caractéristiques ? Tout d’abord, ce fut la première alyah
clandestine organisée entièrement par le mouvement sioniste, plus précisément
par les activistes sionistes locaux et les émissaires de l’Alya Beth, formés dans les
kibboutz, parmi lesquels Avi Avidov, Ephraïm Ben Haïm, Ygal Cohen et Kalev Castel.
Avant cela, ceux qui voulaient faire leur alyah en Israël le faisaient individuellement
ou en groupes qui s’organisaient au hasard. Pour la première fois dans l’histoire de
l’alyah en provenance du Maroc et du Maghreb, le mouvement sioniste participait
en termes de formation, notamment par l’action de quelques activistes locaux et
émissaires du mouvement unioniste du Kibboutz Mehuhad, qui faisaient appel
aux contacts existants entre les émissaires du mouvement et ceux de l’Alya Beth.
En outre, pour la première fois aussi, des représentants sionistes de trois pays du
Maghreb agissaient de concert pour organiser l’alyah. La plupart des activistes
en Algérie étaient d’origine tunisienne mais la plupart des migrants, comme nous
l’avons déjà indiqué, venaient du Maroc.
Il y avait plusieurs façons de recruter les candidats à l’alyah : par des contacts
personnels, des interventions devant des groupes, le bouche à oreille (comme pour
Rachamim Cohen). Sam Avital et Eli Moyal étaient chargés d’organiser l’alyah.
Les informations partielles que possèdent les chercheurs permettent de dire
qu’en général, les migrants étaient recrutés dans les villes et non dans les villages,
principalement dans les villes du nord et à Casablanca. Après avoir été informés,
les candidats à l’alyah étaient regroupés, transférés en Algérie puis en France, par
bateau ou par avion. En outre, les sources indiquent que ce fut essentiellement une
migration de familles, allant à l’encontre des prévisions des organisateurs. Raphaël
Hamal, l’un des émissaires, exprima sa déception concernant le « capital humain »
après la traversée du Yehuda Halévy en mai 1947 :
« Le capital humain était composé d’environ 600 personnes, dont 300-400 étaient
des jeunes gens et des jeunes filles âgés de 20-25 ans. Ils venaient pour la plupart du
Maroc. Nous les avons faits venir en pensant qu’il s’agissait là du meilleur capital
humain possible pour l’immigration. Mais nous nous sommes rapidement aperçus
que le pourcentage des membres du mouvement et celui ayant un avenir positif
et productif en Israël était des plus faibles. On compte parmi eux des membres
de mouvements de jeunesse (20-25 personnes) et une soixantaine d’artisans ou
d’ouvriers, des gens utiles qu’il est possible de rendre productifs pour le pays. Tout le
reste (250-300 personnes) est composé de gens frivoles qui vivaient du marché noir,
de gens qui finiront par tuer, voler et aller à l’Irgoun […]. »39
39. Rapport Hemla, Archives du mouvement kibboutzique unioniste, dossier 233/14, juin 1947.
48
Histoire familiale, parcours individuel et mémoire collective
Tout cela exprime au-delà de l’opinion personnelle de l’émissaire, le dédain des
juifs de Terre sainte pour les immigrants d’Afrique du Nord. Après novembre 1947,
ce sont essentiellement des familles qui émigrent.
Les tentatives des juifs pour quitter clandestinement le Maroc (ce qui les
mettait en danger mais aussi leurs familles et leur entourage) pour tenter de tout
recommencer en Terre sainte, était un phénomène nouveau dans l’histoire du
judaïsme marocain. Nouveau par son ampleur, ses méthodes et ses moyens, mais
surtout par sa signification historique pour le judaïsme d’Afrique du Nord.
Les organisateurs de l’alyah clandestine se mettaient en grand danger car, au
Maroc, le respect des directives et exigences du résident général faisait partie du
comportement normatif qui permettait de veiller à la sauvegarde de l’ordre public.
Les juifs, qui étaient un maillon faible de la population, veillaient au respect de ce
principe, encore plus que les musulmans. Les risques liés à l’immigration clandestine
et le courage nécessaire pour s’y exposer étaient donc l’expression de la protestation
contre la France, et la manifestation d’une déception envers le régime français.
Cependant, on assista à une coopération entre les organisateurs de l’alyah clandestine
en France et en Afrique du Nord et les autorités françaises qui les aidèrent, pour
diverses raisons, à trouver des solutions à des problèmes d’organisation. Cette aide
fut l’un des éléments de réussite.
En mars 1949, les négociations menées par le Dr Yaakov ( Jacques) Gershoni,
représentant de l’Agence juive, et Alphonse Juin, résident général de France au Maroc,
prirent fin. Les deux parties comprirent que seul un accord réglementant et contrôlant
l’émigration permettrait de faire face à l’ampleur des départs du Maroc. Cela mit
fin à l’alyah clandestine des juifs du Maroc. La perspective historique aidant, nous
pouvons maintenant dire que ce fut la première grande période de migration des juifs
marocains au cours de laquelle le schéma d’une immigration contrôlée prit forme
(celui d’une immigration sélectionnée), mais aussi, dans une certaine mesure, celui
de l’immigration clandestine. Les juifs du Maroc partis sur les deux premiers bateaux
arrivèrent dans des camps d’internement britanniques à Chypre. La rencontre entre
les immigrants clandestins européens et les immigrants marocains fut traumatisante40
40. H. Saadoun, « L’immigration clandestine d’Afrique du Nord en Palestine », Pardes, 17/1993,
p. 160-186. La rencontre fut traumatisante en raison des différences dans le mode de vie, dans les
habitudes des juifs des diverses régions mais aussi parce que la plupart des immigrants clandestins
d’Europe étaient des survivants de la Shoah.
49
et l’on peut dire que c’est là que naquirent les premiers bourgeons de cette difficile
rencontre entre les juifs marocains et la « société israélienne » en devenir.
La quatrième période – la grande alyah (1949-1956)
Pendant la période de la grande alyah des juifs du Maroc, entre 1949 et 1956,
les services de l’immigration israéliens dénombrèrent 115 496 juifs marocains
entrés en Israël41. En 1950 et 1951, l’immigration fut assez importante puis
baissa sensiblement en 1952 et 1953. À partir de 1954, le nombre des immigrants
augmenta à nouveau. L’ampleur de l’immigration en provenance du Maroc en 1955
et 1956 témoigne de l’importance du facteur de l’accès à l’indépendance du Maroc.
Cependant, les données ne nous permettent pas de savoir de quelles localités
provenaient les immigrants car nous ne possédons pas les données internes. L’une
des caractéristiques démographiques frappantes du judaïsme marocain à l’époque
coloniale était la migration intérieure. Casablanca, par exemple, était essentiellement
une ville d’immigrés, notamment juifs.
Les raisons de la grande alyah de 1955-1956 sont à la fois le rapport traditionnel
à la Terre sainte, le fait que le pays devenait une réalité tangible et la situation interne
au Maroc. La crainte de la part des juifs d’une détérioration de la situation dans
le Maroc indépendant se renforça suite aux événements de Petit-Jean (aujourd’hui
Sidi Kacem), le 3 août 1954, au cours desquels 5 juifs trouvèrent la mort. À cela
s’ajoutèrent, en juillet-août 1955, des actes de vandalisme contre des biens juifs
à Casablanca, Safi et Mazagan, événements qui firent aussi des blessés juifs. La
réaction à ces événements fut une intensification de l’émigration, principalement à
destination d’Israël. À cette époque, l’alyah, à la différence des époques précédentes,
était organisée. Elle était encadrée par l’accord Juin-Gershoni qui avait établi des
quotas d’émigration pour les juifs. L’Agence juive était responsable de l’organisation
de l’alyah et étant donné qu’il ne s’agissait pas d’une émigration de détresse ni d’une
émigration de l’ensemble de la communauté du Maroc, comme en Libye, au Yémen
ou encore en Irak, le processus était plus lent et plus minutieux. Les organisateurs de
l’alyah durent faire face à de nombreux problèmes : Comment traiter les candidats à
l’alyah atteints de maladies infectieuses ? Comment veiller à ce que ces gens soient
productifs pour l’État d’Israël ? Comment agir face à l’attitude de la population
41. Les données ont été recueillies dans diverses sources du Département de l’alyah de l’Agence
juive.
50
Histoire familiale, parcours individuel et mémoire collective
marocaine et du gouvernement français ? À cela virent s’ajouter des questions
cruciales sur les implications de la disparition de villages difficiles d’accès, où peu
de juifs habitaient, ce qui les rendait vulnérables ; sur le financement de l’alyah et sur
qui s’occuperait des juifs qui resteraient au Maroc.
Le Département de l’alyah de l’Agence juive était l’organisme responsable de
l’alyah du Maroc. En outre, des représentants de la majorité des partis politiques
israéliens et de l’Agence juive étaient actifs au Maroc. Le ministère de la Santé
israélien avait envoyé des équipes pour surveiller le processus. L’équipe « Emoun »
était chargée d’accepter ou de refuser les candidats à l’immigration. Dirigée par
un médecin, elle tranchait sur le sort des familles. Elle allait d’une ville à l’autre
et examinait les candidats à l’immigration une fois que les équipes locales avaient
terminé leur travail sur le terrain. Les familles juives « bonnes pour l’immigration »
devaient se préparer et se présenter au camp Kadima, établi près de Casablanca à ElJadida-Mazagan. Là, après des examens supplémentaires destinés à confirmer leur
candidature, ils partaient en bateau pour Marseille rejoindre le camp de transit de
Grand Arenas jusqu’à leur départ pour Israël.
Ce processus était long, complexe et épuisant, notamment pour les familles
pauvres qui n’avaient pas de sources de revenus pendant cette longue période de
sélection, sélection qui pesait lourdement sur l’alyah marocaine à cette époque.
La sélection en vue de l’immigration
Dans la Déclaration d’indépendance de l’État d’Israël, nous lisons : « L’État
d’Israël sera ouvert à l’immigration des juifs de tous les pays où ils sont dispersés. »
Cette déclaration reflète l’idéologie sioniste et la vision du retour du peuple dans
sa patrie. Cependant, la sélection en vigueur au Maroc limitait l’immigration juive,
et ce, à l’encontre de la teneur de la Déclaration d’indépendance, de l’idée sioniste
et des fondements de l’État d’Israël. La sélection de l’immigration n’avait rien de
nouveau : les Britanniques la pratiquaient déjà à l’époque du mandat quand ils avaient
défini des critères bien précis pour l’immigration des divers groupes, notamment en
tenant compte des capacités d’intégration économique du pays. Ceci faisait l’objet
de controverses incessantes entre les dirigeants de la communauté juive en Terre
sainte et le régime britannique.
La sélection avait plusieurs raisons d’être : tout d’abord, établir des priorités
quant au volume de l’immigration pendant et après la guerre d’indépendance ; les
pressions économiques, politiques et sociales dans les pays d’origine ; l’importance
51
des communautés juives ; la capacité d’intégration économique d’Israël et les
craintes concernant le « caractère » (éducation, profession et exposition à la
modernisation) des juifs venant de ces pays et concernant leur état de santé. Les
opposants avançaient que la sélection portait atteinte aux droits de l’homme et
du citoyen, allait à l’encontre de la tradition juive, de la teneur de la Déclaration
d’indépendance et de la vision fondamentale du mouvement sioniste, mais plus que
tout, que l’état des juifs dans les pays d’Orient allait en s’aggravant et que leur vie
était véritablement en danger. Les directives avaient fixé 4 principaux paramètres
pour l’immigration : capacité de travailler, engagement à faire un travail agricole,
bon état de santé et âge. À ce sujet, le sociologue Moshé Lisk, écrivit :
« Jamais dans l’histoire du retour à Sion, des directives aussi draconiennes que celles
concernant l’immigration n’avaient été adoptées […]. La signification immédiate de
cette décision fut l’éclatement des familles, les personnes âgées, les handicapés et les
inaptes au travail restant au Maroc, les jeunes et les valides immigrant en Israël. »42
Pourquoi une sélection fut-elle appliquée à l’immigration en provenance du
Maroc ? C’est l’un des sujets les plus sensibles dans le domaine de la recherche.
Les directives concernant la sélection étaient connues. Il n’en est pas de même
pour ses véritables raisons. Nous pouvons penser que les propos de la majorité
des intervenants aux réunions de travail dans lesquelles cette décision fut prise, à
l’exécutif de l’Agence juive, au gouvernement, à l’autorité de coordination, etc. – ne
figurent pas dans les comptes rendus. Cependant, nous pouvons prouver que motifs
officiels exceptés, il y avait aussi des considérations « cachées ». Le journaliste Arié
Gelblum les exprima dans un article publié dans le quotidien Haaretz en avril 1949.
Voici ce qu’il écrivit à propos des juifs du Maroc :
« […] Nous avons devant nous un peuple primitif au plus haut point. Son niveau
d’instruction frôle la totale ignorance, sans parler de son incapacité à assimiler tout
ce qui est intellectuel. En général, ils ne sont que légèrement supérieurs au niveau
général des habitants arabes, noirs et berbères de leur contrées. C’est en tout cas un
niveau des plus bas, bien plus que celui des Arabes de l’État d’Israël. A la différence des
Yéménites, il leur manque également les racines juives mais par contre, ils s’adonnent
totalement à leurs instincts primitifs et sauvages. »
Gelblum ne s’arrêta pas là et étaya ses propos par ce que lui avait dit un diplomate
et sociologue français, non juif, dont il tut le nom :
42. M. Lisk, « Politique de l’immigration dans les années 1950 », in M. Naor, Les nouveaux immigrants et les maabarot, 1948-1952, Jérusalem, 1997.
52
Histoire familiale, parcours individuel et mémoire collective
« […] N’oubliez pas que vous avez gagné la guerre contre les pays arabes et que
vous avez réalisé votre projet en Israël, non pas grâce à votre supériorité numéraire ni
grâce à vos richesses matérielles mais tout d’abord grâce à l’esprit qui vous anime et à
votre bagage intellectuel et spirituel. L’immigration d’un certain type de population
pourrait vous faire déchoir et vous faire devenir un pays du Levant – votre sort sera
alors joué et vous irez à votre perte. »43
En d’autres termes, Gelblum craignait pour l’avenir culturel de l’État d’Israël et
pensait que l’intégration d’une vague d’immigration de cette ampleur entraînerait
la « levantinisation » de la société israélienne en raison du caractère des juifs
marocains et de leur niveau culturel. Voici la réaction d’Ephraïm Friedman (Ben
Haïm), l’émissaire de l’Alya Beth en Afrique du Nord :
[…] L’ensemble des propos de M. G. sont l’expression classique d’un chauvinisme
[sentiment de supériorité des juifs de l’État d’Israël] que l’on a craint toutes ces
années. M. G est arrivé en Israël et, maintenant, il craint pour le niveau culturel,
le niveau de la population, le « levantinisme », l’avenir du pays […] Et de là à la
sélection, aux quotas, files d’attente, numerus clausus, il n’y a qu’un pas. Ce n’est pas
nouveau. Mais cela l’est quand c’est initié par les juifs et se déroule en Israël. Les
mains (qui écrivent) sont celles de Jacob mais à qui appartient cette voix ?44
Au-delà de la controverse publique sur la sélection à l’immigration, de durs
propos furent tenus lors des réunions de l’exécutif de l’Agence juive et dans les
divers comités, propos qui témoignent de la crainte concernant le caractère qu’allait
prendre le pays suite à cette immigration « de masse » en provenance du Maroc. Les
recherches considèrent de plus en plus la sélection comme l’expression de la crainte,
dans un pays naissant, d’un changement démographique pouvant éventuellement
porter atteinte à son caractère. Avec le recul historique, il nous faut préciser que
la sélection constitua la pierre angulaire du sentiment de discrimination des juifs
marocains dans la société israélienne malgré le fait que l’État d’Israël ait fait venir
les juifs du Maroc en masse quand le moment fut venu, en 1955-1956 et durant les
années de l’opération Yachin.
Conclusion
Comme nous le savons, le rabbin Messas n’a fait son alyah qu’en 1965, soit
assez tard, après l’indépendance du Maroc et après qu’une grande partie de la
communauté juive a quitté ce pays. En 1940, il était revenu au Maroc et en a été l’un
43. Haaretz, 19 avril 1949.
44. Haaretz, 8 mai 1949.
53
de ses grands rabbins. Sa confession sur les raisons de ne pas immigrer est fascinante.
Il écrit :
« Satan a trouvé d’autres raisons de porter des accusations. Comment quitter le
rabbinat, un bon salaire, un emploi titularisé, et aller chercher à gagner sa vie ? Mais
Dieu a trouvé le moyen de le faire taire car en 1962, un décret royal a décrété que tous
les employés du royaume, juifs ou fourbe [sic] âgés de 70 ans, quitteront leur travail et
ne travailleront plus, et on leur a promis une allocation mensuelle. »45
Le rabbin Messas explique que les rabbins du Maroc ont tenté de le dissuader de
faire son alyah, et ce, de diverses façons. Il était cependant bien décidé et il a préparé
son alyah pendant trois ans. Il a envoyé son fils en observateur. Celui-ci est revenu
en lui disant de ne pas partir car ses enfants non plus ne trouveraient pas de travail.
Le rabbin a décidé d’ignorer ces recommandations et de partir s’installer en Israël
en 1965, ayant dit à son fils qu’il partait en touriste.
Les propos de Messas sont très sincères. En effet, il nous dit pourquoi il n’a pas
émigré en Israël alors que, en tant que juif croyant, cela aurait dû être une de ses
priorités. Cette sincérité et son point de vue historique sur les faits donnent à ce
témoignage toute son importance. Il est très franc et sait associer harmonieusement
événements historiques, explications religieuses et événements personnels. En ce
qui concerne la période qui va jusqu’à la colonisation française, son témoignage
est fascinant et parsemé d’événements historiques de l’époque. À l’époque de la
colonisation, le rabbin Messas parle moins de l’alyah, notamment parce que pendant
une partie du temps, il est absent du Maroc.
La compilation qu’il a réalisée permet d’approcher l’immigration des juifs du
Maroc pendant plus de 160 ans. Elle indique que le nombre de migrants augmenta
avec les années et que les juifs attendaient une émigration importante, anticipée et
organisée. Son témoignage débute à une époque où le Maroc était un pays indépendant
dans lequel les capacités, voire la volonté de faire son alyah étaient relativement
faibles. Il s’achève à l’époque où le Maroc a recouvré son indépendance. À l’instar
de Joseph Messas, la plupart des juifs considérèrent alors qu’ils n’y avaient plus leur
place. Le pays avait entamé un processus d’arabisation comprenant notamment
l’adoption de l’arabe comme langue nationale, l’adoption de l’islam comme religion
nationale, l’intégration des Marocains dans des professions réservées jusque-là à des
fonctionnaires français, etc.
45. Messas, Otsar hamikhtavim, p. 18.
54
Histoire familiale, parcours individuel et mémoire collective
Des luttes entre factions politiques marocaines et l’implication du monde arabe
dans ces mêmes dissensions furent parmi les éléments principaux qui générèrent
cette conclusion. Certains le comprirent rapidement et immigrèrent en Israël,
d’autres le comprirent plus tard et finirent eux aussi par s’installer en Israël. D’autres
– il est vrai très minoritaires – sont revenus, certains vivent aujourd’hui entre Israël,
le Canada, la France et le Maroc. Les conditions de cette émigration furent rudes, et
la sélection opérée laissa des traces durables sur la société qui y fut confrontée.
55
L’exode des rescapés juifs d’Agadir
après le séisme de 196o
Orna Baziz
Dans la nuit du 29 février 1960 (Rosh Hodesh Adar : premier jour du mois de
Adar, troisième jour du Ramadan et veille du Mardi gras), à 23 h 40 min 14 s, la terre
a tremblé au degré de 6,7 sur l’échelle de Richter au sud-ouest du Maroc. Agadir, ma
ville natale, fut ensevelie sous ses décombres.
Douze secondes ont suffi pour effacer une ville entière et anéantir ses habitants.
Agadir, la Miami de l’Afrique, havre de beauté et de repos, Agadir, la nouvelle ville née
en 1912 et construite avec enthousiasme et dynamisme par les pionniers français,
portugais, espagnols, italiens, britanniques, russes et autochtones marocains,
accourus pour y bâtir leur nid, Agadir, la ville où il faisait bon vivre, Agadir, modèle
de convivialité dans laquelle les différentes ethnies se côtoyaient dans une relation de
respect et d’amitié, Agadir, dont le dynamisme commercial et industriel en ont fait
un pôle économique attractif, Agadir, où la pêche à la sardine produisait de 40 000 à
60 000 tonnes par an, qui étaient traitées par 65 usines de conserve, de congélation
ou de farine de poisson, Agadir où le port de commerce exportait les agrumes de
la riche vallée du Souss et les minerais extraits dans le Sud, Agadir, ville où le soleil
brillait 365 jours l’année, Agadir, la perle du Souss s’éteint et n’existe plus ! Le chaos
à perte de vue. Le désespoir aussi !
57
Sur une population de 40 000 personnes (10 000 étrangers dont 3 700 Français,
et 30 000 Marocains – musulmans et israélites), 12 à 15 000 personnes ont perdu
la vie, la plupart englouties vivantes. Vingt mille autres se sont retrouvées sans toit.
Cette situation désastreuse nourrit une source de conflits sur tous les plans aussi bien
physiques que psychiques, personnels, familiaux, sociaux et nationaux. Il s’agissait
tout d’abord de survivre, de ramasser les décombres, d’essayer de reconstruire un
équilibre quelconque, aussi fragile fût-il, avec soi-même, avec son entourage et avec
la nature, le plus urgent étant de retrouver du travail, de reconquérir un semblant de
routine, d’essayer de relever la tête.
Le gouvernement marocain a soutenu les rescapés. Il leur a octroyé des prêts
très attractifs afin de reconstruire leurs maisons à Agadir. Sa Majesté, feu le
roi Hassan II, releva le défi de la reconstruction d’Agadir. Que son âme repose en
paix et que tous les bâtisseurs de la nouvelle Agadir trouvent dans mes propos
l’expression de mon admiration !
Qu’est-il advenu de la communauté juive qui comptait environ deux mille trois cents âmes
et qui venait de perdre mille cinq cents de ses fils ?
Comme tous les rescapés de cette catastrophe, ils se sont retrouvés du jour au
lendemain dans le plus grand désarroi, démunis de tout, sans ressources, souvent sans
famille. Comme leurs coreligionnaires, ils étaient arrivés à Agadir de tout le Maroc,
spécialement d’Essaouira, « pour bâtir et pour s’édifier ». Ils avaient l’intention
ferme de se faire un coin au soleil gadiri. Certes, les débuts n’avaient pas été faciles
mais la bonne humeur et l’ambiance fructueuse d’entraide et de respect mutuel
étaient les gagnantes. La vie communautaire juive s’était développée sans entraves.
Les services religieux étaient assurés grâce aux trois synagogues qui fonctionnaient
en permanence et aux bons soins des chefs de la communauté. L’éducation juive
avait bien démarré, grâce à l’Alliance israélite universelle qui avait ouvert une école
primaire de haut niveau, ainsi qu’une yéshiva que l’organisme de Chabad avait mis
sur pieds. Plusieurs membres de la communauté avaient opté pour l’éducation
nationale ou française de l’école Bosc. Les plus riches aidaient les plus pauvres et
il faisait bon vivre dans cette ville où ils avaient mis tous leurs espoirs et à laquelle
ils étaient fort attachés. Le souffle de l’indépendance, le retour de leur roi adulé,
feu Sa Majesté Mohamed V, le développement vertigineux de la ville – tout était
prometteur. Le sionisme ne représentait pas à leurs yeux une option et ils n’auraient
pas troqué la vie qu’ils s’étaient forgés pour celle incertaine d’un autre pays que le
leur.
58
L’exode des rescapés juifs d’Agadir après le séisme de 196o
Et pourtant, dans la nuit maléfique du 29 février 1960, les cieux leur sont tombés sur la
tête. Tout s’est effondré comme un château de cartes. Comment ont-ils réagi à leur malheur ?
Les rescapés juifs se partagent en quatre groupes : il y a ceux qui, comme leurs
compatriotes, sont retournés sur place, ont retroussé leurs manches et, munis de
courage et persévérance, revers de leur deuil et désespoir, ont participé à l’effort
national. Ils ont rebâti leurs maisons, rouvert leurs magasins, ont créé de nouvelles
familles tout comme leurs confrères et compatriotes. Pourtant, la communauté juive
à Agadir aujourd’hui se compte sur le bout des doigts.
Il y a ceux qui s’orientèrent vers la France qu’ils connaissaient très peu, d’autres
vers le Canada, inconnu pour la plupart d’entre eux, d’autres encore vers Israël, terre
de leurs ancêtres. Certains se sont dirigés vers d’autres destinations dans le monde.
Parfois, les membres de la même famille ont opéré différemment. Aujourd’hui, après
un demi-siècle, la perspective aidant, il est intéressant de vérifier ce choix conflictuel
de migration.
Quels étaient les objectifs principaux du choix de leur exode ? Pourquoi avoir choisi tel
ou tel pays ?
Comme tous les sinistrés, ceux qui sont restés au Maroc ont été les premiers
temps épaulés, comme leurs compatriotes, par les membres proches ou éloignés de
leur famille. Selon que ces derniers habitaient telle ou telle ville, ils s’y sont installés
et ont essayé de reprendre le dessus.
Le lendemain de la catastrophe d’Agadir, les rescapés, employés des institutions
françaises, nombreuses à Agadir avant 1960, furent retrouvés, encadrés par leurs
employeurs français et mutés dans de nouvelles entreprises selon la demande à
travers la France. La connaissance de la langue et le confort de la vie française furent
alléchants pour certains. D’autres se plaignirent du mauvais temps, de l’antisémitisme,
du manque de solidarité des Français. Souvent, les plus jeunes quittèrent la France
après quelques années pour faire leur nid au Canada ou en Israël.
Pourquoi avoir choisi le Canada et pas un autre pays ? Que connaissaient-ils du Canada ?
Quels étaient leurs espoirs lors de leur migration ?
Les rescapés d’Agadir arrivés au Canada, juste après la catastrophe ou peu de
temps après, s’y sont installés après avoir tous déposé des dossiers d’émigration
pour le Canada, encouragés par un parent proche ou lointain qui s’y trouvait déjà.
59
Certains avaient entamé les démarches auprès des autorités canadiennes avant
la catastrophe et, dès réception de l’accord ministériel, ils se sont empressés de
concrétiser leur émigration. Le souvenir des examens, sous forme d’entretiens
passés au ministère canadien, réveille plus d’un sourire et reste sujet à plaisanterie.
Pour eux, la catastrophe d’Agadir a été un catalyseur. Dans un sens, ils réalisaient
leur rêve préliminaire.
Le Canada, qui, lui, était un pays d’accueil en plein essor, faisait à l’époque de
la propagande pour l’immigration, et quoi de plus naturel que de recommencer sa
vie dans un nouveau pays où les chances de réussite paraissaient évidentes. Pour un
rescapé, qui cherche d’abord à sauver sa peau et à se remettre sur pieds, les facilités
de la vie au Canada étaient fascinantes : la facilité de langage – le français étant la
langue parlée dans les deux pays, il ne restait qu’à apprendre l’anglais ; le loyer était
payé les premiers temps par le gouvernement ; l’école pour adultes gratuite ainsi
que l’apprentissage de l’anglais et surtout celui d’un métier. La seule difficulté à
surmonter était celle du climat tellement différent de celui méditerranéen auquel ils
étaient habitués. Cependant, les longs mois d’hiver neigeux n’ont pas atténué leur
enthousiasme pour ce pays d’accueil qui leur ouvrait les bras. C’est ainsi que de fil en
aiguille les familles juives canadiennes se sont agrandies. Un genre de regroupement
familial, une solidarité qui a fait ses preuves.
Ont-ils pensé ou réfléchi à l’éventualité de faire leur nid en Israël ? L’aventure sioniste ou
l’élément religieux d’une immigration idéologique ne les ont-ils pas attirés ?
Pour la plupart des rescapés qui se réfugièrent au Canada, la réponse est négative.
Leur choix a été délibérément conçu. L’esprit aventurier de cette communauté
installée à Agadir depuis seulement vingt ou vingt-cinq ans (les premières installations
de familles juives datent de 1939) coïncidait avec cet esprit d’aller chercher fortune,
après la catastrophe, dans cette nouvelle terre – le Canada. D’autre part, les rescapés
du tremblement de terre qui avaient pensé à l’alyah (immigration en Israël) par
idéologie sioniste séculaire ont été découragés par les difficultés d’adaptation dans
un nouveau pays dont ils ne connaissaient ni la langue ni la mentalité. Certains
m’ont confié que dans le temps ils avaient été averti par leurs parents ou proches de
ne pas immigrer en Israël vu les difficultés « insurmontables ». Il y a aussi ceux qui
ont d’abord immigré en Israël, s’y sont « cassés les dents », et ont finalement rejoint
leur famille au Canada. Pour ceux, de conviction religieuse, pour qui Israël paraissait
être un port d’accueil favorable, eux aussi ont pris le chemin du Canada. De toute
façon, Montréal ou Toronto comptent plusieurs centres communautaires et services
60
L’exode des rescapés juifs d’Agadir après le séisme de 196o
religieux. Celui qui a recherché une vie religieuse l’a trouvée. La communauté
séfarade canadienne, surtout celle marocaine, est fort bien organisée pour subvenir
aux besoins spirituels et éducatifs de la population juive, jeune et adulte. L’hébreu
et la culture juive s’enseignent. Les fêtes juives sont respectées. La tradition est
conservée.
Serait-il valable de réfléchir sur la différence socio-économique de ces deux communautés
d’immigrants, l’israélienne et la canadienne ?
Il est vrai que les plus démunis se sont tournés vers Israël, mais leurs frères
canadiens, le lendemain de la catastrophe, n’étaient pas plus organisés sur le plan
financier. Les uns comme les autres avaient tout perdu. Néanmoins, les juifs
canadiens originaires d’Agadir ont beaucoup amélioré leurs conditions de vie.
Certains ont même fait fortune au Canada. Les Israéliens se sont mis au pas dans
leur nouvelle terre et ont agi comme tous leurs coreligionnaires.
Pourquoi pas alors la France ou un autre pays francophone ?
Tout simplement parce que le Canada offrait des facilités surprenantes qu’aucun
autre pays n’était en mesure de fournir. La formule française ne leur convenait pas,
car trop assimilée (ou antisémite, m’a-t-on dit). Au Canada, ils ont trouvé l’espace et
les moyens nécessaires pour reproduire leur mode de vie précédent. La communauté
juive marocaine donne l’impression d’avoir réussi à transférer au Canada la vie juive
marocaine (avec tout le bon et le mauvais). Ils ne souffrent donc pas de problème
d’identité.
Que connaissaient-ils du Canada ?
Rien ! Ils partaient à la découverte. Rares sont les cas de familles qui ont envoyé des
éclaireurs. Du moment qu’ils avaient été acceptés, ils s’empressèrent de s’y installer.
Comment ont-ils évolué dans ce nouveau pays ? De quelle manière se sentent-ils intégrés à
la vie canadienne ? Quels sont leurs champs d’intérêt ? Leurs professions ?
Financièrement, mieux que partout ailleurs. Leur niveau de vie est en général
bien au-dessus de la bonne moyenne. Ils habitent souvent dans de vastes maisons
particulières. Sur une vingtaine d’interlocuteurs, seulement deux familles vivent en
appartement. Les conditions sociales étant ce qu’elles sont au Canada, la vie offre
des agréments que certes la vie israélienne ne peut se permettre. Les parents âgés
sont dans des maisons de vieux, très bien soignés par la communauté juive. Ceux
qui continuent à travailler sont installés à leur compte et se débrouillent mieux que
61
partout ailleurs. Les étudiants ont des possibilités de bourses et se permettent de
hautes études, à leur grand bonheur. Les plus jeunes sont encadrés dans les écoles
juives, soucieuses de leur inculquer les valeurs juives religieuses de toutes gammes.
Les moins jeunes se réjouissent de profiter des bons côtés de la vie. Ils voyagent,
voient du pays, sont encadrés par des organismes tel Le Bel Âge, partent en excursions
et ressentent beaucoup moins le poids de la vieillesse que leurs cousins ou frères
immigrés en Israël à la même époque, ou ceux restés au Maroc. Les jeunes se sentent
intégrés à la vie canadienne confortable. Ils participent à l’économie canadienne
et sont fiers de l’avancement du pays. Les conditions du pays leur ont permis un
épanouissement et un avancement avantageux. Ils sont présents dans presque tous
les domaines de la vie. Leur champ d’intérêt varie. En général, ils voyagent, font
du sport, prennent du bon temps, se permettent des loisirs, développent des dons
tels le dessin et la sculpture, sont mêlés à la vie culturelle, à la vie politique et se
réjouissent de leur sort.
En quoi leur expérience canadienne a-t-elle été édifiante ? Est-ce que rétroactivement leur
choix a été le bon ?
En général, ils sont contents de leur choix. À l’heure actuelle, ils auraient refait
le même choix. Il semble que leur cadre familial se soit renforcé. Ils sont organisés
et soutenus par les organismes juifs canadiens. Ils mènent une vie agréable et
l’aventure sioniste ne leur fait pas défaut. Certes, ils se font du souci pour Israël, sont
très informés et prennent à cœur les problèmes du pays. Ils sont bien venus une fois
ou deux en Israël mais ne sont pas prêts à troquer leur vie confortable pour celle
pénible et souvent désespérante qu’Israël est en mesure de leur offrir.
En quoi le Canada a-t-il aidé ces rescapés dans leur réhabilitation ?
Les sinistrés juifs sont arrivés au Canada en tant que marocains, non en tant
que rescapés de la catastrophe. Ils n’ont pas été épaulés psychologiquement à leur
arrivée par les services sociaux. Ils n’y avaient pas pensé. De plus, leur deuil de cette
vie dévastée leur tenait trop à cœur pour essayer même de le partager verbalement
avec quiconque.
Et Israël ? Dans les années 1960, que pouvait offrir aux rescapés d’Agadir le pays d’Israël, âgé
à peine d’une douzaine d’années, lui-même se débattant avec tant de problèmes cruciaux ?
Douze ans d’indépendance et déjà deux guerres et tant de blessures ! L’insécurité
des frontières, l’économie encore branlante, la société de mille pièces raccommodée,
62
L’exode des rescapés juifs d’Agadir après le séisme de 196o
la culture à peine naissante, l’infrastructure très peu organisée – tout était au
désavantage de ce pays qui tenait à peine sur pied. À l’époque, Israël se battait pour
exister dans le sens le plus banal du mot. Seule l’idéologie sioniste avait un sens bien
déterminé. Pays d’intégration par excellence, Israël n’avait que ses conflits à partager.
Aucune richesse naturelle, aucun attrait financier, aucun confort de vie. Rien, sinon
l’angoisse perpétuelle des lendemains incertains et l’espoir inconditionnel de
concrétiser enfin ce rêve d’indépendance de tous les temps.
Pourtant, c’est vers Israël que, le lendemain du séisme, plus de trois cents familles
juives de rescapés se sont dirigées, bien qu’aucun réseau d’assistance particulier
n’ait fonctionné. J’y ai moi-même planté ma tente en 1962. La plupart démunis
de tous leurs biens, blessés dans leurs âmes, souvent aussi dans leurs corps, ayant
perdu des membres chers de leur famille, parfois même sans famille, ils ont tourné
la page et ont préféré quitter Agadir, quitter le Maroc, recommencer à zéro dans
un autre pays. Et tant qu’à faire, immigrer en Israël. Ainsi espéraient-ils réaliser un
rêve enfoui de tous temps dans leurs cœurs juifs. De plus, le Maroc se vidait de sa
population juive. La migration de masse vers Israël était en plein essor. Bien que la
plupart de ces rescapés n’aient pas entrepris de démarches préliminaires et n’aient
jamais auparavant envisagé un tel exode, ils n’ont pas hésité à joindre les agents de
l’Agence juive qui s’occupaient de leur immigration souvent instantanée. Comme
leurs frères du monde entier ils accouraient à l’appel sur la terre Israël « pour bâtir
et pour s’édifier ».
Paradoxalement, les difficultés de la vie, les tensions constantes sur presque tous
les plans ont souvent détourné l’attention des rescapés, qui ont en général refoulé
leurs souvenirs. Comme tous les nouveaux immigrants, pris dans le tourbillon de la
vie tumultueuse israélienne, ils étaient plutôt préoccupés à survivre, à s’organiser
dans un nouveau pays, à apprendre une nouvelle langue, souvent un nouveau métier,
à s’adapter à une nouvelle société, à une nouvelle mentalité, à mener un semblant de
vie normale. Ils se sont battus pour gagner leur place au soleil comme leurs voisins
de palier venus des quatre coins d’une Europe mise à feu, ou encore ceux d’Irak ou
d’Iran qui ont dû tout quitter pour se réfugier dans le pays de leurs ancêtres.
Ont-ils réussi ? Leur qualité de rescapés les a-t-elle avantagé dans leur combat de survie,
ou a-t-elle fait avorter leurs efforts ?
Rien ne les différencie du commun des Israéliens. Ils sont entièrement engagés et
intégrés à tous les niveaux. En Israël, ils ne détonnent pas de leurs compatriotes qui
63
se battent pour chaque minute de soleil. Tout dépend de leur force de caractère et de
leurs données naturelles. Comme partout au monde, les plus courageux et assidus,
les plus doués aussi ont réussi au-delà de leur espérance.
Alors tout va bien dans le meilleur des mondes pour les rescapés juifs d’Agadir là où ils
sont ?
Pas tout à fait. Bien que ce soit un autre sujet d’intervention, je dirais seulement
qu’ils parlent une autre langue. Celle indélébile de cette nuit terrible, celle de celui
qui se réveille en pleine nuit dans le noir de la fin des temps, celle de celui qui a
ressenti cette soif intense sous les décombres, celle du rescapé qui ne peut s’exprimer,
celle du miraculé qui ne comprend pas, qui ne comprendra jamais le comment et le
pourquoi, tel l’oiseau entre ciel et terre, il sait ce qu’est la douleur incommensurable
de l’ici et de l’au-delà.
En général, ils n’ont pas eu le privilège d’être épaulés, soutenus, dirigés de manière
particulière en tant que sinistrés. Ils ont dû refouler leur deuil, leur traumatisme et
leurs souvenirs douloureux, et n’en n’ont plus parlé. Ni avec leurs enfants, ni avec
leurs voisins, ni entre eux. Ni avec eux-mêmes. De peur d’être incompris, de crainte
de ne pouvoir ou de ne savoir s’exprimer, ils ont préféré se taire.
Une remarque d’ordre méthodologique sur ma recherche et mon travail de mémoire : quel
a été mon échantillonnage d’individus et de quelle façon ai-je procédé à mes enquêtes ?
Tout d’abord, j’ai pris connaissance de tout ce qui a été écrit sur Agadir dans la
presse marocaine, française et israélienne. J’ai lu les quelques livres en français et en
anglais parus sur la catastrophe : le reportage de Willy Cappe, The Agadir earthquake,
paru à l’institut américain Iron and Steel – cette documentation a été la plus fiable
mais aussi la plus sèche –, Mémoires d’un séisme recueillis par Le Toullec, ainsi que
les témoignages parus sur Internet. D’autre part, j’ai appris les codes de « l’histoire
orale » : The narrative study of lives (Rosenthal G.) ainsi que Les perspectives de
théorie et de recherche (Langellier, K.M), les perspectives ethnosociologiques des
récits de vie et celles de la Reconstruction de récits de vie ( Josselson et Liebliche), le
particularisme de l’autoethnographie, etc.
Parallèlement à mon travail de recherche, disons scientifique, j’ai appliqué ces
théories dans mes innombrables interviews. J’ai rencontré de très nombreux sinistrés
au Maroc, en France, au Canada, aux États-Unis et en Israël. Les enquêtés, dans une
recherche qualitative et phénoménologique, présentent une vérité différente. Ils
parlent avec leur cœur, leur mémoire qui n’a pas toujours enregistré la vérité objective
64
L’exode des rescapés juifs d’Agadir après le séisme de 196o
si elle existe. Ils ont souvent coloré, exagéré, imaginé, déformé, diminué ou agrandi
les événements. Selon leur mentalité, leur niveau intellectuel, leur attitude envers la
vie et ses composantes, envers le destin, la fatalité, la religion, l’évidence scientifique
et selon aussi leur « intelligence sentimentale » ils ont analysé leur vie, l’ont réfléchie
et m’en ont fait part. Le témoignage d’un chef d’entreprise vaut-il plus que celui
d’une simple ménagère ? Et comment empêcher que ce « retour aux sources » ne
soit pas facteur de déstabilisation des enquêtés ? Il semble que la meilleure stratégie
pour revivre un passé soit, d’une part, le retour au point de départ (dans notre cas,
la vie à Agadir avant 1960), et, d’autre part, le comportement que l’on développe
envers le présent (sa place actuelle dans la famille, dans la société environnante,
dans le pays auquel nous appartenons). Reste à savoir encore si la parole libère, si
un semblant de réparation, de rachat du passé pourraient être envisagés. Qu’ontils gagné ou perdu de m’avoir associée à leur histoire ? Et moi, qu’ai-je gagné ou
perdu à me tremper à chaque fois dans ce fleuve de paroles et de réminiscences ?
Et l’enquête, a-t-elle été avancée ou retardée par le fait que ce soit une sinistrée qui
l’ait menée ? Des problèmes de plusieurs ordres (religieux, éthiques, personnels)
ont été soulevés. Je dirais seulement que, dans mon cas, les plus renfermés, ceux qui
n’avaient jamais parlé auparavant, se sont miraculeusement livrés à moi, et parfois
m’ont recherchée. Peut-être parce qu’ils avaient reconnu en moi « une fille de leur
ville » ? Peut-être parce qu’avec moi une possibilité de « toucher » à notre passé
traumatique, de l’éplucher, de l’analyser se présentait à eux avec la sensibilité d’une
sinistrée mais aussi avec la sévérité de l’analyse scientifique. Et peut-être aussi ma
position académique leur inspira fierté et espoir.
65
Différents récits sur le départ des juifs
du Maroc dans les années 196o-197o
Emanuela Trevisan Semi
L’homogénéité des narrations sur les raisons du départ est sans doute un
trait commun des migrations des juifs des pays comme l’Irak, la Syrie, le Yémen,
l’Éthiopie dans la seconde moitié du XXe siècle. Les opérations qui ont accompagné
ces migrations sont rappelées aujourd’hui en Israël avec des noms qui soulignent
leur caractère mythique et mythifiant : opération Ezra et Nehemia1, Tapis magique2,
opération Moshé3 ou opération Solomon4. Rien de semblable pour les juifs
marocains, même s’il a eu une opération comme celle de Yakhin (1961-1964), qui
pourrait rentrer dans cette catégorie. En Israël, la migration des juifs marocains n’est
pas connue et rappelée comme operation Yakhin ; il y manque une représentation
mythifiante et des sentiments de malaise entourent le sujet. On ressent parmi les
juifs marocains émigrés en Israël que j’ai interviewés une grande nostalgie envers le
pays quitté – et qui dans l’esprit de certains n’a jamais été vraiment quitté5 – qui se
1. 120 000-130 000 juifs d’Irak furent transportés par un pont aérien en Israël en 1950-1952.
2. 40 000 juifs du Yémen furent transportés par un pont aérien en Israël en 1949-1950.
3. 14 000 juifs d’Éthiopie furent transportés par un pont aérien en Israël en 1984.
4. 14 600 juifs d’Éthiopie furent transportés par un pont aérien en Israël en 1991.
5. Voir Emanuela Trevisan Semi, « La mise en scène de l’identité marocaine en Israël : un cas
d’“israélianité” diasporique », A contrario, vol. 5, n° 1, 2007, p.37-50.
67
trouve en contradiction avec le discours sioniste fondé sur la négation de la vie en
diaspora6.
Je chercherai ici à rendre compte de la complexité d’un événement qui a été
simplifié dans la narration officielle de chacun des groupes sociaux, à partir des
représentations, des souvenirs, des histoires racontées par les musulmans et par
les juifs restés sur place. Même si d’après les personnes que j’ai interviewées les
sentiments de nostalgie et l’ambiguïté dans le positionnement identitaire à l’égard
du Maroc sont plus évidents parmi ceux qui ont émigré en Israël que parmi ceux qui
sont partis en France ou au Canada, il est indéniable qu’un lien particulier continue
de lier les juifs qui ont quitté le Maroc à ce pays. De même, nous pouvons souligner
qu’un lien particulier est maintenu par les musulmans à l’égard des juifs qui en sont
partis. Un troisième cas de figure est représenté par les juifs qui sont restés et qui
ont vu partir la plus grande partie de leur famille7. Le deuil de l’absence des juifs
du Maroc attend toujours les façons adéquates pour être exprimé et des cicatrices
encore visibles montrent les traces de ce traumatisme.
Les vagues migratoires des juifs marocains
Les départs des juifs du Maroc se déroulent dans un contexte qui diffère de celui
des autres pays arabes, nombreux à procéder à de véritables expulsions. Seuls la
Tunisie et le Liban peuvent être comparés au Maroc : en 1957, la Tunisie comptait
encore entre 65 000 à 70 000 juifs8.
