Discours du Grand Rabbin Richard WERTENSCHLAG

publicité
Témoignage du Grand Rabbin Richard WERTENSCHLAG
à la soirée d’hommage du Cardinal DECOURTRAY
organisée par le CRIF, à l’Institut catholique
Lyon, le 20 janvier 2005
Albert Decourtray était un homme pensif, qui parlait peu mais qui savait écouter et agir. Il
aimait écrire de sa main. Son écriture était belle, équilibrée, harmonieuse. Ses majuscules
étaient majestueuses. Il aimait réagir rapidement, spontanément, avec l’élan de son cœur.
Dès sa nomination, il m’écrivait qu’il espérait contribuer, là où il serait, au progrès de notre
cause commune qui n’est finalement que celle de l’homme et de Celui qui l’a appelé. Il
concluait déjà sa missive par ses sentiments de respectueuse amitié. Il anticipait sur l’avenir
de nos relations.
Interpellé par un de nos coreligionnaires pour les propos d’un prêtre qui, lors d’un service
funèbre en avril 1982, dans la chapelle de l’Hôtel-D., avait parlé de la cruauté des Juifs,
responsables de déicide, il prenait sa plume pour l’assurer qu’il ferait tout pour que
disparaissent les moindres traces d’antisémitisme.
« J’ai prié le grand rabbin de me signaler tout ce qui peut choquer. C’est essentiel pour moi,
comme pour vous. Il y va de notre avenir commun ». Il affichait, dès le début de sa présence à
Lyon, sa détermination de supprimer toutes les sources de tension, d’antagonisme ou de
mésentente entre les communautés, au nom de sa perception de l’unité essentielle du genre
humain. Il manifeste ses sentiments profonds par une réactivité peu commune, rare chez un
prélat, n’hésitant pas un seul instant à venir me faire part à mon bureau de son émotion.
Après l’attentat terroriste contre la synagogue de Rome - il agira de même après Carpentras
ou après l’audience pontificale de Kurt Waldheim au Vatican -, il vint me remettre
personnellement son message de sympathie : « Au moment où se manifeste à nouveau, dans
un abominable attentat contre une synagogue, sous la forme d’un terrorisme monstrueux, la
haine des juifs, je me sens personnellement atteint par cet acte d’antisémitisme ».
Il fut un grand homme, déjà, pour son immense modestie. Il tenait à marquer sa considération
vis-à-vis de tous ses partenaires. Il me faisait parfois l’immense honneur de me citer. Suite à
l’arrestation et au transfert à Lyon du criminel Barbie, il reprend dans une déclaration
publique le même verset des Proverbes du Roi Salomon : « Quand ton ennemi tombe, ne t’en
réjouis pas ». Le Talmud ne nous a-t-il pas enseigné : « Quiconque rapporte une parole, au
nom de celui qui l’a dite, amène la libération au monde, à l’instar de la reine Esther qui
révéla une conspiration au roi, au nom de Mardochée, ce qui lui valut d’être sauvé, lui et son
peuple. Le fait d’ailleurs de citer l’auteur permet au mort de revivre ici-bas, aux lèvres des
défunts de bouger dans la tombe ».
Albert Decourtray était animé d’une intention louable : la volonté de montrer que les
responsables des diverses communautés religieuses étaient sur la même longueur d’ondes,
qu’ils étaient capables de s’accorder sur bien des valeurs essentielles et il s’en réjouissait
profondément.
1/4
« Nous sommes si voisins l’un de l’autre et nous pouvons presque nous voir de la colline au
quai. Je vous suis proche par la pensée et par le souvenir des moments que nous avons vécus
ensemble. Je reste fidèle aux engagements qui sont les miens depuis longtemps pour aider et
développer le respect du peuple juif, de sa dignité et des valeurs qu’il continue à apporter au
monde d’aujourd’hui. Et je ne peux que me féliciter de la compréhension que vous avez
toujours témoignée à mon égard et de la fidélité qui est la vôtre au service de votre peuple.
J’espère que, quel que puisse être le destin qui n’appartient qu’à un Seul, nous pourrons
continuer à développer ces rapports dans l’amitié et la fidélité » (17 novembre 1987).
