36 | Diasporiques |4 Nouvelle série | décembre 2008
Diasporiques : La revue Diaspo-
riques/Cultures en mouvement n’est
plus, depuis cette année, une revue
qu’on peut qualier de « juive » puis-
qu’elle est désormais coéditée avec
la Ligue de l’enseignement et qu’elle
centre ses réexions sur le fait dias-
porique dans toute sa diversité et pas
seulement au travers de la seule expé-
rience qui demeure néanmoins pa-
radigmatique de la diaspora juive.
Vous nous faites, Monsieur le rabbin,
l’amitié de la lire, pouvez-vous nous
dire pourquoi ?
Daniel Farhi : Cette revue tranche
avec la plupart des journaux et revues
que je lis régulièrement, des revues
de la sphère juive en particulier ; je
ne lis pas tous ses articles mais, dans
tous ceux que je lis, elle m’apparaît,
et de façon fort heureuse, comme
indépendante d’esprit, sans inféoda-
tion aucune. On connaît les liens de
l’Arche avec le Fonds social juif unié
ou encore ceux d’Information Juive
avec le Consistoire central ; quant
au Cercle Bernard Lazare, moins
communautaire, ses engagements
sionistes transparaissent clairement
Être juif ne peut être restreint
à une appartenance religieuse
Un entretien avec Daniel Farhi
dans ses publications. Diasporiques
est une revue que je considère comme
apportant un éclairage original,
très différent, très stimulant pour la
réexion.
DES JUIFS DU BORD DE LA ROUTE
D. : Le Grand Rabbin Samuel Sirat,
que j’avais interviewé pour Diaspo-
riques il y a très longtemps mainte-
nant, disait, parlant avec sympathie
de ce qui était alors l’équipe juive de
rédaction, « Vous êtes des Juifs du
bord de la route »…
D. F. : Il y a tant de Juifs qui sont au
bord de la route qu’on nit par se
demander quels sont ceux qui sont
encore sur elle ! Parlant du Talmud
vous savez que cet ouvrage se pré-
sente avec, au centre de la page, son
texte à proprement parler et, tout
autour, une partie des commentaires
que ce texte a suscités Shmuel Tri-
gano disait un jour : « C’est souvent à
la marge qu’on trouve les choses les
plus importantes ! ». Que voulait dire
à votre avis le Grand Rabbin Sirat ?
Daniel Farhi
est rabbin depuis
1966 ; il est l’un
des fondateurs du
Mouvement Juif
Libéral de France.
diversifier
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D. : Il me semble que son message,
empreint de cordialité, signiait qu’il
prenait acte que nous n’étions pas
religieux, qu’il y avait donc une dis-
tance entre lui et nous, mais que cela
ne le conduisait nullement à nous
rejeter en tant que Juifs parce que
nous maintenions nous aussi, à notre
façon, certains éléments de la culture
juive.
D. F. : Je n’aurais pas, moi, exacte-
ment la même attitude que lui parce
que, personnellement, j’extrapole
beaucoup l’identité juive par rapport à
la seule appartenance religieuse. Bien
que je sois rabbin, il m’est apparu
évident, au travers des contacts que
j’ai pu avoir au cours d’un peu plus
de quarante années de rabbinat avec
toutes les personnes que j’ai côtoyées,
qu’être juif ne pouvait être restreint à
une telle appartenance. Le judaïsme
n’est pas uniquement une religion,
il a de multiples dimensions : cultu
relles, historiques, sociologiques ; il
est essentiellement divers et la notion
de « marginalité » n’y a pas vraiment
de sens. On peut être juif de mille et
une façons, sans qu’il soit nécessaire
ni souhaitable de les hiérarchiser.
D. : Vous admettez donc parfaitement,
en votre for intérieur, qu’on peut
être juif sans avoir aucune pratique
religieuse ?
J’extrapole beaucoup l’identité juive par
rapport à la seule appartenance religieuse
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D. F. : Mais complètement !
D. : Puisje vous demander comment
vous conciliez cela avec votre foi ?