Au Maroc, au moment de l’indépendance proclamée le 2 mars 1956, la population
juive s’élevait à 170 000 personnes9. Entre 1948, date de naissance de l’État d’Israël,
et 1956, date de l’indépendance du Maroc, presque un tiers des juifs du Maroc
(90 000) avait quitté le pays, principalement à destination d’Israël. Toutefois une
majorité d’entre eux était restée.
6. Le terme qu’on utilise en hébreu est shlelilut ha-golah (négation de la diaspora). Sur l’usage de ce
concept, voir Gabriel Piterberg, The Returns of Zionism, Londres-New York, Verso, 2008.
7. Voir Nicole Elgrissy Banon, La Renaicendre : mémoires d’une marocaine juive et patriote,
Casablanca, Afrique orient, 2010.
8. Jacques Taïeb, « L’échec de l’intégration des Juifs de Tunisie », La fin du judaïsme en terres
d’islam, Shemuel Trigano, Paris, éd. Denoël, 2009, p. 359-377, p. 365.
9. Victor Malka, 1978, La mémoire brisée des Juifs du Maroc, Paris, Éditions Entente, 1978, p. 71.
68
Différents récits sur le départ des juifs du Maroc dans les années 196o-197o
En 1955-1956, des émissaires du Mossad arrivèrent au Maroc pour mettre en
œuvre l’autodéfense des juifs et surtout organiser les modalités de leur émigration.
Les agents du Mossad arrivèrent pour organiser un mouvement clandestin, le
Misgueret, composé de diverses cellules, dont l’une connue sous le nom de Makela.
Celle-ci avait pour rôle d’organiser l’émigration clandestine des juifs vers Israël. Ce
mouvement fut actif jusqu’en 196410 ou 196611.
Ce n’est qu’en 1959, après la décision prise lors de la réunion de la Ligue arabe
au Maroc de bloquer l’émigration des juifs – Ligue arabe à laquelle le Maroc venait
d’adhérer –, que débuta l’émigration clandestine. Si, entre 1956 et 1961, le Mossad
avait organisé le départ, semi-clandestin avant 1959, et clandestin jusqu’au 1961 (de
18 000 juifs12 entre 1961 et 1964), ce sont 97 005 juifs qui partirent pour Israël13.
Si, pour les années 1940-1950, les historiens sont d’avis de considérer les facteurs
politiques, sociaux et religieux comme moins importants dans le choix du départ
que les questions économiques et nationales (ils insistent en particulier sur le rôle du
mouvement sioniste), pour ce qui est de la décennie suivante, le débat reste ouvert
et l’histoire est encore à écrire. L’influence exercée par le sionisme dans les années
1940-1950, un sionisme teinté de couleurs religio-messianiques, auprès d’une
population, surtout rurale, qui avait toujours considéré que la rédemption d’Israël
aurait pu trouver une signification politique concrète, a été soulignée par Yaron
Tsur14. Le phénomène s’est accentué au moment où l’interaction entre l’identité
nationale et la religion a pu devenir problématique ; quand les distinctions entre le
sionisme, Israël et les juifs indigènes devenaient moins nettes, et l’incertitude quant
au futur se faisait plus prégnante15.
10. Meïr Knafo, Le Mossad et les secrets du réseau juif au Maroc (1955-1964) : les opérations de la
Misguéret, ses succès et ses échecs, Paris, Biblieurope, 2008, p.70-89.
11. Yigal Bin-Nun, « La négociation de l’évacuation en masse des Juifs du Maroc », La fin du judaïsme en terres d’islam, Shemuel Trigano (éd.), Paris, Denoël, 2009, p. 303-358, p. 357.
12. Michael M. Laskier, Eliezer Bashan, “Morocco”, The Jews of the Middle East and North Africa in
Modern Times, R. Spector Simon, M. M. Laskier, S. Reguer (éd.), New York, Columbia University
Press, 2003, p. 471-504, p. 501.
13. Yigal Bin-Nun, « La négociation… », art. cit., p. 353.
14. Yaron Tsur, “The religious Factor in the Encounter between Zionism and the Rural Atlas Jews”,
in Zionism and Religion, Sh. Almog, J. Reinharz, A. Shapira, éds, Hanover and London, Brandeis
University Press, 1998, p. 312-329, p. 325.
15. Aomar Boum, “From ‘Little Jerusalems’ to the Promised land: Zionism, Moroccan Nationalism, and Rural Jewish Emigration”, in Journal of North African Studies, 15, 1, 2010, p. 51-69, p. 66.
69
À partir de 1964, l’influence du sionisme diminue et chacun désormais connaît
les difficultés d’intégration des juifs marocains en Israël.
Les années 1960-1970
À partir de la moitié des années 1960 et du début des années 1970, ce sont surtout
les « événements », c’est-à-dire les troubles qui agitent la période, plutôt que des
acteurs extérieurs, comme les agents du Mossad, qui contribuent à l’accélération de
l’émigration des juifs marocains. Les nouvelles vagues migratoires se caractérisent
par un changement du pays de destination (non plus seulement Israël mais aussi
la France et le Canada), un changement dans les couches sociales touchées par le
mouvement migratoire (non plus seulement les milieux ruraux et les gens les plus
démunis, même si d’autres classes aussi avaient été concernées mais surtout les
couches moyennes et aisées urbaines) et l’absence d’une organisation susceptible
de planifier les départs.
Au début des années 1960, des événements précipitèrent les départs. En janvier
1961, deux faits marquèrent la communauté juive du Maroc et furent interprétés,
sur le moment et a posteriori, comme une sorte de signal des années sombres qui
allaient suivre : la visite de Nasser (2 janvier) et le naufrage du Piscès, un navire
qui transportait clandestinement vers l’Espagne 44 juifs marocains (10 janvier).
Débute alors la décade des émigrations massives des juifs très préoccupés par la
détérioration du climat social et l’islamisation progressive du pays au lendemain
de la mort de Mohammed V16 (février 1961) et dans les premières années du règne
d’Hassan II.
La presse nationale lance alors des campagnes antisémites ; des boycotts sont
organisés contre les marchandises des commerçants et des industriels juifs
marocains et l’on voit se multiplier des attitudes toujours plus hostiles envers les
16. On peut trouver chez Mohammed Kenbib plusieurs références aux positions de Mohammed V,
tendant à rassurer les juifs en 1948, lorsque la naissance de l’État d’Israël et les troubles qui en
résultèrent risquaient de se répercuter au Maroc. À noter une déclaration du sultan rapportée par
Le Jeune Maghrébin du 4.6.1948, quelques jours avant le massacre d’Oujda, où 30 juifs furent tués
(Kenbib 1994, p. 679-682) : « Le souverain rappela que “ses sujets juifs [vivant dans le pays] depuis
des siècles [étaient] placés sous sa protection et [avaient] toujours été fidèles au trône marocain” ».
De ce fait, « [ils] sont différents de ces juifs errants qui, venant de divers pays, convergent vers la
Palestine et cherchent à en prendre injustement possession », Mohammed Kenbib, Juifs et musulmans au Maroc 1859-1948, Rabat, Faculté des lettres et des sciences humaines, 1994, p. 676.
70
Différents récits sur le départ des juifs du Maroc dans les années 196o-197o
particuliers : problèmes au travail, insultes, tracasseries, jets de pierres, chapeaux
et kippas arrachés dans les rues ; hostilités racontées par un grand nombre de nos
interlocuteurs juifs.
Si une partie des juifs qui quittent le Maroc à cette époque est toujours constituée
par des gens pauvres et marginalisés, les élites, elles aussi, commencent à émigrer.
Michael Laskier a isolé trois groupes au sein de l’élite juive marocaine postindépendance : les juifs influencés par la culture française, ceux qui l’ont été par
l’éducation reçue dans les écoles de l’Alliance et aussi, d’une certaine façon, par le
sionisme, et ceux qui croyaient à une entente judéo-musulmane, parmi lesquels il y
avait des juifs de gauche, des communistes et d’autres de tendance modérée17. De
ces trois groupes, le premier émigra surtout en France et au Canada, le deuxième en
France ou en Israël, quant aux autres, ils restèrent au Maroc.
Si l’on peut cerner, de la sorte, de grandes catégories et des attitudes générales qui
forment la toile de fond de cette histoire et qui contribuent à créer le récit officiel
de chaque groupe, notre but est plutôt de voir ici quels sont les « petits » récits
des acteurs et des témoins ; comment les motivations des départs, personnelles et
officielles, ont été perçues ; où résident les oublis ou les prises de distance ; et, enfin,
quel est l’espace de perméabilité entre les différentes narrations. Nous avons cherché
à garantir le même statut aux témoins, qu’ils soient des intellectuels musulmans
marocains ou des intellectuels juifs marocains, ou qu’ils proviennent des couches
moyennes ou populaires des deux milieux. Si la problématique de la migration juive
du Maroc a été, en général, abordée à travers le récit des juifs qui ont quitté le pays,
on cherchera ici à mettre en interaction cette narration avec celle provenant de ceux
qui sont restés, qu’ils soient musulmans ou juifs.
Cette recherche fait partie d’une enquête plus large menée avec Hanane Sekkat
Hatimi18, commencée en 2005, qui concerne les représentations qu’on se fait au
Maroc, et à Meknès en particulier, des juifs marocains et des juifs qui y ont vécu il y
a deux ou trois générations, dans un contexte qui se caractérise aujourd’hui par leur
17. Michael M. Laskier, Eliezer Bashan, “Morocco”, art. cit., p. 500.
18. Voir Emanuela Trevisan Semi et Hanane Sekkat Hatimi, Mémoire et représentations des juifs au
Maroc : Les voisins absents de Meknès, Paris, Publisud, 2011.
71
quasi-absence (entre 3 000 et 5 000 personnes recensées sur tout le Maroc par la
communauté et moins de 80 à Meknès19)20.
Dans la narration juive
Dans les perceptions juives, c’est l’époque de grands changements :
démographiques (les Français étaient partis, de nombreux juifs également et l’avenir
des familles juives était moins garanti), économiques (les grandes entreprises
avaient quitté le Maroc, il y avait crise), socioculturels (l’éducation reçue dans les
écoles de l’Alliance faisait rêver à la France et donnait envie d’y continuer les études
supérieures, au Maroc manquaient certaines facultés), politiques (le Maroc s’était
lancé dans un processus d’arabisation et d’islamisation d’une façon telle qui ne
permettait pas d’imaginer une place laissée pour la minorité juive soulignant ainsi
la difficulté d’appartenance à plusieurs identités). On craignait le futur et on avait
peur.
Mais nombreux, surtout dans les milieux intellectuels, ne pensaient pas partir
pour toujours, une partie projetait d’aller étudier en France pour revenir au Maroc
et certains l’ont fait. Plus tard, les conditions leur apparurent tellement détériorées
qu’ils finirent par quitter le pays définitivement.
19. En 1953, les habitants juifs de Meknès étaient estimés à 19 794 et en 1963 à 6 708, M. Laskier,
“Morocco”, art. cit. , p. 493.
20. La recherche repose sur l’observation et sur l’enquête à travers des entretiens semi-directifs menés auprès de différentes couches de la population (hommes et femmes), dont beaucoup ont été
conduits en profondeur. Les entretiens ont été menés auprès de personnes d’un certain âge censées
avoir connu les juifs et auprès de jeunes gens qui ne les ont pas connus, y compris étudiants et travailleurs du souk mais aussi auprès de jeunes qui ont fréquenté des juifs au lycée. Nous avons interviewé
180 personnes censées avoir fréquenté des juifs : artisans et marchands du souk, voisins du Mellah
(ancien et nouveau), artisans ayant appris un métier auprès de juifs ou personnes ayant travaillé
pour des juifs (femmes de ménage, dentellières en chambre), petits commerçants et négociants, entrepreneurs, comptables, fonctionnaires, personnes exerçant des professions libérales, surveillants
et professeurs de lycée et d’université, intellectuels. Parmi les étudiants, on trouve 54 étudiants de
la faculté des lettres (langues, géographie, sociologie, études islamiques) et quelques salariés. Nous
avons interviewé 28 personnes de la communauté juive de Meknès (plus d’un tiers) – et pour certaines d’entre elles à plusieurs reprises. D’autres entretiens auprès de juifs originaires de Meknès et
émigrés en France ou en Israël, principalement des intellectuels, des artistes ou des représentants
d’associations, ont été réalisés par une seule des auteurs, Emanuela Trevisan Semi.
72
Différents récits sur le départ des juifs du Maroc dans les années 196o-197o
7 000 partent entre juin et novembre 196721. Ce sont surtout les élites qui quittent
le pays, en particulier à destination de la France et du Canada. Des juifs vendent
précipitamment leur maison et leur commerce (nos interlocuteurs mentionnent
ces ventes à plusieurs reprises) ; les jeunes gens qui sont en vacances à l’étranger
sont incités par leur famille à ne pas rentrer et s’ils sont déjà installés à l’étranger, ils
invitent leurs parents à quitter le Maroc. Il ne s’agit pas là d’un départ clandestin à
proprement parler, comme le prouve ce qu’en rapporte le journal du parti Istiqlal
(parti de l’Indépendance) : « Il nous importe peu que les juifs quittent le Maroc…
Ils ne s’intéressent qu’à leurs gains, ils sont accrochés à la peau du peuple marocain
dont ils sucent le sang. »22
Je souhaiterais présenter ici quelques extraits des interviews qui explicitent ce
processus23.
L’actuel président de l’Alliance raconte les grands changements démographiques
et le sentiment d’inquiétude, surtout dans les petites villes comme Meknès :
En 67, j’ai quitté le Maroc pour venir à Paris et après je n’ai plus considéré que
j’habitais le Maroc ni Meknès. L’étape définitive est 67 : avant […] je faisais des allersretours, je savais ce qui se passait à Meknès mais ma perception c’est déjà d’une ville
qui est en train de se vider de ses habitants et de ma génération dont une grande partie
cherchait à faire leurs études à l’extérieur… En 67, il y avait la guerre des Six-Jours :
dans tout le Maroc, il y a eu un sentiment désagréable, une très grande inquiétude
et, dans les petites villes comme Meknès, l’inquiétude était encore plus forte parce
que le quartier juif n’était séparé du quartier arabe que par une rue, ce n’est pas qu’on
avait peur que les autorités ne se désintéressent de nous, c’est que simplement la vie
quotidienne devenait désagréable.
Un professeur de démographie à Paris, originaire d’Oujda, se rappelle le sentiment
d’insécurité :
L’idée, c’était qu’en étant juif, on ne savait ce qui nous pouvait arriver et donc
la question de sécurité… Mon père avait commencé à chercher d’acheter un
appartement à Paris et donc au Maroc on cherchait à épargner, je me souviens que
j’étais jaloux de mes camarades qui avaient… Mais c’est mieux d’épargner, on ne sait
jamais…
21. Ils étaient 60 000 au Maroc avant la guerre de Six-Jours et seront 53 000 en novembre 1967,
V. Malka, La mémoire brisée…, op. cit. , p. 71)
22. El Alam, 23 avril 1969, cité par V. Malka, op. cit., p. 67.
23. Ces entretiens ont été menés par Emanuela Trevisan Semi à Paris ou en Israël dans les années
2007-2009.
73
Un écrivain qui avait pensé revenir au Maroc après ses études à la Sorbonne
explique pourquoi ses parents aussi, qui ne pensaient pas quitter le Maroc, tout d’un
coup ne sont plus sentis chez eux et sont partis en 1967 :
Moi je n’avais pas du tout l’idée que je partais définitivement en 1956, mais vraiment
pas du tout, je m’en doutais peut-être un peu car j’avais envie de vivre à Paris, je rêvais
d’être prof à la Sorbonne ou ambassadeur… Mais je me disais au Maroc en tant que
juif marocain, je ne serai jamais ambassadeur et en France néanmoins et donc la
Sorbonne, ma vocation aurait été la diplomatie… Mais néanmoins c’était un rêve…
Si les choses avaient tourné autrement… En 67, mes parents qui pensaient pas du
tout vraiment à partir, ils avaient 8 enfants et il n’y en avait que 3 qui étaient partis
[…] mais on ne savait pas ce qui allait se passer le lendemain, c’est ça…
Ce n’est pas qu’on avait peur pour la vie mais on ne savait pas comment cela pouvait
tourner, un sentiment de… On ne savait pas, on ne savait pas que le lendemain… On
ne savait pas ce qui allait se passer, donc on n’était pas ancré, comme on aime l’être,
on est chez soi, on n’était pas comme ça avant, mais pendant toutes les années 64,
65, 66, 67, il y a eu toutes les histoires de passeport, vous savez… C’était très gênant
aussi… Est arrivée la guerre des Six-Jours et voilà.
Le président de la Fédération française du judaïsme marocain et qui était
pharmacien au Maroc considère qu’un élément décisif pour lui a été l’arabisation
des écoles et l’avenir de ses enfants :
Je suis venu en France en 1973, en 69 j’ai eu mon premier enfant (au Maroc) et en
73 il y avait des attentats, contre le roi, [contre] l’avion, à chaque fois qu’il y avait
quelque chose il y avait une vague de départs, en 1967 quand il y a eu la conférence
de Casablanca et tous les pays arabes se sont réunis… il y a eu des tracasseries, on a
refusé les passeports, l’histoire des sionistes, l’atmosphère n’était plus comme avant,
ce qui a motivé le départ c’est que quand on a arabisé l’école on a dit : « et l’enfant
est-ce qu’il va étudier en arabe ? »
Un ingénieur explique que le changement dans l’économie après le départ des
Français a contraint certains à partir :
Le domaine dans lequel j’étais c’était dans les exploitations agricoles et il n’était plus
question de s’installer, c’était fini et donc j’ai eu une proposition pour aller travailler
à Dakar.
Un commerçant qui avait 16 ans en 1967 parle de l’action des mouvements
comme l’Alyat ha-no‘ar qui exerçait une forte influence sur les jeunes :
Donc on a quitté en 1967 [pour Israël] et l’on a cru que cela va prendre quelques
mois mais ça a pris un an avant que mes parents réussissent à vendre nos affaires et
nous rejoindre… Moi j’étais chez les scouts et l’Alyat ha-no‘ar, on nous a cherchés
dans tous les mouvements de jeunesse.
74
Différents récits sur le départ des juifs du Maroc dans les années 196o-197o
Un réalisateur qui habite à Tel Aviv parle des avantages que le départ des juifs du
Maroc a provoqués, de l’ambivalence dans les appartenances et de la question de la
double appartenance, enfin de l’lstiqlal :
… ils étaient aussi contents qu’on est parti, car après l’indépendance il y avait des
milliers des postes, et c’est certain que les dirigeants du pays facilitaient ces départs pour
que les gens se déplacent... je suis sûr qu’il y a un jeu là... Il y a la trahison, mais il y a cela
aussi, il est vrai qu’il n’y a pas eu beaucoup de juifs qui ont participé à la lutte contre
les Français, ou dans l’Istiqlal, c’est vrai que l’Istiqlal était pro-palestinien et c’était
difficile… Il y avait une ambivalence chez les gens de l’Istiqlal, les juifs ne pouvaient
pas être ouvertement pour Israël au Maroc, très difficile, cette double appartenance
qui existe chez les juifs, partout d’ailleurs, pas facile quand il y a un conflit.
Un graphiste qui habite à Tel Aviv et qui a quitté le Maroc en 1968 explique
le choix obligé pour Israël que des questions familiales pouvaient imposer et la
préoccupation de garantir un mariage juif à ses cinq filles :
Ma famille était déjà partie : moi je suis l’aîné et dans l’état d’esprit marocain, je devais
être le responsable de la famille, j’aurais dû être parti avec eux, mais j’étais conscient
qu’Israël… Cela ne fait pas pour moi, moi j’aime la vie, je dois jouer au poker tous
les soirs, j’avais une autre proposition, on pouvait partir en France, c’était difficile
de trouver des logements à Paris, moi je serais allé en France, mais la famille était en
Israël et c’était plus facile venir en Israël… Je ne sais pas mais les gens riches, les 80 %
ne sont pas là [en Israël], la grande masse est ici, moi aussi je ne serais pas venu ici, à
l’âge de 26 ans, j’avais 5 enfants, responsabilité de famille, sinon je serais allé à Paris,
ou à Florence, à Venise… Mais pas en Israël… Mais il y avait cette responsabilité… Il
y avait un détail important, si je reste ici [au Maroc], j’ai 5 filles avec qui elles vont se
marier ? Tous ces petits détails… et l’on a fait les bagages…
Un ex-membre d’un kibbutz qui était entré dans un mouvement de jeunesse,
le Dror, se réfère au climat global de peur :
C’était une époque très tendue, tous avaient une trouille, une angoisse… Parmi tous
les copains, dans toutes les familles l’idée c’était : on n’est pas là, notre vie ce n’est
pas au Maroc, où ? C’est plus nuancé mais notre vie ce n’est pas au Maroc… Quand
il y avait le moindre brin de conflit cela sortait comme… Pff [sifflement]. Je ne me
rappelle pas d’incidents notables… Un climat global, j’avais peur, j’avais peur de
la police, encore que juif, ok je suis dans un quartier mal famé, peut-être que si je
n’avais pas été juif je n’aurais pas eu peur, mais la peur, c’était en tant que juif, il vaut
mieux éviter les occasions… éviter les femmes, ne pas être non accompagné… Dans
certaines situations tu te dis, là il y a un risque et donc tu as intégré, intériorisé cela et
tu agis en conséquence… Il vaut mieux ne pas te faire voir, il y avait un mec qui nous
harcelait, il ne harcèle pas que moi, moi j’avais la trouille de le rencontrer dans la rue,
ma trouille, c’était de le rencontrer, et si on le rencontrait, il me harcelait verbalement,
c’était pas un délinquant, c’était un voyou mais il était clair que son âme était orientée
contre les juifs.
75
Les extraits insistent sur le climat d’angoisse qui traversait les différents milieux
et couches sociales, angoisse pour le climat social, pour le climat politique, pour un
avenir incertain.
Des oublis, plusieurs récits
En 1967, au lendemain de la guerre des Six-Jours dans un climat d’antisémitisme
croissant, deux jeunes juifs sont assassinés à Meknès (le 11 juin 1967)24.
Il s’agit de Joseph Elhyani, âgé de 18 ans, et d’Élie Torjman, âgé de 28 ans,
poignardés en ville, dans le Nouveau Mellah, à la sortie d’un cinéma. Les deux
jeunes gens ont été enterrés au cimetière de Meknès, dans un endroit placé, d’une
façon significative, à côté du carré des six victimes du massacre de Petit-Jean (Sidi
Kassem) en 195425. Et leur pierre tombale porte la mention de leur assassinat.
Aucun de nos interlocuteurs musulmans, à l’exception d’un seul – pas même
ceux qui en 1967 avaient l’âge des deux jeunes gens poignardés dans le Nouveau
Mellah – ne se rappelait l’événement du meurtre à Meknès. Lorsqu’il était évoqué
au cours de l’entretien, les étudiants s’en tiraient souvent par un « Tu ne vois pas les
meurtres qui se produisent tous les jours en Palestine ? », signifiant par là que nos
questions ne tenaient pas compte du contexte du Moyen-Orient et qu’il était inutile
d’attribuer de la valeur à des faits dépourvus de signification. Impossible donc pour
eux de relier cet événement spécifique à la grande vague des départs de l’été 1967,
au lendemain de la guerre des Six-Jours.
À l’inverse des musulmans, la majeure partie des interlocuteurs appartenant à la
communauté juive se rappelle parfaitement cet événement hautement traumatique26.
Le souvenir des meurtres refaisait surface dans les entretiens quand on posait une
question sur le climat pendant la guerre des Six-Jours ; c’était aussi un événement
mentionné pour expliquer les départs.
24. Cet episode est rappelé par Vincent Crapanzano, Les Hamadcha. Une étude d’ethnopsychiatrie
marocaine, Paris, Sanofi-Synthélabo, 2000, p. 136: « La ville [Meknès] fut la scène d’un des rares
incidents violents au Maroc au moment de la guerre des Six-Jours entre Arabes et Israéliens en juin
1967. »
25. En août 1954 (premier anniversaire de la déposition du sultan), à Sidi Kassem (Petit-Jean), la
foule musulmane prit pour cible des intérêts juifs et causa la mort de six juifs marocains.
26. Presque tous les juifs issus de Meknès interrogés qui vivent à l’étranger se souviennent également de cet épisode y compris du nom du plus jeune des deux garçons.
76
Différents récits sur le départ des juifs du Maroc dans les années 196o-197o
Oublis et souvenirs sont révélateurs, les uns comme les autres, de l’implication
et de l’identification de chacun à son groupe d’appartenance. La mémoire vivace
qui en a été conservée dans la communauté juive montre que les souvenirs y ont été
cultivés : d’un côté, la communauté dans les dernières décennies a vécu plutôt dans
une bulle d’isolement qui lui a permis de mieux entretenir les souvenirs ; et, de l’autre,
la peur qui continue à habiter cette communauté peut trouver des justifications dans
les événements du passé qui deviennent des rappels contre l’oubli. Enfin, à l’occasion
des visites au cimetière, les deux tombeaux placés non loin de l’entrée restent un lieu
de mémoire pour les membres de la communauté de Meknès.
Le phénomène n’a rien de nouveau et correspond au fait qu’on se sent
« personnellement » concerné par un événement ou pas : Avishai Margalit explique,
lorsqu’il se réfère au meurtre de Martin Luther King, que les Noirs sont capables
de se le rappeler dans les détails bien mieux que les Blancs, alors que la situation
s’inverse quand il s’agit de celui de John Kennedy27.
On sait, par ailleurs, qu’en matière de mémoire il faut également prendre en
compte les mécanismes propres à la mémoire collective qui dépendent de la façon
dont les mémoires individuelles sont entretenues et soutenues par les groupes
sociaux auxquels l’individu fait partie, générant alors « un courant de pensée
continu, d’une continuité qui n’a rien d’artificiel, puisqu’elle ne retient du passé que
ce qui en est encore vivant ou capable de vivre dans la conscience du groupe qui
l’entretient » (Halbwachs 1997, p. 131). Ce cas nous montre précisément comment
la communauté juive marocaine a été capable d’entretenir le souvenir.
Les intellectuels musulmans interpellés sur un tel vide mémoriel ont rappelé
le climat politique et idéologique de l’époque, favorisant – à la suite de la victoire
militaire israélienne – la perception de l’Israélien tout-puissant, vainqueur des armées
arabes, auquel le juif marocain aurait été assimilé. Une équivalence se construit ici
entre juifs du Maroc et juifs israéliens, comme si l’armée israélienne avait eu son
pendant au Maroc, qui aurait pu défendre les intérêts des juifs marocains.
L’ancien doyen de la faculté des lettres de Meknès, cherche à expliquer l’oubli
des meurtres au Nouveau Mellah à la lumière du climat de l’époque ; climat qui
n’autorisait pas d’exprimer des sentiments d’empathie envers les juifs. Il insiste sur
le choc produit par ce départ inattendu :
27. A. Margalit, L’etica della memoria, Bologne, Il Mulino, 2006, p. 50 (The Ethics of Memory, 2004).
77
Vous savez il y avait la guerre de 1967 et l’image dans la tête du Meknessi, quand
vous avez les deux images, [celle du meurtre et celle d’] un pays qui occupe la côte
ouest, le Sinaï, le Golan, ça c’est l’élément majeur et ce n’est pas seulement un acte
militaire… On a parlé au début [de l’entretien] de ces juifs qui ne répondaient pas,
ne se défendaient pas et que soudain trois grandes armées arabes et dans un temps
très court et avec une propagande… Le choc était tellement grand que peut-être dans
l’esprit du Marocain… Pourquoi devaient-ils partir, on ne se mettait pas dans la peau
des juifs à l’époque… Et donc si les juifs sont si puissants pourquoi ceux de chez
nous sont-ils partis, alors qu’ils ne savent pas que c’est du reliquat… Je pense que les
gens qui ne reconnaissent pas l’existence de ces deux meurtres à Meknès regardent
leur camp, ne regardent pas l’autre camp, ne considèrent pas que deux meurtres c’est
quelque chose, comparé à ce qu’il y avait avant.
Parmi les gens qui côtoyaient au quotidien les juifs au mellah ou au souk, le départ
des juifs est une blessure toujours ouverte, un traumatisme. Le choc entre les deux
représentations antithétiques des juifs, l’une qui les montre peureux et sans défense,
l’autre qui les voit forts, combatifs et puissants en Israël, engendra une ambiguïté.
Selon nos interlocuteurs d’aujourd’hui, qui admettent et cherchent à rendre compte
du climat antisémite qui a suivi la guerre des Six-Jours, les musulmans de l’époque
s’attendaient à les voir réagir au Maroc, dès lors qu’ils étaient attaqués, comme les
médias les montraient réagissant en Israël, ou alors subir leur sort en silence, comme
tant d’autres fois dans leur histoire. Dans un entretien, un musulman exprime ce
sentiment d’incrédulité et la difficulté à composer avec ces deux images si opposées :
Je ne comprends pas comme en Palestine cela vient de la part des juifs. Peut-être ils
étaient comme ça au Maroc, mais puisque ils étaient un degré moins des musulmans…
là ils sont plus forts.
Cette perplexité se serait ajoutée à la blessure de l’issue de la guerre des Six-Jours.
Un juif de Meknès aujourd’hui président de l’Alliance se souvient : pendant la
guerre des Six-Jours, sur le bureau de son père, très influent dans le marché du vêtement à l’occidentale et donc très proche d’une clientèle musulmane, il y avait des
cartes du Moyen-Orient avec des pions que son père bougeait selon les avancées
de l’armée israélienne « En jouant au général », il disait à ses clients musulmans :
« Voilà, nous sommes là ! » Ce faisant il pensait qu’au fond les rapports avec les
musulmans se seraient de la sorte reéquilibrées. Or, rapporte notre interlocuteur :
Les Arabes avaient perdu leur fierté. Cette humiliation état vécue par les Arabes au
Maroc comme une blessure. Mais on ne s’attendait pas à ce qu’ils partent. Et d’ailleurs ils ne voulaient pas
partir.
78
Différents récits sur le départ des juifs du Maroc dans les années 196o-197o
Une femme marocaine qui est restée a très bien écrit : « Personne n’avait envie
de partir tout en ayant peur de rester. »28
C’est pourquoi cette troisième voie, celle du départ, qui pouvait être envisageable
pour les dirigeants de l’époque mais pas pour les simples citoyens, a surpris et
troublé la population musulmane. Ce trouble ressort dans les entretiens menés à
40 ans de distance. Il est difficile de déterminer à partir de quel moment il s’est
manifesté, peut-être à partir de la fin des années 1980 quand les juifs marocains qui
avaient quitté le Maroc ont commencé à revenir pour visiter les lieux qui leur étaient
chers. Le départ a provoqué le refoulement généralisé d’un souvenir désagréable,
susceptible d’infirmer le discours, unanimement mis en avant dans les entretiens, sur
la tolérance innée qui caractériserait les Marocains par rapport à d’autres populations
musulmanes. Cette troisième voie réinterroge violemment le statut d’une minorité
juive dans un pays arabo-musulman contemporain : selon un sentiment répandu,
largement soutenu et porté par les autorités, le Maroc, à la différence des autres
pays arabes, serait un pays qui tient à avoir de bonnes relations avec ses juifs, qu’il
considérerait comme des citoyens à part entière, à égalité avec les musulmans.
En 2007-2008, deux films ont été produits au Maroc sur le thème de l’émigration
des juifs – Adieu mères de Mohamed Ismaïl (2008) et Où vas-tu Moshe ? de Hassan
Benjelloun (2007)29. Le festival du cinéma d’Agadir, en janvier 2009, a été consacré
au même sujet. On peut voir, là, le début d’une phase nouvelle autour de la réflexion
sur le traumatisme de ce départ refoulé dans la conscience collective marocaine. Dans
chacun des deux films, les réalisateurs ont essayé de recréer le contexte qui a mené au
départ : la responsabilité des organisations sionistes est rappelée sans toutefois que
soient omis (surtout dans Adieu mères) ni le climat de peur qui était instauré chez les
juifs de l’époque particulièrement, ni les déchirements vécus par les familles juives
face à la décision de partir ou de rester30, ni les sentiments – divers – des Marocains.
28. Nicole Elgrissy Banon, La Renaiceindre…, op. cit., p. 26.
29. Les deux films font référence aux départs des années 1950 et 1960.
30. Dans un entretien réalisé par Emanuela Trevisan Semi à Tel Aviv en avril 2008, avec le réalisateur Haïm Shiran, originaire de Meknès, celui-ci raconte un épisode qu’il mentionne aussi dans
l’autobiographie qu’il est en train de rédiger, dont il m’a permis de disposer (ce dont je le remercie) et
qui parle d’une pièce jouée dans les années 1950 à Meknès : « Un jour, un militant du mouvement
sioniste Dror, Chlomo Sebbag, enseignant à l’école de l’Alliance et écrivaillon à ses heures perdues,
demanda à Maurice Benhamou de monter avec sa troupe une de ses créations et nous eûmes ainsi le
privilège de jouer Le Départ, pièce inédite de son cru, sur l’immigration des juifs du Maroc en Israël.
79
Si, dans les classes populaires musulmanes, entre voisins, amis et associés, le
désespoir, le regret et la tristesse ont prévalu, dans les autres strates sociales, on a su
profiter des avantages économiques et sociaux du départ d’une bonne partie de la
population (plus de postes disponibles, chute des prix dans l’immobilier, etc.). Les
deux films marquent le début d’un processus visant à revisiter des clichés jusqu’alors
répandus dans la société marocaine : y affleurent des traces mémorielles assourdies
jusqu’alors par la clameur des médias.
De grands oublis et des refoulements affectent donc les récits du départ des juifs
de Meknès. Des événements désagréables, se référant à une époque qui continue
à présenter de nombreuses zones d’ombres et à susciter beaucoup d’inquiétude,
auraient entaché le cadre idyllique qu’on aime à remémorer, ce qui n’est rien que de
très banal31.
Pour les gens du souk, les voisins sont partis en laissant un grand vide et,
apparemment, sans raison ; aux yeux des gens aisés, les juifs ont encore une fois
démontré par leur départ qu’ils étaient des traîtres et qu’on ne pouvait pas avoir
confiance en eux ; pour les étudiants, il n’y avait aucune différence entre sionistes et
juifs marocains.
Même la trace de l’aide que des voisins musulmans ont offerte à beaucoup de
juifs de Meknès pendant la guerre des Six-Jours n’est pas non plus restée dans les
mémoires des interlocuteurs musulmans, alors que beaucoup de juifs l’ont évoquée
au cours des entretiens que nous avons menés avec eux.
Je me rappelle avoir tenu, aux côtés de ma cousine Henriette, le rôle du jeune s’apprêtant à partir en
Israël… La pièce, qui ne fut jouée qu’une seule fois, fit cependant du bruit car elle traitait d’une cuisante actualité. La pièce racontait l’histoire d’un garçon qui voulait partir pour Israël dans le cadre de
l’Alyah des jeunes, contre l’avis des ses parents. Le père accepte la décision de son fils, mais sa mère
s’y oppose. En fin de compte, il part, s’engage dans l’armée et meurt au combat. La mère accuse son
mari d’être à l’origine de la mort de leur enfant. Les jours étaient en effet ceux du départ en masse des
juifs du Maroc. L’immigration en Israël des jeunes Meknessis divisait la communauté et déchirait les
familles. Ceci, d’autant plus, que les gens recevaient des lettres de leur proches, partis vers le jeune
État d’Israël, et ce qu’ils lisaient dans ces missives pouvait altérer leurs velléités sionistes ou leur faire
douter des promesses des émissaires de l’Agence juive… Après l’indépendance du Maroc, Sebbag,
devenu maître du barreau, s’était rallié à l’Istiqlal, parti contestataire et nationaliste de gauche, et
avait brûlé tous les exemplaires de la pièce, afin de ne pas être accusé d’activités sionistes, au cas ou sa
maison serait fouillée. Lui-même immigra d’ailleurs en Israël en 1969.
31. Voir Johannes Fabian, Memory against Culture, Durham-Londres, Duke University Press. 2007,
p. 106-118.
80
Différents récits sur le départ des juifs du Maroc dans les années 196o-197o
Les questions que nous avons posées à nos interlocuteurs à propos des raisons
du départ des juifs, surtout après que les relations entre juifs et musulmans ont été
dépeintes comme idylliques, créaient un grand embarras. La plupart du temps,
dans le souk, on choisissait d’évoquer les lieux de résidence des juifs, l’époque et les
modalités de leur départ, plutôt que d’en donner des raisons. Le questionnement
susceptible de remettre en cause l’image de soi – son identité de musulman marocain
tolérant – tendait à être considéré comme une provocation.
Les personnes que nous avons interrogées ne faisaient aucune allusion à l’angoisse
qui avait submergé les familles juives, au climat de peur qui accompagna les grands
changements du Maroc de l’époque, qui n’étaient pas sans rappeler des épisodes
tragiques du passé, comme les troubles graves qui s’étaient produits à Meknès à
cause du détournement d’eau en faveur de colons français en 193732 ou le massacre
de Sidi Kassem (Petit-Jean) en 195433.
Dans le contexte de la société marocaine – où le concept de l’inéluctabilité
du destin, le mektoub, est central –, le recours à cette expression pour expliquer
le départ des juifs est en fait plutôt rare chez les musulmans (seuls quelques-uns
l’utilisent), alors qu’elle est souvent présente chez les juifs qui déclarent s’être sentis
pris dans un engrenage qui les dépassait et auquel ils ne pouvaient opposer aucune
résistance. C’est une réponse qui permet d’ailleurs de masquer la peur, un sentiment
qui est moins mentionné parmi nos interlocuteurs juifs restés au Maroc. L’épouse
du rabbin de Meknès lorsque nous lui demandons si les juifs étaient partis par peur
répond : « Pas du tout, c’était le destin! »
Dans la narration musulmane : des réponses indirectes
Avant d’analyser les réponses directes, nous examinerons les réponses indirectes
que nous avons obtenues : celles qui, au lieu de s’attacher à la question posée sur
les raisons du départ, ont fourni des explications détournées. Elles présentent des
différences typologiques selon que les interlocuteurs appartiennent aux classes
populaires ou à la classe moyenne. Les diverses couches sociales se distinguent
notamment dans la façon de nommer le pays qu’a rejoint une partie notable de
l’émigration juive marocaine : bladehom (leur pays), Israël ou Palestine.
32. M. Kenbib, Juifs et musulmans au Maroc…, op. cit., p. 565.
33. Voir note 25.
81
Si les vendeurs du souk de Meknès ont volontiers recours au terme « Israël » et
surtout à celui de bladehom « leur pays », les ressortissants des classes moyennes
qui ont plus recours à un discours idéologique lui préfèrent celui de « Palestine ».
Au lieu d’« Israël », il arrive qu’on dise « Tel Aviv », tandis que « Jérusalem » n’est
jamais mentionnée.
Un vendeur de chaussures : Ils sont partis pour le Canada, mais la majorité pour
Israël.
Un marchand de tissus : Dans les années 1960, 1970, ils sont partis, c’était le début,
quand Israël a commencé… Ils faisaient des réunions et, à cette occasion, ils ont
décidé de quitter le pays et ils sont partis.
Un loueur d’échelles : C’était une époque pendant laquelle les juifs partaient car ici il
y avait moins de commerce et là il y avait plus de commerce et beaucoup voulaient
changer de pays et aller dans leur pays (bladehom).
Deux marchands de chaussures : D’après ce qu’on a entendu dire, ils sont partis en
Palestine parce que c’est leur pays.
HSH : —N’est-ce pas notre terre à nous en tant que musulmans ? L’un des deux : — Si, elle est à nous.
L’autre : — Non, elle est à eux.
Après une brève discussion, ils tombent d’accord : ­— Il y a toujours eu des problèmes sur
cette terre-là, depuis les temps bibliques !
Une domestique qui avait été employée chez des juifs : Ils sont partis en Palestine, au
Canada, bladehom.
HSH : — Que voulez-vous dire par bladehom ?
— Tel Aviv. HSH : — Tel Aviv, qu’est-ce que c’est ?
— Israël.
Le choix du terme pour désigner la destination des juifs peut donner lieu à des
discussions domestiques susceptibles de révéler des divergences de perception au
sein d’un même foyer. C’est le cas dans l’entretien qui suit, qui se tient dans une
famille aisée – celle du maire de Meknès (à l’époque de l’enquête), membre du Parti
de la justice et du développement. Nous avons pu assister à un échange entre la mère
âgée, qui a eu l’occasion de travailler avec des juifs et tient à rappeler que le terme
utilisé par les juifs eux-mêmes était « Israël », et d’autres femmes de sa famille.
HSH : Pourquoi sont-ils partis ?
L’épouse du maire : Ils sont allés en Palestine. Aron [un voisin] nous disait : « Nous
partons pour notre pays (bledna), en Palestine. »
La mère : Eux, ils ne disaient pas « Palestine », ils disaient « Israël ».
Deux autres femmes de la famille ajoutent : C’est la même terre sauf qu’eux ils disent
« Israël » et pas « Palestine ».
82
Différents récits sur le départ des juifs du Maroc dans les années 196o-197o
En ce qui concerne les modalités des départs, tous nos interlocuteurs s’accordent
sur le secret ; ce que les témoignages historiques des émigrants juifs confirment.
Ces derniers soulignent effectivement leur volonté de discrétion : on s’en allait avec
le strict nécessaire, comme pour un voyage de courte durée, en laissant souvent les
clés de l’appartement loué à un parent qui se serait chargé par la suite de les rendre
au propriétaire.
Il résulte de nos entretiens qu’une grande partie des musulmans était au courant
du départ des juifs, mais pas toujours de leur destination : ils ignoraient s’il s’agissait
de l’étranger ou seulement de Casablanca, devenue rapidement la plus grande ville
juive du Maroc.
Un faiseur de jellabas : Certains sont partis en laissant tout ici à quelqu’un, d’autres
ont fermé la porte et sont partis, il y a des maisons qui appartiennent encore aux juifs
et gardent les noms des juifs comme celle de Rafiha.
Personne ne semble faire le lien entre le secret maintenu et la peur de ne pas
réussir à partir. On se contente de souligner que les juifs sont partis en cachette, sans
prendre congé des musulmans, comme si, en agissant de la sorte, ils avaient laissé
une plaie béante.
Lawrence Rosen, qui a étudié les réactions des Marocains musulmans durant
la guerre des Six-Jours, a pu noter le sentiment de surprise d’une population qui
cherchait à expliquer le départ des juifs. Dans le sud du Maroc, les départs des juifs
étaient avant tout interprétés comme des aspirations messianiques. Ces motivations
faisaient partie de la tradition religieuse et culturelle du judaïsme marocain ; les
organisations sionistes les avaient utilisées et avaient su en tirer opportunément
parti. Promesses messianiques qui s’accompagnaient d’autres promesses de nature
profane : meilleurs logements, une éducation et un travail à l’arrivée dans la Terre
promise34. Quand il s’agissait d’expliquer leurs intentions aux voisins musulmans, les
juifs ne pouvaient que faire référence aux livres sacrés du judaïsme, ce qui conférait une
sacralité particulière à leur départ : « Les Arabes comme les Berbères furent atteints
et déconcertés par le départ des juifs. Certains expliquent qu’un grand homme juif
34. Bouganim, dans le roman Le Cri de l’arbre, exprime la contradiction criante entre les promesses précédant le départ et la dure réalité israélienne, à travers les paroles d’une de ses protagonistes,
Mzel : « Une villa, qu’ils disaient ! – À Jérusalem, qu’ils promettaient !... Le coup de la villa à Jérusalem lui restait à travers de la gorge. » (Bouganim 1984, p. 10.)
83
du nom de Ben Gourion avait appelé ces derniers et qu’ils avaient dû partir, d’autres
qu’il était écrit dans le livre saint des juifs qu’ils devaient repartir à l’Est. »35
À l’époque même des départs, des fantasmes naissaient de l’incompréhension
face à une situation à laquelle on ne s’attendait pas, que personne n’avait souhaitée.
Le départ des juifs en tant que phénomène de groupe était donc bien perceptible
dans la société, même si les départs individuels, qui se déroulaient en toute discrétion,
demeuraient, eux, comme invisibles. Ceux de nos interlocuteurs qui nourrissent des
sentiments de sympathie à l’égard des juifs s’emparent du fait de leur départ pour
souligner combien les juifs sont des gens « corrects » – comme ce bijoutier qui
raconte comment il a retrouvé toutes les bagues qu’il avait confiées à un juif, parti
du jour au lendemain – ou expriment leur nostalgie. Ceux qui leur sont hostiles,
qui avaient su entrer en concurrence avec eux, surtout dans les classes moyennes, y
voient la confirmation de leur ruse – « Les juifs vendaient leurs maisons à plusieurs
acquéreurs à la fois » –, de leur avidité – « Qu’est-ce qu’ils ont emporté comme argent
et bijoux du Maroc ! » –, de leur prédisposition à l’escroquerie – « Ce marchand
de bois était plein de dettes et il est parti » –, ou de leur attitude servile envers le
roi qui avait voulu les récompenser. D’autres encore, surtout parmi les femmes et
les étudiants, saisissent dans cette évocation l’occasion de parler du conflit israélopalestinien.
