Souviens-toi de ton futur

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Ida Strauz
Souviens-toi de ton futur
Essai
Les impliqués
É diteur
© Les Impliqués éditions, 2016
21 bis, rue des Écoles, 75005 Paris
ISBN : 978-2-343-10466-9
EAN : 9782343104669
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Souviens-toi de ton futur
Ida STRAUZ
Souviens-toi de ton futur
Essai
Les Impliqués
Du même auteur :
Les Enfants de Lublin, Editions L’Harmattan (2008)
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On ne peut pas avoir de futur si on
n’a pas conservé la mémoire du
passé.
Rav Nahman de Braslav
Né en 1698 dans les Carpates, Rabbi Israël ben
Eliezer dit Nahman de Braslav était un rabbin
Mystique fondateur du Hassidisme.
MES REMERCIEMENTS
Cet essai ne serait pas né sans une question posée par
une petite fille de dix ans, sans les histoires de rabbi de mon
père, sans la rencontre avec Margot, sans les ouvrages de
Daniel Sibony et de Raphaël Draï, sans Josy Eisenberg et
ses émissions dominicales sur France 2, sans Benno
Gross(1) et Adin Steinsaltz(2), sans l’Institut Elie Wiesel et ses
cycles d’études, sans David Banon, Carlos Levy, Marc
Alain Ouaknin, Liliane Vana, spécialiste de la Halacha(3) et
sans Claude Riveline(4), ‘l’ingénieur du Talmud’. Ma
reconnaissance sans limite leur est acquise.
Ma gratitude s’adresse également au site Akadem(5) qui
en plus du commentaire de la Paracha(6) hebdomadaire, par
des exégètes contemporains ouvre l’accès à son centre
d’archives et maintient la mémoire des précédents
commentateurs, dont Léon Ashkénazi, plus connu par son
totem scout, Manitou, grande figure du renouveau du
judaïsme français de l’après-guerre.
PRÉLUDE
Il y a deux ou trois ans, Daniel Sibony avait débuté sa
conférence, en nous racontant : ‘J’étais à New-York, je me
promenais avec un ami quand soudain, je me suis étonné de
voir autant de maisons d’études juives. Mon interlocuteur a
répondu :
– Autrement, ce serait une Shoah silencieuse.’
Shoah est bien le terme qui convient même s’il choque.
Shoah signifie faire disparaître, conduire à néant. Et sans
l’étude, qu’en serait-il du judaïsme et que signifierait être
Juif ?
Abraham a supprimé les cultes barbares qui sacrifiaient
des vies humaines pour les remplacer par un concept de
Bonté infinie qui glorifie la Vie. Je place devant toi, la Vie
et la Mort. Choisis la Vie. La Torah place la Vie même audessus de l’observation des rites.
Le Judaïsme repose sur la transmission d’une lecture
infinie des textes et d’une poursuite ininterrompue de
réflexions. Mais, après la Shoah, et la suppression de six
millions de Juifs dont un million et demi d’enfants,
transmettre quoi et à qui ? Pour les survivants, même le sens
du Judaïsme avait disparu.
Mes parents avaient de nombreux amis et les enfants de
leurs amis étaient mes amis. Le samedi soir, ils se
retrouvaient tous chez nous, sous le prétexte de célébrer le
Shabbat, déplacé de vingt-quatre heures par commodité.
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Après le repas, mes amis et moi aurions pu aller jouer dans
une autre pièce, mais nous préférions écouter les
conversations. Il faut savoir aussi que nous ne savions pas
jouer. Nous, qui pendant la guerre avons été des enfants
cachés, ne pouvions pas fréquenter d’autres enfants en
dehors de l’école.
Lors de ces soirées, nous écoutions parler du judaïsme et
commenter la création d’Israël. Nous adorions entendre
raconter les savoureuses histoires de rabbis même si leur
humour nous échappait, mais nous étions heureux
d’entendre nos parents rire. Notre jubilation atteignait son
apogée quand ils se lançaient dans leurs discussions
enflammées sur l’opportunité de la création de l’Etat
d’Israël ou confrontaient leurs opinions sur les intellectuels
juifs. Ils y passaient tous, de Theodor Herzl et Bernard
Lazare, surnommé le Prophète par Charles Péguy, à Martin
Buber. Leurs noms nous sont devenus aussi familiers que
ceux de Maïmonide, Rachi, Spinoza, Kafka et ceux des
principaux écrivains classiques de langue yiddish comme
Sholem Ash, Gershom Sholem, Peretz ou Paul Anski. C’est
ainsi que très jeunes, nous avons entendu parler de
Montaigne et de Marcel Proust et su qu’ils partageaient nos
origines. Ces discussions nous inspiraient un grand respect
et même si nous nous n’étions pas en mesure d’en goûter
l’importance et la saveur, nous avons acquis une sérieuse
avance scolaire et appris très tôt, l’endroit et l’envers des
mots.