Il rejetait toute idée de syncrétisme, d’absorption, de fusion. Il lancera cet appel aux juifs,
d’abord à Lyon devant le Grand Rabbin Kaplan, le 8 avril 1984 : « Puissiez-vous continuer à
garder la fidélité et le courage de témoigner de ce que vous êtes : des Juifs. Enseignez-la aux
générations qui montent pour continuer votre longue histoire et marcher vers votre destin
dans un monde incertain ».
Lors d’un colloque sur la Shoa à Grenoble, le 7 juin 1987, il reprend le même thème : « Soyez
ce que vous êtes, apportez-nous ce que vous êtes ». Il voulait dire : « Ne renoncez pas à votre
essence, à vos racines, à votre être ». Il ne voyait pas dans le judaïsme un vieux rameau
desséché, mais une source vivifiante, porteuse d’avenir. Dans un article paru en juillet 1986
qu’il avait rédigé pour Information juive, il écrivait : « Je vous souhaite plein succès pour le
judaïsme et pour notre pays que vous enrichissez sur le plan religieux, culturel et intellectuel.
Tout ce qui témoigne de la vie du judaÏsme, de sa vigueur et de sa fidélité : école, presse,
pensée, culte, m’est cher et me réjouit ». Il l’écrira au Grand Rabbin de France, Joseph Sitruk,
le 7 juillet 1994 : il « reconnaît le service rendu au monde assuré par le judaïsme, vivant
aujourd’hui dans la lutte primordiale contre la paganisation, par son action permanente,
pour la sanctification du Nom divin et sa proclamation quotidienne de l’unité du S. dans le
Shema Israël ». Il célèbre le revival de la communauté juive et rend hommage aux survivants
de l’enfer et aux enfants de l’espérance juive. Mais ce n’est pas qu’une œuvre d’hommes.
« C’est la volonté d’un Autre qui est Saint, Unique et Eternel ».
Les enfants d’Israël, portant souvent des prénoms bibliques, sont chers à son cœur. Ils sont
porteurs du passé et de l’avenir d’un peuple, terriblement réduit par la Shoa. A défaut d’avoir
pu accompagner le Pape Jean-Paul II à Izieu, il lui offre, le 7 octobre 1986, au cours de cette
mémorable rencontre du Pape avec les représentants de la communauté juive régionale, à
l’Université Catholique de Lyon, l’ouvrage de Serge Klarsfeld : Les enfants d’Izieu.
Après Auschwitz, tous les signes de cette vie portent la marque du S. et de sa volonté de voir
vivre son peuple tel qu’il est, juif, fidèle et courageux ». Commentant la visite du pape à la
synagogue de Rome, il souligne qu’il ne s’agit pas de la visite au cimetière d’un peuple, en
hommage aux morts, pas plus aux vestiges d’un peuple du passé dont il faut célébrer le
souvenir et tirer les leçons, mais bien d’une visite au centre de l’aujourd’hui et du demain juif,
la maison de sa prière et de son étude fidèle, pour y prier devant les juifs, les écouter prier et
reconnaître ainsi devant D. cette vie, ce présent et cet avenir. « Nous voici, S., pour
reconnaître les frères préférés dans leur maison d’aujourd’hui, et les regarder vivre enfin
heureux et libres partout mais d’abord à Jérusalem. Jérusalem où chacun est né, où sont
toutes les sources (Ps 87) mais où nous devons reconnaître qu’ils sont nés avant nous ».
« Puisse chaque juif puiser à nouveau en ces jours dans la Torah et l’amour de l’Unique, la
force de Lui rester fidèle pour sa gloire et pour le bien de l’humanité » (6 octobre 1989).
2/4
En s’adressant à un public juif, il avait toujours cette extrême délicatesse de parler du D. qui
nous est commun, du D. créateur, l’Unique Maître de la Vie.
Voilà comment il concevait l’amitié entre chrétiens et juifs. Il l’exprimera clairement, sans
ambiguïté, à Strasbourg, dans une conférence qu’il donna dans la salle archicomble du
Conservatoire, le 10 février 1988, invité par la communauté juive et les Amitiés judéochrétiennes et en présence de Simone Veil, présidente du Parlement européen : « Pour la
fécondité de ces nouvelles relations, il y a d’abord le respect réciproque des différences et des
identités, loin de la confusion syncrétiste. L’amitié entre juifs et chrétiens devrait aboutir à ce
que les juifs deviennent de meilleurs juifs et les chrétiens de meilleurs chrétiens. Elle n’existe
ni pour convertir, ni pour confondre. Il faut d’autre part rappeler l’incompatibilité radicale
entre le christianisme et l’antisémitisme. Ce dernier n’est pas seulement un racisme ; ce mal
atroce, c’est un anti-judaïsme. Il s’attaque à un peuple particulier, celui qui sanctifie le nom
du D. de l’Alliance, qui est le nôtre, l’Unique. L’expérience du paganisme nazi nous l’a
montré. Il s’attaque à D. lui-même. C’est pourquoi, moi qui veux être son serviteur, je me
sens atteint. C’est pourquoi les chrétiens ne peuvent plus le tolérer, d’autant moins qu’ils ont
à se faire pardonner ».