Les membres de la classe moyenne, tout comme les étudiants, paraissent
influencés par des préjugés antisémites – ils voient les juifs comme des traîtres, des
comploteurs, une cinquième colonne –, ainsi que par un discours islamiste et par le
conflit israélo-palestinien, largement évoqué dans les médias.
Un entrepreneur : En 1967, les juifs ont eu très peur, quand il y a eu des problèmes
avec la Palestine, et ils ont presque tous vendu leurs magasins, ce sont des traîtres,
ils savaient qu’ils allaient partir mais ils ne disaient rien, on passait chez eux le soir et
le matin, ils n’étaient plus là, ils sont partis sans se faire remarquer… Ils sont allés en
Espagne, en France, en général ils disaient qu’ils partaient pour l’Espagne et la France
mais en réalité ils partaient pour Tel Aviv. Le jour avant leur départ ils vendaient leurs
maisons plusieurs fois [au Maroc, un notaire n’est pas nécessaire, si les contractants se
font confiance], ce qui signifie qu’ils savaient qu’ils allaient partir, alors ils vendaient
à différentes personnes en même temps et le premier qui allait au cadastre, il devenait
le propriétaire légitime, les autres avaient payé, mais ils n’avaient pas la maison.
35. Lawrence Rosen,1968, “A Moroccan Jewish Community during the Middle Eastern Crisis”,
American Scholar, 37, 3, 1968, p. 435-451, p. 449.
84
Différents récits sur le départ des juifs du Maroc dans les années 196o-197o
Un gros commerçant : Ils commençaient à vendre leur biens, ils sont partis en cachette,
ils sont partis en douce, avec l’approbation du roi, le roi avait beaucoup de serviteurs
juifs, toujours dans le palais, quand le roi a besoin de quelque chose c’est au juif qu’il
s’adresse car il est toujours aimable.
Un autre gros commerçant : Il y avait un autre juif qui avait un magasin de bois sur
la grande voie derrière la grande gare. Il avait beaucoup de dettes et il est parti sans
prévenir personne. Ils disaient tous qu’ils partaient pour s’installer en France mais en
fait ils partaient tous en Israël.
Un procureur : Après leur départ, ils m’ont donné leurs dossiers. Il y avait des problèmes
quand ils sont partis, car ils avaient de l’argent, des chèques. Il y avait des juifs qui savaient
qu’ils allaient partir, ils avaient des problèmes d’argent, des biens et aussi puisqu’ils
savaient qu’ils allaient partir ils ont fait des prêts de banques, ils ont pris la marchandise
chez les grossistes. Ils ont prit l’argent et ils ont laissé les dettes derrière eux.
Une vieille dame aisée : Ils ne disaient pas qu’ils allaient en Israël, mais à leur retour [à
l’occasion de visite aux cimetières ou pour participer à des pèlerinages sur les tombes
des saints], ils montraient les photos de leur fils soldat en Israël. Pour partir, ils ont
caché leur argent et ils ont dit qu’ils devaient partir pour se soigner avec les certificats
des médecins juifs des années 1950… Les juifs sont partis pour la Palestine, ils sont
allés occuper la Palestine, en fait comme dit le proverbe, « il ne faut pas faire confiance
à un juif, même pas s’il est converti depuis 40 générations ».
Certains rappellent les avantages que les Marocains musulmans ont tiré du
départ des juifs : lots de laine (un bien considéré à l’égal de l’or), maisons dans le
mellah, magasins à des prix inférieurs à ceux du marché, postes de fonctionnaires
laissés vacants ou même prothèses dentaires réalisées en plus grande quantité parce
qu’elles étaient plus chères en Israël.
Un matelassier : Les juifs qui partaient vendaient la laine parce que la laine était chère.
Moi, j’étais petit, je suis allé avec mon père acheter la laine moins cher.
Un technicien en dentisterie : Ils sont partis dans les années 1970. Dans ces annéeslà, j’ai commencé à faire des prothèses dentaires pour ceux qui partaient, même en
double, parce qu’au bladehom [dans leur pays], elles étaient plus chères, alors ils en
achetaient deux avant de partir… Ils disaient qu’ils partaient pour la France mais de
là ils allaient tous en Israël.
La plupart du temps, nos interlocuteurs du souk évoquent le départ des juifs avec
sympathie et nostalgie et font état de leur nostalgie : ils insistent sur la douleur de
ceux qui ont dû quitter le Maroc, rappellent chaleureusement, en citant son nom, le
dernier juif à partir, et évoquent ceux qu’ils ont vus revenir.
Un marchand de bibelots : Entre juifs et Marocains (yhûdi w-maghribi) il n’y a aucune
différence, les Marocains les aiment beaucoup et quand ils sont partis on leur a gardé
leur place ici, pourquoi sont-ils partis ?
85
Un marchand de tissus : Barouk est parti et revenu.
HSH : — Par regret ou par nostalgie ?
— Pour la nostalgie et vendre ses biens, les juifs regrettent leur départ mais ils ne
peuvent plus faire marche arrière, ils reviennent juste pour visiter. Puisqu’ils ont
tout vendu ils ne peuvent pas revenir, s’ils n’avaient pas tout vendu ils auraient pu
revenir… Il y avait un boucher juif qui est parti [la destination n’est pas précisée], il
est resté un an là-bas et puis il est revenu pour six mois.
Les étudiants de Meknès ne répondent en général pas à la question sur les raisons
du départ des juifs : ils évoquent le conflit israélo-palestinien, en faisant preuve
de préjugés typiquement antisémites. Les perceptions des étudiants amazighs ou
revendiquant leur amazighité se révèlent, en revanche, différentes.
Un étudiant : Bien que je sois un musulman pratiquant, je ne déteste pas les juifs mais
pour ce qui est des juifs en Palestine, non, je n’aime pas ce qui se passe… D’ailleurs si
quelqu’un vole les autres, on dit de lui « c’est un juif », ou s’il n’aime pas ses parents,
on dit « il a du sang juif »… II y a une hérédité historique, les juifs sont pour les
complots, la complicité, ils ont toujours comploté.
Un autre étudiant : Les juifs qui quittent le Maroc pour la Terre sainte (ard
muqaddasa)… Tant que les juifs restent au Maroc aucun problème, mais dès qu’ils
touchent la Terre sainte palestinienne, alors ils deviennent des ennemis puisqu’ils
veulent occuper la terre des Palestiniens, car la Palestine ce n’est pas la terre des juifs,
chez nous, c’est la terre des Palestiniens.
Un étudiant amazigh : Mon père dit qu’aujourd’hui il y a de la pauvreté puisque les
juifs sont partis. Je serais très content s’ils revenaient.
HSH : — Et la question palestinienne ?
— Ils n’ont rien fait.
HSH : — Ah bon! Ils n’ont rien fait aux musulmans ?
— Cela ne me concerne pas car je ne suis pas arabe, je suis amazigh.
HSH : — Et ta religion ?
— L’islam, mais je ne suis pas pratiquant.
La féminisation de l’émigration
Voyons à présent les réponses directes que nous avons obtenues. Ceux qui
n’imputent pas l’événement à la fatalité (« C’est le destin qui les a fait partir » ; « Qui
a voulu partir est parti, qui est resté est resté »), le banalisent (« Il y a pas mal de
Marocains qui sont partis, il n’y pas que les juifs, chacun cherche quelque chose »)
ou évoquent des raisons commerciales (« Ici il y avait moins de commerce »),
insistent sur des motivations générationnelles ou familiales, sans que soient cernées
les spécificités du départ des juifs des années 1960. Ce type d’explication peut être
86
Différents récits sur le départ des juifs du Maroc dans les années 196o-197o
résumé par la réponse d’un vendeur du souk : « C’est dans l’ordre des choses, les fils
partent et les parents suivent. »
Nous rapportons ci-dessous une partie de l’entretien avec notre seul interlocuteur
– un bijoutier – à avoir mentionné spontanément, encore que de façon très vague,
le double meurtre en 1967, et à énoncer une causalité dont il prétend qu’elle est à
l’œuvre dans toutes les migrations.
Le bijoutier : Les hommes ont été obligés de suivre le reste de la famille qui était déjà
partie, ils se sentaient seuls et ils ont été obligés de suivre le même chemin et de partir.
HSH : — N’y a-t-il pas eu des excès en 1967 ?
— J’ai entendu dire qu’il y a eu deux meurtres mais je ne sais pas ce qui s’est passé.
Les juifs étaient des gens réservés qui ne causaient pas de problèmes. Mais, à partir de
1967, des Marocains qui n’avaient rien de mieux à faire ont commencé à les embêter.
Mais pas au point de les pousser à partir, le vrai motif pour lequel les juifs sont partis,
c’est la famille, à chaque fois qu’une famille s’en va, la famille d’à côté la suit.
Cette représentation de l’émigration met en avant l’effet boule de neige typique
des vagues migratoires : elle renvoie au sentiment d’inéluctabilité que nous avons
évoqué plus haut.
Ce qui est souligné c’est la dimension collective et temporelle de l’émigration :
« Quand ils sont partis, ils sont partis tous ensemble. »
La description des parents qui suivent leurs enfants se fonde sans doute sur
l’observation de ce qui se passe de nos jours assez couramment chez les juifs
marocains de la classe moyenne, selon un schéma qu’on pourrait résumer ainsi : les
parents attendent que les enfants obtiennent leur baccalauréat pour les envoyer à
l’université en France, où ils connaîtront leur futur conjoint, tout en sachant que, de
la sorte, eux-mêmes finiront par les suivre.
L’émigration n’a du coup rien de spontané et encore moins d’inéluctable ; il s’agit
d’un projet organisé et préparé par des parents, aux attentes desquels les enfants ne
font que répondre, en les reprenant à leur compte. Ce schéma, qu’on retrouve au
Maroc, comme ailleurs, entre dans les diverses politiques du regroupement familial.
Cependant, nos interlocuteurs tendent à attribuer l’entière responsabilité des
départs aux jeunes gens, qui auraient ensuite entraîné la mère et, seulement en
dernier lieu, le père. Le départ est donc vu comme la conséquence d’une sorte de
stratégie, mise en œuvre par les enfants avec le consentement de la mère, qui en
dernier ressort contraint le chef à partir, l’homme, le membre de la famille le plus
rétif à quitter le Maroc.
87
La construction de ce type de perception a sans doute été facilitée par le choix
prosioniste d’un certain nombre de jeunes juifs marocains des années 1950 et 1960.
Contactés par le Mossad à travers les mouvements de la jeunesse juive, par exemple
le Dror, ces derniers sont d’abord revenus clandestinement au Maroc comme
activistes d’organisations sionistes, avant de partir définitivement pour Israël.
Une action considérable, au grand impact sur l’opinion publique, a par ailleurs été
exercée par l’organisation israélienne Alyat ha-no’ar, qui a créé au Maroc un réseau
d’activistes36 chargés d’organiser les départs vers Israël d’enfants et d’adolescents
des grands centres juifs marocains, parmi lequel Meknès, dans les années 195037.
On peut aisément imaginer à quel point le spectacle d’autobus remplis d’enfants
et d’adolescents qui partaient seuls, laissant leurs parents au Maroc, a pu déconcerter
les voisins musulmans. Les mères des jeunes en question – de jeunes filles, en
particulier – ont souvent tenté de s’opposer à ces départs par tous les moyens. Un
écrivain originaire de Mogador, interviewé en Israël, raconte qu’en le voyant monter
avec son frère et sa sœur dans l’autobus affrété par l’Alyat ha-no’ar, sa mère s’est
précipitée sur sa sœur, qu’elle a ramenée à la maison manu militari.
Un juif de Meknès se rappelait la douleur de sa mère lorsque ses sœurs aînées partirent
jeunes pour Israël : « Elles sont parties jeunes, ils sont venus, les sionistes, et ma mère
leur en a beaucoup voulu, ce n’était pas une situation rose, ça a été très dur. »
Il n’en reste pas moins que les femmes se sont souvent senties, en tant que
« gardiennes de la tradition », davantage investies du devoir d’organiser l’avenir
de leurs enfants : elles ont ainsi assumé un rôle de premier plan dans la décision de
partir ou rester38. Le climat d’incertitude générale s’exprimait de toute façon dans les
familles, qui ne voyaient pas clairement quelle décision prendre, et demeuraient sous
l’influence du sentiment d’inéluctabilité précédemment décrit. À ce titre, le témoignage
d’une femme de Casablanca, encore petite fille à l’époque que nous évoquons, et
dont les parents ont finalement décidé de ne pas partir, nous semble digne d’intérêt :
« Mes parents nous ont inculqué qu’à un moment donné il fallait partir, je ne sais pas
36. Sur l’action de l’Alyat ha-no’ar en Afrique du Nord, voir Avi Picard, “Self religiosity: the Identity
of North African Youths in Israel in the 1950’s”, The Journal for the Study of Sephardic and Mizrahi
Jewry, hiver 2008-2009, p. 132-168.
37. D’autant plus que dans les mêmes années, Israël refusait d’accueillir les personnes âgées ou handicapées en provenance du Maroc.
38. Arlette Berdugo, Juives et Juifs dans le Maroc contemporain, Paris, Geuthner, 2002, p. 17.
88
Différents récits sur le départ des juifs du Maroc dans les années 196o-197o
pourquoi. Alors, c’est comme si on était assis entre deux chaises. Mes parents disaient,
on va partir, on va partir. Aujourd’hui, ils disent : On ne va pas partir. »
Parfois, dans des milieux plus aisés, les premiers à partir ont été les enfants
accompagnés de leur mère, les pères de famille demeurant au Maroc pour expédier
les affaires restées en suspens39. Dans d’autres milieux, les hommes sont partis les
premiers, en quête d’un travail et d’un toit, pour ensuite faire venir leur famille.
Lucette Valensi a retranscrit le témoignage d’une femme qui a quitté le Maroc
après la guerre de 1967. En écho avec ce qui a été avancé plus haut, elle déclare avoir
pris la décision de partir de son propre chef. C’est également elle qui a décidé de
revenir:
J’avais peur, j’avais peur des Arabes. Quand j’ai dit que je quittais le Maroc, mon mari
répondit “Va, trouve-toi un endroit en France, un mois, deux mois avec les enfants...”
Un an plus tard, j’étais désolée. J’ai dit à mon mari “Rentrons”. Mais les enfants ne
voulaient plus repartir.40
Malgré la variété des situations personnelles, ce qui ressort des entretiens c’est
la prégnance d’un modèle, déjà évoqué, où l’homme n’a pu que se trouver contraint
au départ.
Le techinicien en dentisterie : Il y avait un juif qui ne pouvait pas vivre loin du Maroc,
alors il est revenu mais ses enfants sont venus, ils ont vendu son magasin et il a été
obligé de partir.
Un menuisier : Amor avait deux fils et trois filles, ils sont partis les uns après les autres
pour faire leurs études, la mère les a suivis et, lui, il est resté seul et il a été obligé de
partir pour rejoindre sa famille, sa famille l’a obligé à partir.
Un marchand de tissus : Leurs enfants, une fois les études finies, sont partis. Eux, ils les
ont suivis, c’est la seule raison qu’ils avaient de partir, c’est à cause de leurs enfants,
les femmes, elles, ne pouvaient pas vivre loin de leurs enfants et elles les ont suivis.
Et évidemment les hommes ne peuvent pas rester tout seuls et ils ont été obligés de
suivre les femmes et les enfants.
Un percepteur : Ils disaient toujours : « C’est mes gosses qui me font partir, moi je
ne quitterai jamais le Maroc »... En France dans un hôpital j’ai rencontré un juif
marocain qui m’a dit : « Tu vois ici ? Comme on mangeait bien [au Maroc] ! Ce sont
les enfants qui m’ont fait venir ici ! »
39. Michael, Laskier 1990, “Developments in the Jewish Communities of Morocco 1956-76”,
Middle Eastern Studies, 26, 4, 1990, p. 465-505, p. 497.
40. LucetteValensi, “From Sacred History to Historical Memory and back: The Jewish Past”, History
and Anthropology, 2, 1986, p. 283-305, p. 301.
89
Le même homme fait allusion à l’action d’un comité juif, peut-être l’Agence juive.
Il pointe ce qu’il pensait être le but ultime de ces départs : le peuplement d’Israël ;
c’est là un discours que reprennent également d’autres interlocuteurs.
Ce sont leurs enfants qui les ont fait partir et puis le comité juif. Je me souviens très
bien, j’avais un ami intime, israélite, juif, mais avec une femme qui chantait comme
Oum Kalsoum, elle adorait Oum Kalsoum. Ils avaient des filles qui ne se comportaient
pas bien, elles fréquentaient la ville nouvelle, les Marocains. Elles ont commencé à se
prostituer et alors le comité leur a dit : « Vous devez partir et quitter le Maroc. » Le
père pleurait et la mère aussi, mais qu’est-ce qu’ils pouvaient faire ? C’est le comité
qui décide et qui impose, ils veulent peupler, les sionistes, Israël.
Une enseignante : Je crois que les enfants sont partis pour les études (elle se réfère aux
départs actuels).
HSH : — Mais ils sont partis bien avant, dans les années 1960, 1970.
La fille de l’enseignante : — La politique, il y avait des accords entre pays, il fallait plaire
à Israël.
Un commerçant : En effet il y avait une certaine forme de racisme envers eux, et puis
il y avait l’encouragement à partir pour remplir la Palestine de plus de juifs, comme
ça il y avait la majorité.
D’autres soulignent qu’il s’agissait là de pauvres gens qui s’étaient fait berner par
le discours des organisations juives internationales.
Une vieille dame aisée : Quand ils sont partis, ils sont venus nous dire au revoir, une
dame a embrassé un arbre, un citronnier, et elle a demandé pardon au citronnier pour
tous les fruits qu’elle lui avait pris. Elle a expliqué son départ par le fait qu’il y a des
gens qui sont venus les voir, des Américains, et ils leur ont dit : « Si vous voulez
revenir à votre terre d’origine – c’est-à-dire la Palestine – , c’est le moment propice
pour y aller, si vous n’y allez pas, les musulmans vont vous jeter aux chiens après votre
mort.
Le souvenir de la voisine qui voit une femme juive embrasser un citronnier avant
son départ évoque d’autres récits sur la femme palestinienne contrainte de quitter
sa maison et son citronnier41, le citronnier renvoyant métonymiquement à l’exil au
Proche-Orient et en Afrique du Nord.
L’entretien que nous a accordé le percepteur soulève en réalité un autre des points
développés dans les deux films Adieu mères et Où vas-tu Moshe ? sur lequel d’autres
juifs émigrés sont revenus : la crainte de voir une de leurs filles se marier avec un
musulman dans le cas où la famille serait restée au Maroc. À partir du moment où les
41. Susan Slyomovics, The Object of Memory : Arab and Jew narrate the Palestinian Village, Philadelphie, University of Pennsylvania Press, 1998, p. XX-XXI.
90
Différents récits sur le départ des juifs du Maroc dans les années 196o-197o
vagues de départ devenaient un phénomène significatif, le nombre de partenaires
éventuels pour les jeunes filles juives restées au Maroc se réduisait, les possibilités
qu’elles contractent un mariage mixte augmentaient. Selon divers témoignages,
ce phénomène étant devenu un motif suffisant pour pousser la famille entière à
émigrer. Dans l’entretien ci-dessus, le percepteur parle de prostitution : le terme
peut simplement indiquer des rapports plus libres que ceux communément acceptés
par la société marocaine et qui étaient source d’angoisses pour les familles. La
socialisation intercommunautaire ayant augmenté, la distance sociale s’était réduite,
les tabous étaient bousculés et la peur des mariages mixtes pouvait se transformer
en panique, poussant les familles à s’en aller comme à exercer une violence envers
les filles pour les obliger à partir42.
Une dame juive : Les gens partaient en Israël, ils ont eu peur à un moment donné, ils
étaient tous pris de panique, pour les enfants… Comme les voisins et tout, il y avait
une proximité très très étroite, donc ça se passait bien, ils ne voyaient pas de tabou,
vous voyez…
Ce qui demeure remarquable dans les entretiens faits auprès des musulmans, c’est
la tendance à imputer aux juifs eux-mêmes les raisons de leur départ. En dernière
instance, les hommes se seraient laissés entraîner de mauvais gré par leurs enfants,
leurs épouses ou par leurs comités pour peupler Israël.
Un vendeur de bleus de travail : Ils étaient tout à fait en sécurité, c’est eux qui ont voulu
partir, il y a eu un encouragement d’Israël qui les a poussés à partir.
Un marchand de chaussures : Même si ici ils n’avaient aucun ennui du fait qu’ils étaient
juifs, ils sont partis pour être avec les Israéliens.
Un bijoutier (en nous montrant un hebdomadaire qui cite un article de Ha-Arets dans
lequel on apprend que les juifs ayant quitté le Maroc demandent une indemnisation au
Maroc) : Ils ont quitté de leur propre volonté le Maroc, ma famille a acheté la maison
d’un juif en 1968 pour 4 500 000 dirhams [45 000 nouveaux dirhams] et celui-ci avait
quitté le Maroc de sa propre volonté ! Ils sont partis à cause d’Israël, quand Israël a
voulu remplir le pays.
Un marchand de bibelots : Ils sont partis puisqu’ils l’ont voulu, personne ne leur a dit :
« Allez-vous en d’ici » et quand ils voudront revenir ils pourront revenir, ils étaient
comme des frères et même notre religion, l’islam, insiste sur les autres religions, ce
n’est pas comme dans d’autres pays dans lesquels on se déteste, on déteste les juifs, on
déteste les chrétiens, on déteste les autres religions.
42. Voir Meir Knafo, Le Mossad, op. cit., p. 356-357.
91
Certains de nos interlocuteurs vont jusqu’à souligner que leur départ était en
germe depuis longtemps, puisque les juifs ont toujours dû « donner de l’argent pour
la Terre promise ». Ces derniers faisaient régulièrement des dons aux caisses de
solidarité avec Israël qui se trouvaient dans les magasins : cela pouvait être considéré
comme la preuve qu’ils envisageaient de partir depuis longtemps.
Le technicien en dentisterie : À l’époque, les juifs mettaient de côté un pourcentage
pour chaque objet qu’ils vendaient, ils le mettaient de côté pour Israël et toutes les
semaines le Chazzan (rabbin) passait récupérer cet argent pour Israël. Un juif, Lazar,
avait un café et chaque fois qu’il vendait quelque chose il mettait quelque chose, par
exemple il mettait dans une boîte pour Israël 50 centimes pour chaque bière qu’il
vendait.
Pour les étudiants qui n’ont pas connu les départs des années 1960 et 1970,
nos questions entrent en résonance avec celles qui concernent les émigrations
d’aujourd’hui.
Un étudiant : Pourquoi ils sont partis ? Parce que c’est difficile de vivre au Maroc : les
juifs n’arrivent pas à vivre ici, c’est difficile de vivre ici, pas seulement pour eux, mais
pour nous aussi.
Un autre étudiant : Ils partent pour le monde entier, mais surtout pour Israël. Les
juifs vivent en réseau, ils partent à travers le réseau de la famille et des amis, c’est plus
facile.
Personne n’a évoqué le cas des hommes partis pour Israël en laissant leurs femmes
au Maroc : de tels cas ne devaient pas être si rares étant donné qu’une modification
significative est apportée à la kétouba marocaine à partir des années 1950 : on s’est
mis alors à coller les photos des deux époux avec leurs signatures et le cachet du
tribunal rabbinique pour éviter les fraudes de la part de maris qui demandaient à
émigrer en Israël avec une autre femme43.
Ce qui est certain, c’est que la population musulmane se trouve de la sorte
exonérée de toute responsabilité.
43. Moshe Ammar , « Wedding Orders and the Ketubba text among Moroccan Jews since the XVIth Century », The Jewish Traditional Marriage in Morocco, J. Chetrit et al., (éd.), Haifa, University of
Haifa and the Ministry of Education, 2003, p. 107-185, p. 182 (en hébreu).
92
Différents récits sur le départ des juifs du Maroc dans les années 196o-197o
Le traumatisme des juifs restés
Mais c’est aussi pour les juifs qui sont restés que les grandes vagues de départs
ont provoqué des traumatismes.
Dans La Renaicendre, mémoire d’une marocaine juive et patriote, livre-témoignage
de Nicole Elgrissy Banon44, on lit :
« Me voilà petite fille, affrontant l’énorme tristesse de devoir dire adieu à tous les
membres de ma famille et à nos voisins juifs décidés à quitter le Maroc après ces
événements annonciateurs de haine entre juifs et musulmans. Panique, départs
massifs, adieux baignés de larmes. Plus de cousins, plus de tantes, plus d’oncles, et le
pire pour moi, plus jamais de grands frères à mes côtés. »
« Je me vois encore du haut de mes 9 ans, déchirée, déchiquetée, dire au revoir à mon
frère Armand parti en Israël sous la pression et l’influence de ma tante Annette, elle
même affolée par les rumeurs qui circulaient dans la communauté juive cette annéelà. »
Parmi les juifs restés à Meknès et que j’ai interviewés, on se plaint de la situation
difficile d’une communauté devenue minuscule (entre 70 et 80 personnes) et
vieillissante qui n’arrive plus à gérer le quotidien :
Une dame : C’est très grave (sans le rabbin), pour les dinim, quand j’ai besoin d’une
réponse sur quoi faire je dois appeler Casablanca, Israël, la France.
Une autre dame : À Meknès, on a eu une vie magnifique, c’était la petite Jérusalem, il
y avait 22 000 juifs, il y avait des écoles, des yeshivot, les lubavitch sont venus ici dès
1948, c’est la première ville qu’ils ont choisie, mais la paix de ceux qui viennent ici
est totale, il y en a qui disent : « Ah, si on pouvait reformer une grande communauté
juive dans cet endroit ce serait extraordinaire ! »
Un ancien fonctionnaire du ministère de l’Agriculture : Il y avait une ambiance que nous
avons vécue dans cette forme de ghetto qui pour moi avait une importance considérable,
il y avait un bienfait énorme, contrairement à ce qu’on pouvait penser, tout le monde
connaissait tout le monde… on connaissait la qualité et les défauts de tout le monde…
Un concessionnaire de voitures : Autrefois, il y avait 18 000 personnes regroupées
au Mellah, de grandes familles, des gens qui se connaissaient, imaginez que vous
appartenez à une communauté de 18 000 personnes et tout le monde vous connaît.
C’est extraordinaire. On a du mal à reconstituer ce passé qui était féerique… et puis
il a eu 1967, un policier a tiré sur un jeune45, il y avait une tension mais on n’a jamais
souffert physiquement. 44 Op. cit., p. 21.
45. Dans le souvenir du concessionaire des voitures, le souvenir du double meurtre s’est transformé :
93
Un retraité : On regrette le passé, c’était l’insouciance générale. Il n’y avait pas de
problèmes économiques, on se suffisait de n’importe quoi, on était inconscient, on
était heureux et tout.
Un architecte (pendant une visite au Nouveau Mellah) : Cette rue était toute une rue
de juifs, là il y avait le restaurant des Chetrit qui sont maintenant au Canada, là il y
avait les boutiques des épiciers juifs [il indique des épiciers musulmans qui ont pris la
place des juifs] : quels moments magnifiques qu’on a passés ici !
Une dame qui travaille dans une entreprise : Vous avez vu la salle de la communauté ?
Il n’y a pas longtemps elle était pleine à craquer, après on a occupé la moitié et
maintenant un petit quart… Conclusion
Le meurtre à coups de couteau des deux jeunes gens de Meknès a donc été
refoulé de la mémoire collective et recouvert par un discours, partagé, selon lequel
les musulmans marocains n’ont eu aucune responsabilité dans le départ des juifs.
Généralement, lorsqu’on aborde ce sujet, on ne trouve pas de manifestation de
sentiments d’empathie envers les voisins d’antan, dont on venait juste auparavant,
pendant l’entretien, de regretter le départ. Il semble s’agir d’un changement de
registre : les souvenirs agréables se transforment en amertume. La grande vague qui
a emporté les juifs au loin, « les événements » – comme les juifs les nomment –
contre lesquels ils ont lutté de toutes leurs forces, est difficile à évoquer. Pour les
juifs également c’est un sujet ambivalent :
Depuis l’indépendance, ils savaient qu’ils ne pouvaient pas, qu’ils ne pourraient
pas rester au Maroc. Pourtant de toutes leurs forces, et de toute la puissance d’une
mémoire séculaire, ils refusaient l’idée d’un départ… Ébranlés, effrayés par ce qu’ils
appelaient « les événements », ceux d’entre eux qui le pouvaient faisaient des voyages
exploratoires…46 Selon les juifs restés à Meknès, la nostalgie est terrible aussi pour ceux qui sont
partis « puisque même s’ils sont partis, ils ont l’âme arabe du Marocain, c’est le
destin qui les a fait partir ! ».
il ne s’agit plus que d’un jeune seulement et pas de deux, et, de façon symptomatique d’une inquiétude qui perdure, les forces de l’ordre sont associées au crime, au point d’en être désignées comme
responsables.
46. Anny Dayan Rosenman, 2003, « Ciné-Casa », La Méditerranée des Juifs. Exodes et enracinements,
P.Balta, C. Dana, R. Dhoquois-Cohen, Paris, L’Harmattan, 2003, p. 213-220, p. 213.
94
Différents récits sur le départ des juifs du Maroc dans les années 196o-197o
D’après les représentations que nous venons de rappeler, ce sont les pères de
famille juifs qui auraient montré un manque de virilité et un défaut d’autorité et
de puissance en finissant par se laisser dominer par leurs enfants et leurs femmes.
En féminisant de la sorte l’émigration, on recycle les anciennes représentations
en de nouvelles. Il est intéressant de souligner qu’on retrouve ce cliché en Israël
dans les récits sur l’immigration mizrahi (des juifs originaires des pays arabes) et
sur le processus de leur intégration. Dans la littérature et au cinéma, les immigrés
sont souvent représentés comme des personnages faibles, féminisés, ayant perdu
tout contrôle sur leur famille et sur eux-mêmes47. Le choix du départ finit donc
par être considéré comme l’option des faibles et des craintifs, confirmant par là la
perception que le Marocain musulman a du juif marocain – le juif a toujours peur48,
il est si peu viril qu’on l’assimile couramment à une femme – et le réassurant sur
son identité et sa virilité propres forcément différentes. L’image du juif puissant,
assimilé au combattant israélien, est contradictoire et inquiétante, surtout parce
qu’elle obligerait à s’interroger sur les raisons de la peur atavique du juif au Maroc.
Étant donné que la représentation traditionnelle du juif peureux et non viril était
considérée dans nombre de discours comme une caractéristique naturelle des juifs,
elle tend à se maintenir face à la nouvelle représentation du juif puissant, militariste
et viril, qui elle, est refoulée.
« C’est Dieu qui leur a donné la qualité d’être peureux, même s’ils ont les avions
et les armes, ils ont toujours peur des musulmans », dit un marchand de draps dans
le souk de Meknès.
À la différence d’autres questions qui mettent en jeu des perceptions variées selon
que les interlocuteurs appartiennent aux classes populaires ou aisées, les questions sur
47. Yaron Peleg, “From Black to White: changing Images of Mizrahim in Israeli Cinema”, Israel
Studies, 13, 2, 2008, p.122-145, p. 133.
48. La thématique du « juif peureux » est récurrente dans nos interviews. Elle s’enracine dans un
discours ambivalent : le juif qui a peur est censé se soustraire aux situations susceptibles de générer
du danger ou de la violence, les « bagarres » par exemple, ce qui a pour corollaire qu’il recherche
la paix et peut donc devenir un agent de pacification. C’est la raison pour laquelle deux adages revenaient souvent qui, malgré leur signification différente, étaient l’un et l’autre utilisés dans les références au yhûdi khouwaf, « juif peureux », kay khaf fhal lyhûdi, « Avoir peur comme un juif », et
lebs taghiah diyal l-yhûd, « Celui qui cherche la paix, mets la kippa des juifs ! ». « Apporter la paix »
est perçu comme l’une des facultés des juifs qui, pour ce faire, sont susceptibles de recourir à leurs
pouvoirs surnaturels et magiques. Leur capacité à faire intervenir le surnaturel selon leur bon plaisir,
pour le bien comme pour le mal, explique également la crainte qu’ils inspirent.
95
le départ mettent en lumière une homogénéité des ressentis dans les diverses couches
de la population sur un point vécu encore aujourd’hui comme problématique.
Les différences résident en ce que les vendeurs du souk peuvent, avec une plus
grande facilité, dire qu’Israël est le pays de l’émigration des juifs, en ayant recours à
l’expression qui était utilisée à l’époque par les juifs eux-mêmes : « leur pays », une
expression qui dénote toutefois le fait qu’on ne considère pas que le Maroc était leur
pays. Ils peuvent également rappeler avec émotion le souvenir du dernier juif qu’ils
ont vu partir, dont ils connaissent parfois également le sort ultérieur parce qu’un
contact a été maintenu. Ils sont capables de citer divers exemples de l’« honnêteté »
des juifs, ce qui constitue un autre des leitmotive de notre recherche. La fréquentation
quotidienne du voisin d’étal ou de palier, la cohabitation dans l’espace du mellah, la
proximité dans les rapports sociaux et la convivialité judéo-musulmane typique du
Maroc influencent encore de nos jours les perceptions dans cette catégorie de la
population. Mais sur la question des départs, les différences de représentation entre
couches sociales se révèlent moins significatives, comparées à d’autres thématiques
liées aux relations entre juifs et musulmans.
Le refoulement du souvenir de l’agression à coups de couteau des deux jeunes
juifs dans le mellah de Meknès en 1967 et le manque de références au climat
d’intolérance envers les juifs et à l’angoisse des juifs dans ces mêmes années
demeurent des données que nous retrouvons chez tous les interlocuteurs – sauf les
intellectuels –, indépendamment de leur appartenance sociale. Cette réalité entrant
en contradiction totale avec l’image que le musulman marocain se fait de lui-même,
on voit mieux pourquoi elle n’a pas encore droit de cité au Maroc. L’événement
traumatique du départ, pénible et inattendu, d’une des composantes historiques de
la société marocaine (la phrase « Je regrette leur départ, j’étais surpris de ce départ »
revient assez fréquemment) est nié et occulté. Il n’a pas suscité de débat sur le statut
des minorités à l’intérieur de la société marocaine, pas plus que sur l’intégration
des juifs dans un nouvel État-nation arabe, ou sur la responsabilité de la population
musulmane dans ce même départ.
Notons ce qu’un colonel de Casablanca, Driss Ben Omar, aurait dit à un
responsable de la Hebrew Immigration Associated Society, censée organiser le
départ des juifs : « Nous avons autorisé la HIAS à organiser l’émigration des juifs
des classes pauvres, et à la place vous prenez les gens les plus utiles au pays comme
96
Différents récits sur le départ des juifs du Maroc dans les années 196o-197o
les employés des postes les plus expérimentés… »49 Le responsable de la HIAS
aurait répondu qu’il pouvait toujours mettre des Marocains à la place des juifs qui
partaient. Le colonel aurait alors rétorqué : « Vous les Européens, vous avez des
conceptions déformées. Les israélites sont des Marocains exactement comme les
musulmans, comme moi, et je regrette leur départ. Je n’ai pas regretté le départ des
Français, mais le départ des juifs marocains, je le regrette absolument. »50
Ce départ a créé un traumatisme même auprès des juifs qui ont décidé de rester
et de résister à la vague des rumeurs et aux sentiments de panique. Ceux qui sont
restés ont assisté à l’éclatement et à la dispersion des familles aux quatre coins du
monde et cela à un moment où les moyens de la communication n’étaient même pas
ceux de la fin des années 1980.
Edmond Amran El Maleh, dans sa préface aux Récits du mellah51, a qualifié le
départ des juifs de « tragédie » : « Tragédie parce que précisément la complexité
de l’événement défie toute explication rationnelle, parce qu’une fois épuisés les
polémiques, les arguments d’une certaine idéologie, la question revient obsédante :
Pourquoi sont-ils partis ? » La meilleure réponse semble être celle que trouve
Ami Bouganim lui-même : « Pour ma part, je n’osai pas demander au gardien du
cimetière avec qui j’avais passé des journées entières à évoquer le mellah, ses misères,
ses joies, ses scandales, pourquoi lui-même était resté à Mogador, alors que tous les
juifs étaient partis, emportés par l’Histoire. »52
En effet, c’est l’Histoire avec ses lois qui dépassent les individus, dont on a essayé
de détecter certaines composantes, qui a joué la note finale. Mais c’est une histoire
faite par des individus, des mouvements, des idéologies. Et non pas pas par des
forces irrationnelles et incontrôlables.
49.
50.
51.
52.
Meïr Knafo, Le Mossad, op. cit., p. 561.
Ibid.
Ami Bouganim, Les Récits du mellah, Paris, Lattès, 1981, p. 9.
Ibid., p. 54.
97
Généalogie, onomastique
et migrations Le cas de la communauté juive de Nabeul1
Victor Hayoun
Cette communication a pour but de traiter des migrations juives dans le Maghreb
et leurs influences de tout ordre. Pour cela, nous avons mis à profit une généalogie
communautaire et une étude onomastique appliquée à une communauté juive très
précise, celle de Nabeul en Tunisie, pour mettre en évidence et identifier les origines
des migrations qui ont touché cette communauté.
Les études généalogiques et onomastiques effectuées sur la communauté juive
de Nabeul et les familles qui la composaient nous informent des nombreuses
migrations de familles originaires d’Algérie et de Libye, en particulier, outre celles
venues des différentes villes de Tunisie.
L’étude des noms de famille, ainsi que la fréquence de l’utilisation de certains
prénoms, voire même de surnoms, nous dévoilent des mouvements migratoires
aux raisons multiples et parfois inattendues. Nous allons nous attarder sur ces
1. Cette recherche est extraite d’un chapitre du mémoire de ma thèse de doctorat, intitulée « Histoire de la communauté juive de Nabeul (Tunisie) par la généalogie », présentée et soutenue à
l’université Paris 8 en France en 2006.
99
mouvements et leurs éventuelles influences communautaires, sur les plans culturel,
linguistique, social et religieux.
L’étude aborde les trois derniers siècles mais s’attarde particulièrement sur le
XIXe siècle et le début du XXe. Elle est réalisée à partir de sources de bibliographie
onomastique, d’une base de données généalogiques et d’un nombre considérable
de témoignages oraux2.
Nabeul et sa communauté
Notre étude s’inscrit dans le large contexte de la ville de Nabeul3 et sa communauté
juive. Cette ville du littoral méditerranéen existe depuis l’Antiquité grécoromaine sous forme d’un petit village qui devint ensuite un comptoir routier. Il y
avait dans la ville une minorité juive très importante qui comptait parfois jusqu’à
plus du quart de la population totale locale. Elle vivait en harmonie relative avec
la majorité musulmane et les autres minorités chrétiennes, principalement de
nationalités étrangères. Cette présence juive à Nabeul n’est attestée qu’au cours de
ces 300 dernières années4. Cette communauté juive existe au moins depuis la fin du
XVIIe ou peut-être même le début du XVIIIe siècle5. Trois éléments essentiels nous
confirment cette ancienneté : les pierres tombales les plus anciennes du cimetière juif
de la ville datent d’il y a près de trois siècles6. Ensuite, un rapport de l’état-major de
2. La bases de données généalogiques que j’ai créée comporte plus de 4 500 noms d’individus et
plus de 170 heures d’enregistrement de témoignages oraux effectués depuis 1982. Ces chiffres sont à
jour au mois de mars 2011.
3. Nabeul se situe à 65 km au sud de Tunis, à l’entrée sud du cap Bon dont elle est le chef-lieu.
4. Depuis la moitié du XVIIe siècle jusqu’au début de la seconde moitié du XXe qui connut la fin de
la présence juive à Nabeul.
5. Les sources essentielles qui nous permettent cette affirmation, sont les suivantes :
Haddad M., H’én Tov Lé Maré Néféch [Bonne grâce pour âmes amères], Djerba, Y’dane Cohen et
Tsabane, 1946, en hébreu.
Hayoun V., Collection privée, Arbres Généalogiques des familles juives de Nabeul.
L’analyse des âges des personnes figurant dans les arbres généalogiques, et particulièrement dans la
famille Haddad, nous instruit sur l’ancienneté de la communauté.
Taïeb J., Sociétés Juives du Maghreb Moderne 1500-1900 - un monde en mouvement, Maisonneuve et
Larose, Paris, Octobre 2000, p. 77-80 et 114-119.
Dans son ouvrage, J. Taïeb détaille l’expansion démographique et économique en Tunisie et même
en Afrique du Nord au XVIIIe siècle. Il y rappelle la création et le développement de la communauté
juive de Nabeul.
6. Hayoun M., Nabeul, in brochure ATPJT, Paris, 1994, p. 21.
100
Généalogie, onomastique et migrations
l’armée française de 1885 mentionne que : « …Les premiers israélites [de Nabeul]
seraient venus il y a près de 200 ans… »7, c’est-à-dire qu’ils seraient venus vers la fin
du XVIIe siècle. Et enfin, dans la généalogie détaillée des familles juives de Nabeul,
nous constatons que la présence de la famille Haddad8, qui, selon les publications et
les documents d’archives, est la plus ancienne des familles juives installées à Nabeul,
remonte à la première moitié du XVIIIe siècle.
Nous n’avons pas de témoignages sur les antécédents de cette communauté. Nous
ne savons pas si elle existait avant la fin du XVIIe ou le début du XVIIIe siècle, et si elle
existait, nous ne savons pas depuis quand, ni quelle était sa grandeur, et surtout
pourquoi ne reste-t-il pas de traces d’avant les trois derniers siècles ?
Aucune trace de judaïsme n’a, semble-t-il, été trouvée dans les ruines de la
Néapolis antique. Aussi, depuis l’Antiquité jusqu’au XIIe siècle, période de la
fondation probable de ce qui allait devenir Nabeul, il n’y aurait pas non plus de
signes d’une présence juive dans la région.
Nabeul a toujours été une plate-forme commerciale par son port et son
emplacement géographique sur la route de Tunis vers le sud. Des commerçants
ambulants juifs, qui colportaient leurs petites marchandises de village en village,
passaient par Nabeul sans s’y installer. Cependant, parfois, cette présence juive
nomade se transformait en migration et ces petits commerçants juifs avaient fondé,
petit à petit, cette communauté juive de Nabeul.
Les premiers témoignages de cette présence se trouvent dans l’enregistrement
des impôts de capitation établis sur les juifs de la localité – 80 personnes en 1756
et 500 en 18599 – et dans les témoignages laissés par Benjamin II lors de sa visite
Monique Hayoun, nabeulienne de naissance, était secrétaire générale de l’association ATPJT [Arts
et traditions populaires des juifs de Tunisie] créée et présidée par Bernard Allali. L’ATPJT a publié
une brochure annuelle depuis 1991.
7. Garali Z., La population de Nabeul en 1885, recherche publiée sur le site www.nabeul.net, Extrait
d’un rapport d’état-major de l’armée française concernant la population de Nabeul et son histoire,
bobine M12 - Institut du mouvement national Manouba, Tunis, Tunisie [par le site www.nabeul.
net].
8. Haddad M., H’én Tov, op. cit. Les Haddad de Nabeul sont arrivés de Djerba.
9. Ouvrage collectif dirigé par Yéhia El-Ghoul, De Néapolis à Nabeul, Alif les éditions de la Méditerranée et Association de sauvegarde de la ville de Nabeul, Tunis/Nabeul, 2000, p. 35. La taxe en
1756-1757 permit d’estimer cette communauté à environ 80 personnes. En 1859-1860, ce même
impôt nous informe que cette communauté comptait près de 500 personnes, soit 10 % de la popula-
101
en Tunisie en 185310 : «…[dans] la ville de Nabeul… habitent près de 100 familles
des enfants d’Israël… », soit une estimation de 500 à 600 âmes. Ces traces d’une
présence juive de près de trois siècles nous incitent à affirmer que tous les juifs de
Nabeul étaient d’origine extérieure à la ville et qu’il n’y a pas de juifs nabeuliens
dont la présence des ancêtres remonte à la période de la création de la ville. Tout ce
qui précède nous permet d’affirmer avec certitude qu’il s’agit d’une migration de
population juive venue à Nabeul d’ailleurs.
Les juifs de Nabeul sont venus du sud de la Tunisie, surtout de Djerba, en nombre
important ; du nord, surtout de Tunis et de l’étranger, principalement de Libye et
d’Algérie11. Ils sont arrivés par flux migratoires de différents horizons, tout au long
des années, attirés par la possibilité d’avoir un gagne-pain12, par la proximité de la
capitale et par la réputation de son air pur embaumé par les vergers qui l’entourent.
Cependant, la présente étude va privilégier le dernier siècle de la présence juive
dans la ville, c’est-à-dire à partir du début du XIXe, soit près d’un demi-siècle avant le
début du protectorat français en Tunisie.
Il y avait à Nabeul au milieu du XXe siècle près de 3 500 juifs13 pour une population
totale d’un peu plus de 12 000 habitants, soit une présence juive de 25 à 30 %, ce qui
veut dire qu’un Nabeulien sur quatre, voire un sur trois, était juif.
Ainsi, les recherches effectuées sur la communauté ont permis la reconstitution
des arbres généalogiques des familles juives de la ville. Ces familles vivaient
quasiment en vase clos14. Leurs membres se mariaient le plus souvent entre eux
tion de Nabeul ce qui était une minorité importante, car, à cette époque, la population juive totale de
la Tunisie ne représentait que 3 % de la population du pays.