Il me reste de cette période, le souvenir d’avoir eu la
chance de grandir dans une communauté chaleureuse, d’une
vitalité intellectuelle particulière. Mes fils ne l’ont pas
connue.
Ils n’avaient pas dix ans quand nous sommes partis vivre
en Normandie. Nous ne fréquentions personne. Pour Pessah
et Kippour j’invitais les deux survivants de ma famille et
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ceux qu’une longue fréquentation familiale avait
transformés en ‘cousins’, afin de donner aux évènements
une dimension plus festive. Hormis, ces circonstances, mes
fils, ont vécu une diaspora dans la diaspora. Ils ont fréquenté
une école religieuse catholique, libérale certes, néanmoins,
dans une société parallèle.
De même que j’ai veillé à célébrer les principales fêtes,
alors que je n’ai reçu aucune autre éducation que celle de
mes parents, ni pratiquants ni croyants, je ne sais quelle
obscure conscience m’a soufflé l’idée de les préparer à la
Bar-Mitzvah. Pour une famille juive, n’ayant jamais mis les
pieds dans une synagogue, isolée en pleine campagne,
coupée de toute communauté, ce projet relève d’une
gageure. Nous habitions à une vingtaine de kilomètres
d’Evreux où le mercredi, en fin d’après-midi, un jeune
rabbin venait de Caen, préparer les enfants à cette étape de
la vie juive. J’y ai conduit mes fils, jusqu’au retour
hasardeux d’un soir d’hiver où égarés dans le brouillard
épais, si fréquent en Normandie nous nous sommes
tristement résignés à renoncer à ce projet.
Je suis née à Paris, j’y ai fait mes études, noué de longues
amitiés et pourtant, je ne me suis jamais sentie totalement
française, il m’est toujours resté quelque chose d’une
étrangère, d’une fille d’émigrés. Je ne sais à quoi
l’attribuer ; au souvenir d’une nourrice à Savigny-sur-Orge,
qui murmurait à l’oreille des voisines avoir la garde d’une
petite fille juive ou d’avoir grandi entre deux cultures, dans
d’autres langues ou encore au regard des autres ? Mon
identité ne s’est pas construite par la lecture d’écrivains juifs
qui décrivent un monde dans lequel je ne me suis jamais
identifiée mais tardivement par l’étude de la langue biblique
et de la pensée juive.
Quand la guerre a éclaté, j’avais six ans. Ma mère m’avait
inscrite à l’école communale de filles de la rue de la Ville
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L’Evêque, située tout près de la Place de la Madeleine. Dans
ma classe, nous étions deux à porter un patronyme à
consonance bizarre. A la sortie des classes, des mamans
m’interceptaient : Rappelle-moi ton nom de famille ! Et ça
s’écrit comment ? C’est français ? C’était comme si elles
voulaient s’assurer que j’étais fréquentable. Nous sommes
revenus à Paris en 1944, environ trois mois après sa
libération. Il était trop tard pour entrer au lycée. Ma mère
m’a inscrite au cours privé Pierre Corneille, rue de
Tocqueville, dont je garde un excellent souvenir si ce n’est
qu’il s’est passé peu de temps, avant qu’une élève contrariée
par mes notes, ne s’écrie : ‘On voit bien que la guerre est
finie, il n’y en a plus que pour les juifs’ ! Ces réflexions que
nous avons dû être nombreux à entendre, expliquent
probablement la prophétie de Léon Ashkénazi : je suis juif,
mes enfants sont israéliens, mes petits enfants seront
Hébreux.
Depuis la Création de l’Etat, on assiste à une mutation
identitaire qui répond à la vision de Manitou. L’Israélien n’a
rien de commun avec l’épigone du Juif des ghettos
européens.
En France et aux Etats-Unis, les Centres d’Etudes juives
se multiplient pour enseigner les arcanes de la pensée juive.
Les cours sont ouverts à tous, sans distinction d’âge ou
d’obédience. Dans la journée, ils sont fréquentés
principalement par des seniors et des étudiants et le soir par
des actifs sortant tout droit de leurs bureaux. Des chrétiens
assidus, frustrés par les limites de leur confession viennent
également depuis de longues années.
Le 22ème Commandement ordonne d’étudier. Au-delà de
l’acquisition de connaissances, l’étude est destinée à
développer le raisonnement. D’ailleurs, il paraît que les
gouvernements de Chine et de Corée, intrigués par le
nombre de Prix Nobel attribués aux Juifs ont inscrit, l’étude
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de la langue biblique et du Talmud, à leurs programmes
scolaires et universitaires.
Si dans tout juif éloigné de son histoire, se manifeste, un
jour, le besoin de comprendre qui il est, il assistera à une
conférence ou à un colloque. Il se demandera, alors,
comment, les intervenants issus d’universités ou de grandes
écoles, exerçant des professions accaparantes, ont trouvé le
temps de devenir des érudits de la langue biblique, de
l’histoire juive, de sa pensé tout en connaissant les grands
classiques de la littérature internationale et en assistant aux
principaux spectacles. Nul doute, qu’il s’inscrira dans un
Centre et sera assidu.
