NOUVEAUTES THERAPEUTIQUES EN ANESTHESIE-ANALGESIE 187
LE PATCH DE FENTANYL DOIT-IL REMPLACER LA
MORPHINE PAR VOIE ORALE?
L. Brasseur, Unité d’Evaluation et de Traitement de la Douleur, Département
d’Anesthésie-Réanimation, Hôpital A. Paré, 9 avenue Charles de Gaulle, 92100 Boulo-
gne-Billancourt. France.
INTRODUCTION
Il y a quelques années, il existait en France une réelle carence de médicaments
efficaces sur les douleurs intenses des malades, en particulier les douleurs cancéreu-
ses : depuis l’arrivée sur le marché des comprimés de morphine, de buprénorphine et
des pompes permettant l’analgésie auto-controlée (PCA), la situation s’est considéra-
blement modifiée. La mise à disposition récente en France du fentanyl transdermique
(le produit est commercialisé aux Etats-Unis et au Canada depuis 1991) a encore modi-
fié les données : ce médicament a été proposé comme une alternative à la morphine
orale, mais ce point mérite sans doute quelques éclaircissements.
L’administration orale à heure fixe de doses titrées de morphine constitue la base
des propositions de l’Organisation Mondiale de la Santé pour une meilleure prise en
charge de la douleur des malades cancéreux : il a été montré dans plusieurs études que
cette façon de pratiquer se révélait efficace chez environ 80% des patients.
Cependant, ce dogme de la voie orale «à tout prix» n’est pas toujours facile à res-
pecter et l’administration transcutanée des médicaments a un aspect attractif qui est
évident pour tous, malades et médecins : cette voie d’administration entraîne cepen-
dant quelques contraintes qu’il est indispensable de prendre en compte.
1. RAPPELS PHARMACOLOGIQUES
Morphine et fentanyl sont tous deux des agonistes morphiniques, agissant en parti-
culier au niveau des récepteurs µ. Ils diffèrent sur un certain nombre de points
(cf. Tableau I, d’après [1]).
1.1. MORPHINE PAR VOIE ORALE
En administration répétée chez les malades cancéreux et par rapport à l’administra-
tion parentérale, le rapport morphine 6 glucuronide/morphine est élevé en raison de
l’effet premier passage hépatique. La relation est linéaire entre les posologies de mor-
phine orale et les concentrations plasmatiques de morphine et morphine 6
glucuronide [2] : métabolite dont on connaît l’effet antalgique.
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1.1.1. MORPHINE «IMMEDIATE»
L’absorption se fait au niveau du duodénum et du grêle proximal du fait du pKa du
produit. La biodisponibilité du produit varie chez le sujet sain entre 10 et 40 % - cer-
tains avancent des chiffres de 70 % : elle est, de toutes façons, très variable. Les pics de
concentration plasmatique sont obtenus entre 30 et 60 minutes. La durée d’action est de
4 à 6 heures. Le plateau de concentration est obtenu en 12 heures (après environ 5 demi-
vies). Il existe une grande variabilité interindividuelle des concentrations plasmatiques
obtenues après l’administration d’une dose donnée.
Des comprimés devraient être disponibles prochainement en France (Sevredol®
10 et 20 mg) – à défaut, il est possible de boire des ampoules injectables.
1.1.2. MORPHINE «RETARD»
Des formes galéniques spécifiques ont permis l’administration bi-quotidienne (Mos-
contin® ou Skenan®) ou quotidienne (Kapanol®). Le produit est relargué au cours de
la progression du comprimé tout au long du tube digestif : pour certains de ces médica-
ments, couper ou broyer le comprimé détruit la galénique et par là même la spécificité
du médicament. La biodisponibilité de la morphine ainsi administrée pourrait être infé-
rieure à celle de la morphine «immédiate» [3]. Le pic de concentration est beaucoup
plus tardif (environ 3 heures pour le Moscontin®, plus de 5 heures avec le Kapanol®) :
ces produits ne sont en aucun cas des médicaments de l’urgence. Après administration
répétée, les aires sous la courbe sont comparables pour la morphine «immédiate» et
«retard» [4]. Le Kapanol® avec un temps de concentration supérieur à 75 % de la Cmax
au moins 3 fois plus long que celui des morphines «retards» bi-quotidiennes permet
une administration quotidienne unique [5].