D. F. : Ma foi ? Je crois en Dieu, tout
simplement ! Mais il est dit dans le
Talmud que « tout est entre les mains
de Dieu sauf la crainte de Dieu ». Ce
texte audacieux nous apprend ainsi
que « la crainte de Dieu », c’estàdire
en fait la foi, ne dépend pas de Dieu
et par conséquent qu’on peut parfai-
tement être à l’intérieur de la juité
sans être croyant. Plus généralement,
les discussions talmudiques ne se po-
sitionnent pas du tout par rapport à la
croyance ou à la noncroyance, à l’exis-
tence ou à la nonexistence de Dieu :
elles sont d’ordre essentiellement ju-
ridique, parfois d’ordre allégorique
ou métaphysique, elles se nourrissent
de paraboles. Lorsque je faisais mes
études pour devenir rabbin, j’avais un
professeur de philosophie qui disait
qu’enn de compte la théologie n’avait
pas é créée par les Juifs. Les discours
sur Dieu, on ne les connaît pas dans le
judaïsme. Certes y atil eu, au Moyen
Âge, des théologiens juifs comme il y a
eu des théologiens chrétiens ou musul-
mans mais ils ne posaient pas de ques-
tions relatives à l’existence de Dieu : ils
s’efforçaient seulement d’agir et de re-
commander d’agir en conformité avec
les valeurs du judaïsme. Le croyant
pensera bien sûr que lesdites valeurs
sont d’origine divine mais le non-
religieux en aura une tout autre inter-
prétation. Nousmêmes, libéraux, nous
ne pensons pas que toute la Torah ait
été révélée au Sinaï ; il nous semble
qu’elle contient des éléments qui ne
sont pas du tout du domaine de la Ré-
lation. Je reviens donc à votre ques-
tion : oui, je peux parfaitement conce-
voir que quelqu’un puisse se dire juif
sans être pratiquant ou croyant. Il faut
bien sûr mais aussi il suft qu’il
clare se rattacher au judaïsme d’une
façon ou d’une autre !
D. : Par exemple simplement en se
disant « de liation juive » ?
C’est à partir de l’exil, de
la Diaspora, quon peut
légitimement parler dun
« peuple juif »
diversifier
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1
Le « mode de vie juif ».
D. F. : Par exemple en effet ! Pensez
aussi aux personnes qui sont encore
de nos jours yiddishophones tout en
se disant agnostiques. Le seul fait
d’utiliser cette langue (juive par sa
dénomination même) les conduit
en permanence à faire référence à la
Bible, au Talmud, à la sensibilité
juive, à la yiddishkeit1
D. : donc à se rattacher directe-
ment à une culture et à une histoire
sans nécessairement y introduire
de dimensions à proprement parler
religieuses…
D. F. : Exactement !
D. : Je suis, permettezmoi de
vous le dire, très impressionné par
votre vision historico-culturelle du
judaïsme et par votre libéralisme.
LE RÔLE DÉTERMINANT
DE LA DIASPORA
D. F. : C’est le propre de la dias-
pora, je crois, que d’induire une telle
liberté de pensée. Lorsque les Juifs
étaient sur leur terre originelle, tout
était sans doute centralisé autour du
culte sacerdotal. À cette époque, être
juif – et en fait j’ai tort d’employer ce
mot, qui ne prend signication que
beaucoup plus tardivement, je cor-
rige donc : être israélite, c’était se -
férer à ladite tradition sacerdotale et
donc accepter que le culte soit au cen-
tre de la vie. Lorsque les Israélites ont
été exilés et dispersés, ils ont perdu
cette centralité et j’allais dire Dieu
merci ! la pratique sacerdotale du
culte (les prêtres, les sacrices, etc.).
Il y a donc eu une véritable mutation
des pratiques cultuelles le Talmud
en est une bonne illustration – qui en
a fait quelque chose de beaucoup plus
intellectuel, de beaucoup plus ra-
tionnel aussi, et d’où ont disparu les
prêtres faisant ofce d’intermédiaires
entre Dieu et l’homme. Dans le « ju-
daïsme » qui prend alors corps, on n’a
plus besoin d’intercesseurs ou d’une
hiérarchie religieuse, on est, lors-
qu’on est croyant, en rapport direct
avec Dieu et, en tout état de cause, on
doit se constituer une identité d’une
autre nature que celle induite par le
système sacerdotal.
D. : Iriezvous donc jusqu’à dire que
c’est dans l’exil que les Israélites (ou
encore les Hébreux) sont devenus des
Juifs ?