10. Benjamin II [Israël fils de Yossef Benjamin], Massaé’ Israël [Les Voyages d’Israël [Benjamin]],
1859 in Les Cahiers de Tunisie VII, 1959, p. 111 et 112.
11. Taïeb J., Sociétés juives …, op. cit., p. 85. « …Avec l’établissement du protectorat français en
Tunisie, les flux, quelque peu, changèrent de sens, surtout en 1898-1899 lors de la crise antijuive en
Algérie, qui poussa vers la Tunisie plusieurs centaines de familles… »
12. Taïeb J., op. cit., p. 78.
13. Ce chiffre représente le nombre maximal de juifs qui ont vécu à Nabeul entre 1946 et 1948.
Cette période a connu l’apogée de la présence des juifs de toutes nationalités dans la ville : Tunisiens,
Français, Italiens et autres.
14. Il est important de signaler qu’à ces époques lointaines des XVIIIe et XIXe siècle, les moyens de
transport étaient réduits, les déplacements de 65 km jusqu’à Tunis étaient considérés comme une
expédition à laquelle il fallait se préparer longtemps à l’avance. Ainsi la grande majorité des mariages
102
Généalogie, onomastique et migrations
et l’apport de nouveaux noms de familles de personnes venues de l’extérieur de la
ville, était très réduit. Aussi, chaque nouveau nom qui venait s’ajouter à ceux de
la ville était celui d’un individu précis et facilement repérable généalogiquement,
qui deviendra l’ancêtre unique venu de l’extérieur s’installer à Nabeul, dont la
descendance sera considérée comme nabeulienne. Cet ancêtre apportait avec lui un
nom, mais aussi, souvent, un ou des prénoms qui étaient particulièrement fréquents
dans la région ou le pays d’origine, ce qui provoquait parfois aussi la création d’un
surnom15 dont l’étymologie était en rapport avec le lieu de naissance de la personne
ou de son ancêtre qui immigra à Nabeul.
C’est ainsi que la recherche généalogique nous a aussi donné l’occasion de nous
attarder sur l’étude onomastique16 des noms de familles, des prénoms et des surnoms
dans cette communauté.
La généalogie peut se baser sur des données de registres de naissances, mariages
et décès, ou de témoignages oraux ou écrits. Dans le cas de Nabeul, nous n’avons
pas de registres communautaires. Aussi, notre travail repose uniquement sur des
documents et des témoignages oraux. Cependant, dans les limites de ce dont nous
disposons, nous savons que, d’une part, nous n’avons pas la facile accessibilité aux
données sur les dates, les lieux, les filiations, les liens de mariages, les noms de
famille et les prénoms, que nous auraient procurés les registres, mais, d’autre part,
les documents et les témoignages oraux que nous avons accumulés, nous donnent
de nombreux détails sur l’histoire de ces familles, de leur entourage et de leur
communauté, alors que les registres auraient été très peu explicites sur le récit de la
vie de ces familles.
se faisaient entre les enfants des familles de la ville. Le chemin de fer n’arriva à Nabeul qu’a la fin du
XIXe siècle. À ce propos, Rebbi Moché de Rebbi Nessim Haddad avait écrit, dans son livre H’en Tov,
op. cit., p. 2 à 4 au chapitre « Histoire du rabbin auteur du livre », sa rencontre avec Rebbi Moché
Chemla de Sfax : « ...En 1900 vint par le chemin de fer, l’érudit en Torah, Rebbi Moché Chemla de
Sfax, pour changer d’air car sa santé était fragile... »
15. Un surnom au nom, qui était un « complément » adjoint au nom de famille, comme par exemple « El-Mokni » [celui qui vient de Moknine] pour les membres de la famille Gaziel dont l’ancêtre
était venu de Moknine, ou sinon, un surnom au prénom.
16. Hayoun V., « Jewish Names Surnames and Nicknames of Nabeul Tunisia » [« Les noms les
prénoms et les surnoms des juifs de Nabeul en Tunisie »], in Pleasant are their names - Jewish names
in the Sephardi Diaspora [Agréables étaient leurs noms - Noms juifs dans la diaspora sépharade], Aaron
Demsky (éd.), Bethesda Maryland USA, Université de Maryland, 2010, p. 145-190 (en anglais).
103
Il nous faut rappeler un détail très important. Ces pays du Maghreb, auxquels
nous faisons référence tout au long de ce document, n’avaient sans doute pas les
frontières que nous leur connaissons aujourd’hui. Ainsi, à chaque fois que nous
ferons allusion à une migration en rapport avec le Maghreb et/ou à un des pays qui
le composent, nous citerons les noms des pays actuels : Maroc, Algérie, Tunisie,
Libye, afin de faciliter l’identification géographique des lieux de migrations, quelle
que soit la période dans l’histoire. Ainsi, quand, par exemple, nous rappellerons une
migration d’Algérie au XVIIIe siècle, nous dirons que c’est une migration d’un pays
étranger à la Tunisie, sans rappeler que nous nous trouvons dans un même espace
ottoman, car en fait c’est une migration qui vient d’une contrée voisine qui deviendra
l’Algérie et qui, par endroit, n’avait pas de frontières du tout avec la Tunisie.
Les noms dans la communauté
Cette reconstitution généalogique communautaire17 a permis de créer, au fur et
à mesure, une liste de plus en plus précise, des noms de familles18 qui ont existé à
Nabeul. Celle-ci compte près de 40 noms de famille qui ont été répertoriés sur la
base de données19 de la généalogie des juifs de cette ville. Ces noms de famille ont,
en fait, « laissé des traces » dans la communauté, par des mariages, des naissances
et des décès. Il faut, cependant, y ajouter près de 15 noms de familles qui ne sont pas
reconnus comme appartenant à la communauté, mais qui ont été relevés20 sur les
pierres tombales du cimetière juif de la ville. Ces noms sont ceux de gens étrangers
à la ville ; ceux de personnes décédées en étant de passage à Nabeul, ou alors ceux
de vieilles femmes d’origine nabeulienne, qui, après le décès de leurs époux qui
n’étaient pas originaires de Nabeul, sont revenues finir leurs jours auprès de leur fa-
17. Ce travail de reconstitution généalogique communautaire a commencé au début des années
1980.
18. Voir en « annexe A », la liste des noms de familles des juifs de Nabeul. Dans cette liste, chacun
des noms est suivi par trois éléments d’information importants : le ou les lieux, pays et/ou villes,
dans lesquels nous trouvons ce nom outre Nabeul, les différentes orthographes ou formes du nom et
enfin, selon le cas, les signes particuliers.
19. Sur l’index du logiciel que nous utilisons : “Family Tree Maker” (Deluxe Edition III, version 4
du 1.1.1998), de Broderbund, Californie, États-Unis.
20. Ces noms ont été découverts lors d’une recherche effectuée dans le cimetière juif de Nabeul. Ce
travail de base consistait à utiliser au mieux cette source d’informations complémentaires pour vérifier, certifier ou compléter des ascendances, des descendances ou des liens de mariage de personnes
manquantes dans le puzzle généalogique, ou des personnes ayant les mêmes nom et prénom.
104
Généalogie, onomastique et migrations
mille, ou encore ceux de personnes malades qui y décédèrent, alors qu’elles y étaient
venues en convalescence pour profiter du « bon air »21 de la région.
En travaillant sur la reconstitution généalogique de la communauté, nous avons
entrepris plusieurs études parallèles sur la présence de certains noms de familles
juives nabeuliennes que l’on retrouvait aussi, parfois même fréquemment, ailleurs.
Ainsi, par exemple, il y avait à Nabeul de très grandes familles dont la descendance
est très nombreuse et dont les premiers ancêtres étaient venus de Djerba, de Tunis
ou d’ailleurs.
Par exemple :
– Les Haddad se trouvaient quasiment dans toute la Tunisie, surtout à Djerba et
à Nabeul, mais il y en avait aussi à Tunis, à Sfax et ailleurs.
– Les Guez se trouvaient surtout à Tunis et à Nabeul, mais aussi à Sousse et à Sfax.
– Les Hayoun de Tunisie étaient originaires principalement de Nabeul, de Béja
ou du Kef, et ceux de Tunis venaient toujours de l’une de ces trois villes.
C’est ainsi que tous les autres noms juifs qui existaient à Nabeul ont été vérifiés.
Et au fur et à mesure de l’accumulation des données généalogiques, des vérifications
ont été effectuées ailleurs, dans d’autres villes, et les fréquences de l’apparition de
différents noms étaient relevées, surtout en Tunisie. Cependant, ce qui a surtout
attiré mon attention, ce sont ces noms qui apparaissaient sous la même forme, ou
parfois avec une légère modification d’orthographe ou de prononciation, en dehors
de la Tunisie. Ainsi :
– Les Guez que l’on trouvait à Bône-Annaba en Algérie ou les Guedj dans le
Constantinois.
– Les Boujenah que l’on retrouve à Alger au XIXe siècle.
– Ou encore, les Gaziel en Libye.
Ces compléments de recherches onomastiques qui touchaient d’ailleurs aussi les
prénoms nous ont permis une approche particulière du suivi des migrations qu’ont
effectuées certains chefs de familles avant de s’implanter à Nabeul, d’y fonder un
foyer et de laisser les premières traces de leur nom patronymique. Noms qui allaient
s’ajouter à la liste des plus anciens, arrivés de migrations précédentes, qui avaient
fondé et créé cette jeune communauté juive, depuis le XVIIe siècle.
21. La région de Nabeul, qui est connue pour son « bon air », a souvent été recommandée comme
lieu de convalescence aux personnes malades.
105
Initialement, au début de nos recherches, nous considérions ces gens et leurs
noms comme étant ceux de cette communauté, tout comme d’ailleurs tous les
autres juifs qui en faisaient partie. Et ce n’est qu’après avoir fait des recherches
avancées que nous nous sommes rendus compte que ces mêmes gens, qui en fait
étaient venus d’ailleurs, s’étaient si bien intégrés, sur tous les plans22, qu’ils étaient
considérés par tous comme des juifs nabeuliens sans aucune particularité quant
à leur origine. Mais, en progressant et en interviewant leurs descendants ou en
trouvant des documents d’archives qui précisaient leurs origines ou parfois leurs
nationalités, nous avons découvert d’où ils venaient vraiment. C’est ainsi que ma
liste de noms venus à Nabeul de l’étranger se divisa en deux catégories :
– Ceux dont nous avions la certitude qu’ils venaient de pays étrangers à la Tunisie
sont au nombre de 9 : Chiche, Elmouchninou, Galamidi, Gaziel, Kakou, Karila,
Piperno, Saïd, Sportès.
– De plus, on compte 11 noms dont l’origine extérieure à la Tunisie est probable
mais moins certaine : Ariss/Arich, Boujenah’, Fertoukh/Partouche, Guez, Sarfati,
Seror, Soufir, Taieb, Tébéka, Temam, Uzan.
Ainsi, la moitié des noms patronymiques juifs de Nabeul seraient d’origine
étrangère à la Tunisie ou, tout au moins, d’une probable origine étrangère. Dans la
liste de la totalité des noms patronymiques des familles juives de Nabeul en annexe
A, nous pouvons voir le détail des 20 autres noms de la communauté et constater
qu’aucun de ces noms n’est spécifique à Nabeul et qu’on les retrouve dans, au moins,
un autre pays ou ville de Tunisie. Ceci est un indice supplémentaire qui nous permet
de confirmer que cette communauté est le fruit d’une suite de migrations juives
venues à Nabeul d’ailleurs.
Les noms certainement d’origine étrangère
L’arrivée de ces immigrants venus à Nabeul de l’étranger nous incitent à nous attarder
sur ces cas et à les étudier pour identifier les raisons de leur mobilité. On pensera
tout de suite à des mouvements à contextes tragiques, tels que des persécutions, des
expulsions, des fuites en masse de zones sous épidémies ou de graves problèmes de
famine incitant à chercher le pain quotidien sous d’autres cieux maghrébins.
22. Leur intégration était constatée au niveau de leur comportement, leur langage, leurs vêtements,
leur cuisine, leur culte, voire leur religiosité, qui n’étaient pas différents de ceux des autres juifs de la
ville.
106
Généalogie, onomastique et migrations
Mais en fait, nous nous sommes rapidement rendu compte que les cas de
migration étudiés dans le cadre de cette communauté, ne font pas partie de ce type
de mouvements de masse.
D’ailleurs, les études généalogiques et onomastiques que nous avons effectuées
nous permettent de confirmer que nous avons là un microcosme des mouvements
migratoires, aux raisons multiples, très souvent individuelles et ponctuelles, qui se
sont, en réalité, réalisés pendant des siècles dans le Maghreb tout entier. Ainsi, il y
avait :
– Ceux qui se déplaçaient d’une ville à une autre, à l’intérieur du même pays.
– Ceux qui se déplaçaient d’un pays à l’autre dans le Maghreb.
– Ceux qui migraient de l’extérieur vers le Maghreb.
Le sujet qui nous préoccupe étant « les migrations juives dans le Maghreb »,
nous allons nous y attarder avec l’aide de l’étude onomastique détaillée des noms de
la communauté. Nous commencerons par le rappel de ces noms et de leurs origines,
et nous conclurons par une analyse des circonstances qui ont créé ces migrations.
Voici les neuf noms de famille juifs de Nabeul qui sont certainement d’origine
étrangère à la Tunisie. Ils sont présentés par ordre alphabétique, d’abord ceux
venus de l’extérieur du Maghreb, ensuite celui qui était venu de Libye et enfin ceux
venus d’Algérie. Chaque nom sera suivi de quelques détails ayant trait à ses origines
géographiques, son ancienneté dans la communauté et parfois aussi les circonstances
qui ont amené le premier du nom à Nabeul.
Nous avons trois noms dont l’origine est extérieure au Maghreb.
Galamidi
Ils sont certainement arrivés d’Orient, car l’étymologie du nom se réfère à leur
ville d’origine : Kalamata en Grèce. Aussi, il se pourrait que ce nom soit originaire
des Balkans. On trouve des Galimidi à Jérusalem, en Égypte et en Turquie. Les seuls
Galamidi de Tunisie se trouvent à Nabeul, aussi pourraient-ils être les descendants
d’un rabbin qui serait venu de Terre sainte pour collecter des fonds auprès de la
communauté, se serait installé à Nabeul et y aurait fondé une famille. Ce genre de
visite de Chaliah’ Kolel, qui sont des rabbins collecteurs de fonds pour des institutions juives de Terre sainte (des Yechivot, des orphelinats ou des hôpitaux), était très
courant au XIXe siècle. Ils exerçaient généralement dans toutes les communautés
juives de la diaspora, mais aussi auprès des communautés juives en terre d’islam et
en Afrique du Nord en particulier. Cette possibilité est probable puisque le nom est
107
présent à Jérusalem et au Proche-Orient. Cependant, il pourrait aussi s’agir d’un juif
de Turquie arrivé en Tunisie pendant la période ottomane, car l’ancienneté de la
famille à Nabeul serait de la seconde moitié du XIXe siècle.
Karila23
La famille Karila était une famille de notables influente et reconnue à Nabeul.
Elle était issue de la communauté séfarade de Vienne en Autriche. C’est de là que
Moché-Shabtaï immigra à Jérusalem d’où son fils, Rabbi Yossef Karila, fut envoyé
en Tunisie en tant qu’émissaire collecteur de dons dans la première moitié du XIXe
siècle. Vers 1835, il arriva à Nabeul, y épousa une fille d’un notable de la famille
Guez et créa la branche Karila en Tunisie. Le nom Karila ne se trouve en Tunisie
qu’à Nabeul, et ceux qui habitaient à Tunis et sa banlieue en étaient tous originaires.
Entre 1898 et 1956, la famille comptait deux présidents de la communauté juive
de la ville : le fils de Rabbi Yossef, Abraham Karila, et le petit-fils Mardochée Mordekhaï Karila, ainsi qu’un maire de Nabeul, l’arrière-petit-fils : Me Albert Karila.
C’était une famille aisée qui avait une grande influence sur la communauté et entretenait aussi des relations très proches avec les autorités protectorales françaises.
Quelques-uns des enfants Karila sont enregistrés comme étant nés à Souk-Ahras en
Algérie, et certaines personnes qui avaient fait des recherches sur des personnalités
membres de la famille avaient prétendu que les Karila étaient d’Algérie. Cette affirmation nous amena à faire une vérification, au bout de laquelle, il s’avéra que, pour
bénéficier de l’application du décret Crémieux et avoir la nationalité française, quelques enfants de la famille avaient été enregistrés par l’état civil, très probablement
grâce à des connaissances, comme s’ils étaient nés en Algérie. En fait, ils étaient tous
nés en Tunisie et principalement à Nabeul.
Piperno
La famille Piperno trouve ses origines en Italie, passa par Sousse, en Tunisie, et
arriva à Nabeul à la suite de la mutation du père de famille Isaac Piperno, nommé
directeur de banque au Crédit foncier à Nabeul. Elle y vécut de 1957 à 1961 et ne
laissa aucune descendance, ni relation de mariage, ni sépulture dans le cimetière de
la ville.
23. V. Hayoun, « Mishpah’at Karila Mi-Nabeul - Historia Mishpah’tit Kehilatit » [« La famille
Karila de Nabeul - Une histoire familiale et communautaire »], in Tarshish - Meh’karim be-yahadouth
Tunisia ou-morashta [Tarshish - Recherches sur le judaïsme de Tunisie et son patrimoine], Ephraïm
Hazan et Haïm Saadoun (éd.), Ramat-Gan Israël, Université Bar-Ilan, 2009, p. 75-92 (en hébreu).
108
Généalogie, onomastique et migrations
Il y a ensuite ce nom qui est venu de Libye.
Gaziel
Le nom existe sous différentes orthographes selon la langue et la prononciation.
Il y a Gaziel ou Ghzaïel ou Ghezaïel ou Lèghzéïel ou Xayèl24. Ce nom de famille est
très fréquent dans la communauté juive de Libye.
Ainsi, effectivement, les Gaziel de Nabeul avaient quitté la Libye pour l’Italie.
De là, une branche de la famille a migré en Tunisie et s’est installée à Moknine, une
petite ville près de Sousse. Mais ce n’est qu’au début du XIXe siècle qu’ils sont venus
à Nabeul. À leur arrivée en ville, on les surnomma Dar-El-Mokni (la famille de celui
qui vient de Moknine).
Les cinq autres noms sont arrivés d’Algérie.
Les Elmouchninou, les Chiche, les Saïd et les Sportès étaient originaires d’Oran
et de sa région, et s’installèrent à Nabeul tout au long du XIXe siècle.
Elmouchninou
Les Elmouchninou sont fort probablement originaires d’Oran25. Le père de BenTsion Elmouchninou vint s’installer à Nabeul vers le milieu du XIXe siècle et s’y
maria. Il devint le père fondateur d’une descendance dont quatre générations naquirent à Nabeul avant de quitter la ville pour s’installer en Israël.
Le membre de la famille qui était le plus connu, considéré, respecté et très aimé
dans la communauté, était son petit-fils, Rebbi26 Eliahou Elmouchninou, qui enseignait au Keutèb27.
24. Ainsi, nous avons trouvé Xayèl dans une note manuscrite du contrôleur civil de Nabeul concernant les activités sionistes de Chalom fils de Freïja Ghzaïel.
25. Témoignage oral du rabbin Rebbi Yossef Elmouchninou, fils de Rebbi Eliahou de Nabeul, enregistré à Beith Chemech en Israël, en mai 1999.
26. Rebbi est la prononciation judéo-arabe du titre de rabbin en hébreu qui se dit « Rabbi ». En fait,
« Rabbi » est la contraction de « Rav Chéli », en hébreu, qui veut dire « mon Rabbin » qui est une
formule de politesse, comme on dirait en français « mon Général » ou « mon Père » pour le curé
chez les chrétiens.
27. Ce mot arabe, qui veut dire classe d’études religieuses, a été emprunté par les juifs dans leur
langage judéo-arabe pour désigner ces classes d’études bibliques qui se tenaient très souvent dans les
synagogues et dans lesquelles des rabbins enseignaient l’hébreu et la religion aux élèves de tous les
niveaux.
109
Le nom existe sous différentes orthographes à la suite des modifications dues
à sa prononciation par des populations de différentes langues : Elmouchninou,
Almouchninou, Almochnino, Almosnino ou Almoslinos28.
Chiche
Les Chiche sont aussi originaires de l’Oranie en Algérie. Chmouèl Chiche29, originaire de Tlemcen, était le premier ancêtre qui s’installa à Nabeul au XIXe siècle. On les
surnommait Dar-El-Ghraba, c’est-à-dire la famille de ceux qui viennent de l’Ouest. Il
y avait probablement deux ancêtres distincts (ou plus) à l’origine des familles Chiche
qui vivaient à Nabeul. Il se pourrait que ce nom soit une réduction du nom Chicheportiche qui est aussi d’origine de l’Oranie [voir le nom Sportès ci-après].
Saïd
Les Saïd étaient appelés, selon la prononciation des Nabeuliens, Ch-a’ïèd. Les
Saïd sont eux aussi originaires d’Oran. Ils sont issus d’un ancêtre unique qui s’installa à Nabeul au tout début du XIXe siècle. Ce nom arabe, Saïd, qui a le sens de
« fortuné » ou « heureux », existe en prénom masculin chez les musulmans et fut
transformé en patronyme. Chez les juifs, Saïd et son diminutif, Saïdou, font usage
de prénom masculin.
Sportès
Leur nom était Sportès mais selon la prononciation judéo-arabe des Nabeuliens
on les appelait Chpourtiche. C’était le nom d’un ancêtre unique qui était arrivé
d’Oran, à la fin du XIXe siècle, pour rendre visite à une parente qui habitait Nabeul. Il
y a épousé une Nabeulienne, y a fondé une famille et s’y est installé. Il avait un café à
Oran et il ouvrit à Nabeul le fameux Café Sportès [« Ka-houet Chpourtiche »] connu
de tous les habitants de la ville. C’était une famille relativement réduite à Nabeul.
28. Almoslinos voudrait peut-être dire en espagnol « les enfants de Moché ». Mais il y aurait deux
autres possibilités quant au sens étymologique de ce nom. Selon la première, le nom viendrait vraisemblablement de limosna, qui veut dire « aumône » en espagnol. Ainsi, le nom désigne peut-être
un individu charitable et ce surnom serait probablement devenu patronyme. La seconde possibilité serait, aux dires du rabbin Rebbi Yossef Elmouchninou, fils de Rebbi Eliahou de Nabeul, une
explication à contexte religieux à son nom de famille. En fait, ce serait une modification de l’hébreu
El-Mochié’nou [l’Éternel notre Sauveur], car un de ses ancêtres serait tombé dans un puits et en aurait
été sorti indemne par « miracle ». Il est à signaler que cette dernière possibilité est très peu probable
et que sa crédibilité est pour le moins discutable.
29. Samuel Chiche en français.
110
Généalogie, onomastique et migrations
Tous ses enfants ne portaient que des prénoms français30 et de mémoire de Nabeulien on ne parlait que le français chez eux à la maison. Les seuls Sportès qui vivaient
en Tunisie étaient tous à Nabeul.
Il est à noter que ce nom a subi de nombreuses modifications orthographiques et
linguistiques : depuis « Sasportas » en Espagne, Chicheportiche en Algérie, jusqu’à
Sportès en Algérie et en Tunisie31.
Kakou
Dans la chronologie des arrivées à Nabeul, c’est le dernier nom de famille dont
le père fondateur était venu d’Algérie. Joseph Kakou était un jeune militaire qui servait dans un régiment de l’armée française en Tunisie au début des années 1940.
Il était sous-officier dans une base militaire à proximité de Nabeul où il venait en
visite régulièrement. C’est ainsi qu’il fit la connaissance de certaines familles juives
de la ville et, parmi elles, la famille Valensi. Cette famille comptait, entre autres enfants, une jeune fille prénommée Suzy qui était fiancée et qui allait se marier avec un
jeune homme de la ville. Selon la coutume, la famille de la mariée avait promis un
trousseau de linge de maison qui comptait, entre autres, une couverture très prisée
en laine de Gafsa. À quelques jours du mariage, alors que tout avait été préparé, le
futur mari refusa de se marier parce qu’il avait constaté qu’il manquait la couverture au
trousseau qui avait été promis. C’est à ce moment que le jeune militaire Joseph Kakou
30. Les juifs de Tunisie, en général, et ceux de Nabeul, en particulier, portaient quasiment toujours
des prénoms hébraïques qui, sous l’influence du parler judéo-arabe, subirent des modifications linguistiques et sur cette base judéo-arabe furent créés aussi des diminutifs typiques à la communauté.
Avec l’émancipation, en partie due à la présence française en Tunisie, les parents donnaient à leurs
enfants deux prénoms, l’un en hébreu ou en judéo-arabe et le second en français. Une rapide analyse des prénoms existants dans la généalogie des familles nabeuliennes nous fait constater que les
gens donnaient priorité aux prénoms hébreux ou judéo-arabes jusqu’au XIXe et aussi au début du XXe
siècle, mais cette priorité passa graduellement aux prénoms français sous l’influence grandissante de
l’implantation de la langue et de l’éducation françaises.
31. Le nom Sportès est le résultat d’une suite de transformations linguistiques qui ont commencé
par la transformation du Sasportas espagnol [« les six portes »], en Chicheportiche, prononcé à la
manière judéo-arabe et transcrit en français, que nous trouvons en Algérie. Le nom Chichportiche
a connu, au fil du temps, une contraction et est devenu Chportiche en judéo-arabe courant, et de là,
il est devenu Sportis ou Sportès quand il a été transcrit en français, probablement pour des besoins
d’état civil.
Quant à la probable signification de ce nom Sasportas ou « les six portes », il pourrait être en rapport avec les juifs qui avaient pour fonction de fermer et d’ouvrir les portails des quartiers juifs qu’ils
habitaient et qui leur était proprement destiné, et qu’ils devaient fermer tous les soirs à la tombée de
la nuit.
111
vint, comme à l’accoutumée, rendre visite à la famille Valensi. Il rencontra le père de
l’ex-future mariée qui lui raconta ce qui s’était passé et conclut en ces mots : «Tout
est prêt, et celui qui voudra épouser ma fille pourra le faire immédiatement. » Joseph
Kakou qui connaissait la jeune fille mais qui avait toujours pris garde de lui manquer
de respect, la sachant fiancée, saisit l’occasion et se proposa de l’épouser sans attendre.
C’est ainsi que Joseph Kakou et Suzy Valensi se marièrent, habitèrent à Nabeul et y
eurent des enfants, parmi lesquels le célèbre humoriste français des années 1990, le
défunt Élie Kakou (1960-1999). Ce nom n’existe nulle part ailleurs en Tunisie et les
enfants de Joseph Kakou sont les seuls descendants Kakou nabeuliens32.
Chez ces familles qui furent fondées par des ancêtres émigrés originaires d’Algérie
qui s’installèrent à Nabeul au XIXe et au XXe siècle, il n’y avait pas d’homogénéité
quant à leur apport culturel, linguistique ou autre, à Nabeul. Si la famille Sportès et la
famille Kakou, qui était plus récente à Nabeul, gardèrent quelques signes de culture
française, en revanche, chez les Chiche, il restait le surnom « Dar-El-Ghraba »
indicateur de leur origine ouest-maghrébine, alors que chez les Elmouchninou et
les Saïd, il ne resta quasiment aucune trace de leur passé Oranais, à l’exception de
leur nom de famille qu’ils laissèrent à leur descendance.
Ainsi, après avoir traité des noms de famille qui nous ont révélé l’arrivée à Nabeul
de personnes qui sont certainement d’origine étrangère à la Tunisie, nous allons voir
rapidement ceux dont l’origine extérieure à la Tunisie est probable mais moins certaine.
On en compte onze et en voici le détail33 :
Ariss/Arich [A] – La famille Ariss est probablement d’origine algérienne mais
avant de s’installer à Nabeul, il est aussi fort probable qu’elle soit passée par la ville
de Bizerte en Tunisie, car l’ancêtre le plus ancien avait le surnom de El-Benzarti qui
veut dire le Bizertin.
Boujenah’ [A] – Il est à signaler que l’un des riches notables d’Alger, lors du
début de la présence française en Algérie au XIXe siècle, était un Boujenah. Venait-il
de Tunisie ? Ou alors était-il apparenté à l’un des ancêtres Boujenah de Tunisie qui
serait arrivé d’Algérie ?
32. L’histoire de la famille Kakou est le fruit du croisement de trois témoignages oraux, deux
d’anciens Nabeuliens (qui ne sont pas parents) : Joseph Guez (6.2005 en Israël) et Clément Guez
(10.2006 en Israël) et le troisième témoignage est celui de deux des filles de Joseph et Suzy Kakou :
Nadine et Danièle (6.2009 à Nabeul).
33. Chaque nom de famille est suivi de la 1re lettre du pays dont il serait probablement originaire,
outre la Tunisie : [M] pour Maroc, [A] pour Algérie et [L] pour Libye.
112
Généalogie, onomastique et migrations
– Fertoukh/Partouche [M][A] – Nous savons que la famille Fertoukh de Nabeul
avait ses origines à Gabès dans le Sud tunisien, mais nous savons aussi que le nom
Fertoukh et sa version probablement francisée, Partouche, se trouve aussi au Maroc
et en Algérie. Le Nabeulien serait-il issu d’un ancêtre arrivé à Gabès depuis l’ouest
du Maghreb ?
– Guez [A] – Les différentes orthographes du nom en hébreu, en judéo-arabe
et en français se trouvent surtout en Tunisie depuis Tunis au nord jusqu’à Sfax au
sud, en passant par Nabeul et Sousse, mais il y a aussi des Guez à Bône-Annaba et
aussi et surtout des Guedj à Constantine, cette orthographe étant consacrée à cette
dernière ville uniquement. Dans ce cas, il semblerait que le mouvement ait été de la
Tunisie vers l’Algérie.
– Sarfati [M][A] – Les Sarfati de Nabeul sont arrivés de Tunis à la fin du XIXe
ou au début du XXe siècle. Ce nom est très fréquent dans toute l’Afrique du Nord, au
Maroc, en Algérie et en Tunisie.
– Seror [M][A][L] – Les Seror de Nabeul y arrivèrent probablement à la fin du
XIXe siècle et leur origine serait du Sud tunisien. Ce nom et ses différentes orthographes principalement dues aux transcriptions arabes et françaises (ou italiennes en
Libye) se trouvent en Tunisie et en Libye, mais aussi en Algérie et au Maroc où nous
trouvons Abisseror et Bisraor (qui veut dire « fils de Seror »).
– Soufir [A][L] – Ce nom se trouve dans le Constantinois algérien, en Libye
et en Tunisie. Ceux de Nabeul s’y sont installés à la fin du XIXe siècle et arrivèrent
probablement de Djerba.
– Taïeb [A] – Ils seraient fort probablement originaires de Tunis et s’installèrent
à Nabeul vers le milieu du XIXe siècle. Nous trouvons des Taïeb en Algérie qui sont
fort probablement d’origine tunisienne.
– Tébéka [A][L] – Nous ne savons pas d’où viennent les Tébéka qui s’installèrent
à Nabeul au début du XIXe siècle. Nous trouvons des Tebeka en Tunisie, des Tibika
en Algérie qui sont très probablement venus de Tunisie, et des Boutbika en Libye.
– Temam [L] – Les Temam de Nabeul seraient originaires de 2 ou 3 ancêtres
distincts qui seraient originaires de Tunis et du Sud tunisien. Ils arrivèrent à Nabeul
dans le milieu du XIXe siècle. On en trouve aussi en Libye mais il serait fort possible
qu’ils y arrivèrent du sud de la Tunisie.
– Uzan [A] – Les familles Uzan de Nabeul sont nombreuses et seraient probablement arrivées de Tunis, de Sousse ou de Moknine. Ils seraient à Nabeul depuis
le début du XIXe siècle. Nous trouvons la famille Ouzène à Constantine. Ils seraient
arrivés probablement de Tunisie et la différence d’orthographe proviendrait de la
113
transcription en français, peut-être par un officier d’état civil, du nom Uzan prononcé avec l’accent judéo-arabe.
Pour conclure, voici une rapide analyse statistique sur l’éventuelle appartenance
géographique de ces onze noms dont l’origine extérieure à la Tunisie est moins
certaine :
5 noms seraient originaires d’Algérie : Ariss/Arich, Boujenah’, Guez, Taieb, Uzan.
2 noms viendraient d’Algérie ou de Lybie : Soufir, Tébéka.
1 nom qui serait originaire du Maroc, d’Algérie ou de Libye : Seror.
2 noms seraient originaires du Maroc ou d’Algérie : Fertoukh/Partouche, Sarfati.
1 nom originaire de Libye : Temam.
Nous devons toutefois noter deux carences dues à l’utilisation de la généalogie
et de l’onomastique en tant que sources, qu’elles se référent à des registres ou à des
témoignages oraux :
– La première est qu’il est relativement simple de cerner les mouvements d’entrées de personnes dans un lieu géographique mais il est beaucoup plus compliqué,
voire quasiment impossible, d’en noter les sorties.
– Quant à la seconde, en voici le détail. Tous les mouvements migratoires que
nous avons détaillés dans cette communication, nous les devons à la mémoire des
personnes interrogées qui nous ont laissé des témoignages oraux. Quand nous les
avions questionnés à propos de l’origine de leur nom, nous avions découvert qu’un
de leurs aïeux était arrivé de tel ou tel pays, et un petit calcul arithmétique des âges
et des générations nous ont permis de situer leur arrivée à Nabeul dans une période
et un siècle. Ainsi, nous avions commencé par un nom et nous sommes arrivés à un
ancêtre arrivé d’ailleurs en un temps plus ou moins précis. Mais en fait, lors de la saisie des paramètres généalogiques issus de ces interviews, nous avons certainement
perdu des informations très importantes sur des épouses d’ancêtres qui seraient
elles aussi venues de l’extérieur, voire de l’étranger. Contrairement aux hommes qui
gardent leur nom et le transmettent, les femmes qui, dans la généalogie, ont le statut
de filles ou de conjointes, perdent leur nom de jeune fille dès leur mariage et, ainsi,
nous perdons le fil conducteur qui nous aurait donné la possibilité d’enregistrer des
migrations de femmes dans la communauté.
Pour ce qui est des prénoms, nous nous sommes posés la question suivante :
Y avait-il une particularité dans les prénoms des immigrants ? La réponse est non.
Parmi les personnes arrivées à Nabeul dont les noms attestent qu’ils venaient de
l’étranger, la plupart sont venues au cours du XIXe siècle, à l’exception des Kakou.
114
Généalogie, onomastique et migrations
Or, durant cette période, les juifs portaient, en Orient et en Afrique du Nord, des
prénoms bibliques, que l’on retrouvait en fait chez tous les juifs nabeuliens, quelle
que soit l’origine de leurs ancêtres, même chez ceux qui étaient arrivés d’Algérie,
premier pays à être colonisé par la France en 1830.
Autrement dit, l’étude des prénoms, auprès des membres des familles arrivées de
l’extérieur de la Tunisie, ne nous apporte pas ou peu d’indices sur l’histoire de leurs
migrations.
En revanche, nous avons constaté que, parmi les surnoms, certains sont révélateurs
de migrations et porteurs d’informations quant à l’origine des familles concernées.
Voici les surnoms que nous avons retenus :
Dar-El-Ghraba
C’est-à-dire la famille de ceux qui viennent de l’ouest, gharb en arabe, de même
racine que le mot « Maghreb ». C’est le surnom qui fut donné à la famille Chiche
dont le premier ancêtre Chmouèl Chiche qui s’installa à Nabeul était originaire de
Tlemcen. En fait, la famille Chiche a ses racines à l’ouest de la Tunisie, en Algérie et,
bien avant, en Espagne.
Dar-El-Mokni
C’est-à-dire la famille de celui qui vient de Moknine (Mokni veut dire « originaire de Moknine »). Les Gaziel de Nabeul étaient surnommés Dar-El-Mokni car
leur ancêtre était venu à Nabeul de Moknine, ville du Sahel tunisien près de Sousse.
Il est tout de même important de signaler que ce surnom ne rappelle pas les origines
libyenne et ensuite italienne de cette même famille.
Dar-el-Jerbi
C’est-à-dire la famille de celui qui vient de Djerba ( Jerbi : « originaire de Djerba »). Il y avait plusieurs familles Cohen à Nabeul et elles n’avaient pas toujours
de liens familiaux qui les reliaient, malgré leur nom commun. Cependant, l’un des
membres d’une de ces familles avait un surnom, il habitait l’impasse Karila et s’appelait Simon Cohen, mais tout le monde l’appelait « Chemou’ne E-jerbi » (Simon
le Djerbien) parce qu’il venait de Djerba.
Conclusion
La reconstitution généalogique de ces familles dont l’un des pères avait immigré
à Nabeul et l’étude approfondie de l’onomastique des différents noms de familles de
la communauté nous ont aidés à identifier les origines et détailler les mouvements
115
migratoires des personnes qui sont arrivées à Nabeul, y ont fondé une famille et ont
eu de multiples descendances du même nom.
L’une des premières constatations a été que ces gens venus d’Algérie, de Libye ou
d’ailleurs, ne sont pas arrivés en groupe. Ils sont arrivés à Nabeul, seuls, à des époques
diverses et aussi, fort probablement, pour des raisons personnelles spécifiques,
différentes les unes des autres. Nous voulions découvrir l’existence d’éventuels
mouvements migratoires aux tendances précises, mais nous avons constaté que
ces migrations étaient des actes individuels et ponctuels et n’étaient pas le résultat
d’événements tragiques, ni de persécutions, ni d’expulsions, ni la conséquence d’un
mouvement de masse.
En fait, nous avons constaté que le juif nabeulien « de souche » n’existe pas. Ces
personnes venues d’ailleurs qui s’installèrent dans cette ville ont dû certainement
apporter avec elles des particularités qui auraient pu les identifier à leur ville d’origine,
mais, à Nabeul, il n’en était rien. Dans cette communauté juive, vieille seulement de
trois siècles, et composée d’immigrants venus de tout horizon, il n’y a quasiment
pas de traces des caractéristiques qui les identifient à leurs villes d’origine. On n’y
trouve pas plus de traces de culture djerbienne que libyenne ou algérienne. En fait,
tous les membres de la communauté se sont pratiquement « mis au diapason »
de Tunis, la proche capitale. Ces gens ont migré mais ils n’ont pas gardé le bagage
culturel de leur pays ni de leur ville d’origine. Il n’est resté que leur nom de famille.
Ils se sont tous intégrés au groupe local qui les a accueillis. Et, sur le plan cultuel,
tous vivaient leur judaïté de manière égale, avec tout au plus, peut-être, un brin
d’accent de culture française plus important chez ceux qui étaient originaires
d’Algérie.
Ces migrations que nous avons découvertes surtout grâce aux témoignages
oraux nous permettent d’affirmer que l’arrivée de ces gens n’a rien changé, ni à la
modernité dans la vie de la communauté qui était surtout une conséquence de la
colonisation, ni d’ailleurs sur la cohabitation et les relations judéo-arabes dans la
ville et dans la vie quotidienne du voisinage et du travail, qui ont toujours existé et
qui n’ont nullement été influencées par ces migrations individuelles.
Cette communication sur l’utilisation de la généalogie et de l’onomastique
comme outils dans la recherche de l’histoire des migrations nous a permis de
constater aussi que ces sources peuvent nous donner de réels éclairages sur l’histoire
d’une communauté, mais elles présentent deux imperfections majeures et évidentes
116
Généalogie, onomastique et migrations
quand nous les utilisons pour reconstituer l’histoire des migrations. La première
est que la généalogie et l’onomastique nous informent avec plus de précisions, sur
l’arrivée que sur le départ d’une personne dans une communauté, et la seconde est
que la femme ne conservant pas son nom de jeune fille perd, pour la généalogie,
ce fil conducteur et nous prive d’informations importantes dues à l’arrivée d’une
femme dans la communauté.
Il est important de signaler que la recherche sur les migrations internes dans
le Maghreb, en général, et en Tunisie, en particulier, est quasiment inexistante.
Par ailleurs, ces migrations étant difficiles à cerner, nous devons considérer
très sérieusement l’utilisation de la généalogie, comme source et méthode
incontournables pour la recherche historique, dans le traitement de ce sujet quelque
peu délaissé.
117
Annexe A
Liste des noms de famille juifs de Nabeul
[Lieu/x d’origine outre Nabeul][différentes orthographes du nom][Signes particuliers]
Assous [Tunisie-Tunis/Djerba] [A’chouch]
Ankri [Tunisie-Tunis/Sfax] [Ankry] [pas de Nabeul - Tombe au cimetière]
Ariss [Tunisie-Tunis/Souk El Khemis] [Arich]
Achkenazi [Jérusalem] [Ashkenazi] [au cimetière / pas de descendance à Nabeul]
Berrebi
[Tunisie-Tunis/Sfax/Sud-tunisien] [Berreby]
Bijaoui [Tunisie-Tunis] [Jaoui] [pas de Nabeul - Tombe au cimetière]
Bonan [Tunisie-Tunis]
Boni [Tunisie-Tunis/Sfax] [Bouni]
Boujnah [Tunisie-Tunis/Sousse//Algérie-Alger] [Boujnah’]
Chaouat [Tunisie-Sousse/Tunis]
Chiche [Algérie] [Chicheportiche/Sportès]
Cohen
Elmouchninou [Espagne/Algérie-Oran] [Almouchninou]
Fertoukh [Algérie-Oran]
Galamidi [~Grèce-Kalamata//Jérusalem/~Égypte/~Turquie] [Galimidi]
Gallula [Ghaloula] [pas de Nabeul - Pierres tombales cimetière]
Gaziel [Libye] [Ghzaïel/Ghezaïel/Lèghzéïel/Xayèl]
Guez [Tunisie-Tunis/Sfax/Sousse//Algérie-Bône/Constantine
[Ghez/Guiz/ El-Ghez/El-Guej/L-Guej/Guedj]
Haddad [Tunisie-Djerba/Tunis/Sfax//Maroc/Yémen/Irak] [El-Haddad]
Haouzi [Tunisie-Tunis] [H’aouji]
Hayoun
[Bassin méditerranéen-Espagne/Maroc/Algérie/Tunisie-Beja/
Le-Kef/ Libye/Égypte/Jérusalem/Bulgarie]
[Hayon/Ohayon/Ayoun/Benhayoun/ Yaïche/Yah’ïa/Ben-Waïche/
Vital/Vidal/Bibas/…]
Kakou [Algérie-Oran]
Karila [Autriche-Vienne//Jérusalem/Tunisie-Nabeul]
Koskas [Tunisie-Tunis] [Coscas/Khoskhash]
Mamou [Maroc-Oujda/Tunisie-Djerba/Tunis] [Mamou Mani]
Parienti [péninsule Ibérique/Maroc/Tunisie] [Pariente/Barïnti]
Perez [Espagne/Maroc/Tunisie-Djerba/Sud tunisien/Sfax] [Birès]
Piperno [Italie/Tunisie-Sousse]
118
Généalogie, onomastique et migrations
Saïd Sarfati Seror Sportès Slama Soufir Taïeb Tayar Tebeka Temam Tibi Uzan Valensi [Algérie-Oran] [Ch-a’ïèd]
[Maroc/Algérie/Tunisie-Tunis]
[Maroc/Algérie/Libye/Tunisie-Sud tunisien]
[Serror/Serour/Abisseror/ Abisror/Bisraor]
[Algérie-Oran] [Chpourtiche/Chichportiche]
[Tunisie-Tunis//Égypte] [Chlama/Salama]
[Pas de Nabeul - R’ Yaacob Slama]
[Tunisie-Djerba/Sud tunisien//Libye/Algérie] [Sofér]
[Tunisie-Tunis//Algérie-Bône]
[Tunisie-Tunis]
[Algérie/Libye/Tunisie-Sud tunisien]
[Tbika/Tibika/Bou-Tbika/Boutbika]
[Tunisie-Tunis/Sud tunisien//Libye]
[Temman/Tammam/Tamim/Temim/ Temime]
[Tunisie-Tunis]
[Tunisie-Djerba/Tunis/Sousse/Moknine] [Ouèjane]
[Tunisie-Tunis]
Bibliographie
Benjamin II [Israël de Yossef Benjamin], Massaé’ Israël [Les Voyages d’Israël [Benjamin]], 1859 in Les Cahiers de Tunisie - VII, 1959, p. 111 et 112.
Maurice Eisenbeth, Les Juifs d’Afrique du Nord - Démographie et onomastique, Alger,
1936, 191 p.
Zied Garali, La population de Nabeul en 1885, recherche publiée sur le site www.
nabeul.net, Extrait du rapport d’état-major de l’armée française concernant la
population de Nabeul et son histoire, bobine M12 - Institut du mouvement national Manouba, Tunis, Tunisie.
Moché Haddad (de Rebbi Nechim), H’èn Tov Lé Maré Néféch [Bonne grâce pour
âmes amères], Djerba, Y’dane Cohen et Tsabane, 1946, 188 p. (en hébreu).
— Ma’amar Esther [Article d’Esther], Djerba, Y’dane Cohen et Tsabane, 1946, 448
p. (en hébreu).
Benoît Hayoun, De Nabeul à Netanya – Histoire d’une vie, Netanya, édition à compte
d’auteur, 1995, 160 p. (en hébreu et en français).