C’est dans cet esprit que l’on comprend mieux la démarche du Cardinal Decourtray, lorsqu’il
répond, dès le lendemain, à ma lettre du 19 juin 1987, dénonçant la réception de Kurt
Waldheim : « Je suis consterné par cette décision et je n’arrive pas à la comprendre ». Le 24
juin, il me fait part de son désarroi, à mon bureau, à la veille de cette triste rencontre. Il visite
l’exposition consacrée à la déportation des Juifs de Lyon, à la synagogue. A l’issue de cette
visite, il accepte de rencontrer les journalistes : « J’ai la conviction que, sur le fond des
choses, les sentiments du pape sont insoupçonnables. Mais quelles sont les raisons qui ont
prévalu à cette décision, je les ignore. Je n’ai pas été consulté ». Se rendant ensuite au
Mémorial de l’holocauste, il va encore plus loin : « Cette rencontre manifeste une
incompréhension de la sensibilité juive ».
Ses déclarations, sensationnelles pour certains, scandaleuses pour d’autres, vont faire le tour
du monde. Un communiqué publié plus tard cherchera à dissiper tout malentendu, quant à une
prétendue opposition de sa part au Souverain Pontife. Mais, dans ce moment grave, devant ce
difficile dilemme, partagé entre sa loyauté et sa déférence vis-à-vis du Pape et son extrême
sensibilité aux souffrances de l’humanité et plus particulièrement à celles du peuple juif, le
cardinal Decourtray se sera positionné sans ambages.
Il aura montré sa sincérité, son honnêteté, sa franchise, sa droiture, son courage, son rejet du
double langage et de la langue de bois. C’est ce côté spontané de sa personnalité qui l’aura
rendu plus attachant, d’autant plus que ses initiatives étaient bien réfléchies.
Le dicton talmudique s’appliquait parfaitement à sa personnalité : « Tout ce qui sort du cœur
entre dans les cœurs ». C’est ce qui explique que dix ans après sa disparition, il n’a pas été
oublié.
Il avait toujours ce sens de la répartie, cette intelligence vive et rapide, teintée d’humour.
Invité de la radio juive lyonnaise, il surprit son auditoire en se demandant s’il n’était pas
d’origine juive, son nom évoquant le nom d’une ville, ce qui est fréquent – il est vrai – dans
les patronymes juifs.
3/4
Tenant à lui rendre visite après la reconnaissance de l’Etat d’Israël par le Vatican, je lui
exprimai ma satisfaction de pouvoir nous rencontrer, pour une fois, à l’occasion de bonnes
nouvelles et non à la suite de drames. Déplorant par ailleurs la dégradation volontaire de
l’écriteau sur Fourvière, je lui demandais s’il ne fallait pas saisir l’occasion pour trouver un
texte plus consensuel, en place de « Marie, mère de D. », les juifs et les musulmans
considérant que D. n’a pas de mère , mais qu’il est notre Père commun. « Seriez-vous
d’accord pour Chalom Myriam » me répondit-il. Je n’en demandais pas tant.
Albert Decourtray aura su rompre les glaces, trouver des solutions à tous les problèmes. Il
avait fait sienne cette parole du Prophète Isaïe : « Paix pour celui qui est lointain comme pour
celui qui est proche, Je le guérirai, dit l’ET.. » (57, 19). Sa force aura été de se rapprocher
même de celui qui est le plus éloigné, de se soucier de l’autre, en essayant de se mettre à sa
place, de vivre ses soucis.
Albert Decourtray aura pleinement mérité son titre de père, parce qu’il se souciait de tous les
enfants du Créateur, et d’immortel, parce qu’il nous laisse une leçon éternelle de vie.
4/4
Téléchargement