D. F. : Le mot « juif » existe déjà dans
la Bible, bien qu’il n’y soit emplo
que très parcimonieusement. C’est
dans le Livre d’Esther qu’on l’utilise,
à propos de MardochéeleJuif. Qui
est cet homme ? Le récit ne dit rien
ni de sa croyance ni de sa pratique
religieuse. Quant au mot Dieu, il
est, lui, presque totalement absent
de ce texte. Le Livre d’Esther est
particulièrement intéressant parce
qu’il se situe au moment où l’on passe
de l’Histoire sainte à l’histoire des
hommes. Dieu est absent parce que ce
sont les hommes euxmêmes qui vont
forger leur destin. C’est un homme,
Mardochée, qui va prendre en main
le destin d’Israël, le devenir de son
peuple. Les rabbins arrivent quand
même à trouver, c’est vrai, une toute
petite allusion à Dieu dans le Livre !
C’est lorsque Mardochée dit à Esther :
« Attention, si tu ne fais rien parce
qu’Esther n’était pas très tentée d’aller
discuter avec le roi Assuérus, qui était
pourtant son époux ! si tu ne fais
rien, le secours viendra d’ailleurs (en
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hébreu : Mimakom Aher) ». C’està
dire en fait de Dieu ; dans la tradition
juive on désigne en effet parfois Dieu
sous ce nom de Makom. Mais, comme
vous le voyez, c’est quand même très
marginal !
C’est donc bien à ce momentlà qu’on
commence à parler des Juifs – au dé-
part les habitants de la Judée, qu’on
dénomme aussi parfois (et qu’on
devrait sans doute plutôt appeler)
les Judéens. Et vous avez raison :
c’est à partir de l’exil, de la Diaspora,
qu’on peut légitimement parler d’un
« peuple juif ».
LAN PROCHAIN À JÉRUSALEM
D. : Comment, dans ces conditions,
interprétez-vous le vœu récurrent de
la diaspora juive : « L’an prochain
à Jérusalem ! » ? N’estil pas,
en termes symboliques et pour
s’inspirer de Gramsci, l’expres-
sion d’un optimisme de la volonté
(l’an prochain est à notre portée,
c’est demain !) fortement tempéré
par le pessimisme de la raison (l’an
« prochain » est toujours repoussé,
par dénition, à l’année suivante) ?
D. F. : C’est une jolie interprétation,
semblable à celle des marxistes disant
que le communisme était à l’horizon !
À l’horizon, c’estàdire sur une ligne
qui s’éloigne au fur et à mesure qu’on
s’en rapproche ! Plus sérieusement,
je pense que, sur le plan religieux
en tout cas, c’est l’expression d’un
élan messianique. Le messianisme
traverse le judaïsme comme une es-
pérance permanente mais une es-
pérance lucide, ce qui rejoint en fait
ce que vous disiez ! Le messianisme
nous demande de croire à l’avenir
mais surtout de croire en la perfecti-
bilité de l’homme, ou plutôt de jouer
le jeu de cette possible perfectibilité.
Mais derrière cette phrase il y a quand
même aussi, de façon plus concrète,
le souhait des Juifs de la Diaspora de
revenir un jour sur leur terre…
D. : qui n’est pas vraiment leur terre
puisque c’était celle des Hébreux !
D. F. : Disons alors : sur la terre de
leurs lointains ancêtres ! Et, peut
être le savezvous, en Israël, les Juifs
disent : « L’an prochain à Jérusalem
reconstruite ». Ce qui va bien en
réalité dans votre sens : quand on
exprime ce vœu sur place, il ne peut
évidemment pas concerner la Jérusa-
lem terrestre, c’est bien de la Jérusa-
lem divine, celle de l’ère messianique,
qu’il s’agit et c’est ce qu’exprime ex-
plicitement le concept de « recons-
truction », employé bien sûr ici dans
un sens abstrait.
D. : Tout ceci laisse donc la ques-
tion idéologique du sionisme com-
plètement ouverte, en l’occur-
rence celle des conséquences d’une
implantation territoriale des Juifs
à vocation de pérennité. Alors que
l’histoire bimillénaire des Juifs est
fondamentalement diasporique, pen-
sezvous qu’on puisse rester « juif »
au même sens du terme dès lors
qu’il faut désormais assumer les for-
tes contraintes d’un mode de vie éta-
tique, donc radicalement différent ?
C’est une question délicate, qu’il ne
Derniers ouvrages parus
Profession Rabbin, Albin Michel,
Paris, 2006.
Au dernier survivant, paroles sur la
Shoah, Albin Michel, Paris, 2007.
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