Monique Hayoun, Nabeul, in brochure annuelle de l’ATPJT (Association arts et traditions populaires des juifs de Tunisie), 1994, p. 21.
119
Victor Hayoun, collection privée, arbres généalogiques des familles juives de
Nabeul.
— Histoire de la communauté juive de Nabeul (Tunisie) par la généalogie, thèse de
doctorat, Université Paris 8, 2006, 360 p.
— « Jewish Names Surnames and Nicknames of Nabeul Tunisia » [« Les noms les
prénoms et les surnoms des juifs de Nabeul en Tunisie »], in Pleasant are their
names - Jewish names in the Sephardi Diaspora [Agréables étaient leurs noms - Noms
juifs dans la diaspora sépharade], Aaron Demsky (éd.), Bethesda Maryland USA,
Édition Université de Maryland, 2010, 46/332 p. (en anglais).
— « Mishpah’at Karila Mi-Nabeul - Historia Mishpah’tit Kehilati t» [« La Famille
Karila de Nabeul - Une histoire familiale et communautaire »], in Tarshish Meh’karim be-yahadouth Tunisia ou-morashta [Tarshish - Recherches sur le Judaïsme de Tunisie et son patrimoine], Ephraïm Hazan et Haïm Saadoun (éd.), RamatGan Israël, Édition Université Bar-Ilan, 2009, 17/382 p. (en hébreu).
Logiciel de généalogie, « Family Tree Maker », Deluxe Edition III, version 4
(1.1.1998), Broderbund, Californie, États-Unis.
Ouvrage collectif dirigé par Yéhia El-Ghoul, De Néapolis à Nabeul, Alif les éditions
de la Méditerranée et Association de sauvegarde de la ville de Nabeul, Tunis/
Nabeul, 2000, 152 p.
Paul Sebag, Les noms des juifs de Tunisie – Origines et Significations, Paris, L’Harmattan, 2002, 171 p.
Jacques Taïeb, Juif du Magreb – Noms de famille et société, Paris, Cercle de généalogie
juive, 2004. 271 p.
— Sociétés juives du Maghreb moderne 1500-1900 - un monde en mouvement, Maisonneuve et Larose, Paris, octobre 2000, 123 p.
Yossef Tolédano, Séfèr Achémoth [Le Livre des noms] (en hébreu).
120
Généalogie, onomastique et migrations
Témoignages oraux
Voici la liste des personnes qui, dans leur témoignage oral, ont fourni des
renseignements sur l’origine de leur nom de famille et de celui d’autres familles.
N°
Nom et Prénom
Date et lieu de naissance
Durée de
l’entretien
Date et lieu de
l’entretien
Situation
en mars 2011
1
Chiche Yves Dr.
194.. - Nabeul
Notes
10.1998 [Paris]
Domicilié à
Paris
2
Elmouchninou Yossef
[Rebbi]
1920 - Nabeul
20 min
5.1999 [Beith Chemech]
Décédé 9.2005
[Mochav Chouva]
3
Guez Béchou Yossef
190? - Nabeul
60 min
1980 [Nabeul]
Recueilli par C. Haddad
Décédé 1982
[Nabeul]
4
GUEZ Jojo Yossef
1935 - Nabeul
Notes
6.2005 [Beit-Chemech]
Domicilié à
Netanya
5
GUEZ Clément et son
épouse Georgette née
Perez
1928 - Nabeul
Notes
25.10.2006 [Holon]
Domicilié à
Holon
6
Guez Simon
1909 - Nabeul
60 min
1984 [Netanya]
Décédé 1991
[Netanya]
7
Haddad Chlomo
1925 - Nabeul
60 min
21.9.1986 [Ofakim]
Décédé 1994
[Ofakim]
8
Haddad Mayna
193? - Nabeul
60 min
17.9.1986 [Béer Chéva]
Décédée 1998
[Béer Chéva]
9
Hayoun Germaine
1920 - Nabeul
90 min
19.8.1998 [Netanya]
4.1999 [Netanya]
Décédée 2010
[Netanya]
10
Kakou Nadine et Danièle
194.. - Nabeul
Notes
06.2009 [Nabeul]
Domiciliées à
Marseille
11
Karila Eliahou Elie
1888 - Nabeul
Notes
1971 [Lod]
Décédé 1980
[Kiriat-Gat]
12
Mamou Clémence
(Ofra Stern)
19.. - Nabeul
21.12.2004 [Bat Yam]
Décédée 2011
[Bat Yam]
13
Parienti Victor
19… - Nabeul
30 min
10.10.1998 + 29.4.2000
[Paris]
Domicilié à
Paris et Nabeul
14
Saïd Fraji François
1934 - Nabeul
180 min 2K7
8.10.1998 [Paris]
Décédé 1999
[Paris]
45 min
121
La communauté juive
de Mogador-Essaouira
Immigrations et émigrations, recherche généalogique
et onomastique
Sidney S. Corcos
Dès l’Antiquité (Ier et iie siècles), le site d’Amagdoul1 ou Mogador2, avec ses
ateliers de fabrication de la pourpre et ses gisements de fer, attirait des navigateurs
phéniciens et romains. Les Grecs et les Byzantins y ont aussi laissé des vestiges3.
Les Portugais en firent une étape commerciale et y construisirent en 1505 un fort,
le Castello Real, qui deviendra Mogador4. Il n’est pas exclu qu’antérieurement à la
fondation d’Essaouira en 1764 par Sidi Mohammed ben Abdallah, des juifs soient
1. Amagdoul, qui signifie « forteresse » ou « grande muraille », est d’origine hébraïque, racine du
mot migdal, que l’on retrouve aussi dans la langue amazighe.
2. Les Européens avaient repris le nom local de Mogador. En arabe, la ville a été rebaptisée
Souira, qui signifie également « ville fortifiée ». Le nom de Mogador est tombé en désuétude après
l’indépendance. Mais ce nom ne renvoie pas seulement à l’époque coloniale puisqu’il signifie, dans
plusieurs langues, « cité fortifiée ». C’est la raison pour laquelle je continuerai à l’utiliser dans cet
article.
3. A. Jodin, Les établissements du roi Juba II aux Îles purpuraires (Mogador), Tanger, 1967.
4. Ben Driss Othmani, Une cité sous les alizés. Mogador des origines à 1939, Casablanca, éditions
La Porte, 1997. Omar Lakhdar, Sur les traces de Castello Real à Amagdoul, Géographique, 2e édition.
123
venus avec ces navigateurs et colons et qu’ils aient créé une petite colonie juive qui
vivait dans le village de Diabat tout près de la ville actuelle. Quelques années après
sa fondation, ils étaient toujours là5.
Nous parlerons dans cette contribution de la « nouvelle » communauté juive de
Mogador, celle créée au milieu du xviiie siècle.
Des recherches généalogiques que nous avons menées pendant de longues
années sur des familles mogadoriennes nous ont permis de regrouper leurs noms,
de retracer leur histoire, leur statut social leurs trajectoires migratoires, les relations
entre elles, avec le Makhzen et avec leurs compatriotes musulmans.
La communauté juive de Mogador, aujourd’hui dispersée dans le monde, a connu
tout au long de son existence relativement courte (à peine deux siècles) un va-etvient constant de personnes, de familles et de groupes qui a produit des changements
démographiques, économiques et sociaux au sein de la ville et dans la région.
Dynasties de fondateurs : les tujjar-as-Sultan
Un précieux document, retrouvé dans les archives de la famille Corcos6, révèle
que s’établissent en 1764, à la demande du sultan Sidi Muhammad ben Abdallah
et sur les conseils de Samuel Sumbal7, les dix premières familles de marchands juifs
dans la ville portuaire que le monarque venait de fonder à proximité du Castello
Real, le fort portugais8. Ce fut là le premier noyau de la communauté juive de
Mogador (voir la liste des familles, tableau n° 1).
5. David Corcos, Studies in the History of the Jews of Morocco, Jérusalem, Ruben Mass, 1976, p. 107110.
6. Ce manuscrit datant de la fin du xixe siècle, écrit en judéo-arabe par un membre de la communauté juive de Mogador, se trouvait dans un livre de comptes d’une maison anglo-judéo-marocaine.
Malheureusement après la mort prématurée de mon père, David Corcos, en 1975, ce document a
disparu. Le prof. Daniel Schroeter y fait allusion dans son excellent ouvrage The Merchant of Essaouira, Cambridge University Press, 1988, p. 18.
7. Samuel Sumbal (un ancêtre des Corcos de Mogador), interprète en plusieurs langues et homme d’affaires, était conseiller et émissaire du sultan Sidi Mohamed. Il eut une grande influence sur
le sultan et la politique du Maroc à cette époque. Voir Ruth Bezalel, Samuel Sumbal, « Un homme
politique oublié » (en hébreu), Studies and Reports III, Jérusalem, Ben Zvi Institute.
8. Le sultan alaouite Sidi Mohamed ben Abdallah (1757-1790), qu’on peut qualifier de « moderne », avait décidé en 1764 de fonder une nouvelle ville portuaire sous contrôle militaire et commercial du royaume, et d’ouvrir le Maroc vers l’Europe.
124
La communauté juive de Mogador-Essaouira
Ces marchands reçoivent le titre de « marchands du sultan » ou « négociants
du roi » (tujjar as-sultan9, au singulier tajjer), généralement confirmé par un dahir
ou décret royal, titre qui deviendra parfois héréditaire. Ils bénéficient de privilèges
particuliers10 : avances de fonds, logements et entrepôts dans la Casbah, le quartier
résidentiel de l’administration et, plus tard, des consulats étrangers11.
L’arrivée des premiers marchands instaure une ère nouvelle, non seulement dans
les relations commerciales du Maroc avec l’Europe, grâce à l’ouverture du nouveau
port, mais aussi dans les relations du royaume avec les juifs. Dès sa fondation, une
classe importante de grands marchands se forme à Mogador, se distinguant par
l’importance et l’envergure de ses activités commerciales12.
Ces familles, et quelques familles de marchands musulmans et plus tard européens
(anglais, génois13), jouent un rôle prépondérant dans l’économie et la politique locale
et nationale et dans le phénomène migratoire interne. Leur présence à Mogador attire
d’autres juifs principalement de la région du Souss et de Marrakech. D’abord toute
une classe de petits bourgeois, de boutiquiers, colporteurs, artisans, domestiques
et courtiers, espérant un avenir meilleur dans une ville en développement et plein
essor économique qui serons suivis par d’autres marchands, venant de Taroudant,
Safi, Rabat et Tétouan.
9. Sur les tujjar à Mogador, voir Daniel Schroeter, Merchants of Essaouira, op. cit., p. 23-32, « The
Jews of Essaouira (Mogador) and the Trade of Southern Morocco », extrait, Communautés juives des
marges sahariennes du Maghreb, Jérusalem, Institut Ben-Zvi, 1982, et Michel Abitbol, Tujjar al-Sultan
– Une élite économique judéo-marocaine au xixe siècle, Paris, Maisonneuve et Larose, 1988 ; Jérusalem,
Institut Ben-Zvi, 1994.
10. Jacob Ohayon, « Les origines des Juifs de Mogador », ms. à l’institut Ben-Zvi, Jérusalem.
11. Depuis sa création en 1764 jusqu’en 1929, Mogador a connu l’installation des services consulaires de différents pays. Elle est devenue une capitale internationale. Dès 1929, date de l’achèvement
des travaux du port de Casablanca, le nombre de consulats commence à diminuer.
12. David Corcos, Trois documents inédits sur les relations judéo-musulmanes dans le vieux Maroc,
Michael, The Diaspora Research Institute, Tel Aviv University, vol. V, 1978, p. 82-97.
13. J.-L. Miège, Le Maroc et l’Europe (1830-1894), tome II, p. 27.
125
Tableau n° 1 : Liste des premières familles venues s’installer à Mogador
– Sumbal et Delvante de Safi ;
– Corcos et De la Mar de Marrakech ;
– Aflalo et Pénia d’Agadir ;
– Lévy-Yuly, Lévy-Bensoussan, Anahory de Rabat ;
– Aboudarham de la ville de Tétouan.
Les débuts prometteurs du développement économique de la ville attirèrent vers
elle d’autres familles juives venues d’au-delà des mers :
– De Lara, d’Amsterdam ;
– Akrich, de Livourne ;
– Cohen-Solal et Boujnah, d’Algérie.
Puis vinrent d’autres familles, dont sont issus les « marchands du sultan » :
– les Cohen-Macnin, Sebag, Pinto, Belisha de Marrakech ;
– les Hadida et Israël, de Tétouan ;
– les Méran de Safi et les Guedalla d’Agadir.
D’après ce document Corcos, en 1770, Mogador comptait 1 875 juifs. Dès cette
période, la présence juive est marquante dans la ville, et le restera jusqu’aux années
1960.
L’octroi de privilèges et, plus tard, la protection des grandes puissances accordée
à certains juifs14 engendrent un processus de stratification sociale très marqué
dans la ville15. Ce déséquilibre, qui induit un nouveau mode d’administration de la
communauté16, a son explication dans l’histoire de la cité, et dans les circonstances
de sa fondation, auxquelles il faut ajouter l’influence européenne (principalement
anglaise17). Il se forme ainsi une élite économique et culturelle qui, grâce aux échanges
commerciaux avec l’étranger, voit le monde s’ouvrir devant elle. L’influence des
idées et des tendances occidentales modernes pousse à des départs vers de nouveaux
horizons, ce qui a été une constante de l’histoire de cette communauté18.
14. Sur la question des protégés aux Maroc, voir Mohamed Kenbib, Structures traditionnelles et
protection diplomatique dans le Maroc précolonial, Paris, éd. René Gallisot, 1981.
15. J.-L. Miège, Le Maroc et l’Europe (1830-1894), tome IV, p. 398-408.
16. Au Maroc jusque-là, le savoir (les rabbins, les hahamim, etc.) était le principal critère de stratification sociale. Voir Haïm Zafrani, Les Juifs du Maroc : vie sociale, économique et religieuse, 1972.
17. Daniel Schroter, « Le judaïsme anglais et la communauté d’Essaouira (Mogador) 1860-1900 »,
Peamim, Institut Ben-Zvi, 1983 (en hébreu).
18. Dès que voyager vers l’Angleterre ou la France a été possible par voie maritime et le transfert de
126
La communauté juive de Mogador-Essaouira
En revanche, le développement des ports et l’urbanisation19 intensive qu’a connus
le Maghreb provoquent des migrations massives de l’intérieur du pays vers les villes
côtières, processus qui a culminé au xixe siècle20 : Mogador en est un exemple
caractéristique. De plus, l’instabilité de la situation politique et l’insécurité, les
périodes de sécheresse, les famines et les épidémies qui frappaient la région presque
tous les dix ans, ont poussé de nombreux juifs vers la ville.
La première grande vague d’immigration de juifs a lieu en 1774, lorsque le sultan
soumet Agadir, la ville restée rebelle à son pouvoir. La plupart des habitants, juifs et
arabes, sont expulsés et contraints de s’installer à Mogador21. Ils arrivent par groupes
et s’installent dans les quartiers qui portent aujourd’hui encore les mêmes noms,
comme Darb Ahl Agadir, Bani-Antar ou Shbanat. On estime à 2 000 les personnes
juives et musulmanes22 originaires d’Agadir et de ses environs qui s’y installent à
cette époque23.
Initialement, la plupart des juifs s’établirent au centre-ville dans la Médina, dans
le quartier qu’on appellera plus tard Mellah el-Kedim (Vieux mellah) construit en
1804, où les moins nantis seront obligés d’habiter (voir plan, p. 128). Quant aux
grands commerçants, ils continuent de résider dans la Casbah, avec l’autorisation
du sultan24. C’est parmi eux que celui-ci choisit ses conseillers, ses représentants à
l’étranger et ses banquiers25.
capitaux facilité, certaines familles sont venues s’y installer ou y ont envoyé leurs enfants.
19. J.-L. Miège, Le Maroc et l’Europe (1830-1894), tome IV, Urbanisation et bourgeoisie, p. 398-408.
20. Michel Abitbol, Le passé d’une discorde. Juifs et Arabes depuis le viie siècle, Perrin éditeur, p. 184211.
21. Jacob Ohayon, « Les origines des Juifs de Mogador », op. cit.
22. À cette époque, la plupart des premiers habitants musulmans étaient des soldats-colons qui
habitaient dans des quartiers spéciaux.
23. Daniel Schroeter, Merchants of Essaouira, op. cit.
24. Moulay Slimane (1792-1822) avait accepté que les juifs de « la première classe » puissent continuer à résider à la Casbah. Voir David Corcos-Abulafia, Sources non hébraïques pour une histoire des
Juifs du Maroc, Studies and reports, III, Ben-Zvi Institute, Jérusalem, Mahon Ben zvi, Mehkarim ve
peoulot, 3, 1960, p. 18-25 (en hébreu).
25. Par exemple, Samuel Yuly, Meir Macnin et Mussa Aflalo représenteront le sultan en Angleterre.
127
Sous le règne du sultan Moulay Abderrahman26, en 1846, à la demande de
Jacob Corcos27, un nouveau mellah qui sera appelé Mellah Zdid, est ajouté au
premier pour remédier à la surpopulation devenue intolérable. En 1869, Sir Moses
Montefiore par l’intermédiaire d’Abraham Corcos, finança l’édification d’un hôpital
et les rues des deux mellahs furent assainies et pavées28. La même année, le souverain
fit construire une nouvelle casbah avec de belles et grandes maisons dans le but
d’attirer d’autres marchands juifs29.
Ce n’est qu’à partir de 1903 que des juifs du mellah surpeuplé oseront le quitter,
pour se loger dans la Médina.
Plan de la ville de Mogador (graphique de l’auteur)
26. Moulay Abderrahman était, à la veille de son avènement, gouverneur de la ville. Il avait lié avec
des tujjar des relations personnelles et nombre d’entre eux commerçaient pour son compte.
27. David Corcos-Abulafia, Sources non hébraïques pour une histoire des Juifs du Maroc, op. cit., 5,
p. 128. Le grand vizir etait l’ami intime des Corcos. C’est grâce a ces relations que le souverain a pu
accéder à la demande de Jacob Corcos et que la construction du nouveau Mellah dans le quartier de
Chebanat a pu commencer.
28. D’après une lettre de Montefiore a Abraham Corcos du mois de décembre 1869
29. David Corcos-Abulafia, Sources non hébraïques pour une histoire des Juifs du Maroc, op. cit., 5,
p. 129.
128
La communauté juive de Mogador-Essaouira
Il se crée un dynamisme de coexistence et de coopération entre les juifs, les
musulmans et la communauté chrétienne. Cependant, le rôle des négociants juifs
reste prépondérant.
Dès l’implantation des premières familles de marchands juifs, des liens se créent
entre elles. Ce sont non seulement des relations d’affaires, mais aussi des alliances
par mariages qui renforcent la cohésion de ces familles.
Dès le milieu du XVIIIe siècle, l’arrivée de commerçants étrangers, principalement
européens, nécessite l’établissement de consulats30, où les juifs seront employés
comme consuls, vice-consuls, et interprètes31. Avec le mélange de cultures,
l’ambiance dans la ville devient cosmopolite.
L’étude généalogique des grandes familles mogadoriennes à travers le temps
démontre qu’elles étaient toutes liées par des liens de mariage. Ce phénomène
engendre des clans fermés et de véritables dynasties32.
Cela apparaît dans la généalogie de l’une de ces premières grandes familles de
tujjar du sultan, les Guedalla, originaires d’Agadir (voir arbre généalogique p. 130),
qui s’adonnent au commerce international.
Ils s’allient aux Pinto, aux Del Mar, aux Aflalo et, en Angleterre, aux Montefiore,
aux Sebag-Montefiore et même aux familles De Lara (venue s’installer à Mogador
vers la fin du xviiie siècle) et Cevi d’Amsterdam, qui se lient aux Serfaty. Jacob
Guedalla (né vers 1690) fut le premier à recevoir un permis de construire dans la
Casbah (Dar Parey) et le seul juif à être accepté dans le Commercio33. Une partie de
la famille émigre à Amsterdam en Hollande et une partie en Angleterre.
30. Le premier agent consulaire qui s’établit à Mogador en 1763 fut le consul du Danemark.
31. Salomon Corcos fut nommé en 1823 agent consulaire de Grande-Bretagne à Marrakech. En
janvier 1862, Abraham Corcos est nommé à Mogador vice-consul d’Amérique et des Indes occidentales. Après sa mort en 1883, son fils Meir lui succède. Joseph Elmaleh et son fils Reuben furent
vice-consuls de l’Empire austro-hongrois à Mogador.
32. Un phénomène connu, qui existait aussi dans d’autres sociétés, était l’absence de mariages entre
membres de classes sociales différentes. Au point que de nombreux membres de la communauté,
hommes ou femmes, restèrent célibataires toute leur vie. Le poète local rabbi David Elkaïm écrivit à
ce sujet un poème virulent où il exprima son indignation. Voir Yossef Chetrit, Le mariage juif traditionnel au Maroc, université de Haïfa, Faculté des sciences humaines, 2003, p. 84-99.
33. Le Commercio fut le premier « tribunal de commerce » fondé par des commerçants européens
à Mogador pour régler des conflits qui pouvaient surgir entre eux.
129
Une branche de la famille Guedalla
130
La communauté juive de Mogador-Essaouira
Une des familles importantes, originaire de Marrakech, est celle des Macnin.
Le professeur Daniel Schroeter a consacré à Meir Macnin (décédé en 1835) un
excellent ouvrage34. Il fut le tajjer-as-sultan le plus important de la fin du xviiie siècle
au milieu du xixe siècle. Son frère Salomon et lui étaient associés aux affaires des
familles Guedalla et Pinto, et avaient aussi noué avec eux des liens par mariages35
(voir arbre généalogique p. 132).
La famille Aflalo, elle aussi originaire d’Agadir, compte parmi les dix premiers
marchands arrivés à Mogador, au service du Makhzen. Moussa Aflalo (décédé en
1828) est l’une des personnalités les plus réputées du Maroc de son temps. Il fut
représentant du sultan à la cour d’Angleterre36. Aaron Aflalo (décédé en 1849),
surnommé el-Gadiri, crée la première synagogue, Slat Aflalo, qui restera en fonction
jusqu’aux années 195037. Il amène à Mogador son grand-père, le rabbin Yahia Aflalo,
qui est considéré come le premier grand rabbin de la ville. Les Aflalo s’allient aux
Guedalla et aux Corcos par le mariage d’Abraham Corcos et de Miriam Aflalo (voir
arbre généalogique, p. 133).
Vers la fin du xviiie siècle, Isaac et Moses Aflalo émigrent en Angleterre.
Moses continuera à travailler avec la cour du sultan comme armateur de vaisseaux
de guerre pour le combat que celui-ci menait contre les pirates38.
Sous le règne, heureusement court, de Moulay Yazid, à peine deux ans (1790-1792),
les juifs subirent des persécutions et des souffrances, notamment des commerçants
et personnalités éminentes qui étaient en relation étroite avec le Palais. Un grand
nombre de familles se réfugièrent à Gibraltar et à Londres. Le rabbin Jacob Elmaleh
de Mogador publia une lamentation en mémoire de ces événements. Cela montre la
vulnérabilité des tujjar, qui dépendaient de la tolérance du pouvoir en place.
34. Daniel Schroeter, The Sultan’s Jew, Stanford, California, Stanford University Press, 2002.
35. Meir Macnin avait épousé Zohra Pinto en 1799, fille du grand commerçant et tajjer Meir Pinto,
« le Lion de Mogador ».
36. J.-L. Miège, Le Maroc et l’Europe (1830-1894), tome IV, p. 398-408.
37. La plupart des synagogues à Mogador étaient des synagogues « familiales » aménagées dans
des maisons privées. Une des raisons était que les règles de la dhimma imposaient aux juifs et aux
chrétiens une grande discrétion dans l’exercice du culte. En tout, nous avons compté 30 synagogues
dans le Mellah et 11 dans la Casbah.
38. FO 631/4 (documents des archives du Foreign Office à Londres).
131
Deux branches de la famille Macnin de Mogador et de Londres39
39. Reconstitué à partir des donnés de Daniel Schroeter (voir The Sultan’s Jew, op. cit.) avec la collaboration de Audrey Macnin de Londres, la dernière des Macnin, qui vit en Angleterre.
132
La communauté juive de Mogador-Essaouira
Une branche de la famille Aflalo
Une branche de la famille Belisha
133
1799 est une année difficile pour Mogador, où sévit une grave épidémie de peste
qui frappe des régions entières40. Certaines sources mentionnent 4 500 victimes,
parmi lesquelles des membres de familles de tujjar41. On parle d’un départ en masse
vers l’Angleterre de marchands juifs, à bord de deux navires. Parmi eux, Meir Macnin,
Abraham et Salomon Sebag, Abraham et David Pinto, et d’autres négociants avec
leurs familles parmi lesquels des Cohen de Lara, Coriat, Abensur, Aflalo et Afriat42.
La plupart ne reviendront pas et constitueront la communauté juive de Mogador en
Angleterre, qui deviendra très importante et influente.
Elijah Halevi BenYuly (1761-1800) est venu de Rabat s’installer à Mogador avec
son père, Rabbi Shmuel, qui était l’un des courtisans du roi Sidi Muhammad et parmi
les dix premières familles venues à Mogador en 1765. Il lui lègue son titre de tajjer.
Elijah et son fils Moses (1782-1853) quittent la ville pour échapper à l’épidémie de
peste : ils s’embarquent à Gibraltar et, en passant par les îles Vierges, parviennent à
Cuba43.
Leur destination finale sera la Floride. Le fils de Moses, David BenYuly (18191886), reprend les affaires de son père, tout en poursuivant une brillante carrière
politique. En 1845, il devient le premier sénateur juif des États-Unis et l’un des plus
riches résidents de Floride.
Les Corcos44, commerçants déjà prospères à Safi et à Marrakech, répondent à
l’appel du sultan Sidi Muhammad ben Abdallah et, plus tard, à celui de Moulay
Abderrahman. Le premier membre de la famille qui s’installe dans la ville en 1765
est Maymun45 (décédé en 1799, voir arbre généalogique p. 136). Selon les archives
familiales46, nous connaissons les relations quasiment intimes de la famille avec le
40. Jean Brignon et al., Histoire du Maroc, Hatier, 1968.
41. Le représentant de la famille Corcos dans la ville, Maimon, succomba à la maladie.
42. Daniel Schroeter, The Sultan’s Jew, op. cit., p. 47.
43. C. S. Monaco, Moses Levy Florida, Jewish Utopian and Antebellum Reformer, Louisiana State University Press.
44. Sidney Corcos, « The Corcos family : Spain-Morocco-Jerusalem », Sharsheret Hadorot, Journal
of Jewish Genealogy, hiver 2000, vol. 14, n° 2. voir aussi J.-L. Miège, Documents d’histoire économique et
sociale marocaine au XIXe siècle, Paris, 1969. Arbre généalogique des Corcos, p. 252-254. La branche
marocaine de la famille avait compté dans la vie économique et, à divers titres, dans la vie politique
de l’Occident musulman pendant près de cinq siècles.
45. C’était Samuel Sumbal son oncle, le conseiller du sultan Sidi Mohamed ben Abdallah, qui l’avait désigné.
46. La collection Corcos de Jérusalem, actuellement en notre possession, contient 215 documents
remontant aux XVIIIe et XIXe siècles. C’est ce qui reste des correspondances entre le Makhzen et la
134
La communauté juive de Mogador-Essaouira
sultan et ses successeurs, la variété
et l’importance de leur activité
commerciale47. Cinq générations de
Corcos furent au service de sultans
successifs jusqu’à l’instauration du
protectorat français en 1912.
Les descendants de la famille
sont les seuls parmi les familles des
fondateurs qui continuent à résider à
La famille Corcos, Mogador vers 1910
(collection archives Corcos)
Mogador et à conserver leur place de
grands commerçants jusque dans les années 1950, à l’exception de Messod (18821934) et de Salomon (1870-1923), qui émigrent en Angleterre à la fin du xixe siècle,
et y représentent les intérêts de la famille.
Le décès de Jacob Corcos48, en 1951, marquera la fin de cette époque. Des membres de la famille comme Nathaniel49 (Monti, 1898-1958), Léon (1868-1946), son
fils Ernest (1904-2001) et David50 (1917-1975) s’installent à Agadir, alors en plein
développement, et comptent parmi ses pionniers (voir arbre généalogique p. 136)
C’est là une station intermédiaire d’émigration par laquelle passeront bon nombre de juifs mogadoriens comme les Bensoussan, les Abisror, les Reboh, les Elmaleh, les Loeub, les Ben-David et beaucoup d’autres.
famille. La partie la plus ancienne des documents est constituée d’une correspondance entre le
Makhzen et la famille à l’époque des sultans Sidi Mohamed ben Abdallah, Moulay Slimane et Moulay Abderrahmane, de 1757 aux alentours de 1860. Elle a été détruite pendant la Seconde Guerre
mondiale suite au Blitz sur Londres. Il nous reste quelques lettres de Moses Montefiore de 18671868 destinées à Abraham Corcos. Toute la correspondance qui traite de la préparation du voyage
au Maroc de Sir Moses Montefiore par Abraham Corcos a été malheureusement détruite.
47. Michel Abtibol, Témoins et acteurs : les Corcos et l’histoire du Maroc contemporain, Jérusalem,
Institut Ben Zvi, 1977.
48. Le grand-père de l’auteur. Le dernier des grands commerçants de la famille qui n’avait jamais
quitté Mogador.
49. Monti était un sujet anglais (marié avec Edna Sassoon de la fameuse famille irako-indienne)
qui avait été pilote de guerre dans la RAF durant la Première et la Seconde Guerre mondiale comme
Wing Commander. Héros de guerre, il sera décoré.
50. En 1959, David Corcos (le père de l’auteur) immigra avec sa famille en Israël et se consacra à la
recherche de l’histoire des juifs du Maroc. Il a publié plusieurs articles et est devenu un historien reconnu et apprécié. Voir David Corcos, Studies in the History of the Jews of Morocco, Jérusalem, Ruben
Mass, 1976, et Encyclopedia of Jews in the Islamic World, Brill, 2010.
135
Deux branches de la famille Corcos
136
La communauté juive de Mogador-Essaouira
Nous avons découvert dernièrement de nouvelles archives familiales, celles
appartenant à Moses et Stella Corcos, membres d’une autre branche51 : Moses,
décédé en 1904, était un grand commerçant très estimé des juifs et des musulmans
de Mogador. Stella (1858-1948), son épouse, était une Anglaise descendante des
Duran d’Algérie et des Montefiore d’Angleterre52 (voir arbre généalogique, p. 140).
C’est elle qui fonde et dirige, sans objection des rabbins, une école anglaise destinée principalement aux jeunes filles juives pauvres. Le but initial de la fondation
de l’école anglaise était de détourner les filles juives (généralement issues de milieux
pauvres) de la tentation de s’inscrire dans les établissements de la Mission anglicane,
qui avait elle-même ouvert ses portes à Mogador. L’école fonctionne à partir de 1885,
avec grand succès pendant 37 ans, exerçant une grande influence sur la ville53.
En 1876, 30 juifs étudiaient à l’école de la Mission54. En 1885, l’école anglaise
réussit à en soustraire 32 filles55. Stella Corcos fut la première à monter une pièce de
théâtre juive au Maroc56.
De même, il convient de mentionner le nom de Miriam Corcos (1855-1927),
sœur de Moses, qui épouse Rabbi David Anahory (1831-1900), descendante d’une
lignée de rabbins et de commerçants originaires de Tétouan installés à Mogador. Elle
fonde aussi une école anglaise pour les enfants de la Casbah et ceux des consulats,
mais cette école ne connaîtra pas le même succès. Il existait une troisième école
anglaise, fondée par J. Bendahan, petite et modeste.
51. Cette archive familiale que nous avons découverte il y a une quinzaine d’années à Casablanca contient plus de 1 000 documents, la plupart en arabe, datant de la fin XIXe siècle et du début du XXe. Elle
appartenait à Moses Corcos, un grand commerçant à Mogador, et à sa femme Stella, très active dans la vie
sociale de la communauté juive. Entre autres, il y a une correspondance entre Stella et le sultan au sujet des
habitations du Mellah de Mogador. Tous ces documents demandent à êtres traduits et exploités.
52. Encyclopedia of Jews in the Islamic World, op. cit.
53. Sidney S. Corcos, « L’école anglaise de Mogador », selon des documents inédits, revue Brit,
nº 21, printemps 2003, p. 31-34. Le livre d’or découvert en Angleterre « Visitor’s book from the
Mogador School » (AJ37/3/36-7 Items from Archives of the Anglo-Jewish Association) éclaire
d’une lumière nouvelle le fonctionnement et le rôle de l’école de filles « Honneur et Courage » qui a
exercé ses activités pendant 30 ans à Mogador à la fin du xixe et au début du XXe s. L’école a fait l’objet
des plus grands éloges de la part des représentants des grandes nations, anglais, français, italiens,
espagnols, autrichiens et américains qui l’avaient visitée.
54. Eliezer Bashan, Les Juifs du Maroc au xixe siècle et la Mission anglicane, Ramat-Gan, Université
Bar Ilan, p. 58.
55. Eliezer Bashan, revue Brit, n° 19 (en hébreu).
56. Joseph Chétrit, Morocco (H. Saadoun éd.), Jérusalem, Ministry of Education, Ben-Zvi Institute, p. 213.
137
Deux branches de la famille Afriat
138
La communauté juive de Mogador-Essaouira
La famille Afriat issue d’Oufrane et de Goulimine s’installe à Mogador. Elle
est considérée comme l’une des familles juives les plus anciennes du Maroc. Les
Afriat deviendront ce qu’il est convenu d’appeler « la première famille capitaliste
du Maroc ». Ils dominent une partie du commerce transsaharien et ce sont eux qui
introduisent le thé vert sur le marché marocain (« Attay Afriat »). Les Afriat étaient
respectés de tous. On les appelle les nissrafin, les « brûlés d’Oufran », à la suite d’un
événement tragique qui s’est déroulé en 1792, pendant une période d’anarchie dans
le Sud marocain près d’Oufran, après la mort du sultan Sidi Muhammad : 50 chefs
de familles juives, et à leur tête le rabbin Judah Afriat, avaient choisi de mourir sur le
bûcher plutôt que de se convertir à l’islam57.
La famille Afriat vers 1903 dans le riad de la famille
(photo archives Corcos)
Deux frères, Aaron (1847-1923) et Séllam, émigrent en Angleterre à la fin du
xixe siècle. Aaron représente les affaires de la famille et fera partie de l’élite des juifs de
Londres. Sa compagnie anglo-marocaine sera la plus grande de la City. Les derniers
Afriat quitteront Mogador pour Casablanca à la suite de la crise économique mondiale
de la fin des années 1920, qui frappe durement la plupart des grandes familles et les
mène à la faillite. Les Afriat s’allient notamment aux Coriat, Elmaleh, Rosilio, Corcos,
Attia, Ohana, Anahory, Cabessa et Toby (voir deux branches p. 138).
57. Flamand, Diaspora en terre d’islam, la geste d’Oufran, p. 23-40. Jacob Ohayon, « Les martyrs
d’Oufran », L’Avenir illustré, février 1931. Cette tragédie restera gravée dans la mémoire collective
des juifs de Mogador. Ce récit ainsi que les noms des martyrs figurent dans des amulettes qui étaient
accrochées aux murs des maisons à Mogador, comme porte-bonheur.
139
Une branche des Sebag-Montefiore
La branche des Montefiore
dont est issue Stella Corcos
140
La communauté juive de Mogador-Essaouira
La tragédie d’Oufran et la situation économique désastreuse dans le Sud
marocain à la fin du xviiie siècle avaient conduit vers Mogador de nombreuses
familles de ce village et de la région, telles que les Aflalo, Shriqui, Ben Shabbat,
Ohana, Outmezguine, Ifergane, Ben Soussan, Ohayon, Kadosh, Lévy, Sasportas
et la famille Knafo, une des plus importantes lignées de rabbins de Mogador et de
tout le Maroc. À leur suite viendront d’autres juifs : de Taroudant, Tazenakht, Iligh,
Goulimine, comme les Azoulay, les Bouganim et les Sebag.
Salomon Sebag (1782-1863) émigre en Angleterre, et épousera en 1813 Sarah
Montefiore, la sœur de Sir Moses. La famille prendra le nom de Sebag-Montefiore
et deviendra l’une des familles juives nobles d’Angleterre58 (voir arbre généalogique
p. 140).
La famille Belisha vient de Marrakech (voir arbre généalogique p. 133). Le
tajjer Yeshua Loeb Belisha (1738-1808) s’installa à Mogador dès sa fondation.
Trois générations de la famille furent confirmées par le titre de tajjer. Ce sera l’une
des familles les plus riches et honorées de Mogador. Plusieurs de ses membres
émigreront à Gibraltar, en France59 et en Angleterre, où ils prospéreront.
L’un de leurs descendants (le petit-fils de Messod David Belisha, né à Mogador
en 1789), Leslie Hore Belisha (1893-1957), deviendra une personnalité marquante
de la vie politique britannique : en 1940, il est nommé ministre de la Guerre60.
Des rabbins qui n’avaient pas réussi à trouver dans la ville des moyens de subsistance
la quittèrent pour d’autres horizons. Ainsi le rabbin David Zagoury61 émigra au
Portugal pour y fonder une maison d’étude ; le rabbin Eliyahou Ben Amozeg créa
à Livourne une imprimerie hébraïque connue ; le rabbin Raphaël Hassan s’installa
à Londres ; Rabbi Moshé Itzhak Eddery fut parmi les fondateurs de la communauté
séfarade d’Amsterdam62. Le rabbin Yossef Corcos (1871-1926), qui était scribe et
58. Ruth Sebag-Montefiore, Family Pachwork, Five Generations of an Anglo-Jewish Family, Londres,
Weidenfeld and Nicholson, 1987.
59. Le commerçant Moise Belisha, né à Mogador, était venu au début du xixe siècle à Marseille et y
épousa Jessie Malka, elle-même née à Mogador.
60. Lydia Collins, The Sephardim of Manchester, Pedigrees and Pioneers, publié par The Sephardic
Congregation of South Manchester.
61. Rabbi David Zagoury, originaire de Mogador, était venu en 1859 à Saint-Miguel-des-Açores, où
il fut le premier rabbin de la communauté originaire du Maroc.
62. Rav Yaakov Moshé Toledano, Ner Hamaarav, Toldot Am Israel be Morocco, Jérusalem,
Hasifria ha Sefaradit, Institut Benei-Issakhar, 1989.
141
historien, partit pour Kingston en Jamaïque, où il fut nommé rabbin de la communauté
jusqu’en 1903. Plus tard, il exerça ses fonctions à Curaçao et à New York63. Le rabbin
Yossef Haym Cohen s’installa en Palestine au début du xxe siècle et fut élu président
du tribunal rabbinique de la communauté marocaine de Jérusalem. Rabbi Yehouda
Coriat partit pour Livourne, où il exerça les fonctions de juge rabbinique64.
Une société ouverte sur le Maroc et sur le monde
Au début du xixe siècle plusieurs facteurs agissent au détriment de l’économie :
l’Europe impose un blocus sur les exportations à cause des épidémies fréquentes, des
guerres napoléoniennes et de la politique du sultan Moulay Slimane (1792-1822),
qui freine le commerce vers l’Europe65. En conséquence, l’activité commerciale de
Mogador chute considérablement, poussant à d’autres départs, soit vers Casablanca
ou Agadir, soit outre-Atlantique. Par exemple en 1800 et 1801 arrivent à Londres
de Mogador les commerçants David Ben-Shabbat, Haïm Délavant et Shemuel
Benadon66. Certains se tournent vers d’autres directions, comme les îles Açores et
les îles Canaries, dont les familles Zafrani, Shabbat, Sebag, Attia, Ben Shimol, Ben
Soussan, Amzaleg, Sabah, Azencot, Elmaleh et même le petit-fils du rabbin, le saint
Haïm Pinto67, ou enfin vers Gibraltar, et le Portugal (familles Benchabat et Chriqui)
au milieu du xixe siècle68.
La première crise politique grave qui frappe Mogador, et la communauté juive
en particulier, a lieu en 1845 à la suite d’un conflit entre la France et le Maroc. Son
point culminant est le bombardement de la ville par la marine française sous le
commandement du prince de Joinville69, au cours duquel une partie du Mellah est
détruite. Les tribus de la région exploitent la situation : elles font irruption dans la
ville, se livrent au pillage et s’attaquent aux juifs sans faire de différence entre riches
63. Ibid. 41.
64. David Bensoussan, Le Fils de Mogador, Les éditions du Lys, Canada, 2002, p. 168-170.
65. Jean Brignon et al., Histoire du Maroc, op. cit.
66. V. D. Lipman, Migration and Settlement, Proceedings of the Anglo-American Jewish Conference,
publié par The Jewish Historical Society of England, 1971, p. 37-62.
67. Raphael Cohen, « Yotse Mogador be Portugal ve ba iyim ha azoriyim bamea ha 19-20 » (en
hébreu), Brit, n° 21, 2003.
68. M.-J. Abecassis, Genealogia Hebraica, Portugal e Gibraltar, sec. XVII a XX, vol. I-V.
69. Charles Mullier, Biographie des célébrités militaires des armées de terre et de mer de 1789 à 1850,
1852.
142
La communauté juive de Mogador-Essaouira
et pauvres70. Plusieurs hommes sont assassinés et des femmes enlevées. La plupart
prennent la fuite, abandonnant tous leurs biens pour se réfugier chez leurs amis de
la province de Haha – des Berbères –, et également à Marrakech71.
D’après l’historien Jean-Louis Miège, Mogador fut entièrement pillée, abandonnée,
désertée72. Ces événements provoquent de nombreux départs. Certains tujjar résidents
de la ville s’installent à Gibraltar, à Algésiras en Espagne73, ou partent vers d’autres
pays européens. Ce n’est que trois mois plus tard que des juifs reviendront petit à petit,
après avoir reçu l’assurance de leur protection par le sultan74.
Après le sac de Mogador, le judaïsme anglais (surtout des anciens Mogadoriens)
représenté par Moses Montefiore créa le Relief Famine Fund75, en apportant une aide
ponctuelle, en vivres et en vêtements, aux victimes des violences76. Les principaux
donateurs en sont des juifs mogadoriens installés en Angleterre comme Judah LevyYuly Judah et Moses Guedalla, Jacob Aflalo, Moses et Aaron Afriat, Moses Cohen,
ou d’autres Mogadoriens, comme Dinar Ohana, Abraham et Aharon Corcos77. Le
Relief Famine Fund continua d’envoyer de l’aide matérielle et financière aux juifs et
musulmans pauvres, surtout durant les périodes de famine78.
70. Une lettre envoyée en septembre 1844 par un commerçant de Mogador à son frère à Londres
décrit la situation catastrophique dans la ville et le rôle qu’avait joué le notable Joseph Elmaleh, qui
avait donné refuge à un grand nombre de juifs dans sa maison bien barricadée. Voir The Voice of Jacob,
28 sept. 1844, p. 34 A et B.
71. David Corcos, Trois documents inédits sur les relations judéo-musulmanes dans le vieux Maroc,
op. cit., vol. V, 1978, p. 82-97.
Meir Corcos écrit (en judéo-arabe) dans son journal (archives Corcos) : « Mogador ? Haha et
ma mère sont “sortis” avec mon père au moment du bombardement. Ils sont allés chez Mohamed
ou Embark. Mogador a été pillée par Haha-Chaidma. Morah et ma mère ont quitté la maison de
Mohamed ou Embark et sont partis à Kouzemt, d’où ils sont allés à Marrakech. Ils sont arrivés à
Kouzemt le 15 Eloul 5604 (1844)… et sont retournés à Mogador après le pillage le 11 Tammouz
5605 (1845). »
72. J.-L. Miège, Le Maroc et l’Europe (1830-1894), tome II, p. 203. Voir aussi Ibid., 71, p. 93.
73. The Voice of Jacob, n° 83, septembre 1844 (29 Ellul 5604), p. 229.
74. Ibid., n° 91, 6 décembre 1844 (25 Kislev 5605), p. 57 A.
75. Mocatta Library Archives, Committes for the relief of the sufferers at Mogador, De Sola Pamphlets 6.
76. Ibid.,73, n° 93, 3 janvier 1845, p. 75 A.
77. Ibid.,73, n° 93, 3 janvier 1845, p. 79-80, et Robert Assaraf, Une certaine histoire des Juifs du Maroc,
p. 35.
78. FO 631/6 109-112, 117, 1878. FO 631/6 154-159, 1879.
143
Cinq ans plus tard, en 1850, la stabilité politique est rétablie dans le pays et le
commerce reprend, avec la signature d’un accord de libre-échange entre le Maroc et
l’Angleterre. Le sultan Moulay Abderrahman (1822-1859), soucieux de faire revivre
l’activité commerciale de Mogador, demande à certains négociants juifs de Marrakech79,
de Tétouan et de Safi de s’y établir, et leur fait des avances de fonds importantes.
En 1856, une nouvelle vague d’immigrants déferle sur la ville, surtout des
colporteurs, artisans et petits commerçants originaires du Souss et de Marrakech.