1.2. FENTANYL PAR VOIE TRANSDERMIQUE
La peau est constituée d’une zone épidermique non vascularisée peu permémable,
en particulier au niveau de la couche cornée et d’une zone dermique bien vascularisée.
La perméabilité est un phénomène passif obéissant au principe de Fick mais les lipides
intercellulaires limitent le passage des solutions hydriques. Les substances ayant une
bonne solubilité hydrique et un coefficient de partage huile/eau élevé passent plus faci-
enihproM lynatneF
erialucélomsdioP733682
aKp9,74,8
étilibulosordyH0529,9
noisufedtnio18
)4,7Hp(uae/lonatcoegatraP7,0717
uae/uaepeémitsenoititraP92,0541
énatucnoisuffidtneiciffeoC01à9,801à4,2
mc/gµ(énatucxulF
2
)h/600,01
Tableau I
Données physico-chimiques comparées de la morphine et du fentanyl [1]
NOUVEAUTES THERAPEUTIQUES EN ANESTHESIE-ANALGESIE 189
lement cette frontière. D’autres voies accessoires sont possibles (pénétration à travers
les poils et les glandes sudoripares), mais dans une proportion beaucoup plus faible.
L’absorption cutanée varie avec les zones d’application. Une fois passée la barrière
épidermique, les produits sont stockés dans les graisses sous-cutanées où se trouvera
constitué un véritable réservoir.
Une fois appliqué le réservoir («patch» ou timbre), le fentanyl migre : mais, confir-
mant les données énoncées ci-dessus, il faut environ 2 heures pour que le produit
apparaisse dans le sang. A partir de ce moment, les concentrations plasmatiques aug-
mentent progressivement, en fonction également du métabolisme du médicament. Il
faut ainsi 8 à 12 heures pour que les effets cliniques soient perceptibles : il s’ensuit
donc qu’en aucun cas, ce produit n’est un antalgique de «l’urgence» et on s’étonne
encore de le voir recommander dans la prise en charge de la douleur aiguë postopéra-
toire [6] alors que cette indication n’est pas encouragée voire contre indiquée, en
particulier du fait d’un risque de dépression respiratoire accru. En effet, si l’augmenta-
tion des taux plasmatiques est lente et progressive, leur disparition après l’ablation du
timbre peut prendre jusqu’à 24 heures – la demi-vie terminale du fentanyl transdermi-
que se situe autour de 16 heures : comme la clairance après administration transcutanée
est similaire à ce qu’elle est après administration intraveineuse, on retrouve la notion
de dépôt sous-cutané à partir duquel s’effectue un relargage. Par ailleurs, des études ont
montré qu’il existe une biodisponibilité importante (92 %) et qu’environ un tiers de la
dose administrée «passe» en 24 heures [7] ; les patchs doivent être changer environ
tous les 3 jours. Il existe des variations dans le délai d’obtention de taux efficaces,
fonction de la nature du timbre (plus rapide - environ 12 heures - pour les patchs de
100 µg.h-1, plus lent - environ 24 heures - pour les patchs de 50 µg.h-1). Avec l’âge, il
semble y avoir une augmentation des concentrations plasmatiques par rapport à celles
notées chez les adultes jeunes, faisant évoquer une élimination plus lente.
2. EFFICACITE DE LA MORPHINE PAR VOIE ORALE ET DU FENTANYL
PAR VOIE TRANSDERMIQUE
Pendant longtemps, il a existé un certain scepticisme quant à l’efficacité de la mor-
phine par voie orale : des différences évidentes de cinétique par rapport à la voie
parentérale, le rôle des métabolites pourraient être une explication. Cependant, avec le
temps les preuves se sont accumulées montrant l’efficacité, la facilité d’utilisation et la
sécurité liées à la morphine per os, en particulier en ce qui concerne les formes à libé-
ration «retard» [8]. Les effets secondaires étant corrélés au Cmax doivent être moindres
avec les formes «retard» par rapport aux formes «immédiates» [9].
Des travaux et l’utilisation «au quotidien» du fentanyl par voie transdermique
(Durogésic®), en particulier en Amérique du Nord ont montré l’efficacité de ce produit
chez les cancéreux, que ce soit sur la douleur ou la qualité de vie [10, 11].