L’étude représente l’unique moyen d’assurer la survie du
judaïsme. Moïse n’a pas fait don de la Torah à un peuple
particulier. Lors de la sortie d’Egypte, il a été suivi par
600.000 esclaves d’origines diverses. Cette population
hétérogène symbolise l’Humanité entière. A une époque aux
mœurs abominables, ceux devenus les Hébreux ont interdit
le meurtre, le vol, abolit l’esclavage et apporté l’idée du
respect d’autrui. Ils ont créé le Shabbat, la première Loi
sociale, ont été les précurseurs de l’écologie en imposant la
Shémita, la jachère, tous les sept ans. Ils ont donné au
monde une Loi morale et un ensemble d’écrits passionnés
qui dépassent ceux de toute autre littérature. Ils ont enseigné
que les puissants ne sont pas à l’abri des lois et s’ils doivent
être sanctionnés, les pauvres et les faibles doivent être
protégés.
Pour mes fils, Nicolas et Benjamin.
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INTRODUCTION
Si Dieu existait, on n’aurait pas besoin
de se poser toutes ces questions.
Georges Perec
Espèce d’espace
Maimonide(1), dit le Rambam, a dressé une liste de 613
commandements inscrits dans la Torah.
248 sont prescriptifs et correspondent au nombre des
muscles et tendons du corps humain. 365 sont des interdits.
Ce nombre correspond à une année solaire, bien que le
calendrier hébreu soit calculé selon les phases lunaires !
David les réduit à onze,
Isaïe à six,
Michée à trois,
Isaïe revient et les ramène à deux.
Enfin Amos les réduit à Une. ‘ Ne fais pas aux Autres, ce
que tu ne veux pas qu’on te fasse’.
Je préfère cette tournure à l’adaptation des Evangiles :
‘Tu aimeras ton prochain comme toi-même’. Qui s’aime ?
Celui qui s’aime, est-il capable d’aimer un autre que luimême ? Ne s’intéresse-il à l’Autre que pour se voir dans
l’œil qui le voit comme Narcisse se contemplant dans l’eau
immobile du lac ? Pour s’aimer, il faut un dialogue, même
pour se dire des choses désagréables. Le Lévitique (Ch.19,
Vt 17) le demande : Ne hais pas ton frère dans ton cœur,
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‘reprends ton prochain’ et tu n’assumeras pas de péché à
cause lui. Cela signifie qu’il n’est pas bon de laisser la
lachon Hara, la mauvaise langue, sans s’en expliquer. Les
paroles inadaptées relèvent de la calomnie. La tradition
juive est exigeante, rien n’est indifférent, tout revêt de
l’importance, chaque geste, chaque mot, chaque pensée a un
poids. Quand on offense son prochain, on doit s’empresser
d’effacer tout germe de rancune et s’excuser. Ce
commandement est valable pour toutes les éducations.
Dans le film, Le Maître d’école, Coluche demande à un
de ses élèves, ce que signifie le mot égoïste. Le dialoguiste
emprunte à Eugène Labiche : c’est quelqu’un qui ne pense
pas à moi’.
Le Commandement n° 5 dit :
Tu respecteras ton père et ta mère afin que tes jours se
prolongent et que tu sois heureux dans le pays que l’Eternel
te donne.
Dans une liste de 613, la place de ce Commandement est
significative de son importance. Les Evangiles ont traduit
respecter par aimer. Mais on n’aime pas plus qu’on ne croit
sur commande. Les sentiments sont spontanés. Respect, en
hébreu se dit ‘kavod’ et signifie ce qui est lourd, grave, qui a
du poids. Respecter, c’est donner du poids à l’autre, de
l’importance, le comprendre en essayant de se mettre à sa
place et l’accepter tel qu’il est. Le respect apporte la preuve
que nous pouvons sacrifier nos propres désirs et sentiments
et faire passer en premier les intérêts et les émotions de
l’autre. Dans le Livre, les répétitions sont fréquentes, mais
elles sont porteuses d’intentions et de sens et différents et
complémentaires. Dans Exode3b, il est dit : Respecte tes
parents afin que tes jours se rallongent. Le commandement
ne sous-entend pas une vie plus longue, ce qui serait
stupide, elle alerte pour ne pas détériorer l’évènement
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d’Etre, par de mauvaises relations. Dans Deutéronome,
l’intention est plus douce, plus maternelle, pour que cela te
fasse du bien.
La mauvaise relation est un poison réciproque. La
maintenir en l’état va au-delà du refus de l’Autre, la
psychanalyse l’interprète même comme le secret désir de sa
mort. Quand nous entretenons de mauvaises relations avec
nos parents, il serait bon de ne pas nous oublier qu’ils ont eu
au moins le mérite d’avoir donné naissance à la merveille
que nous sommes.
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