Le Mellah devient surpeuplé. Plus de 5 000 juifs s’y entassent80. Les nouveaux venus
bénéficient des « caisses de charité » et de l’aide des sociétés philanthropiques81.
L’afflux de nouveaux citadins aura des conséquences sur la structure démographique
de la ville. Une situation paradoxale se crée, qui durera tout au long de l’histoire de la
communauté : la prospérité économique attire des foules vers la ville, ce qui a pour
effet d’accroître la pauvreté et les épidémies. Cela conduira à une vague d’émigration
de jeunes vers l’Amérique du Sud, principalement vers la région de l’Amazonie
au Brésil et ses plantations de caoutchouc. Citons, entre autres, des membres des
familles Attias, Benayoun, Bensimon, Bendelac, Nahmias, Pinto, Serraf, Serfaty,
Afriat de Mogador, Rabat et Casablanca82.
En 1859, l’année où Sidi Mohamed ben Abed Rahman est proclamé sultan,
l’Espagne menace le Maroc et en particulier Mogador, le principal port à cette
époque. Encore sous l’effet traumatique qu’avait provoqué le bombardement de la
ville 15 ans auparavant, cette menace provoque la fuite de 220 juifs mogadoriens vers
Gibraltar. D’autres, comme Aaron et Abraham Corcos, Dinar Ohana, Moses et Judah
Afriat et Moses Assor, partent pour Londres. Les moins fortunés prennent la fuite
vers la campagne. La guerre avec l’Espagne se termine en 1860 par l’occupation de
Tétouan et l’obligation du Makhzen de faire des réformes et de payer des indemnités
de guerre.
79. Salomon Corcos de Marrakech, petit-cousin de Maymun (le premier représentant de la famille
dans la ville), est appelé à s’y installer en 1843 (dahir du 21 aout 1843 envoyé par le prince Mawlay
Muhammad, archives Corcos). Il fondera la branche principale des Corcos dans la ville. En 1880, il y
avait 51 tujjar à Mogador.
80. Anglo-Jewish-Association, 5e rapport annuel, Londres, 1876. Le rapport décrit la situation
déplorable dans le mellah surpeuplé de Mogador. Sur 7 000 juifs, 5 198 vivaient dans le mellah.
81. Daniel Schroeter, « Le judaïsme anglais et la communauté d’Essaouira (Mogador) 18601900 », Peamim, Institut Ben-Zvi, 1983 (en hébreu).
82. Barbara Weinstein, The Amazon Rubber Boom, 1850-1920, Stanford University Press, 1983.
144
La communauté juive de Mogador-Essaouira
Cette même année, une grave sécheresse provoque une crise économique, et la
mauvaise conjoncture durera presque jusqu’à la fin du siècle. La sécheresse est en
effet suivie en 1867 d’une invasion de sauterelles qui détruisent les bonnes récoltes,
que les pluies abondantes laissaient espérer83. Entre 1867 et 1869, le Maroc connaît
trois années de mauvaises récoltes et une épidémie de choléra et de typhus qui
coïncide avec la récession économique en Europe. La détresse et la famine poussent
d’autres immigrants à partir des régions du sud84 vers Mogador. Principalement
en provenance de Tifnout, d’Amizmiz, de Tiznit Taroudant (la famille Allul), de
Goulimine, d’Illigh, d’Akka, et de bourgades des montagnes comme Imin Tanout85,
d’où sont originaires les Malka ; et d’Igli, d’où viendront les Kakon. Des Levy
viendront de Demnate, la famille Belgurdawi d’Ida-ou-Gurd86, les Sasportas d’Oued
Noun, les Utgourgoush et les Mellul du bassin de l’oued Souss, les Ifergan de Tillin
dans l’Anti-Atlas87, et même des familles de la région en bordure du Sahara (Sahel),
les Iflah et les Azancot. Le Mellah de Mogador se remplit de réfugiés en détresse. En
une vingtaine d’années le nombre des juifs double dans la ville.
D’autres familles, descendantes de megourachim, d’origine espagnole, viennent de
Gibraltar comme les Serfaty, de Tétouan comme les Coriat88 et les Cazes. D’autres,
les Benhaim, Benselam, Ben Zimra, Anahory, Mashiah, Israël, Elmoznino et les Ben
Dahan, les Farache et Elfersi viendront de Tanger, et les Elmaleh de Rabat. De l’Atlas
viennent essentiellement des juifs porteurs de noms berbères et arabes mais aussi
83. FO 631/3/116, 1867.
84. FO 99/182 et FO 99/181 sur la sécheresse dans le sud et la souffrance des juifs. Voir aussi Bulletin de l’AIU, VII 1879, VI 1878, p. 162-163 et p. 206-210, rapport annuel sur la situation des juifs à
Mogador.
85. En mars 1891, 200 familles israélites de ce petit village sont expulsées par ordre du caïd.
Elles avaient perdu tous leurs biens (maisons, plantations). Bulletin de l’Alliance israélite universelle,
n° 16, 1er et 2e semestre 1891.
86. D’après le livret du mohel de Mogador « Merito » Bendahan.
87. Pour le petit village de Tillin, dans l’Anti-Atlas, David Corcos signale que tous les habitants juifs
appartenaient à la famille Ifergan, d’origine berbère. Ils y vécurent jusque dans les années 1950, du
fait de l’isolement du village. Voir David Corcos, Studies in the History of the Jews of Morocco, Jérusalem, Ruben Mass, 1976, p. 87.
88. Les Coriat étaient une famille de rabbins originaire de Marrakech. Un des membres de la famille s’était installé à Tétouan, d’où la famille arriva à Mogador. Le kabbaliste Rabbi Judah fut nommé
en 1788 grand rabbin de la ville. Ses descendants furent eux aussi des rabbins kabbalistes érudits
et philanthropes pendant plusieurs générations. Voir, dans The Encyclopedia of the Islamique World,
op. cit., mon article sur les Coriat. Ils s’allient aux Toby, aux Bendahan, aux Corcos, et aux Cazes.
145
de nombreuses familles Cohen, qui représentent 5,5 % des patronymes dans la ville
(voir tableau n° 4).
Entre 1800 et 1880, des centaines de juifs d’Iligh qui entretiennent des relations
commerciales étroites avec Mogador s’installent dans la ville, fuyant soit les
épidémies et l’instabilité politique dans la région89 ou à cause du détournement de la
route des caravanes qui freine le commerce. Parmi eux, les familles Knafo, Soussana,
Ohayon, Moyal, Myara, Amzelag, Amar, Elharrar, Hassan, Soussan et Ifergan90. Les
familles Abitbol, Wanounou Tapiero et Cabessa viennent de Marrakech.
Une exception notable parmi les arrivants est la famille de rabbins et de commerçants Abulafia, originaire de Tibériade en Palestine ottomane91. Elle fait partie de
l’élite de Mogador et s’allie aux Serfaty et aux Corcos. La plupart de ses descendants
émigreront en Angleterre dans les années 1920. D’Alep, en Syrie, vient la famille
de commerçants Altaras92 (qui s’allie aux Serfaty), et de Turquie la famille Simantov. Certains agents de grandes maisons de commerce comme les Lumbroso d’Italie s’installent définitivement dans la ville. Ils s’allient aux Afriat, aux Bohbot, aux
Dahan, aux Cohen et aux Aboaziz.
L’ouverture en 1875 de l’école de l’Alliance israélite universelle ouvre de nouveaux horizons aux lauréats de l’école qui, grâce à l’enseignement, surtout celui de la
langue française, suscitera des départs vers la France pour y chercher du travail.
L’année 1890 marque une période d’anarchie. C’est aussi l’année où éclate une
nouvelle épidémie de peste qui frappe tout le pays, et particulièrement les mellahs
surpeuplés. Les comptes rendus dans la presse juive européenne et dans la presse
locale93 sur la situation du Mellah de Mogador sont dramatiques, de même que les
rapports envoyés depuis la ville.
89. Daniel Schroeter et Paul Pascon, « Le cimetière juif d’Iligh (1751-1955), étude des épigraphes
comme documents d’histoire sociale », Tazerwalt (Sud-Est marocain), Revue de l’Occident musulman
et de la Méditerranée, nº 34, 1982.
90. Signalons que la totalité des 36 patronymes portés par les originaires d’Iligh se retrouvent parmi
les noms les plus fréquents des juifs de Mogador (voir tableau n° 4).
91. David Gaon, Yehoudey ha Maghreb be Palestina (en hébreu), Jérusalem, Arziel, 1937, p. 10.
Joseph Abulafia, fils du rabbin Yehezkel Eliezer, descendant d’une lignée de grands rabbins en Palestine ottomane, serait envoyé comme émissaire (shadar). Il était venu avec son fils Haïm, qui épouserait plus tard Massouda Corcos (mes arrière-grands-parents).
92. D’après Miège (vol. II, p. 61), le rôle des Altaras sera de première importance dans les relations
de Marseille et du Maroc.
93. Le journal Time of Morocco en date du 19 novembre 1890 décrit une situation très difficile dans
146
La communauté juive de Mogador-Essaouira
Un départ en masse d’émigrants juifs a lieu en 1892 sur le bateau Zweena, en
direction de la Palestine, pour « finir leur vie » en Terre sainte94. D’autres partent
vers l’Amérique du Sud, vers l’Argentine et le Brésil comme Judah Sebag95, Eliyahou
Hatchwell et des membres des familles Knafo et Afriat96. Quelques juifs, notamment des commerçants de Mogador, émigrent aussi en 1894 au Sénégal en Afrique
noire, une migration liée au déplacement des axes majeurs du commerce à la suite
de la prise de Tombouctou (axe principal vers Mogador) par les Français97.
En 1912, le protectorat français est instauré au Maroc. L’influence anglaise prend
fin et cède la place à celle de la France, une ère nouvelle commence98. L’exode des
juifs de la campagne sera ralenti pendant toute la période du protectorat français.
Le Maroc attire des commerçants juifs venus de Tunisie et d’Algérie. Arrivent
à Mogador des familles comme les Darmon99, les Brami, les Adi, les Benchemoul
et, bien entendu, des familles françaises non juives. Par ailleurs, un groupe de 120
Mogadoriens part pour Lyon où on leur offre du travail100.
L’ère des négociants du roi est révolue101. Une nouvelle classe de commerçants
apparaît comme les Elharrar, Hatchwell, Hadida, Toby, Bohbot, Rosilio, Lévy,
Elmaleh, Ben Shabat, Attia, Yuly et les Corcos, qui continueront leur activité
le Mellah de Mogador. 50 personnes sont entassées dans une seule maison, et quelquefois 20 par
chambre. Ce journal estime que près de 6 000 juifs vivaient au Mellah à cette date dans 156 maisons.
94. Time of Morocco du 30 août 1892.
95. Judah Sebag était parti au Brésil, d’où il a fait fortune dans l’exploitation et le commerce de
pierres précieuses. Vers le début du xixe siècle, il revient à Mogador et s’allie à la famille Corcos en
épousant Reina Corcos.
96. Salomon Afriat, le fils du rabin Ytzshak Afriat.
97. J.-L. Miège , Les Juifs et le commerce transsaharien au xixe siècle, édition en ligne sur www.sourcemaroc.com.
98. La signature, avec les Anglais, d’une convention le 8 avril 1904 reconnut la prééminence de la
France au Maroc. Mussa Aflalo, originaire de Mogador, l’homme de confiance du Makhzen à Londres, publia un livre en 1904, The Truth About Morocco, condamnant l’abandon du Maroc par les
Anglais. Ce fut aussi une déception pour les élites juives de Mogador.
99. J.-L. Miège, Le Maroc et l’Europe (1830-1894), tome II, p. 94-95, p. 186.
100. Voir, sur cette migration, Brit, Association des juifs de Mogador, n° 18, printemps 2000.
101. À la conférence d’Algésiras en 1906, la France obtint le contrôle sur les ports, celui de Mogador
inclus. Le Maroc perdait le contrôle de sa politique économique et commerciale.
147
commerciale en s’adaptant à ces nouvelles conditions102. Ils travailleront avec
des compagnies françaises, anglaises, italiennes ou espagnoles103. Mais pas pour
longtemps. L’activité portuaire est en déclin, supplantée par celles d’Agadir, de Safi et
de Casablanca.
Dans les années 1930, la crise économique mondiale s’étend aussi à Mogador.
L’effondrement des bourses européennes en 1929104 frappe cruellement la plupart
des familles de grands commerçants qui y avaient investi leur fortune. Les autorités
du protectorat et du Makhzen décident d’ouvrir le port d’Agadir au commerce
international. Le déclin de Mogador s’accélère à partir de cette date105. De nombreux
habitants partent vers Agadir et Casablanca. En 1935, le journal L’Avenir illustré
écrit que la moitié des juifs de Mogador se sont installés à Casablanca. D’autres
choisissent la Palestine comme des Rosilio106, des Afriat107 ou des Corcos108.
La Seconde Guerre mondiale interrompt momentanément l’émigration. Une
vingtaine de juifs mogadoriens participent aux combats en Europe, 3 y sont tués109,
12 qui résidaient en France sont déportés vers des camps de concentration allemands
102.Messod Corcos, le représentant de la famille en Angleterre, avait épousé Gertrude Samuel, dont
la famille était propriétaire de la compagnie Shell qui, à cette époque, était un grand producteur et
exportateur de bougies. Messod avait nommé son frère Jacob Corcos agent et représentant de la
compagnie au Maroc. Entre autres, la famille faisait du commerce de caroubes, d’amandes, de céréales, etc.
103.La plupart avaient ouvert des agences d’import-export, exportant céréales, amandes, dates,
caroubes, maïs, huile, peaux, laine, gommes sandaraques, cire et autres, important des bougies, du
fer, des cotonnades et tissus, des produits alimentaires de toutes sortes, surtout du thé, du sucre et
des sucreries, de la vaisselle et autres biens.
104.Au cours des années 1930, la crise financière est suivie d’une récession qui s’aggrave durant
plusieurs années, conduisant à la Grande Dépression qui s’étendra sur près d’une décennie. Cette dépression mondiale fut d’une ampleur sans précédent (baisse d’un tiers de la production industrielle
mondiale).
105.L’Avenir illustré du 19 mars 1931 écrit : « Cette année, la misère au Mellah est à son comble. Le
dernier recensement a révélé un exode de plus de 3 000 israélites. »
106.La mère de l’écrivain israélien A. B. Yehoshua est une Rosilio de Mogador qui avait immigré à
Jérusalem avec une partie de sa famille. D’autres Rosilio achètent des propriétés à Jérusalem qui leur
appartiennent encore de nos jours.
107.Des membres de la famille avaient acquis des propriétés à Jérusalem, d’après le testament de
Jacob Afriat, qui partageait ses propriétés entre ses fils. Ce document se trouve dans les archives de la
famille Corcos.
108.Miriam Corcos-Anahory, la directrice d’une des écoles anglaises, était partie en Palestine.
109.Jacob Ohayon, « Les origines des Juifs de Mogador », op. cit.
148
La communauté juive de Mogador-Essaouira
en Europe110. Parallèlement, une centaine de réfugiés juifs d’Europe seront accueillis
dans la ville, qu’ils quitteront à la fin de la guerre pour émigrer aux États-Unis111.
La création de l’État d’Israël en 1948 incite aux départs, dont le nombre ira
croissant. Le 2 mai 1963, 350 juifs quittent Mogador dans sept autobus en direction
de Casablanca, d’où ils embarquent sur un bateau marchand grec qui les conduit à
Marseille puis vers Israël. Il s’agit de la plus grande émigration effectuée en un seul
jour de juifs de la ville112.
En 1968, il ne reste plus que 400 juifs à Mogador. C’est alors qu’eut lieu la dernière
cérémonie de circoncision, c’est la fin d’une époque, la fin de la communauté. En
1990, on trouve cinq juifs seulement, et aujourd’hui il n’en reste plus que deux113
(voir tableau n° 2).
Tableau nº 2 : Population juive de Mogador selon les différentes sources
Année
1770
1860
1865
1870
1890
1900
1920
1931
1936
1942
1951
1960
1968
1990
2010
Population juive
1 875
5 000
6 000
6 000
10 000
10 000
12 000
9 500
6 150
6 500
5 435
2 917
300
5
2
Source
Document Corcos 7
Picciotto (rapport)
Beaumier, Hamagid
Almanach Dido-Bottin
Elmaleh
AJA report, Miège
Michael Lasker
Eisenbeth Maurice
Recensement français
Recensement français
Recensement marocain*
Recensement marocain
Source non publiée
Source non publiée
Source non publiée
*Abraham Attal, Mifkad okhloucine beMaroco, Betfutzot Hagola, 1924, p. 42-48 (en hébreu).
110.Site Internet sepharad.gen.com, Data base.
111.Mohamed Kenbib, Juifs et Musulmans au Maroc, 1859-1948, Rabat, Université Mohamed V,
publications de la faculté des lettres et des sciences humaines, 1994.
112.Témoignage d’Itzhak Azencot présent dans ce voyage. La revue Brit, 29, 2010, p. 80.
113. Aujourd’hui, une cinquantaine de juifs y séjournent ou y ont une résidence secondaire. Une
partie d’entre eux sont des anciens « Souiris ».
149
L’étude des noms des juifs de Mogador
Des centaines de communautés juives dispersées à travers tout le royaume ont
vécu au Maroc. Ces communautés se sont constituées durant plus de 2 000 ans
d’une histoire mouvementée, qui a vu la l’ascension et le déclin de civilisations, de
peuples et de royaumes.
La présence juive dans ce pays est intimement liée à son histoire. On en trouve la
preuve dans la grande diversité des noms chez les juifs du Maroc, qui s’élèvent à plus
de 1 400. Ces noms ont de nombreuses origines géographiques et linguistiques et se
sont formés sous l’influence des divers événements114.
Ainsi, l’étude des noms portés par les juifs de Mogador que nous avons menée à
l’aide de diverses sources n’est pas seulement intéressante du point de vue purement
onomastique, mais aussi parce qu’elle permet de suivre le parcours de certaines
migrations et les changements démographiques et sociaux au sein de la ville.
Dans le présent travail, nous avons collationné tous les noms patronymiques des
membres de la communauté juive de Mogador depuis sa fondation en 1764 jusqu’à
la fin de son existence après la création de l’État d’Israël. Nous avons utilisé pour
nos recherches diverses sources. Elles nous ont permis d’identifier un échantillon
de 4 670 Mogadoriens, (voir tableau n° 3) sur une période de 200 ans.
Tableau nº 3 : Les 4 670 Mogadoriens identifiés selon les différentes sources
Liste Bendahan
Liste Knafo
Liste cimetière
1 325
1 075
1 211
Déclaration
des juifs
1 008
Autres sources
51
Cela nous a permis de dénombrer en tout 400 patronymes différents (voir la
liste complète des patronymes, en annexe 2), ce qui représente 27 % du stock des
patronymes portés par les juifs dans l’ensemble du Maroc115. De plus, nous avons
114.À propos des noms des juifs du Maroc, leurs origines et leurs significations, voir l’ouvrage monumental d’Abraham I. Laredo, Les noms des Juifs du Maroc, Madrid, 1978. De même, voir l’article
de David Corcos, « Réflexions sur l’onomastique judéo-nord-africaine », in Studies in the History
of the Jews of Morocco, Jérusalem, Ruben Mass, 1976, p. 131-157 ; voir aussi Jacques Taïeb, Juifs du
Maghreb. Noms de famille et société, Paris, Les éditions Polyglottes, 2004. On trouvera également des
explications sur les noms de famille in Joseph Toledano, La saga des familles, éditions Stavit, 1983, et
enfin Maurice Eisenbeth, Les Juifs de l’Afrique du Nord, démographie et onomastique, Alger, imprimerie
du Lycée, 1936.
115. La liste la plus complète des patronymes des juifs du Maroc a été établie par A. Laredo. Elle dénom-
150
La communauté juive de Mogador-Essaouira
découvert que plus de la moitié (54 %) des juifs de la ville portaient seulement 30
patronymes (voir tableau n° 4). Ce résultat étonnant ressemble de près à celui de
l’ensemble du Maroc (53 %) mais avec des souches différentes pour la plupart116.
Seuls 13 patronymes sont communs aux deux listes, avec une fréquence différente.
Les 22 restants n’apparaissent pas dans la liste des patronymes les plus fréquents
parmi les immigrants de l’opération Yakhyn.
En revanche, on a découvert une longue liste de 211 noms rares (un peu plus de
50 % des noms), dont la plupart n’apparaissent qu’une à trois fois dans les sources
(voir tableau n° 5).
On peut conclure, à partir de ces données, qu’il existait à Mogador des patronymes
devenus majoritaires, qui se sont cristallisés sur plusieurs générations, qu’on
peut appeler Souiris (voir aussi la liste des 75 noms les plus répandus à Mogador,
annexe 1). Dans d’autres localités du Maroc et dans les régions où ces noms trouvent
leur origine, ils sont devenus rares ou ont disparu117. De plus, la comparaison de la
liste de 1942 avec les listes de noms établies à partir de documents plus anciens révèle
qu’en 1942 plus de la moitié (53 %) des patronymes qui s’y trouvaient auparavant
n’existent plus dans la ville. Cela atteste de la mobilité particulièrement importante
des juifs de la ville à travers le temps.
L’analyse linguistique de ces patronymes apporte d’autres indications sur le
brassage culturel qu’a pu représenter le judaïsme mogadorien. En tout, 15 % des
noms des juifs mogadoriens étaient d’origine arabe et arabo-berbère, 32 % berbère,
17 % espagnole et 24 % d’origine hébraïque et araméenne (voir tableau n° 6).
La palette des noms que nous avons recensés provient de sources linguistiques
différentes : l’hébreu, l’arabo-berbère, l’araméen, l’espagnol, le français et l’italien.
Les noms d’origine berbère et arabe sont les plus nombreux, comme dans le reste du
pays. Cependant, ceux d’origine berbère dépassent à Mogador la moyenne des noms
juifs des autres communautés, ce qui montre que de nombreux immigrants dans la
bre en tout 1 482 noms (d’après une liste que nous avons établie, ce nombre est un peu plus élevé). Les
données que Laredo nous fournit ne précisent pas le pourcentage ou le montant des différents noms.
116.Sur le tableau n° 4 nous avons mis en italique et en retrait les patronymes qu’on découvre à
Mogador en grand nombre, donc spécifiques, et qui ne figurent pas sur la liste des patronymes de
l’ensemble du Maroc.
117.Il faudrait noter que des noms comme Ohayon, Sebag, Bitton, Amar, Abitbol, Ifergan, Ohana,
Elmaleh, Mammane, Kadosh et autres sont des noms qui étaient répandus à Mogador, mais aussi
dans d’autres régions du Maroc.
151
ville venaient des régions berbérophones du Sud et de l’Atlas. Pour les juifs séfarades,
Mogador, bien que située géographiquement dans le sud du pays, constitue une exception. Les descendants des expulsés d’Espagne étaient groupés dans le nord du
pays. Mogador, avec son port commercial, a pourtant attiré un certain nombre d’entre
eux qui s’y sont installés pour devenir des commerçants prospères.
Certes, il existe un noyau de patronymes propres à telle ou telle ville ou région, que
l’on retrouve parfois dans le reste du royaume du fait de la mobilité et des migrations
de la population juive du Maroc tout au long de son histoire. Certains de ces noms sont
devenus proprement mogadoriens et dominants, tandis qu’ailleurs ils ont disparu.
Il est étonnant de penser aujourd’hui que cette petite ville pittoresque, avec
son joli port sardinier, ait été dans le passé un centre de commerce international
important, la destination finale des caravanes transsahariennes pendant 150 ans, et
que la majeure partie de cette activité se trouvait entre les mains d’un petit groupe
de commerçants juifs, autour duquel s’était formée une communauté diversifiée.
Mogador a su drainer des populations entières (juives et arabes), originaires
pour une grande majorité d’entre elles du sud du pays, et ressemblait davantage à
une ville européenne divisée en classes sociales marquées. Elle constituait en cela
une figure d’exception au Maroc. Malgré ses hauts et ses bas, les graves crises qu’elle
a connues et les va-et-vient constants, elle bourdonnait d’activité et vit naître non
seulement les « marchands du sultan » mais aussi des diplomates et des rabbins
érudits, des chantres, des bijoutiers et des artistes connus, célébrés à travers tout le
royaume. L’épanouissement culturel, artistique et spirituel juif résulte d’une convivialité de la tolérance entre musulmans et juifs.
La ville, tournée vers la mer dont dépendait sa prospérité, a sombré, une fois
l’activité maritime réduite, dans le déclin et la stagnation. À Mogador, il ne reste que
deux juifs (autochtones), mais nombreux sont les descendants des anciens Souiris
dispersés à travers le monde, qui se distinguent dans de nombreux domaines118.
La globalisation et les changements rapides nous permettent de nous poser la
question : les noms de ces familles continueront-ils à être portés dans l’avenir comme témoins d’une communauté au passé prestigieux, aujourd’hui disparue ?
Mogador, aujourd’hui, est un centre touristique et culturel qui a la nostalgie de
son passé glorieux. Espérons que l’histoire de la communauté juive de MogadorEssaouira y gardera toujours la place qu’elle mérite.
118.David Bensoussan, Le Fils de Mogador, op. cit.
152
La communauté juive de Mogador-Essaouira
Tableau nº4
: Fréquence
des 30 noms les
plus
Tableau
nº 4 : comparative
Fréquence comparative
des
30répandus
noms les plus répandus
Noms les plus fréquents parmi les 89 000
immigrants de l’opération Yakhin*
Patronymes
Noms les plus fréquents parmi
les 4670 juifs de Mogador recensés dans les
différentes sources de la présente étude
Fréquence (%)
Patronymes
Fréquence (%)
Cohen
!"#
4,4
Cohen
Bitton
!$%&'
3,9
Levy
Perez
)*+
3,9
Ohayon
Dahan
!".
2,6
Sebag
&$(
2,5
Knafo
!&123-$
2,4
Shriqui ou Achriqui
&'&()
2,18
Malka
"#(4
2,3
Bouganim
*&$+!,
1,91
Ohayon
,$-!$&
2,2
Abenhayim
Suisa
"0&$0
2,1
Elharrar
Azoulay
&-($5-
2,1
*4-
1,9
Rebboh
Elmaleh
,&(4(-
1,4
Chetrit
6&*%&7
1,3
Ohana
"1,$-
1,2
Amar
($'%&'-
1,18
Ohana
5'(-
1,15
Abitbol
Hazan
!5,
1,11
Attias
0-&%-
1
Lugassy
Sebag
/-'0
1
Bohadana
!4'/*$6
1
!&($0-
1
Zagury
Harroch
7$*"
0,99
Aflalo
Asseraf
8*0-
0,97
Abitan
!%&'-
0,96
Wisman
!49&$
Bendavid
Levy
Oiknine
Amar
Abitbol
Elbaz
!"#
&$(
5,39
4,2
!$&,$-
3,19
/-'0
2,55
!"#$%
2,46
*&&- .,#
1,8
((/0#
1,56
!/*+&-
1,56
-!,(
1,56
Afriat
1#&("#
1,54
Suisia
/&2&!2
1,52
*4-
1,43
Ifergan
"1,$-
1,2
($'%&'-
1,18
.#2!2.,
1,13
&2#+!0
1,11
/$3/!,
1,07
&-($5-
1,03
&(!+4
1,03
!00"#
1,01
!$%&'
1,01
Benshabat
.,-5,)
0,96
0,95
Corcos
2!'(!'
0,96
.$. !'
0,92
Perez
6("
0,94
Soussan
!-0$0
0,91
Sibony
&$!,&2
0,92
Kadoch
.27$
0,9
Abecassis
2&2',#
0,90
Abergel
(’/*'-
0,9
Malca
Torjman
Assouline
Bensoussan
Azoulay
Bitton
!44
0,88
Elmaleh
Benhamou
$4, !'
0,83
Benmoyal
Amsellem
:(04-
0,83
Maman, Mamane
Gabay
&-'/
0,82
Outmezgine
Fhima
"4&"+
0,82
$1$13$
0,8
Mamane
Ouanounou
Total en %
54 %
/%07
0,9
-070#
0,88
0#&!7-,.
0,83
.77
0,83
.&+471!#
0,83
Revivo
!,&,(
0,81
Derhy
&8(3
0,77
53 %
*La liste quantitative des noms des juifs de l’ensemble du Maroc et leur fréquence sont basées sur
les données publiées par l’Agence juive et recueillies par le Mossad lors de l’opération Yakhin de
1961-1963 visant à faire émigrer en Israël 89 000 juifs de presque toutes les régions du Maroc. Nous
n’avons pas trouvé, dans les listes, des immigrés de Mogador même. Voir S. Aharoni, Les Juifs du
Maroc, étude quantitative, Mission Yakhin 1961-1963, Jérusalem, Agence juive pour Israël, bibliothèque de l’Institut Ben Zvi.
153
Tableau nº 5 : Classement des noms des juifs de Mogador selon leur fréquence
Nombre d’occurrences
dans les différentes sources*
Très fréquent
Plus de 30 fois
Fréquent
11-30 fois
Peu fréquent
4-10 fois
Rare
1-3 fois
* Voir: S. Aharoni, Les Juifs du Maroc, op. cit., 116-121.
Fréquence du nom
Nombre de noms
de familles
43
59
87
211
%
11
15
22
52
Tableau nº6 : Répartition des patronymes selon leur appartenance linguistique
Origine du nom
% parmi les 400 noms de
cette étude sur Mogador
% parmi les 1 482 noms
cités par Laredo dans tout le
Maroc*
Hébreu et hébreu-araméen
Araméen
23
0,9
27
1,6
Berbéro-arabe, arabo-berbère**
14,75
5,4
Berbère
Espagnol
Autre origine
Origine imprécise
31,85
17,4
1,18
10,91
36
22,6
2,7
4,9
* Abraham Laredo, Les noms des Juifs du Maroc, op. cit.
** Pour les précisions de la distinction entre les noms voir Laredo, Ibid., p. 124.
154
La communauté juive de Mogador-Essaouira
Annexe 1 : liste des 75 noms les plus répandus à Mogador
Cohen (5,4 %), Lévy (4,2 %), Ohayon (3,19 %), Sebag, (2,55 %), Knafo (2,46 %),
Chriqui, (2,19 %), Bouganim (1,91 %), Abenhaïm (1,8 %), Elharrar (1,56 %), Ifergan (1,56 %),
Reboh (1,56 %), Afriat (1,54 %), Suissia (1,52 %), Amar (1,44 %), Ohana (1,2 %), Abitbol, (1,18 %)
Bensoussan (1,14 %) Lugassy (1,11 %), Bohadana (1,07 %), Azouley (1,03 %), Zagury (1,03 %),
Aflalo (1,01 %), Bitton (1,01 %), Benshabat (0.96 %), Corcos (0,96 %), Perez (0,94 %),
Siboby (0,92 %), Abecassis (0,90 %), Malca (0,9 %), Elmaleh (0,88 %), Benmouyal (0,84 %),
Maman (0,84 %), Outmezguine (0,84 %), Rebibo (0,81 %), Derhy (0,77 %), Kadosh (0,77 %),
Serfaty (0,77 %), Zafrany (0,77 %), Elmoznino (0,73 %), Sabbah (0,71 %), Weezman (0,71 %),
Amzallag (0,69 %), Seraff (0,69 %), Bohbot (0,66 %), Abehsira (0,62 %), Miyara (0,62 %),
Pinto (0,60 %), Wahnono (0,58 %), Coriat (0,54 %), Tapiero (0,54 %), Sasportas (0,51 %),
Dayan (0,49 %), Benisty (0,47 %), Ittah (0,47 %), Abisror (0,45 %), Kessan (0,45 %),
Azancot (0,43 %), Hatchwell (0,43 %), Hadida (0,42 %), Benhamou (0,41 %), Kakon (0,41 %),
Kidoshim (0,41 %), Loeb (0,41 %), Haroche (0,39 %), Buzaglo (0,36 %), Cabessa (0,36 %),
Dahan (0,36 %), Elfersi (0,36 %), Elkabbas (0,36 %), Hanona (0,36 %), Attias (0,34 %),
Benshmihen (0,34 %), Elkaim (0,34 %), Moryosef (0,34 %), Ossadon (0,34 %), Semana (0,34 %).
Annexe 2 : Récapitulatif des patronymes des juifs de
Mogador selon les diverses sources (par ordre alphabétique)
Abecassis, Abehsira, Abougzir, Aben Moha, Abenhayim, Abenaim, Abergel, Abihziz, Abisidan,
Abisror, Abitzur, Abitbol, Abittan, Abou, Aboudraham, Abtan ou Abetan, Abulafia, Abrami, Ashach,
Acoca, Adadaf, Addaf, Adadan, Added, Added, Addi, Aflalo, Afriat, Ahnona ou Ohnona, Akikos,
Akiva, Aknin, Allek, Allouf, Alloun, Allul, Almosnino ou Elmooznino, Alouv, Altaras, Altit,
Alton, Amar, Amozeg, Amzelac ou Amzallag, Anahory, Nahory, Arama, Arkich, Asabag, Assaboni,
Assayag, Attar, Attia, Attias, Avi, Ayach Azancot, Azar, Azouley, Banun, Barbebay, Barchilon, Barmoha,
Barosch ou Baros Barsesat ou Barchechat, Barmoha, Bar-Reviha, Barutz, Belgurdawi, Belisha, Bellahsen,
Belolo ou Beloulou, Ben-Abbou, Ben-Addi, Ben-Amar, Ben-Attar, Ben-Azazou Ben-Bohali, BenBrahim, Ben-Dado, Ben-David, Bendavidveyoseph, Ben-Diwan, Ben-Efraim, Ben-Elad Ben-Ezra,
Ben-Haggui, Ben-Haki, Ben-Hihi, Ben-Israel, Ben-Lakrabous, Ben-Mojluf, Ben-Meir, Ben-Muyal
ou Benmouyal, Ben-Nazma, Ben-Sacron, Ben-Scando, Ben-Sedgasi, Ben Shanan, Ben-Shak, Ben
Shalmon, Ben Simeon or Bensimon, Ben-Simhon, Ben-Smeen ou Bensmihen, Ben-Tanarout, Ben-Wais
ou Ben-Weiss, Ben-Touito, Ben-Walid ou Benoualid, Ben-Zamila, Ben-Zanzoul, Ben-Zrouela, Ben Ziro,
Ben-Zaza, Benabu or Ben Abu, Benarrosh, Benasuli, Benattar, Benchemoul, Benchocroun, Bendahan,
Ben-Muyal ou Benmouyal, Bendelaca, Bendemnati, Benguigui, Benhaim, Benhamamo, Benhamu
ou Benhamout, Benhazan, Benissa, Benisty, Benitah, Beb-, Benlolo ou Benloulou,
Benmenahem, Bensakri, Bensakroun Bensaud, Bensebry, Bensemana, Benshitrit, Bensabat
ou Benchabat, Benmelul, Benmamane, Benjaffa, Benjalifa ou Benkalifat, Benlarbi,
Benlolo ou Benloulou Bensimhon, Bensmihen, Bensusan or Bensoussan, Ben Tatoui,
Benzecri, Benzohar, Berdugo, Bibas, Bicilan, Bitton, Boaziz, Boganim or Bouganim, Bohbot,
Bojarkis, Bossira, Boujnah, Brami, Buhhadana ou Bouhadana, Burmar, Buzaglo, Buzo or Boujo,
Cabessa, Cadoh ou Cadus, Castel, Castiel, Cazes, Chetrit, Chochana ou Shoshana, Chocron,
Cohen, Cohen-Solal, Corcos, Coriat, Crispil, Crispin, Dabda, Dadoon ou Dadon, Dahan, Dajcz,
Dakia, Danino, Daoud, Davila or Deavila, Dayan, Debara, De Lara, Delavante, Delmar, Deloya, Derhy,
155
Dimnanti, Doch, Dook, Dray, Echriqui, Edrey, Edery, Efhima, Elfasy, Elalluf, Elbaz, Elbhar, Elbilia,
Elcaim or Elkaim, Elfersi ou Elfarsy, Elgrabli, Elgarisi, Elharrar, Elherisi, Elkabatz, Elkabbas, Ellouk,
Elmaleh, Elmallem, Elmaras, Elmoznino ou Mouchnino, Eltaras, Essiminy, Estegassy ou Sterhazi,
Ettedgui, Ezerzer, Fadida, Falah, Farache, Fargan, Ferares, Fhima, Friza, Gabay, Ganon, Guedalia,
Guedalla, Guenon ou Guenoun, Guigui, Haco, Hadad, Hadida, Halevy, Halfon, Hanona or Hnouna,
Haroche, Harrar, Hassor, Hazran, Harros, Hassan, Hasson, Hatchwell, Habib, Hazan, Huerta, Ibghi,
Ifergan, Iflah, Ifrah, Israel, Israel, Issan, Isashar, Ittah, jugan, Kadosh, Kakon, Karoche ou, Karouchi,
Kidoshim, Keslassy ou Lekaslasy, Kessan, Knafo, Lancry, Lanis ou Lanish, Lazdidi, Lasri Levhar,
Levy, Levy-Bencheton, Levy-Bensussan, Levy-Yuly, Loeb, Lok, Look, Lorid, Lorya or Loria, Lousky,
Lugassy, Lumbroso, Macnin ou Cohen Macnin, Mahtout, Maimran, Malca, Maman ou Mamane,
Margolis, Martachi, Massiah, Mazaltarim, Mechali, Melka, Mellul ou Meloul, Menahem, Merran,
Mesan, Messas, Mghira ou Meguira, Mimoun, Mimran, Miran, Miyara ou Meyara, Moryossef,
Moushi, Mouati, Mouyal ou Moyal, Nahman, Nahmany, Nahmias, Namoli, Obadia, Ohana,
Ohayon, Oiddiz, Oizana ou Wazana, Ossadon, Otmezguin ou Outmzgin, Ouaknin, Outguergoust ou
Outgourgouch, Ouzan, Pariente, Parnati, Pennia, Penyer, Perez, Pinto, Porta, Portal, Rama, Razon,
Rebboh, Rebibo, Revah, Robas, Rosilio, Ruah ou Rouah, Ryan, Saada, Saadan Saadon, Sabat,
Sabbah, Salama, Sananes, Sasportas, Sebag, Seban, Sedgassi, Semaana, Senyor, Sequerra, Serbit,
Sererro, Serfaty, Serraf, Serruya, Shriqui ou Achriqui, Sibony, Sicsu, Simantob, Sosana ou Sousana,
Soussan, Suisa, Suisia, Sultan, Taieb, Tamsot ou Tamazout, Tapiero, Tarnati, Tedgui, Timstit ou
Temset, Toby, Torjman, Touaty, Tsababa, Tsoucri, Tuizer, Waknin, Wahnono ou Oinounou,
Wazana, Weezman ou Ouizman, Wizgan, Yuli, Yuli-Levy, Zabaly, Zafrany, Zagury, Zecri, Zamori,
Zenno, Zerbiv, Zigdon, Ziri, Zitoun, Zoubib, Zrihen.
156
Heureux sois-tu, pays aux nombreux
fils et aux nombreuses tombes1
Asher Knafo
Les cimetières juifs de Mogador-Essaouira sont le lien entre les juifs
émigrés et leur ville natale
À Mogador-Essaouira, il y a deux cimetières : le « vieux » cimetière, séparé des
rochers et de la mer par un long mur qui, malgré sa hauteur, n’arrive pas toujours
à contenir les vagues qui s’abattent sur les tombes et en effacent les épitaphes. Ce
cimetière, où se trouvent des milliers de pierres tombales toutes faites en pierre
rocheuse, a servi jusqu’aux environs de 1875. Vers cette date, on commença à
enterrer dans un nouveau cimetière situé en face de l’ancien. Le vieux cimetière est
très visité car c’est là que se trouve la tombe du vénéré Rabbi Haïm Pinto (17431845)2 en 1998, un mausolée a été édifié sur sa tombe. Le jour de sa Hilloula des
milliers de personnes viennent du monde entier pour s’y recueillir et surtout pour
fêter son souvenir car c’est là le sens même du mot « Hilloula ».
1. D’Abraham Ben Saoud. J’ai relevé ce titre de sur la tombe.
2. Surnommé « le Grand » pour le distinguer de son petit-fils Rabbi Haïm Pinto enterré à Casablanca.
157
Mais le propos de cet article est plutôt le « nouveau » cimetière. L’histoire si riche
de la communauté juive de Mogador se retrouve sur les tombes de ce cimetière, car
ici les pierres sont loin d’être muettes.
En 1944, à la mort du grand rabbin Avraham Ben Chochane, la communauté juive décida de l’honorer en l’inhumant dans une chambre près du mur ouest du cimetière. Après lui furent enterrés successivement dans des chambres à part les rabbins
Messod Tamssot, David Attar, Yossef Melca et Mordekhay Avitsror. Auprès d’eux
sont enterrées également dans des chambres les veuves de Rabbi Messod Knafo
et de Rabbi Avraham Ben Chochane. Le visiteur pourrait se tromper et croire que
ce sont là les personnages les plus importants enterrés dans ce cimetière, rien n’est
plus faux. En effet, disséminés entre les milliers de tombes se trouvent les sépultures
de géants tels que Rabbi David Elkaïm (?-1941) – l’un des plus illustres poètes hébreux –, Rabbi David Yflah (?-1944), certainement le maître de tous les paytanim3,
Rabbi Ytshak Ben Yaïch Halévy (1850-1895), poète et publiciste. Tous trois sont les
auteurs du célèbre Chir Yédidot (imprimé à Marrakech en 1921)4. Dans ce cimetière
sont enterrés, également, le grand rabbin Yossef Knafo (1825-1901), auteur d’une
vingtaine d’ouvrages extrêmement importants et son fils rabbi David Knafo (18521937), grand rabbin de Mogador jusqu’en 1937. On y trouve aussi les tombes de
grands commerçants ou dirigeants de la communauté comme Yéchoua Afriat, Moses Corcos, Méir Even-Hayim. Et bien d’autres tout naturellement !
Le maître des paytanim Rabbi David Yflah.
Le grand rabbin de Mogador Rabbi David Knafo.
3. Chanteurs de piyout, poèmes liturgiques.
4. Le livre des poèmes liturgiques qui sert depuis de référence à tous les chanteurs liturgiques.
158
Heureux sois-tu, pays aux nombreux fils et aux nombreuses tombes
Dans le vieux cimetière, les épitaphes sont pour la plupart effacées à cause du
temps et de l’érosion due à la mer. En revanche, sur les tombes plus récentes du
nouveau cimetière, les inscriptions sont encore lisibles bien que nombre d’entre
elles soient effacées pour les raisons suivantes :
1. L’espace entre les tombes est si minime que les visiteurs sont obligés de marcher sur elles, ce qui nuit gravement à leur pérennité.
2. À force de badigeonner certaines tombes, leurs inscriptions ont fini par disparaître.
3. L’écriture, sur les somptueuses tombes en marbre, s’efface de plus en plus à
chaque fois que l’homme préposé à leur entretien les nettoie avec de l’acide citrique
pour les rendre blanches et ainsi faire plaisir à un descendant venu se recueillir sur
les tombes de ses aïeux.
4. Le même préposé « retouche » les lettres en les peignant en noir, mais étant
donné qu’il ne sait pas lire l’hébreu, il déforme les lettres et rend les textes incompréhensibles.
5. Les tombes en marbre noir n’ont pas résisté au temps ni aux intempéries, elles
se sont tout simplement disloquées et, sur celles qui ont quelque peu résisté, on ne
peut plus lire les épitaphes.
Dans la partie avant du cimetière, les tombes sont rangées en lignes droites, dans
un ordre parfait ; ce sont les tombes des défunts des quarante dernières années avant
le départ des juifs d’Essaouira (les dernières tombes datent de 1963)5. Les tombes
plus à l’intérieur du cimetière datent des années 1875-1930 ; elles sont dans un
désordre incroyable : aucun alignement n’est respecté ; il semble parfois qu’elles sont
superposées. Il se peut que la raison de ce désordre soient les épidémies ravageuses
de la population mogadorienne. Les dizaines de morts qui survenaient chaque jour
obligeaient, probablement, les fossoyeurs à enterrer les morts n’importe comment.
J’ai passé un mois et demi à inspecter les tombes, à prendre des photos et à
recopier les textes figurant sur les tombes. Plus j’avançais dans mon travail plus
je m’apercevais que des centaines de tombes étaient couvertes soit en partie soit
entièrement par la terre et la végétation. Voici un exemple qui démontre comment
j’ai pu « déterrer » une tombe : sur la tombe d’un jeune homme, Shlomo, fils de
Saoud Elkesslassi, j’ai pu lire :
5. À part 3 ou 4 morts enterrés après cette date.
159
Tombe de Joseph Lugassy.
Remarquez comme les tombes sont serrées.
160
Heureux sois-tu, pays aux nombreux fils et aux nombreuses tombes
« Les cieux du jeune Shlomo se sont assombris,
Il jouit d’un repos éternel auprès de son frère. »
Je me mis tout de suite à la recherche de la tombe du frère ; j’ai fini par trouver,
non loin de là, un espace vide. En creusant légèrement apparut la tombe d’Aharon
fils de Saoud Elkesslassi, décédé deux ans plus tôt.
Non loin de là, j’ai découvert une vieille tombe. C’était la tombe d’un homme
assassiné sauvagement, voici la traduction de son épitaphe :
Par le sang des morts6
Par le sang des morts au champ de bataille, par la sève des héros
Le cœur des guerriers se glace d’effroi.