3. AVANTAGES ET INCONVENIENTS RESPECTIFS DES DIFFERENTES
APPROCHES
3.1. VOIE ORALE
Comme on l’a vu plus haut, la morphine orale est efficace et simple d’utilisation :
les formes «retard» permettent une utilisation facilitée par rapport à la forme immé-
diate. Leur coût d’utilisation est acceptable. Cependant, il existe des difficultés :
L’impossibilité d’utiliser la voie orale (Tableau II).
Les effets secondaires rencontrés, en particulier la somnolence et les troubles digestifs
.
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Des variations cinétiques faisant qu’une administration toutes les 8 heures s’impose
au lieu de l’intervalle de 12 heures classiquement admis.
La fréquence trop élevée des paroxysmes douloureux.
Dans ces cas-là, il faut opter pour une autre voie d’administration, voie parentérale
avec le fentanyl, voies parentérales (IV ou sous-cutanée, associées éventuellement à un
mode PCA), voies spinales ou techniques neurolytiques.
3.2. LA VOIE TRANSDERMIQUE
Comme on l’a vu plus haut, l’administration transdermique du fentanyl est une tech-
nique efficace pour contrôler la douleur des malades cancéreux ; dans certains pays, en
particulier aux Etats-Unis, le Durogésic® a aussi été proposé pour soulager la douleur
chronique non cancéreuse - ce qui est une décision d’une autre nature. Un certain nom-
bre de publications semble montrer que ce produit serait particulièrement intéressant,
surtout pour ce qui concerne la qualité de vie et certains effets secondaires : tout le
monde s’accorde pour reconnaître que la constipation induite par la morphine serait
nettement moindre, mais les nausées/vomissements, les myoclonies et la somnolence
seraient également atténués [11-17]
Plusieurs difficultés ont par contre été rencontrées :
La titration initiale quand on décide de débuter d’emblée par cette méthode de traite-
ment : certains ont proposé de la réaliser avec du fentanyl par PCA intraveineuse [17].
Le plus habituellement, les malades préalablement traités avec de la morphine orale
– ou parentérale – reçoivent des patchs de fentanyl après conversion à partir de tables
de conversion.
Les équivalences de doses lorsque l’on quitte la morphine orale (ou parentérale). Des
tables sont proposées par l’industriel : les auteurs s’entendent habituellement pour
un rapport de 100 : 1, en sachant qu’il faudra le plus souvent permettre au malade de
recevoir des doses supplémentaires («Rescue doses») afin d’obtenir une analgésie
satisfaisante [18].
Si les effets secondaires semblent moins fréquents que lors de l’administration de
morphine par voie orale, ils peuvent être présents. Certains sont propres au mode
d’administration : manifestations allergiques, décollement accidentel de la peau…
Par ailleurs, l’administration transdermique de fentanyl est relativement «inerte» et
ne permet pas de faire face aux paroxysmes douloureux qui sont souvent le lot des
Tableau II
Voie orale impossible
LROsrecnaC
stnemessimovuo/teseésuaN
sevissamsesoD
sfitingocselbuorT
Troubles digestifs (grêle court, transit accéléré, ...)
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malades cancéreux : certains proposent une méthode qu’il est impossible de réaliser
en France, en utilisant le fentanyl oral transmuqueux [19, 20]. A défaut, l’analgésie
parentérale avec un mode PCA est sans doute une alternative plus efficace.
Enfin, les contraintes légales imposées en France ne facilitent pas actuellement son
utilisation large.
CONCLUSION
L’administration transcutanée de fentanyl (Durogésic®) est une méthode élégante
pour soulager les malades victimes de douleurs importantes mais peu fluctuantes : si
certains arguments plaident en faveur de ce produit par rapport à la morphine orale (en
particulier effets digestifs moindres), il est difficile d’affirmer qu’il doit la détrôner. On
le considérera à priori plus comme une alternative à la voie orale lorsque celle-ci est ou
devient impossible – et, dans ce cas-là, il doit être discuté par rapport à une voie paren-
térale. De même, on le proposera comme une alternative à la morphine orale si celle-ci
est responsable d’effets indésirables incontrôlables avec les moyens «classiques» (laxa-
tifs, anti-émétiques, …). Il n’est pas recommandé si la douleur fluctue énormément.
Enfin, il est difficile d’imaginer, à l’heure actuelle, qu’il soit considéré comme un
antalgique banal dans le traitement de la douleur chronique non cancéreuse.
REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUESREFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES
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