Charmant compagnon, palme de dattier
À l’esprit fidèle et droit
Le sang versé a brisé la jeunesse
Un juste pur et intègre est perdu à jamais
Par les mains de cruels dénués de pitié
L’ennemi ignoble qui a éliminé corps et âme
Hélas ! Il a assassiné et hérité
Il lui a planté sa lance dans la poitrine
De sa pique il lui a fendu le crâne
Dieu vengera le sang versé de ses serviteurs
De même que le sang de cet homme honorable,
Qui prodiguait ses forces et ses biens aux malheureux
Prématurément arraché à la vie, lui, l’homme aux mains propres
Le juste et pur
Messoud Amzallag
Assassiné le 12 Chevate
Enseveli le 21 du même mois.7
En l’année 1900
6. Traduit par Annie et Asher Knafo.
7. L’écart entre les deux dates est dû probablement au temps passé entre le jour de l’assassinat et
celui de la découverte du corps.
161
Par la suite, j’ai retrouvé pas moins de cinq tombes d’assassinés, en général des
marchands qui passaient avec leurs marchandises de village en village, attaqués pour
leur argent.
Tout près de la tombe du rabbin Yossef Knafo, j’ai pu dévoiler la tombe d’un
éminent personnage de Mogador : il s’agit de celle de Rabbi Ytshak Ben Yaïch
Halévy, rabbin très érudit, poète et publiciste. Il était correspondant du journal
hébraïque de Varsovie Hatsfira. Dans ses articles, il fustigeait les mœurs de ses
concitoyens et surtout leur tendance à aller prier sur les tombes des saints. Il était
poète et co-auteur avec Rabbi David Yflah du livre Roni Vessimhi qui était un recueil
de poèmes liturgiques, prédécesseur du recueil Chir Yédidot cité plus haut. L’eulogie
sur sa tombe est un très beau poème philosophique. Qui était l’auteur de ce poème ?
La richesse du style et du vocabulaire nous font penser, tout de suite, à ceux de
Rabbi David Elkaïm.
Qui étaient les auteurs de ces textes si élaborés sur une grande partie de ces
tombes ? Les épitaphes qui nous dévoilent leurs auteurs sont très rares ; l’une
d’elles, celle de Rabbi David Yflah, porte une signature au bas de la pierre tombale :
« Celui qui se lamente » H. Sebbag. La pierre tombale du grand poète Rabbi David
Elkaïm contient une allusion qui nous dévoile le nom de l’auteur : Rabbi Mordekhay
Zafrani. Rabbi Yossef Melca (1868-1957), chanteur et poète, a écrit plusieurs
épitaphes ; son petit-fils, Haïm Melca, a conservé sept copies de ses épitaphes.
Le grand poète Rabbi David Elkaim.
162
Le paytane-poète Rabbi Yossef Melca.
Heureux sois-tu, pays aux nombreux fils et aux nombreuses tombes
L’original d’une épitaphe de Rabbi Yossef Melca.
Voici la traduction de l’une d’elles :
Épitaphe de David Brami
Ici repose
Un homme de valeur, amoureux de Sion
Homme pieux aimant sa nation
Serviteur de Dieu qui est aux cieux
Envers les pauvres bon et miséricordieux
Il a dû supporter pendant de longues années
Des souffrances, les nuits et les journées
Et voici que La Voix l’appelle :
Viens vers moi homme mortel
Et toi l’âme garde le silence
Pendant que vers mes cieux tu t’élances.
Et soudain il a fermé ses yeux pour toujours
Et ses enfants le pleurent nuit et jour.
Voici son nom vénérable :
David Brami
Décédé un jeudi 29 Iyar 5706 (1946)
163
Rabbi Haïm Chochana de Marrakech a écrit un livre Rahach libi, dont une
grande partie est dédiée aux épitaphes qu’il a composées surtout pour le cimetière
de Marrakech ; mais on peut y trouver aussi des épitaphes écrites pour Mogador,
dont celle du grand rabbin David Knafo.
On doit les plus belles épitaphes à Rabbi David Elkaïm. Il ne signait pas sur les
tombes mais son style est souvent reconnaissable. Le destin a voulu que ce grand
poète fût également un grand artiste. Il était portraitiste, enlumineur d’actes de
mariage, fabricant de meubles de belle facture. Il était également marbrier, graveur sur
marbre et bâtisseur de tombes. Or, le fait que le même homme façonnait le marbre,
y gravait les épitaphes, bâtissait les tombes et surtout composait les épitaphes fait
que l’on peut trouver dans ce cimetière des dizaines, voire des centaines, de tombes
dont il est l’auteur des épitaphes. Voici une épitaphe, probablement écrite par lui :
Là a été enseveli
Un sage droit et fidèle
Couronné du diadème de la Tora8
La Tora révélée et la Tora cachée9
Disparu, le Juste qui nous éclairait de sa Tora
Quelle douleur pour les siens !
Ah ! Pourquoi cette peine de nos cœurs
Pourquoi nos yeux sont en pleurs ?
Cependant ! Là où il est, il s’adoucit par l’Aura
Là on lui dévoile les secrets de la Tora
Là il prie devant le Drapé de Lumière10
Pour le bien des siens, et pour qu’Il décrète : finis les malheurs !11
Voici son bon nom, le rabbin parfait12
8. Selon le premier chapitre du Pirqué avot (Préceptes des Anciens) qui dit que trois couronnes
existent : la couronne royale réservée aux descendants de David, la couronne des prêtres (cohanim)
réservée aux descendants d’Ahaon hacohen et la couronne de la Tora qui est à la disposition de tous
ceux qui étudient la Tora.
9. Il y a le Niglé, la Tora visible, que nous pouvons comprendre, et il y a le Sod, tout ce qui est caché
dans la Tora et que seuls les initiés peuvent découvrir.
10. « Oté Ora » : Dieu par définition est habillé, auréolé de lumière.
11. Véyomar day latsara (ou létsaroténou) (« Et il ordonnera que les malheurs cessent ») : terme
utilisé pendant les sermons mortuaires.
12. Hahakham hachalem : formule consacrée pour désigner les rabbins de grand mérite.
164
Heureux sois-tu, pays aux nombreux fils et aux nombreuses tombes
Modeste autant que Hillel13, notre Maître le rabbin14
Meir Zafrani méritant du monde futur15
A été interpellé devant Dieu16
Lundi 18 adar 569817
18
Selon le verset , « j’ai entendu et mon sein a frémi. »19
Les pierres tombales nous révèlent l’histoire de la communauté d’Essaouira,
la généalogie, les fonctions des personnages, leurs métiers, leurs qualités, leur
production littéraire.
Il faut dire aussi que toutes les tombes, hormis deux ou trois, portent des épitaphes
en hébreu et, comme je l’ai dit plus haut, des épitaphes fort élaborées. Or, la grande
partie des juifs de Mogador ne comprenait pas cette langue ! Pour qui donc étaient
écrites ces belles épitaphes ? Pour l’art ? Pour les défunts ? Pour la postérité ? Pour
l’Éternel qui voit tout ? Ou peut-être pour toutes ces raisons à la fois ?
Je ne pourrais terminer cet article sans rapporter une histoire d’amour
merveilleuse trouvée au beau milieu du cimetière. C’est le texte extraordinaire
écrit par David Yflah à la mémoire de sa femme chérie (ce n’est pas le poète cité
plus haut qui n’a pas eu d’enfant or celui-ci avait des filles). Nous n’en connaissons
pas l’auteur ; étais-ce l’œuvre du mari lui-même ? Ou bien l’œuvre du poète Rabbi
David Yflah, vraisemblablement membre de sa famille ? Ou était-ce encore une fois
le produit du génie de Rabbi David Elkaïm ? Voici la traduction du poème :
13. Hillel, le grand savant talmudique était célèbre pour sa modestie, et on trouve souvent cette
formule sur les tombes des rabbins importants.
14. Kmoharar : formule contractée composée de quatre mots qui veulent dire textuellement : Notre
vénérable rabbin (tel et tel).
15. Zilha : formule contractée composée de quatre mots utilisée seulement pour les rabbins considérés comme tsadikim.
16. Nilba : formule contractée composée de quatre mots qui remplace le mot décédé (il existe des
dizaines de formules pour dire « décédé » et j’en parle dans mon article publié dans Brit 29.
17. 1938.
18. Les auteurs des épitaphes choisissaient un verset de la Bible dont la valeur numérique égalait
l’année en cours. Il fallait que ce verset exprime l’état d’âme de l’auteur (comme dans ce cas) ou une
situation analogue, par exemple si une femme nommée Miriam décède, on pourrait choisir le verset
« Et Miriam mourut là », et si les chiffres ne correspondaient pas exactement, l’auteur ajoutait un
point sur les lettres qu’il fallait compter.
19. Habacuc 3-16.
165
Elle m’a prodigué le bien tout au long de sa vie20
Ma femme, ma femme
Amie de mon âme, amour de mon cœur
Gracieuse gazelle, gazelle de l’amour
Femme de ma jeunesse, tu étais mon soleil et ma lune
Dans ta lumière, je voyais la lumière des étoiles
Je cherchais ton approche de tout mon être
Mon prestige était dû à toi et à Celui qui siège parmi les anges21
Entre tes mains j’ai placé ma force, mon ardeur et ma foi.
Parents, amis, proches bien-aimés,
Elle a été mon soutien quand j’étais sur le point de m’écrouler
Elle a lutté pour que je sois heureux entre les heureux.
Avec la douceur de ta parole tu enchantes tous les cœurs
La lumière de ton visage est pure comme une flamme transcendante
Tu es humble et modeste et prête à t’abaisser
Jusqu’à terre pour les enfants et les vieillards.
Lamentation de David22
Femme valeureuse, couronne de ma tête
Ma part en ce monde et mon destin
Qui a créé ma joie et mon allégresse
Pleine de qualités
Qui honore la Tora
Pure et craignant Dieu
Pourvue de toutes les vertus
Aimée de tous
Toujours à la recherche du bien.
Son calme et son enseignement
Le courage de sa foi et son attachement à la justice
20. D’après Les Proverbes où il est écrit : Elle lui a prodigué le bien tout au long de sa vie (31-12).
21. Dieu (Yochev Kérouvim – assis parmi les Chérubins).
22. D’après Samuel B-1.
166
Heureux sois-tu, pays aux nombreux fils et aux nombreuses tombes
Son amour et l’aura de sa lumière.
Dès que vint son jour23 elle quitta la maison de son mari et de sa mère
Et soudain son logis s’assombrit, et elle n’avait plus ses fils24.
Les filles qu’elle avait élevées dans ses bras se lamentent :
Ô ! Ô ! Notre mère Yacotte
Pourquoi nous as-tu abandonnées comme des brebis sans berger
Nous sommes maintenant un troupeau égaré !
Comment dorénavant me contiendrai-je et combien souffrirai-je ?
Mes larmes couleront comme les eaux du déluge
C’est la mort dans l’âme
Que j’accepterai le verdict divin
Mes yeux ne quitteront plus sa tombe
Cette pierre j’en ai fait un monument
En signe de souvenir d’amour
Pour le repos de la lumière de mes yeux, de l’honorable - vertueuse,
Perle précieuse, belle, pure et limpide,
Son nom lui convient et elle convient à son nom25.
Mon épouse, mon amour,
Madame Yacotte
Femme de l’honorable David Yflah que Dieu le protège
Son soleil s’est assombri26
Le lundi Tammouz 1907
23.
24.
25.
26.
De quitter ce monde.
Peut-être pour dire le Kadich.
Yacotta en arabe est une pierre précieuse.
Elle est décédée.
167
Tombe de Yacotte Yflah.
168
Le patrimoine immatériel marocain :
lieu de mémoire et de dialogue interculturel
Mohamed Elmedlaoui
Introduction
Le dialogue interculturel peut être établi et mené non pas uniquement à
travers des rencontres de relations humaines de toutes sortes comme le suggère
communément la signification du terme « dialogue ». Il est surtout à promouvoir
par la recherche et l’échange sur plusieurs niveaux et plusieurs domaines. Le champ
religieux en a depuis longtemps fait l’expérience : la stratégie et le but d’un dialogue
sérieux et serein ne consistent nullement à ce qu’une partie cherche à convaincre
l’autre de sa propre vérité, et encore moins à l’« apprivoiser » ni à la gagner à sa
propre cause. Il s’agit plutôt, pour chaque partie qui aurait au préalable accompli sa
mise à niveau et son habilitation pour le dialogue, d’essayer d’améliorer sa propre
connaissance de l’idée qu’elle se fait d’elle-même, et ce par le biais justement d’une
meilleure connaissance de l’autre partie à travers l’écoute et l’effort de la découverte
et de l’autodépassement du soi immédiat. Et si l’interreligieux et l’interculturel,
comme nouvelles approches des dimensions de la religion, plus particulièrement,
de la culture et des idéologies identitaires, en général, ont acquis ces derniers temps
une importance accrue pour toute stratégie de dialogue, c’est tout particulièrement
grâce à une prise de conscience du fait, vieux comme le monde, que beaucoup
de conflits engagent des intérêts concrets en termes politiques, géoéconomiques
169
et géopolitiques, mais qu’ils sont souvent présentés et perçus par le grand public
comme des conflits irréductibles où l’enjeu est transcendent et la vérité, absolue.
Cette conception confère aux intérêts concrets des hommes des caractères religieux
(guerres de religion), culturels et de civilisation (« choc des civilisations »).
À ce titre, et pour revenir au but concret, réaliste et modeste du dialogue, M. André
Azoulay a souvent répété qu’il n’y a pas de choc de civilisations, mais qu’il y a plutôt
« des chocs des ignorances », que seul l’approfondissement de la connaissance de
soi, à travers notamment la connaissance de l’Autre, est à même d’atténuer.
Pour contribuer à cet approfondissement, j’examinerai cinq aspects
d’interférence, qui marquent la culture marocaine, eu égard à sa composante juive
tout particulièrement. Les départs massifs des années 1960 n’ont pas empêché
que dans le patrimoine immatériel du Maroc subsiste une empreinte profonde du
judaïsme. L’examen de ces aspects d’interférences est de nature à montrer que,
pour ce qui est des dimensions identitaires de religion, de culture et de civilisation,
la règle générale est le syncrétisme et l’interférence des éléments, tandis que les
conflits sur le terrain trouvent leur motivations plutôt dans les intérêts politiques
conjoncturels concrets, et ne peuvent, par conséquent, être résolus que sur le plan
politique et par des moyens politiques appropriés. Il s’agit donc d’examiner, pour
la culture marocaine, certains aspects du lexique, de la tradition orale, des éléments
symboliques visuels, des arts musicaux et de la littérature.
Le lexique comme patrimoine immatériel
Dans des études antérieures (2004
, Elmedlaoui 2006), j’ai entamé
une étude qui essaie de montrer à quel point le lexique de la langue berbère
notamment, un composant majeur du patrimoine immatériel, nous garde des traces
des profondeurs de ce que nous sommes, nous Marocains, dans notre pluralité
qui traverse justement le plan du dogme religieux lui-même que l’essentialisme est
enclin à concevoir comme exclusif. Je suis parti d’une question simple : pourquoi
ce lexique, qui a emprunté et berbérisé tant de vocables à la langue de la révélation
de la religion musulmane, à savoir l’arabe, tels que les termes, par exemple, pour la
prière (ta-Zalli-t
), les ablutions rituels (luDu
), le jeûne (uZum
), la mosquée (ti-mzgida
), etc. (voir Boogert et Kossmann 1997) n’a
absolument pas fait place au vocable central des éléments du dogme de cet religion,
à savoir le nom de l’Éternel en arabe, Allah ( ). En fait, ce lexique berbère n’a que
le terme Rbbi comme nom de Dieu, le vocable « llah » n’apparaissant que dans
des locutions figées sous forme de code switching, telles que les formules (bismillah,
170
Le patrimoine immatériel marocain
laylahayllah, aεidubillah), les serments (ullah) ou l’expressivité (allah !), où le
vocable llah ou allah n’est pas perçu comme catégorie lexicale indépendante.
En plus, la pleine forme du nom de Dieu dans ce lexique est en fait Baba Rbbi, où
le titre Baba signifie « père » au sens propre, et « Seigneur » par extension figurée.
Malgré les attaques dont cette dernière forme a fait l’objet de la part de certains
docteurs religieux d’Alqarawiyin1, c’est pourtant la forme que l’arabe marocain,
dont le substrat n’est que le berbère, a enfin calquée sous forme de Sidi Rbbi comme
nom de Dieu. Ceci explique le fait que l’expression Sidi Rbbi soit inconnue dans les
parlers arabes des populations musulmanes de l’Orient où le mot Rabb (comme dans ) ne prend jamais le titre Sayyidii, et ceci confirme l’analyse de l’origine
berbère de ce titre en arabe marocain. Tout cela pour dire qu’avec l’avènement
de l’islam avec les futuhaat au VIIe siècle, il n’y eut que le culte et la loi islamique
(la Sharia) qui constituaient une nouveauté sur le plan religieux pour les peuples
autochtones de l’Afrique du Nord, les éléments du dogme monothéiste ayant déjà
été présents sous leurs formes judéo-chrétiennes aussi bien en tant que concepts
que comme termes lexicaux de provenance hébréo-araméenne, et le lexique berbère
a gardé des traces de ces termes lexicaux comme des strates géologiques. La tradition
judaïsante des populations nord-africaines a d’ailleurs été explicitement signalée par
des historiens sérieux comme Tertullien : « Tertullien, au IIIe siècle, nous montre
comment les Berbères observaient le shabbat, les jours de fête, le jeûne, les lois
alimentaires juives. » (Chouraqui 1998, p. 63.)
En rapport avec la question du nom de Dieu dans son rapport avec l’onomastique
berbère en général, on relève aussi la présence notable du terme Yahu (qui est la
vocalisation des trois lettres YHW du tétragramme hébraïque, YHWH, nom de
l’Éternel) dans le lexique berbère : on invoque toujours ce terme encore aujourd’hui,
notamment dans les aires de dépiquage des céréales chez les Berbères du Sous, soit
tout seul, soit en pléonasme avec son calque en arabe marocain. On crie ainsi :
« ya-LLAH, ya-LLAH ! wa-YAHU, wa-YAHU ! ».
D’autre part, il n’y a pas que les patriarches bibliques et les grands personnages
de la Bible qui aient donné leurs noms à beaucoup de tribus et de communautés
berbères encore en usage aujourd’hui à travers le Maroc, comme par exemple Ayt
1. Ces controverses religieuses contre d’autres lettrés, notamment Abou Lhassan Al-Youssi, se
sont développées sur fond ethnique et d’intérêts socio-économiques plus ou moins divergents entre
la métropole de Fès et son arrière-pays.
171
Braym (< Abram = Abraham), Ayt Isћaq (< Isak), Ayt Yaεqub (< Jacob), Ayt Yusef
(< Joseph), Ayt Yusi ou Ayt Iššu (< Yehushua), Ayt Musa (< Moïse), Ayt Harun
(< Aaron), Ayt Dawd (< David), etc. (v. Elmedlaoui 2008). Il y a même l’élément
Yahu (dérivé qu’il est du nom de l’Éternel, YHWH) qu’on retrouve encore
aujourd’hui comme élément formatif du patronyme d’une communauté berbère,
Ayt Yahu, qui a donné son nom à la localité de Iγrm n-Ayt Yahu (lit. « village des
Fils de Yahu ») dans la commune berbère des Ayt ħmmu dans la vallée du Dadès
dans le Haut-Atlas oriental. Enfin, des patronymes de familles juives marocaines,
tirés du lexique berbère commun abondent : Azoulay, Assaraf, Amzallag, Ouhanna,
(Bu-)Ifrgan, Ouaknine, Bu-ghanime, Afryat, Aznkot, Asouline, Amozegh, Aflalou,
etc. En plus des prénoms juifs courants, comme Dawd, Yousf, etc., des prénoms
moins courants aujourd’hui, comme Iššu (< Yehushua), Baruš (< Baruch ; comme
l’arabe Mubaarak > berbère Mbarš) ou Biruk (< beerukh = non d’action de beerekh,
« bénir » en hébreu) ont circulé jusqu’à la génération des septuagénaires actuels
parmi des communautés berbères qui sont aujourd’hui de confession musulmane.
En rapport toujours avec l’anthroponymie, je termine cette section par le cas
du mot que l’épigraphie bilingue libyco punique représente par sa racine lexicale
√špt dans l’inscription de la dédicace du temple du roi berbère Massinissa et que
l’on date de 138 av. J.-C. (v. Galand 2002 :11-20). Sur un total de pas plus de 50
mots, ce mot revient cinq fois dans l’inscription, soit comme anthroponyme de
grands personnages historiques libyques, soit comme nom de fonction sociale de
la société libyque. Il s’agit du mot suffète, i. e. « magistrat ». Or, selon le Talmud,
la fonction du shofet (
), « juge », est une fonction qui ne se limite pas au
simple fait de se prononcer sur des litiges et de veiller à l’application de la halakha
(« jurisprudence »). Au shofetim (« juges ») incombe également la charge de gérer
positivement l’ordre public et social au sens le plus large du terme, conformément
au principe biblique qui dit « Pratiquer la justice et l’équité est pour Jéhovah bien
préférable au sacrifice » (Proverbes 21 : 3 ; v. Montefiore & Lowe p. 382). Dans
une société analogue comme la société libyque, il n’est donc pas surprenant que le
roi Massinissa ait pour grand-père un suffète qui gère en même temps les affaires
publiques, comme l’enregistre ladite inscription.
Enfin, même sur le plan du culte, le lexique berbère témoigne encore des indices
de beaucoup de types de syncrétismes qui ont dû s’opérer durant le passage du
culte judéo-chrétien au culte musulman avec l’islamisation progressive. Un exemple
éloquent de ce syncrétisme est le terme qui désigne le sacrifice de l’aïd el-lkbir
172
Le patrimoine immatériel marocain
(
) dans ce lexique, à savoir le terme ta-faska (ta- est la marque
morphologique du féminin en berbère). On y reconnaît le mot araméen pasqa (d’où
sont dérivés d’ailleurs les mots français « pâque, pascal »), qui renvoie, à l’origine,
au rite de l’agneau pascal de la tradition juive. Avec l’avènement de l’islam, ce rite qui
mémorisait la sortie d’Égypte pour les Hébreux acquiert une nouvelle signification
de référence : celle du sacrifice d’Abraham (Coran ; aSSaaffaat : 102-107). Mais,
malgré cette nouvelle référence, dans certaines régions du Maroc, on continue
toujours à asperger le sang de la bête immolée sur les linteaux de la porte de la
1991
, Boogert 1997, p. 166), comme le recommande
maison (voir 34
le passage de l’Ancien Testament relatif à l’agneau pascal (Exode, 12 : 3-7), et cela en
dépit de la condamnation de certains docteurs de l’islam de la région.
Finissons cette section en signalant un autre aspect du patrimoine, à dimension
matérielle et immatérielle, de nature parareligieuse cette fois : il s’agit du culte des
saints. Comme l’ont montré beaucoup d’études, dont notamment celles de Voinot
et d’Isachar Ben Ami, beaucoup de saints au Maroc sont vénérés à la fois par les juifs
et les musulmans (Sidi Yhya Ben Jonas/Younes à Oujda, Saydna Danial à Tagmout,
etc.). Ici je me contente juste d’attirer l’attention encore une fois sur le même titre
de Sidi/Sid-na (« Monseigneur » / « Notre Seigneur »), que portent ces saints au
Maroc, à la différence encore une fois du cas des saints en Orient musulman. Ce
titre n’est, comme nous venons de le dire, qu’une traduction en arabe marocain du
titre berbère d’origine, Baba, qui rend en un syncrétisme sémantique les notions
de paternité et de séniorité à l’instar du terme Rabbi en hébreu. D’ailleurs, certains
saints du Maroc gardent toujours la forme berbère d’origine, tels les cas des saints
Baba Sali dit également Rbbi Sali (à Tafilalt) ou Baba Haqqi (à Tafilalt également et
à Ida Umasattog dans le Haut-Atlas occidental).
La tradition orale comme patrimoine immatériel
Ici, je signale juste un autre aspect d’interférence, qui prend cette fois la forme
d’une véritable intertextualité au sens littéraire technique du terme, quoique relevant
lui aussi du religieux et du parareligieux. Il s’agit d’une charade pour enfants, celle
qui fait partie, dans sa version espagnole, du répertoire de notre amie la cantatrice
Françoise Atlan. Au Maroc, cette charade possède une version juive en hébreu,
dite ehad me yodeaε ? (« Un, qui sait ce que c’est? »), et une version musulmane en
berbère, dite ma igan yan ? (« Qui est un? »). La première est chantée par les enfants
juifs durant la nuit de Pessah (pâque juive) et la seconde par les petits écoliers de
173
l’école coranique au terme d’une journée d’étude. La version hébraïque contient 13
questions de type (« N, qui sait ce que c’est ? », où N est un numéral), la treizième
question y ayant pour réponse « les treize fondements de la foi [dans le judaïsme] »,
et la version berbère en contient 12, la douzième ayant pour réponse « les douze
mois [de l’année] ». Les deux versions se recoupent au niveau de certains numéros
de questions, dont les numéros « un » et « onze ». Pour « un », la réponse est
« C’est Dieu » dans les deux versions, et pour « onze », la réponse de la version
juive est « les 11 étoiles [qu’a vues Joseph dans son rêve] », et celle de la version
berbère musulmane est « les frères de Youssouf », ce qui revient au même au fond
). Le nombre des jours de la
(voir les textes des deux charades in : 2006
semaine est mis à contribution dans les deux charades, amis en tant que réponse
à la question n° 7 (
) dans la version hébraïque et à la question n° 6
dans la version berbère (en référence au verset coranique qui dit que Dieu a créé
les cieux et la Terre en six jours). Pour le nombre 4, la version hébraïque avance
) alors que la version berbère
les quatre les quatre matrones bibliques (
avance les quatre livres révélés (trad. « la Torah pour Moïse, l’Évangile pour Jésus, les
Psaumes pour David et le Coran pour Notre Seigneur Mohamed »). Pour la question
n° 5, la version hébraïque avance les cinq livres du pentateuque (
)
et la version berbère, les cinq prières de la journée (« smmust tZalliwin »), et ainsi
de suite.
Représentations et symboles
Contrairement au christianisme, tel qu’il a fini par évoluer sur le plan des
représentations visuelles en interférence avec la tradition plastique gréco-latine,
l’ islam a continué la tradition abrahamique sous sa forme juive qui bannit toute
représentation anthropoïde, et ce en vertu du deuxième des dix commandements :
« Tu ne te feras point d’image taillée, ni de représentation
quelconque ! » (Exode : 20). C’est la calligraphie, l’enluminure, l’arabesque et, dans
une moindre mesure, les représentations fauniques, qui ont fait office d’arts plastiques
dans la tradition de ces deux religions. Cela se voit à travers notre environnement
architectural, de broderie, d’artisanat et de toute sorte d’arts décoratifs, y compris
les différents systèmes héraldiques. Dans la même étude signalée plus haut (2006
), je me suis penché sur certains éléments de l’héraldique marocaine,
notamment les sceaux royaux, la numismatique, les médailles, le drapeau et,
plus particulièrement, Al-Wissam Al-Mohammadi, qui est devenu le blason du
royaume. Ce qui est important et significatif au terme de cette étude, c’est le rôle
174
Le patrimoine immatériel marocain
que jouent dans tout ces arts certains éléments qui ont fini aujourd’hui par acquérir
des connotations idéologiques et identitaires particulières2, comme par exemple
le pentagramme dit hatam shlomo (« sceau de Salomon » : étoile à 5 branches),
l’hexagramme dit maggen David (« bouclier de David » : étoile à 6 branches), les
lions de Judée et l’ensemble de l’ouvrage dit Keter Torah (« couronne de la Torah »)
qui représente deux fauves qui placent une couronne de gloire, selon le cas, soit sur
deux tablettes (les tablettes du décalogue), soit sur un codex ouvert (le livre de la
Torah), soit sur un verset coranique comme dans Al-Wissam Al-Mohammadi où le
» (« Si vous glorifiez Dieu, il vous
verset en question est « fait victorieux »).
Al-Wissam Al-Mohammadi
Symbole du royaume du Maroc, 1955.
Une représentation du Keter Torah.
2. À titre d’exemple récent et vivant de ces nouvelles connotations identitaires exclusives particulière, nous signalons la polémique qui a éclaté au Maroc au mois de septembre 2009 à propos de la
caricature du magazine marocain Le Journal hebdomadaire montrant un drapeau frappé d’une étoile
à six branches (voir notre article intitulé « De la caricature du prince… » sur le blog OrBinah :
http://orbinah.blog4ever.com/blog/index-162080.html).
175
Billet de monnaie du gouvernement du Rif montrant une
étoile à 6 branches à l’intérieur d’un croissant.
Un des wissam du roi alaouite Moulay
Abdelhafid.
Pièces de monnaie en bronze (roi alaouite Moulay Sliman).
Pièces de monnaie en argent (roi alaouite
Moulay Hassan Ier).
Pièce de monnaie montrant une étoile à 6 branches dans un
croissant (roi maure Juba II ; au milieu du Ier siècle av. J.-C.).
Il est à signaler que l’hexagramme (étoile à six branches), comme élément
héraldique et identitaire dans les sociétés d’où émergent l’actuels Maroc et Algérie,
remonte plus loin dans l’histoire que le XVe siècle, où cet élément commença à
rivaliser avec le candélabre à sept branches en tant que symbole du judaïsme pour
finir par marquer le drapeau israélien reléguant à la Knesset le candélabre, symbole
originel du judaïsme. On trouve déjà, en fait, l’étoile à six branches enchâssée
dans un croissant sur une pièce de monnaie du roi berbère de Mauritanie (l’actuel
Maroc et le littoral de l’actuelle Algérie), Juba II, qui a vécu dans la seconde moitié
du Ier siècle avant notre ère (voir Mahfoud Kaddach SNED 1972 : 97). L’hexagramme
fut aussi un élément constant de l’iconographie de la numismatique et des sceaux de
la dynastie alaouite marocaine jusqu’au milieu du XXe siècle, et l’étoile à six branches,
enchâssée dans un croissant, se retrouve également dans la monnaie dite Riffan
émise par le State Bank of the Riff dans le nord du Maroc dans les années 1920.
176
Le patrimoine immatériel marocain
Les arts musicaux comme patrimoine immatériel
Les arts musicaux participent dans une large et profonde mesure à forger l’idée
qu’une communauté se fait de son identité. Et pour ce qui est du Maroc, un pays
exceptionnellement riche en genres musicaux, très variés en rythmes (binaires,
ternaires, quinaires), en échelles (heptatoniques, pentatoniques), en modes et en
langues de paroles (arabe classique, différents accents d’arabe marocain, différentes
variantes du berbère, hébreu, judéo-arabe, etc.), on sait depuis longtemps que
certains de ces genres tels que l’andalusi, le gharnati, le shaâbi citadin, etc. ont fini par
franchir les frontières vers d’autres horizons avec les diasporas marocaines de toute
sorte. Je me limite ici pourtant à un seul cas, le moins connu, puisqu’on n’imagine
pas jusqu’ici que des genres populaire comme l’ahwash berbère de l’arrière-pays
dans les hauteurs de l’Atlas aient une si forte teneur identitaire et une si grande force
de résistance aux vicissitudes des changements d’environnements ethniques, socioéconomiques et de civilisation qu’entraîne l’émigration. Pourtant, ce genre musical
dansant des hauteurs de l’Atlas est un véritable genre musical « accrocheur » qui
colle à la conscience identitaire à travers les espaces les plus distants. Grâce aux
travaux de Joseph Chetrit (2007) et de Sigal Azaryahu, notamment le master de cette
dernière en hébreu et son PhD en préparation à l’université de Louvain, on dispose
aujourd’hui d’études et de documents nous montrant d’anciens juifs de l’Atlas
marocain (Tidili et Aït Bougmmaz notamment) fêtant toujours leurs heureuses
occasions (mariage, naissance, bar-mitzva, cycle agraire) par des cérémonies
d’ahwash avec des tambourins chauffés au feu de joie sur des rythme quinaires,
des airs mélodiques pentatoniques dont certains sont maintenant perdus dans leur
pays d’origine et avec un répertoire de paroles articulées en un berbère sans aucun
soupçon d’accent. Nous avons tous et toutes eu l’occasion et le plaisir, au terme de
notre rencontre à Essaouira, de voir projetés des spécimens de cet ahwash joué en
1999 par des habitants des localités d’Aderet et de Shokeda aux environs d’Alquds/
Jérusalem. Voilà donc un autre aspect de ces interférences culturelles qui transcendent
la conjoncture et traversent les profondeurs de notre identité collective plurielle.
C’est en se rappelant ces aspects d’interférences enfouies, en les laissant refaire
surface dans notre mémoire vive, que chacun deviendra plus authentiquement luimême et préservera son intégrité.
177
Une littérature vivante partagée
Je termine mon exposé par un hommage rendu à une littérature vivante qui,
malgré les vicissitudes et les aléas de l’histoire, continue et perpétue toujours cette
interférence culturelle en outre-mer après les différents types d’immigration qui
ont toujours marqué l’histoire et la géographie humaines du Maroc. Dans une
communication faite lors d’une table ronde organisée le 20 février 2009 au Salon
du livre et de l’édition de Casablanca par le Conseil de la communauté marocaine à
l’étranger sur le thème immigration et littérature, j’ai tenu à rappeler l’idée que j’avais
exprimée pour la première fois lors de la lecture promotionnelle de l’ouvrage de
Simon Lévy (2001) à la librairie Kalila Wa Dimna, à Rabat. J’avais dit alors qu’il était
temps de faire une place dans les espaces littéraires et dans les cursus universitaires
à ce qu’il convient d’appeler la « littérature marocaine en diaspora ». À l’intérieur
de cette rubrique, ou en intersection avec elle, il y a en fait un autre aspect de la
littérature marocaine à considérer dans ces mêmes cursus : « la littérature marocaine
d’expression hébraïque » ; car c’est une littérature qui existe bel et bien et qui est
florissante. Ce qui fait sa marocanité, c’est, mutatis mutandis, cela même qui fait par
exemple des œuvres d’un Driss Chraïbi ou d’un Tahar Benjelloun une « littérature
marocaine d’expression française », à savoir un type d’histoire, des personnages, des
expressions et idiomes, des espaces (villes, ruelles, intérieurs, famille, cuisine…),
des temps et rythmes sociaux, des voix, des odeurs, des couleurs, etc. D’après ces
critères, les œuvres d’un Gabriel Ben Simhon, d’un Asher Knafo ou d’une Shoshana
Ruimy s’apparentent très fortement à celles d’autres écrivains marocains. Pour ce
qui est de l’œuvre de Gabriel Ben Simhon (voir bibliographie), j’en ai traduit moimême une douzaine de nouvelles de l’hébreu vers l’arabe, mais une seule a pu être
publiée,
(« L’homme qui revient ») et une autre,
(« La femme qui déploya les ailes ») est affichée sur le mon blog OrBinah.
On voit donc clairement combien le fait d’accorder une importance aux différents
aspects du patrimoine matériel et immatériel ne nous qualifierait pas seulement à
connaître les autres, mais il nous qualifierait surtout à bien nous connaître nousmêmes dans toute notre plénitude.
178
Le patrimoine immatériel marocain
Bibliographie
Azaryahu, Sigal (1999):
trad. « Processus de préservation et de changements dans la musique des Juifs de l’Atlas en Israël: la cérémonie de l’ahwash », Université de Tel Aviv, faculté des arts,
département de musicologie.
Sigal Azaryahu (en prépration), The Ahwash Singing Ceremony Shift from Morocco
to Israel: Forms, Symbols, and Meaning, PhD, Université de Louvain, Belgique
(direction : Johan Lema ; codirection : Mohamed Elmedlaoui) (voir http://
www.jleman.be/cv/currentphd/currentphd.html).
Sigal Azaryahu (2006), Artistic Performance as a Political Practice in the High-Atlas
Berber Society, 14 p. ; ms. (c.p.).
Issachar Ben- Ami (1990), Culte des saints et pèlerinages judéo musulmans au Maroc,
Maisonneuve & Larose, Paris.
Bensimhon (œuvres de création littéraire sur le Maroc)
Nico van den Boogert (1997), The Berber literary tradition of the Sous. With an edition and translation of ‘the Ocean of Tears’ by Mohammad Awzal, publié par « De
Goeje Fund » XXVII, Leyde, Nederlands Instituut voor het Nabije Oosten.
Nico van den Boogert et Maarten Kossmann (1997) « Les premiers emprunts arabes en Berbère », Arabica, XLIV, p. 317-322.
Joseph Chetrit (2007), Diglossie, hybridation et diversité intralinguistique. Études socio-pragmatiques sur les langues juives, le judéo-arabe et le judéo-berbère, Peeters.
Paris-Louvain, collection Études chamito-sémitiques, n° 6.
André Chouraqui (1998), Histoire des Juifs en Afrique du Nord. En exil au Maghreb,
Éditions du Rocher.
Mohamed Elmedlaoui (2005)a « Remarques sur le travail d’ethnomusicologie de
Sigal Azaryahu », Le Matin du Sahara le 04 / 07 / 2005.
179
Mohamed Elmedlaoui (2006), « Traduire le nom de Dieu dans le Coran : le cas du
berbère », Études berbères III : Le nom, le pronom et autres articles, Köppe Verlag,
Köln, p. 105-115.
Lionel Galand (2002) Études de linguistique berbère, collection linguistique publiée
par la Société de linguistique de Paris, t. 83, Paris, Peeters, 2002, p. 437-439.
Simon Lévy (2001), Essais d’histoire & de civilisation judéo-marocaine, Centre Tarik
Ibn Zyad, Rabat.
Louis Voinot (1948), Pèlerinages Judéo musulmans du Maroc, Paris, 1948.
180
De la condition coloniale
à la culture de l’exil Clés pour comprendre la pensée sociale d’Albert Memmi
Franklin Rausky
Pour de nombreux intellectuels, artistes et écrivains, l’épreuve de l’exil peut être
un traumatisme insurmontable, un arrachement à la fois géographique et psychique.
La créativité, épuisée, desséchée, s’arrête, blessée dans son élan par le déracinement,
par la perte des repères. C’est la fin du processus de création, l’enfermement dans
une sensation d’impuissance et de stérilité, l’impossibilité de faire le deuil d’un
monde perdu.
Pour d’autres esprits, la sortie du monde familier et rassurant du « dedans » et
l’entrée dans le monde étranger et inquiétant du « dehors » est un défi existentiel
qu’ils relèvent, mobilisant toutes leurs énergies émotionnelles et intellectuelles au
service d’une résilience après la perte du sol natal. C’est le commencement d’une
existence de production intellectuelle féconde, après les blessures d’une histoire
brisée.
La psychanalyste française Françoise Couchard, dans La psychologie clinique
interculturelle (Paris, Dunod, 1999), met en lumière cette entreprise de reconstruction
de la vie après les affres de la migration et de l’exil :
181
« Pour des individus appartenant à des milieux déjà suffisamment “armés”
psychiquement et intellectuellement, la perte de la terre mère, si elle est un
arrachement, n’est pas forcément la cause d’une déstructuration psychique. »
L’exemple des intellectuels juifs d’Europe centrale, la Mittel Europa, au XXe
siècle, est, de ce point de vue, éminemment significatif : obligés de quitter leurs
patries au gré des guerres, des révolutions, des persécutions et des changements de
frontières, ils ont poursuivi leurs aventures créatives, sous d’autres cieux. Sigmund
Freud, abandonnant, à la fin de sa vie, la ville de Vienne, berceau de sa théorie et sa
pratique psychanalytiques, pour se réfugier à Londres, fuyant la tyrannie nazie, et
poursuivant encore sa réflexion sur Moïse et les origines du monothéisme. Jacob
Levi Moreno, père du psychodrame, allant de Bucarest et Vienne à New York pour
développer les nouveaux concepts de créativité et de spontanéité. La liste de ces
acteurs de la scène culturelle, arrachés à leurs terres natales par des bouleversements
politiques ou par des drames familiaux est impressionnante, allant d’Albert Einstein
à Kurt Lewin, de Marc Chagall à Theodor Adorno, de Mélanie Klein à Hannah
Arendt, de Fritz Lang à Herbert Marcuse.
Ce défi créatif du déracinement, décrypté de façon privilégié dans l’aire
européenne, est aussi présent dans d’autres régions de la planète. Des intellectuels
de l’Afrique du Nord, de culture juive, chrétienne ou musulmane, comme Claude
Hagège, Albert Camus ou Abdelmalek Sayad, originaires de territoires en proie
à l’histoire dramatique du colonialisme, des conflits armés, de la montée des
nationalismes, de la décolonisation, de l’indépendance, des migrations successives,
se sont installés loin de leurs contrées d’origine et ont poursuivi, dans des lieux
nouveaux et incertains, un remarquable effort de création.
Cet arrachement psychique est au cœur de la contribution d’Albert Memmi,
sociologue, penseur et écrivain juif d’origine tunisienne et de langue française,
né en 1920 à Tunis, auteur d’une œuvre d’analyse du lien social où sont décrites,
successivement, trois figures majeures de la relation à autrui : le colonisé, le dominé,
le dépendant, trois concepts clés des sciences humaines, à la frontière du psychique,
du culturel et du social. Nous pensons qu’il est impossible de séparer la genèse
de ces trois idées de l’itinéraire biographique de leur auteur. On peut s’interroger
sur l’influence d’un épisode traumatique vécu par l’auteur, à l’âge de 23 ans : son
séjour dans un camp nazi de travaux forcés, en Tunisie, en 1943. Comme la plupart
des intellectuels francophones de la période d’après la Seconde Guerre mondiale,
il est nourri de marxisme, de psychanalyse et d’existentialisme sartrien, même s’il
182
De la condition coloniale à la culture de l’exil
garde une certaine distance critique envers ces trois systèmes de pensée. Dans
une veine plus personnelle que théorique, Memmi part de son propre parcours
de juif minoritaire en terre d’islam, d’autochtone colonisé en pays soumis à une
administration étrangère, puis, plus tard, d’immigré en terre européenne, pour
penser l’altérité et l’oppression. Une biographie dramatique et parfois douloureuse
qui encourage l’auteur à des interrogations fondamentales. Une question traverse de
part en part cette réflexion : quelles sont les ressorts affectifs qui font de l’autre, de
l’étranger, de l’allogène, du différent, du minoritaire, une cible, une proie, un objet de
la haine, de la peur, du mépris, du refus, du soupçon ? Le Moi peut, dans un moment
heureux d’ouverture, partir à la découverte de l’Autre, dans une tentative de dialogue.
Mais le Moi peut aussi s’enfermer dans la coquille narcissique d’une arrogante autoglorification nationale, idéologique, religieuse, économique, ethnique et sociale.
Les modalités de cette hostilité au visage d’autrui sont multiples, allant du fanatisme
idéologique à l’intolérance religieuse et des doctrines racistes d’allure biologique
et scientifique à la xénophobie ordinaire. Mais l’auteur découvre, derrière la
multiplicité des formes de l’hostilité et de l’agressivité envers « les autres », un fil
rouge, une même constellation affective complexe, qu’il nomme l’« hétérophobie »,
le « refus d’autrui au nom de n’importe quelle différence ». L’Autre, c’est l’ennemi.
L’hétérophobe vit dans un univers mental homogène, monochrome, sans aspérités,
où l’intrusion de la différence est vécue comme menaçante. La différence décrite
par Memmi aurait partie liée avec l’inquiétante étrangeté freudienne, figure de peur
et d’angoisse.
C’est en 1957 que Memmi publie, avec une préface de Jean-Paul Sartre, le premier
de ses trois grands essais d’analyse du lien interhumain Portrait du colonisé, précédé
du portrait du colonisateur. Pour lui, le lien colonisateur-colonisé n’est pas réductible
à une pure relation économique entre le bénéficiaire étranger et la victime indigène
d’une exploitation du travail humain et des ressources naturelles. Une intuition
similaire sera exprimée plus tard par le sociologue Abdelmalek Sayad (1933-1998),
pour lequel l’immigré ne saurait être perçu comme une banale « main-d’œuvre
étrangère », car il s’inscrit dans la complexité d’un « fait social dans sa globalité ».
Comme le psychanalyste Octave Mannoni et le psychiatre Franz Fanon, deux
cliniciens qui ont exploré l’antagonisme Blanc-Noir et proposé des hypothèses pour
comprendre ses racines émotionnelles, Memmi décèle, dans le couple d’opposés
colonisateur-colonisé, un jeu fantasmatique où s’affrontent, dans l’ambivalence,
deux inconscients : celui du colonisateur habité par le narcissisme d’une éternelle
183
supériorité et celui du colonisé déchiré entre l’identification du plus faible au plus
puissant, la haine de soi, le refus de l’oppresseur et le désir d’identité. Le colonialisme,
pour Memmi, n’est pas seulement un fait économique et politique, comme dans
la lecture marxiste orthodoxe. Il est aussi, en profondeur, un fait psychique. Des
fantasmes envahissent le territoire affectif du colonisé…
La rencontre de Memmi avec le monde européen est un moment décisif dans
l’évolution de sa pensée. Installé à Paris, il perçoit, au-delà du couple d’opposés
colonisateur-colonisé, d’autres formes relationnelles où le lien interhumain est marqué
par la sujétion et la soumission : le Blanc et le Noir, dans un univers où la différence
des couleurs de peau, mythologisée, cristallise en opposition raciste manichéenne
des supérieurs et des inférieurs ; le patron et le prolétaire, prisonniers du fétichisme
de la marchandise et de l’argent ; l’homme et la femme, dans un jeu de miroir, où
cohabitent la séduction amoureuse et la tentation de maîtriser et d’asservir l’autre ;
le maître et le domestique, figures oubliées de la réalité sociale contemporaine de la
domination, dans le microcosme intime du foyer ; le gentil et le juif, se confrontant
dans une succession de fascinations, de soupçons et de détestations…
Bref, dans une planète de décolonisation, alors que semblent disparaître les
figures classiques du colonisateur et du colonisé, d’autres figures de domination se
révèlent. Elles sont parfois plus intimes, plus subtiles, mais aussi plus universelles,
plus tenaces, loin des localisations géographiques et des champs ethnographiques
précis étudiés par le jeune Memmi, dans ses premières recherches. En traversant la
Méditerranée du sud au nord, il découvre une société contemporaine complexe et
ambivalente. En termes freudiens, le contenu manifeste, la démocratie et la liberté
voile le contenu latent, des liens troublants de sujétion et de soumission. L’Homme
dominé, publié à Paris en 1968, marque la naissance du second concept majeur
de l’œuvre de Memmi : la domination ou, selon la terminologie éthologique
adoptée par l’auteur, la dominance. Son exploration abandonne ici la référence
primordiale à la condition coloniale et s’inscrit dans une culture critique du sociétal
contemporain, dans laquelle l’exil, le déracinement, la marginalité, l’entre-deux
deviennent des leviers réflexifs. L’écrivain non-conformiste, venu de l’autre côté de
la mer, refusant de s’enfermer dans la fascination de la civilisation métropolitaine,
dévoile la complexité dramatique des sociétés ouvertes.
C’est plus tard que naîtra le troisième concept clé de la pensée sociale de Memmi :
la dépendance. À partir d’un épisode de sa biographie, une maladie grave, Memmi
découvre l’extraordinaire importance de la dépendance : besoin de soins, de paroles,
184
De la condition coloniale à la culture de l’exil
de gestes, d’accompagnement, de réconfort, de présence, de chaleur. Besoin, en
somme, d’un pourvoyeur pour satisfaire une demande de lien. Ainsi naît le couple
d’opposés pourvoyeur-dépendant. Cette dépendance est un processus universel.
Si le colonisé est une figure géographiquement et historiquement déterminée, si le
dominé est un personnage socialement défini, le dépendant, lui, échappe à toutes ses
limites. Nous, êtres humains de toutes conditions, sommes tous dépendants. Nous
pouvons tomber dans une dépendance morbide ou gérer, avec intelligence, une
dépendance sans aliénation. Le seul individu non-dépendant serait, somme toute, un
psychotique, enfermé dans une coquille mentale autistique sans lien avec autrui. Et
Memmi, le sceptique, l’esprit fort, de garder une « méfiance taciturne », selon le mot
de Gaston Bachelard, aux idéologies politiques et religieuses, dans lesquelles il voit
des formes collectives, institutionnalisées et ritualisées, de dépendance. La théorie
de Memmi sur la nature du phénomène de dépendance suscite (et suscitera à
l’avenir, croyons-nous) des controverses en psychologie sociale, en psychanalyse,
en anthropologie, en sociologie et, partant, dans l’univers des sciences humaines :
la dépendance vue par Memmi, clé féconde pour comprendre le lien universel du
Moi et de l’Autre, pour les uns ou simplification réductrice de la complexité du
relationnel, pour les autres. Le débat est loin d’être clos…
Des écrits scientifiques et littéraires de Memmi, y compris des morceaux
autobiographiques, sont des outils privilégiés pour comprendre, dans une perspective
épistémologique et psychanalytique, à l’aide des méthodes de la psychologie clinique
interculturelle et de l’histoire sociale, une pensée très personnelle, ancrée dans la
subjectivité d’un auteur en proie aux conflits psychiques et aux tensions culturelles
de la migration. Une pensée très différente aussi de celle des grands maîtres des
sciences sociales de langue française. Dans l’illustre constellation des savants des
sciences humaines de la France contemporaine, Émile Durkheim, Marcel Mauss,
Lucien Lévy-Bruhl, Maurice Halbwachs, Marc Bloch, Raymond Aron et Claude
Lévi-Strauss, sont des observateurs rigoureux d’un monde social étranger à leurs
parcours biographiques respectifs. Memmi parle à partir de son vécu personnel, pour
formuler une vision nouvelle des formes plurielles du lien de l’Un et de l’Autre. Il y a,
chez Memmi, comme chez d’autres figures de l’intelligentsia émigrée, une position
paradoxale de proximité et de distance. Proximité qui lui permet de comprendre,
« du dedans », avec empathie, les drames et les tensions de la rencontre de l’Un et
de l’Autre. Distance qui lui permet d’analyser, « du dehors », avec lucidité critique et
sans complaisances doctrinales, l’univers des pulsions, des fantasmes, des illusions
qui hantent l’opprimé, le dominé, le dépendant.
185
Le parcours singulier de Memmi est révélateur du rôle majeur de la migration,
de l’exil, de la marginalité et du déracinement dans la construction de la culture
contemporaine : vivre entre « deux mondes », c’est être dans un observatoire de
l’irréductible complexité de notre planète.
186
Constantine-sur-Seine
Retour sur un transfert de mémoire
Abdelmadjid Merdaci
L’objet de cette communication est de présenter et de questionner l’institution –
ici, au cœur de la capitale française – de lieux de vie assignés par les migrants juifs
constantinois à réactiver spécifiquement la mémoire de la médina par la convocation
des musiques et du parler arabes. Restaurant Le Grillon, rue du Faubourg-Saint-Martin,
bar-restaurant Le Maroc, rue François-Miron, bistrots Chez Pinhas rue FrançoisMiron et Chez Jacky à Belleville, ces lieux publics disposaient, particulièrement au
cœur des années 1980, d’une visibilité suffisante tant au sein de la communauté
juive constantinoise émigrée qu’au sein de la société constantinoise d’origine pour
construire une forme inédite d’exterritorialité. Ouverts du fait même de leurs activités
au public, c’est pourtant bien principalement à la recréation d’un lien social, d’abord
informé par les racines constantinoises, qu’ils paraissaient voués.
Une communauté expatriée
L’importance de restituer cette expérience de transfert de mémoire, qui confine
à une forme de « révulsion de la migration dans la francité », procède d’abord du
fait que cette expérience appartient désormais au passé – les acteurs comme les lieux
ont largement disparu de la scène publique – mais aussi parce qu’elle signe la fin
d’un cycle historique de l’histoire des juifs constantinois et de la médina même. Ces
aspects et les enjeux qu’ils peuvent engager pour l’intelligence des migrations du
187
judaïsme algérien ne peuvent se suffire du constat des « attaches arabes » des plus
anciens généralement relevée par les auteurs s’étant intéressés au destin des juifs
algériens, comme si l’urgence intellectuelle demeurait de disqualifier toute mise en
perspective du choix de la francité. Ils appellent une approche plus conséquente.
L’objectif est de mettre en lumière des formes, aient-elle été statistiquement
marginales et limitées dans leurs références territoriales, de résistance à un processus
de déracinement consacrant le passage d’un judaïsme algérien à un judaïsme
d’ascendance algérienne.
L’indépendance de l’Algérie sanctionne formellement la fin du cycle de
la colonisation de peuplement européen qui s’est accompagnée, entre autres
phénomènes décisifs, d’une émigration irréversible vers la France de la majorité
de la communauté européenne, des juifs algériens et de la minorité musulmane
des harkis et collaborateurs de l’administration française en Algérie. La notion de
« rapatriés », communément convoquée dans le sillage de la fin du conflit, au-delà
de son opérationnalité dans la gestion des conditions d’installation des nouveaux
migrants sur le territoire métropolitain, recouvrait, elle aussi, des situations
extrêmement diversifiées et masquait en particulier la singularité de la migration
des juifs algériens expatriés.
Des retours de mémoire algérienne
La migration, sur le long cours, du judaïsme algérien vers la France a pu susciter
des travaux qui validaient, pour les plus significatifs, la portée de la francisation de
la communauté par le décret Crémieux1 en même temps que d’autres publications
s’attachaient à rappeler la profondeur historique de ses enracinements algériens2.
Même si quelques études pionnières, comme celle de Gilbert Tapia3, ont pu
ouvrir des pistes fécondes, il est difficile de prétendre à une vue exhaustive des
conditions d’intégration des juifs algériens dans la société française eu égard
notamment à l’urgence qui a le plus souvent marqué leur venue sur le territoire
français. Comparativement aux diverses vagues migratoires d’origine algérienne et
particulièrement à celle de la communauté européenne directement liée à la guerre
1. Benjamin Stora, Les trois exils. Juifs d’Algérie, Éditions Stock, Paris, 2006.
2. Joëlle Benyaoun, Doris Bensimon, Les Juifs d’Algérie. Mémoires et identités plurielles, Éditions
Stavit, 1980.
3. Richard Hayoun, Bernard Cohen, Les Juifs d’Algérie, deux mille ans d’histoire, Éditions Lattès,
1997.
188
Constantine-sur-Seine
d’indépendance, celle des juifs algériens peut paraître relativement modeste en
chiffres réels – les estimations varient d’un auteur à un autre qui en fixent la taille
entre 120 et 140 000 personnes – sinon qu’elle marque le mouvement vers une
quasi-extinction de la présence juive dans l’espace public algérien.
Si le choix de la citoyenneté française, confirmé par la réponse des porte-parole
de la communauté à l’appel du Front de libération nationale au cours de la guerre
d’indépendance, tranche définitivement la question des liens politiques avec la
patrie originelle4, il laisse ouvertes les questions des relations entre citoyenneté et
communauté, entre filiations, héritages et valeurs de référence de la nouvelle patrie
française. Le transfert sur le territoire français fait-il des juifs algériens – au-delà des
principes républicains d’égalité des droits – des Français comme les autres, tenus
dans l’exercice de leurs rites, comme toutes les autres communautés religieuses, au
seul respect de la laïcité ou produit-il une manière de différencialisme marqueur d’une
permanence des origines algériennes qui excéderait la dimension du religieux ? Si le
cadre, forcément limité d’une communication, n’autorise pas de répondre de manière
exhaustive à ces questions, on espère qu’il pourra au moins en établir l’intérêt ; cela
d’autant plus que se multiplient ici et là, et sur différents registres, des « retours de
mémoire algérienne » dans les espaces publics tant algérien que français.
Même si leurs effets pratiques demeurent objectivement sans portée significative,
le discours de Constantine du 6 juillet 1999 du président de la République
algérienne réhabilitant spectaculairement la place du judaïsme dans l’histoire et la
culture algériennes, tout comme sa rencontre, à Monte-Carlo avec des acteurs de
la communauté juive algérienne, doivent être enregistrés comme des événements
faisant sens autant pour la société algérienne que pour le judaïsme qui en est issu.
Outre de lever une pesante censure sur cette dimension de l’identité algérienne, cette
reconnaissance allait aussi à la rencontre de multiples connivences reconstruites en
France même et balisait divers pèlerinages notamment à Tlemcen et Constantine.
Constantine-sur-Seine
À la différence d’autres villes algériennes, Constantine a objectivement bénéficié
d’une plus grande visibilité dans l’espace public français et dans les médias français
en relation avec la carrière du musicien Enrico Macias, natif de la ville. Celuici, outre le fait de la chanter, ne manquait pas non plus de valoriser ses attaches
4. Gibert Tapia, Les Juifs sépharades en France. 1965-1985, L’Hamattan, 1986.
189
familiales – son père Sylvain5, son beau-père Raymond Leyris6 – avec les musiques
citadines constantinoises. C’est à la fin des années 1960, comme si elles marquaient
la fin d’une période de deuil, que ces musiques recommencent à prendre place à
Paris et à retrouver notamment leur fonction originelle de consécration festive au
sein des familles juives constantinoises. Il est utile de préciser que la filiation de ces
dernières avec Constantine – de Sétif à Souk-Ahras en passant par Annaba – était
plus culturelle que strictement territoriale.
L’été 1976 verra le retour spectaculaire du patrimoine musical citadin
constantinois au sein de la communauté à l’occasion de la célébration – selon la
tradition de la médina – d’un mariage. Cette résurgence, marquée aussi par les
retrouvailles des acteurs – musiciens/mélomanes, juifs/musulmans – du champ
musical constantinois, sera relayée, au début des années 1980, par l’émission
Mosaïques de la troisième chaîne française qui consacrera un numéro à la rencontre
musicale entre Hamdi Bennani et Alexandre Naccache, dit Juda.
Quand bien même il peut paraître d’un intérêt limité de mettre en exergue
des acteurs et des territoires objectivement assignés à une forme de marginalité,
l’observation peut être faite que Constantine s’est prolongée sur les bords de la
Seine. Plus, sous réserve d’inventaire, que d’autres collectivités algériennes référées
à la communauté juive algérienne. Cela commande de revenir au décret Crémieux
qui a pu engager des mouvements contrastés vers la citoyenneté française et plus
profondément vers la francité. Cette migration intérieure pour n’avoir pas été
traduite exclusivement en termes de mobilité territoriale n’en n’implique pas moins
des processus complexes d’acculturation qui ne furent ni homogènes socialement ni
réductibles à une temporalité univoque.
Il est possible, sur ce registre, d’être plus nuancé que Gilbert Tapia dans sa
présentation d’une aspiration quasi unanime des juifs algériens vers l’Occident
vecteur de modernité en dépit, observe-t-il avec raison, du poids des résistances
et aussi des enracinements. Relevant ainsi l’évolution linguistique des juifs
algériens, il ne manquait pas de souligner « la fidélité à la langue arabe », entre
autres « du prolétariat urbain de Constantine »7. Notant que « de prime abord,
on pourrait conclure – à propos de l’application du décret Crémieux (nda) – à
5. Abdelmadjid Merdaci, « Les sanglots longs du violon », in El Watan, 20 juin 2004.
6. Abdelmadjid Merdaci, « Raymond Leyris, une survie Algérienne », in El Watan.
7. Gilbert Tapia, op. cit.
190
Constantine-sur-Seine
une réussite complète de la francisation, exemple unique dans l’histoire de la
colonisation », Joëlle Benayoun et Doris Bensimon relèvent que « l’analyse plus
fine de l’acculturation […] montre à la fois la progressivité de cette évolution et
la permanence de certains modes de vie, de certaines coutumes et traditions, de
certaine croyances et superstitions »8.
L’attachement aux musiques algériennes, singulièrement aux musiques citadines
pour les migrants juifs constantinois, inscrit cette permanence au-delà de la rupture
avec le territoire algérien qui assigne de fait aux expressions musicales un statut
singulier de borne au-delà de laquelle la francité paraît inopérante. Ainsi donc, si le
judaïsme algérien avait pu être pris en main dans ses fondements religieux par les
autorités française et le Consistoire de France, ses diverses expressions – d’ancrage
arabo-berbère en particulier – en déclinent de manière plus nuancée l’acculturation.
Pour autant que les musiques d’expression arabe paraissent aussi peu que ce soit
constitutives d’une identité juive algérienne, l’histoire de ces musiques ne peut
s’écrire sans prise en compte de la contribution des musiciens juifs algériens.
Des médinas aux villes
Pour qui est familier des musiques algériennes dans la diversité de leurs ancrages
territoriaux et esthétiques, il est constant que la performance – maîtrise des répertoires,
des instruments, de la voix – demeurait la base pertinente des consécrations et des
statuts et cela d’autant plus que les musiciens, en tant que groupe social, étaient le
plus souvent assignés à la marginalité. La culture musicale citadine de Constantine
l’exprime en termes précis qui distingue le Hseïni – sanction de l’excellence – du
Grab’i, sans talent notable au-delà de toute appartenance confessionnelle. Il est
aussi remarquable qu’il n’y ait pas eu, en tout cas au sein de la communauté juive
algérienne, de formations musicales strictement et exclusivement déterminées par
la dimension religieuse. De l’association pionnière d’El Moutribiya (1911) – avec
les figures tutélaires d’Edmond Nathan Yafil, Laho Seror, Mouzino, Mahieddine
Bachtarzi – à l’orchestre de Raymond Leyris qui associait Nathan Bentari,
Abderrahmane Kara Baghli, Sylvain Ghrenassia, Abdelhamid Benkartoussa, Youcef
Benzarti, Saïd Ghoubali, les empreintes sanctionnent de communs attachements
aux mêmes racines musicales et poétiques.
8. Joëlle Benayoun, Doris Bensimon, op. cit.
191
Le champ musical algérien a pu connaître, au rythme même de l’ensemble de la
société algérienne sous domination coloniale, les effets d’une urbanisation qui devait
inscrire en contrechamp d’une endogamie esthétique essentiellement citadine –
Constantine, Blida, Tlemcen, Béjaïa – les quêtes d’une modernité orientée, d’une
part, vers le Machreq – Ahmed Wahbi en est l’interprète le plus représentatif – et
l’Occident, d’autre part, dont des musiciens comme Abderrahmane Aziz, Blaoui El
Houari, Maurice Médioni, Lili Labassi, Blond Blond, Salim Lahlali, Lili Boniche ou
encore Mahieddine Bentir ou Line Monty ont été des acteurs significatifs. Le disque,
le concert public et plus particulièrement la radiodiffusion ont alors constitué les
principaux supports d’une mutation qui, sur le fond, marquait aussi le passage de la
légitimité culturelle citadine – avec ses normes et ses valeurs – à des modalités de
sanction davantage liées au marché, à la notoriété acquise. Si les musiques citadines
de Constantine ne pouvaient demeurer en marge de ce processus de modernisation
et notamment de la radiodiffusion, elles y ont souscrit, dès la fin des années 1940,
sur le seul registre du décrochage local et ont continué à s’adresser y compris par
le biais des ondes à leur public de référence. La migration des acteurs culturels
pour s’être aussi confondue avec celle de l’ensemble de la communauté reste très
largement à analyser et il peut faire sens de relever que les uns ont requis la sanction
– souvent difficile – du marché alors que les autres ont fait le choix de la sanctification
des héritages.
Une mémoire musicale contre l’érosion de l’identité
Quelques rares et précieux enregistrements privés attestent que Sylvain
Ghrenassia, connu d’abord pour être le violoniste attitré de Raymond Leyris,
avait repris à son compte, au cours des années 1960, les héritages des musiques
constantinoises et contribuait à leur faire une place dans l’espace public français.
Dans le contexte de l’après-guerre et sans doute dans un climat d’incompréhensible
exil – la légende constantinoise tient que Nathan Bentari, figure tutélaire proche
de Raymond Leyris, serait mort de chagrin au lendemain de l’indépendance –, les
musiques purent offrir aux juifs constantinois une opportunité de ressourcement
opposable à la fois à un nouveau cadre de vie généralement méconnu et à une
dispersion qui marquait définitivement la perte de la terre algérienne.
Dirigé par Berhe Zemmour – la convention constantinoise dit Chez Berthe –,
le restaurant Le Grillon, sis rue du Faubourg-Saint-Martin, est le premier
établissement clairement connoté au double plan géographique et musical qui
renvoyait explicitement à la médina constantinoise et plus largement à l’ensemble
192
Constantine-sur-Seine
de sa périphérie dont les musiques citadines – malouf, hawzi, mahdjouze – étaient
l’enseigne du rassemblement. Des années durant, fut ainsi reconstitué un microcosme
constantinois en plein Paris, dont les codes d’accès, les langues, les références
culturelles, territoriales ou cultuelles procédaient d’une mémoire constantinoise en
partage dont les musiques apparaissaient comme le vecteur discriminant. Le désir
de reconstruire/reconquérir la grégarité élémentaire de l’entre-soi prolonge, dans
des conditions inédites, une manière de destin collectif enraciné dans le sens aigu
des origines et le croisement de destins individuels porteurs des stigmates de l’exil.
En ce lieu, tout comme là-bas et comme d’habitude, les musiques étaient vivantes –
longtemps, ce fut Sylvain Ghrenassia qui s’y produisait. Elles s’attachaient au même
respect des normes esthétiques qu’à Constantine et réactivaient les mêmes rapports
entre musiciens et mélomanes. Comme à Constantine, ces rapports n’étaient
pas déterminés par les appartenances confessionnelles et Le Grillon a, de fait et
longtemps, été le lieu de rassemblement des Constantinois de France et de tous
ceux qui venaient de la ville. Musiciens, mélomanes, entrepreneurs, universitaires
de passage à Paris ou y étant établis pour une plus ou moins longue durée, les
musulmans de Constantine savaient y retrouver les mêmes racines, parler des
mêmes lieux et partager les mêmes attaches.
Le fait est que la tentation peut exister de tirer de cette reconduction de liens
sociaux durablement informés par la médina son histoire, sa culture plus qu’elle ne
peut engager notamment quant aux lectures possibles de la guerre d’indépendance et
ses conséquences. La réinvention quasi idéal-typique de Constantine-sur-Seine par Le
Grillon, outre de valider une proximité qui excède les déterminations confessionnelles,
a vertu de rappel que la culture d’expression arabe n’était pas l’apanage de la seule
communauté musulmane et participait aussi de la formation du judaïsme algérien.
La rue François-Miron a, par la suite, relayé l’expérience pionnière du restaurant Le
Grillon qui, avec le bistrot Chez Pinhas et le bar-restaurant Le Maroc – rebaptisé par
la suite Chez Jean-Claude – aura été, plus d’une décennie durant, le passage obligé
des acteurs et de la culture constantinoise à Paris. Plus nocturne, essentiellement
masculin, Chez Pinhas avait vocation, sur fond musical constantinois, de reconstruire
des solidarités de migrants – juifs et musulmans – de plus vieille souche et demeurait
dans sa configuration ouvert sur la rue et ses mouvements.
Situé en face de Chez Pinhas, Le Maroc paraissait, par comparaison, plus fermé
sur lui-même et tout se passait comme si la porte poussée autorisait l’entrée dans
une manière de no man’s land dont les musiques – constantinoises – signalaient une
193
première clé de contact. Pour qui y pénétrait pour la première fois, le sentiment
prégnant était autant celui de l’étrangeté que celui de la familiarité que suscite une
exterritorialité constantinoise inattendue mais d’une perceptible épaisseur. Et
les habitués vous interrogeaient, presque exclusivement en arabe, sur la médina,
ses quartiers, le voisinage, les musiques comme pour reconnecter des mémoires
vigilantes au présent lointain et plus indéchiffrable de Constantine que continuaient
de faire vivre en ces lieux la formation de Sylvain Ghrenassia.
« J’ai porté notre musique »
C’est dans ce cadre que s’est effectuée la rencontre, en 1985 – c’était une première
– avec Sylvain, dont l’accueil, la chaleur dégageaient une forte note de familiarité.
L’échange sur sa vie, ses rapports aux musiques, à Raymond, à son fils Gaston, à
Constantine en somme, s’est déroulé spontanément et totalement en arabe. Son récit
de vie – « mon fils, j’ai porté notre musique jusqu’en Israël » –, au-delà de la richesse
et du caractère inédit de l’expérience, portait témoignage de la profondeur et de la
légitimité d’un ancrage constantinois en même temps qu’il validait les musiques
comme l’un de ses marqueurs les plus porteurs dans l’espace public français.
Il est certes possible de penser l’éphémère vitalité de ces lieux de vie, îlots d’une
culture des origines, comme le syndrome d’une séquence de la transition vers une
irréversible francité ; ils n’en n’appellent pas moins de légitimes questions sur les
processus d’acculturation du judaïsme algérien par le décret Crémieux. Comment,
en effet, rendre compte de la migration de citoyens formellement français vers le
territoire d’une métropole au mieux méconnue ? N’eût-il touché qu’une minorité
des juifs algériens, ce décalage entre citoyenneté française et identité construite peut
informer sur la complexité de la substitution à une patrie des origines une patrie
octroyée ou choisie par les institutions de la communauté.
Henri Chemouili en avait-il eu la lancinante intuition, lui qui rappelait à ses
coreligionnaires qu’« en cas de malheur, notre patrie était de l’autre côté de la
mer »9 ? Le même posait avec force, à l’intention de juifs algériens expatriés que
« notre histoire ne se termine pas sur un échec »10. Longtemps après la publication
de l’ouvrage, cette assertion de l’auteur est-elle encore d’actualité ?
9. Henri Chemouili, Histoire d’une diaspora méconnue, les Juifs d’Algérie, À compte d’auteur, 1976.
10. Ibid.
194
Constantine-sur-Seine
Plus loin que les polémiques politiquement intéressées en Algérie comme
en France sur le contentieux colonial, la question devra se poser d’une lecture
historique de ce qu’aura représenté la politique de francisation d’une partie des
populations indigènes d’Algérie. Quelles qu’en soient les justifications, cette
« fracture ethnique » ne peut être indéfiniment occultée : elle peut éclairer autant
la nature du projet colonial que sa résorption violente.
195
Simon Lévy (1934-2011) au colloque d’Essaouira le 18 mars 2010.
Universitaire, secrétaire général de la Fondation du patrimoine culturel judéo-marocain, Simon Lévy était aussi directeur
du Musée du judaïsme marocain, qu’il appelait, avec son franc-parler et son sens de l’humour habituels, « le musée de
Casablanca, parce que c’est le seul ». Outre le musée et la Fondation, il a présenté à Essaouira l’exposition de photographies
de Claude Sitbon et Gabriel Axel-Soussan Vie et visages : Juifs de Casablanca il y a 50 ans.
Postface
Pour une histoire des mobilités maghrébines
Driss El Yazami
La tenue du colloque Migrations, identité et modernité au Maghreb et la publication
des actes interviennent alors que de nombreux chantiers sont ouverts au Maroc en
matière d’histoire, de mémoire et d’archives.
À la suite de la publication en 2006 des recommandations de l’Instance équité et
réconciliation (IER), une loi moderne sur les archives a été adoptée par le Parlement
en 2007 et l’institution Archives du Maroc a été enfin officiellement installée en
2011. Son directeur, l’éminent historien Jamaâ Baïda, a été désigné en avril 2011 et
son siège « provisoire » est en ce moment même en cours d’équipement. Un premier
inventaire des archives publiques et privées marocaines devrait être incessamment
lancé, de même qu’un état de la recherche sur l’histoire du temps présent. Le master
d’histoire du temps présent, mis en place avec le concours de la faculté des lettres et
des sciences humaines de Rabat-Agdal vient d’accueillir à la rentrée scolaire 2011 le
deuxième groupe d’étudiant-e-s et les travaux de construction de l’Institut marocain
d’histoire du temps présent ont été lancés ; ce centre de recherches devrait ouvrir
ses portes en septembre 2012.
197
Trois grands colloques rassemblant au total plus d’une centaine de chercheurs
marocains et étrangers viennent de se tenir à Al Hoceïma (juillet 2011), Dakhla
(décembre 2011) et Ouarzazate (janvier 2012). Dans les trois rencontres
scientifiques, organisées sous le haut patronage de Sa Majesté le Roi Mohammed VI,
un premier état de l’historiographie régionale et des patrimoines matériel et
immatériel de chaque région a pu être établi, donnant lieu à chaque fois à une
dynamique de création d’un musée régional d’histoire. De manière systématique,
les collectivités territoriales, la société civile et les partenaires économiques de la
région ont été associés à ces initiatives et participent à leur financement. Comme
indiqué dans le message royal adressé aux participants du colloque d’Al Hoceïma,
les enjeux de ces musées sont multiples : réconcilier les populations avec une histoire
riche et méconnue, faite à la fois de particularismes et de rencontre avec les autres
régions du royaume et, au-delà, avec le monde ; transmettre aux jeunes générations
un patrimoine auquel ils ont trop rarement accès ; reconnaître l’apport de chaque
région au creuset marocain et enfin faire de la culture une ressource réelle pour le
développement régional1.
Dans le cadre du programme de réparation communautaire, lancé lui aussi dans
le sillage des recommandations de l’IER, de nombreux projets associatifs portant
sur la mémoire ont été financés. Films, publications, pièces de théâtre ont ainsi pu
voir le jour, permettant à leur tour aux acteurs sociaux de contribuer à leur manière
à ce processus de lecture pluraliste de l’histoire du Maroc. Le Conseil national des
droits de l’Homme entreprend parallèlement une politique de réédition des livres
et des films de fiction consacrés à l’histoire du Maroc depuis l’indépendance.
Sur ces trois fronts (une politique moderne des archives, un effort continu de
formation académique et de renforcement de la recherche et enfin une politique
de vulgarisation par la création de musées), le Conseil consultatif puis le Conseil
national des droits de l’Homme qui lui a succédé ont joué un rôle éminent.
Durant cette même période, le Conseil de la communauté marocaine de l’étranger
(CCME), créé en décembre 2007, a noué de multiples partenariats et entrepris
plusieurs projets en matière d’histoire de l’immigration.
1. L’intégralité du message royal ainsi que les programmes de ces trois colloques sont consultables
sur le site du Conseil national des droits de l’Homme : www.cndh.org.ma.
198
Postface
Après avoir édité dès l’été 2008 un premier CD de chansons de l’exil des chioukhs
de l’Oriental marocain, le CCME a soutenu la tournée en Europe et au Maroc
de cinq grandes expositions consacrées respectivement à l’histoire des ouvriers
maghrébins de l’industrie de l’automobile, de l’émigration marocaine au RoyaumeUni (Moroccan memories in Britain) puis des Pays-Bas (Dakira, Présences marocaines
aux Pays-Bas), des relations euromarocaines (Maroc-Europe, six siècles dans le regard
de l’Autre)2 et, enfin, à l’histoire culturelle des Maghrébins de France3. En 2010,
un colloque international était organisé sur le thème Sportifs marocains du monde,
histoire et enjeux actuels, associant historiens et grands témoins, dont une pléiade de
footballeurs et d’athlètes marocains qui avaient exercé dans divers pays du monde4.
Depuis, le CCME s’est engagé dans une vaste opération de collecte des chansons
marocaines dédiées à l’émigration, qui a permis de constituer un fonds de plusieurs
centaines d’œuvres, dont les plus anciennes remontent aux années 1930.
C’est dans ce contexte que le colloque Migrations, identité et modernité au Maghreb
s’est tenu et que ces actes sont publiés. Entreprise scientifique exemplaire, portée à la
fois avec ténacité, rigueur et une grande conscience civique, cette initiative ne pouvait
qu’être accueillie par l’institution nationale des droits de l’Homme (dépositaire
comme le rappelle Ahmed Herzenni de la mise en œuvre des recommandations de
l’IER) et le CCME. Les raisons en sont évidentes.
Dans le long travail de lecture informée et pluraliste de son histoire que le
Maroc a entrepris, et au-delà des commémorations mémorielles que le pays et les
communautés expatriées entreprennent, le temps de l’approche scientifique ne
peut plus rester otage de l’actualité, aussi douloureuse soit-elle, et il ne saurait être
indéfiniment reporté. Pour l’ensemble des institutions et des chercheurs rassemblés,
cette mise à distance des événements d’aujourd’hui ne signifiait nullement, bien
au contraire, indifférence ou peur de prendre position. Le droit des Palestiniens à
un État indépendant et viable, le naufrage des négociations, qui n’est toujours pas
surmonté, et la lâcheté de la communauté internationale, plus active sous d’autres
2. Exposition organisée en partenariat avec le Centre de la culture judéo-marocaine de Bruxelles,
animée par notre ami Paul Dahan. Le catalogue de l’exposition en français a été publié en 2010 aux
éditions Somogy à Paris. La version arabe (traduction : J. Baïda) est parue la même année aux éditions Malika à Casablanca.
3. Générations, un siècle d’histoire culturelle des Maghrébins en France, catalogue de l’exposition,
Gallimard, 347 p., Paris, 2009.
4. Actes publiés aux éditions La Croisée des chemins en février 2011.
199
cieux, étaient dans tous les esprits à Essaouira et le sont encore. C’est à l’honneur
des chercheurs et des institutions présents lors de ce colloque d’avoir différencié le
champ de la connaissance et celui de l’engagement qui, pour être liés, n’en sont pas
moins distincts.
La seconde raison réside dans le thème même du colloque qui ne pouvait
qu’enrichir la démarche entreprise en matière d’histoire de l’immigration par le
CCME.
On imagine les enjeux liées à cette approche historique des migrations et des
mobilités marocaines, trop souvent appréhendées sous le seul angle économique
et piégées par l’actualité et les débats polémiques qui entourent depuis quelques
décennies la problématique migratoire. Abordée sur la longue durée, avec une
attention aiguë aux multiples raisons de l’acte d’émigrer et à ses nombreuses
retombées, une nouvelle histoire de l’émigration est en train d’émerger et l’apport
d’Essaouira est à cet égard important.
Cette histoire est, en effet, une des conditions pour refonder le rapport du
Maroc à son émigration, mais aussi une voie pour enrichir aussi bien l’histoire
des pays d’immigration que l’histoire nationale. Que serait à titre d’exemples
l’histoire militaire de l’Hexagone sans l’implication des « soldats coloniaux » de
toutes origines, dont les Marocains, mobilisés par milliers dès la Première Guerre
mondiale ? Et que seraient la chanson, les arts plastiques, le cinéma ou la fiction
littéraire du Maroc d’aujourd’hui sans l’expérience migratoire de dizaines de
pionniers d’El Ghorba ?
Le constat est d’ailleurs valable pour les voisins du Maghreb et cette dimension
maghrébine, choisie par les organisateurs du colloque s’est révélée à l’évidence
très féconde. On sait depuis les travaux pionniers de Benjamin Stora et de Gilbert
Meynier la contribution centrale de l’émigration algérienne à l’émergence et la
cristallisation du nationalisme algérien ; et, depuis les travaux de Naïma Yahi
notamment, l’urgence d’une histoire culturelle de l’émigration. C’est en effet
dans l’exil que des centaines de migrants, partis pour les raisons les plus diverses
(l’impératif économique n’est qu’un des ressorts du départ), se découvrent comme
maghrébins d’abord en s’opposant aux représentations qui les stigmatisent, et se
frottent ensuite aux idées et aux modes culturelles les plus novatrices. Et c’est le plus
souvent avec les armes de la domination, qu’ils se sont appropriées, qu’ils forgent
leur émancipation et, par ricochets successifs, celle de leur patrie.
200
Postface
L’apport de ces générations à l’histoire de chacun des pays d’immigration
commence « enfin » à trouver sa place comme le montre, à Paris par exemple,
l’action de la Cité nationale de l’histoire de l’immigration. Au Maghreb même, le
concours de l’émigration à l’histoire nationale n’est pas reconnu comme il le devrait
et ce n’est pas le moindre des mérites du colloque d’Essaouira que de contribuer à
cet effort de connaissance et de reconnaissance5.
Rabat, janvier 2012
5. L’IER avait recommandé aussi la création d’un musée d’histoire de l’émigration.
201
Volume 1 : Temps et espaces
Ahmed Herzenni Lettre de soutien du CCDH
André Azoulay Avant-propos
Frédéric Abécassis et Karima Dirèche Introduction
Première partie : « Mille ans, un jour »
Mohammed Mezzine Le peuplement du Maghreb : une histoire de migrations plurielles
Jean-Pierre Dedieu L’Espagne au miroir de ses juifs : une très vieille et très complexe relation
José Alberto Rodrigues da Silva Tavim Les quartiers juifs de Safi et Azemmour sous domination portugaise : le développement
d’un tissu social original au XVIe siècle
Vanessa Paloma Judeo-Spanish in Morocco: language, identity, separation or integration ?
Deuxième partie : Colonisation et distorsion de l’espace
Jacques Taïeb Migrations des populations juives et musulmanes à l’intérieur de l’espace maghrébin, XIXe et XXe siècles
Daniel J. Schroeter Identity and nation: Jewish migration and inter-community relations in the colonial Maghreb
Joshua Schreier Du séfarade à l’indigène : Jacob Lasry et les négociants juifs dans l’Algérie coloniale
Mimoun Aziza Colonisation et migration au Maghreb (1830-1962) : les flux migratoires entre le Maroc et l’Algérie à l’époque
coloniale
Jessica Marglin Aspects de la modernité judiciaire au Maroc : protégés juifs, tribunaux consulaires et loi islamique
Rita Aouad De Tombouctou à Conakry : musulmans et juifs du Maroc dans l’espace de la relation Maroc-Afrique noire
(fin XIXe siècle-début XXe siècle)
Anissa Bouayed Le peintre Atlan (1913-1960) de Constantine à Paris ou la migration du regard
Volume 2 : Ruptures et recompositions
Troisième partie : Ruptures
Yaron Tsur L’« exode de Fès » : sur les origines de l’émigration sioniste du Maroc
Habib Kazdaghli Immigrations des juifs de Tripolitaine vers la Tunisie (1936-1948)
Liliana Picciotto La déportation des juifs de Libye sous l’occupation italienne 1942-1944
Jamaâ Baïda Les « réfugiés » juifs européens au Maroc pendant la Seconde Guerre mondiale
Pierre-Jean Le Foll-Luciani Des étudiants juifs algériens dans le mouvement national algérien à Paris (1948-1962)
Nathalie Deguigné L’émigration des juifs maghrébins et le camp du Grand Arénas 1946-1966
Benjamin Stora Juifs d’Algérie. Les choix du départ. Réflexions sur les vagues de départ des juifs d’Algérie en direction de la France
(1958-1968)
Quatrième partie : Recompositions
Harvey Goldberg The notion of «Libyan Jewry» and its cultural-historical complexity
Joseph Chetrit L’identité judéo-marocaine après la dispersion des communautés : Mémoire, culture et identité des juifs du Maroc en
Israël
Chantal Bordes-Benayoun Unité et dispersion des choix identitaires des juifs originaires du Maghreb en France contemporaine
Yann Scioldo-Zurcher et Yolande Cohen Migrations juives maghrébines à Paris et Montréal, approche quantitative du mariage
religieux en migration, 1954-1980
Colette Zytnicki Les juifs séfarades, acteurs d’un renouveau identitaire ? L’exemple de Toulouse (des années 1950 à la fin des années
1960)
Nasima Moujoud Employées « musulmanes »/employeurs « juifs » maghrébins en migration : la singularité de la relation de
services domestiques
202
Table des matières
Volume 3 : Entre mémoire et nouveaux horizons
Serge Berdugo La communauté juive marocaine : communauté matricielle et
diasporas. Allocution prononcée en ouverture du colloque ...................................................... p. 007
Ami Bouganim La notion de diaspora à l’ère de la mondialisation ................................... p. 015
Haïm Saadoun Histoire familiale mémoire collective : les vagues d’émigration des juifs
du Maroc vues par le rabbin Joseph Messas .......................................................................................... p. 033
Orna Baziz L’exode des rescapés juifs d’Agadir après le séisme de 1960 ...................... p. 057
Emanuela Trevisan Semi Différents récits sur le départ des juifs du Maroc dans les
années 1960-1970 . ...................................................................................................................................................... p. 067
Victor Hayoun Généalogie, onomastique et migrations : le cas de la communauté
juive de Nabeul ................................................................................................................................................................ p. 099
Sidney Corcos La communauté juive de Mogador-Essaouira, immigrations et
émigrations, recherche généalogique et onomastique . ................................................................... p. 123
Asher Knafo « Heureux sois-tu, pays aux nombreux fils et aux nombreuses
tombes » . .............................................................................................................................................................................. p. 157
Mohamed Elmedlaoui Le patrimoine immatériel, lieu de mémoire et de dialogue
interculturel ......................................................................................................................................................................... p. 169
Franklin Rausky De la condition coloniale à la culture de l’exil : clés pour comprendre
la pensée sociale d’Albert Memmi . ................................................................................................................ p. 181
Abdelmadjid Merdaci Constantine-sur-Seine : retour sur un transfert de mémoire
. ........................................................................................................................................................................................................
p. 187
Driss El Yazami Postface : pour une histoire des mobilités maghrébines ..................... p. 197
203
Liste des auteurs du vol. 3
(l’institution de rattachement est celle de mars 2010)
Orna Baziz, David Yellin College, École académique de formation des maîtres
Serge Berdugo, ambassadeur itinérant de Sa Majesté, secrétaire général du Conseil des
communautés israélites du Maroc
Ami Bouganim, écrivain et philosophe
Sidney Corcos, chercheur, directeur de musée, Jérusalem
Mohamed Elmedlaoui, Institut universitaire de la recherche scientifique, Rabat
Driss El Yazami, président du Conseil de la communauté marocaine à l’étranger, CCME, Rabat
Victor Hayoun, Institut de recherche AMIT [Association mondiale des israélites de Tunisie],
Netanya
Asher Knafo, Brit - revue des juifs du Maroc, Ashdod
Abdelmadjid Merdaci, Université Mentouri - Constantine
Franklin Rausky, Université de Strasbourg
Haïm Saadoun, Université ouverte d’Israël, Raanana
Emanuela Trevisan Semi, Université de Ca’ Foscari, Venise
204
Titres parus dans la collection CCME
Aux Éditions Marsam
– Les vertus immorales, de Mustapha Kebir Ammi. Traduction arabe. 2010
– L’Amérique latine sous une perspective maghrébine, de Abderrahman Beggar. Traduit de l’anglais.
2010
– Le statut juridique de l’islam en Europe, Collectif. Actes du colloque international CCME. 2010
– Le statut juridique de l’islam en Europe, Collectif. Actes du colloque international CCME. Arabe.
2011
– Islam en Europe : quel modèle ? Collectif. Actes du colloque international CCME. 2011
– Islam en Europe : formation des cadres, éducation religieuse et enseignement du fait religieux,
Collectif. Actes du colloque international CCME. 2011
– Anthologie de l’immigration dans le roman arabe, de Hassan Najmi et Abdelkrim Jouiti. Arabe.
2011
Aux Éditions La Croisée des chemins – Anthologie des écrivains marocains de l’émigration, de Salim Jay. 2010
– Les chroniques parisiennes, de Mohamed Bahi. Arabe. 2010
– Sportifs marocains du monde, histoire et enjeux actuel, Collectif. Actes du colloque international
CCME. 2011
– Sportifs marocains du monde, histoire et enjeux actuel, Collectif. Actes du colloque international
CCME. Arabe. 2012
– Langues en immigration : mutations et nouveaux enjeux, Collectif. Actes du colloque international
CCME. 2011
– Langues en immigration : mutations et nouveaux enjeux, Collectif. Actes du colloque international
CCME. Arabe. 2012
– Nul n’attend l’étranger, de Abdellatif Chaouite. 2011
– Au fil des livres. Chroniques de littérature marocaine de langue française, de Abdellah Baïda. 2011
– Littératures méditerranéennes et horizons migratoires : une anthologie, de Salim Jay. 2011
– Islam en Europe : quel modèle ? Collectif. Actes du colloque international CCME. Arabe. 2012
– Islam en Europe : formation des cadres, éducation religieuse et enseignement du fait religieux,
Collectif. Actes du colloque international CCME. Arabe. 2012
– La bienvenue et l’adieu, migrants juifs et musulmans au Maghreb (xve-xxe siècle), Collectif,
3 volumes. Actes du colloque international CCME d’Essaouira de mars 2010, Migrations, identité
et modernité au Maghreb, organisé en partenariat avec le Conseil national des droits de l’Homme
et le Centre Jacques Berque pour les études en Sciences humaines et sociales au Maroc. 2012
Aux Éditions Le Fennec
– Canada, aller simple, de Rachida M’Faddel. 2010
– Envie de Maroc, de Jamal Belahrach. 2010
– Le sommeil de l’esclave, de Mahi Binebine. Traduction arabe. 2010
– Je hais l’amour, de Taha Adnan. Bilingue Arabe-Français. 2010
– C’est par l’autre que l’on se connaît soi-même, de Yamila Idrissi et Tessa Veirmerein. Traduit du
néerlandais. 2010
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– Actualité de la pensée d’Abdelmalek Sayad, Collectif. Actes de colloque. 2010
– Coffret 4 titres de Mohamed Nedali : Morceaux de choix, Les amours d’un apprenti boucher
(arabe et français) – Grâce à Jean de la Fontaine ! – Le bonheur des moineaux. 2010
Aux Éditions Dar al-Ward (Syrie). Arabe
– Un poète passe, de Abdellatif Laâbi. 2010
– Coffret 4 titres de Abdellatif Laâbi : Les rides du lion – Le fond de la jarre – Le fou d’espoir –
Chroniques de la citadelle d’exil. 2010
Aux Éditions La Différence (France). Français
– Le livre imprévu, de Abdellatif Laâbi. 2010
– Coffret 4 titres de Abdellatif Laâbi : L’œil et la nuit itinéraire – Les rides du lion – Le chemin des
ordalies – Chroniques de la citadelle d’exil. 2010
Beaux livres
– Patrimoine mondial de l’UNESCO, les sites marocains. Éditions Gelbart (France). 2009
– Le Maroc et l’Europe : Six siècles dans le regard de l’autre. Malika Editions (version arabe) et
SOMOGY (version française). 2010
– Tu en verras de toutes les couleurs : Parcours d’un précurseur de l’art contemporain au Maroc, de
André El Baz. Éditions La Croisée des chemins. 2011
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