Rencontre avec Eduardo de Filippo, par Huguette Hatem
Ma tante Huguette Hatem est une grande spécialiste de l'auteur dramatique italien Eduardo De Filippo, dont elle a
traduit un vingtaine de pièces en Français. Son adaptation de « Naples millionnaire ! » est actuellement jouée, avec un
grand succès, au Théâtre de la Tempête, dans une mise en scène d'Anne Coutureau. La pièce conte l'histoire d'une
famille napolitaine qui subsiste pendant la guerre grâce au marché noir. Mais l'enrichissement qu'elle en tire lui fait
progressivement perdre son sens moral, sauf au père de famille, dont le personnage noble et douloureux joue ainsi le rôle
de « point de référence » pour mesurer cette déchéance. À la suite de l'un des premières représentations de la pièce, le
22 janvier dernier, ma tante, au cours d'une rencontre avec le public, a parlé d'Eduardo de Filippo, avec la participation
des comédiens de la troupe. Le texte ci-dessous constitue la transcription de cet événement, animé par Dominique
Boissel, collaborateur artistique du théâtre de la Tempête (photo ci-dessous entre Anne Coutureau et ma
tante). Dominique Boissel. Huguette, nous connaissons déjà en France l'œuvre d'Eduardo De Filippo à travers tes
nombreuses adaptations : Sik-Sik, La Grande Magie, Homme et Galant Homme... Peux-tu replacer Naples Millionnaire !
dans le parcours de De Filippo, et montrer pourquoi celle-ci constitue un tournant dans son écriture ? Huguette Hatem.
Dominique a raison. Il y a deux De Filippo, avant et après la guerre. Je dirais même qu'il y a peut-être trente De
Filippo, car il a écrit plus de trente-cinq pièces, des films, des poésies, un opéra en se référant la plupart du temps à
Naples,... Mais limitons-nous aux « deux De Filippo » évoqués par Dominique. Avant la seconde guerre mondiale,
Eduardo (photo ci-dessous, avec Toto) écrivait des pièces à dominante comique, même si les thèmes sociaux, comme
la misère étaient déjà présents. Il a déclaré : « En général, si une idée n'a pas de signification et d'utilité sociale, cela
ne m'intéresse pas d'y travailler ». Mais, en même temps, ces œuvres sont d'une fantaisie, d'une drôlerie formidable. Il a
toujours mélangé le comique et le tragique. Puis, en 1945, il a décidé d'écrire autrement, car il a pensé qu'après le
cataclysme de la guerre, on ne pouvait plus considérer les choses ni écrire de la même manière. Naples Millionnaire
! est la première pièce d'Eduardo de Filippo écrite et jouée au sortir de la guerre, en 1945. Il y parle des
bombardements, des pénuries, du marché noir. Ce climat est omniprésent dans la pièce. Les gens de ma génération,
qui ont vécu ces événements, peuvent comprendre ce dont il parle. Mais les jeunes n'ont pas eu l'expérience du
marché noir, de la faim, d'être de mauvaise humeur parce que votre père a mangé par erreur votre ration de 220
grammes de pain, comme dans la pièce. En plus, en Italie, il y a eu une guerre civile très dure entre les fascistes de
Mussolini, et les partisans qui se sont battus contre le régime. Les gens étaient devenus durs, comme le personnage
d'Amalia, la mère qui trafique pour survivre, mais qui en même temps aime sa famille. (photo ci-contre : la pièce dans
l'adaptation du théâtre de la tempète) Au moment où la pièce a été écrite, les Américains étaient encore à Naples ; il y
avait encore des pénuries. Le jour de la première, quand le rideau est tombé, il y a eu un silence de mort. Eduardo était
un comédien extraordinaire, un peu considéré en Italie comme Charlie Chaplin. Pendant deux minutes, personne n'a
applaudi. C'est long deux minutes.... Et puis, tout d'un coup, il y a eu un tonnerre d'applaudissements, des éclats de
voix... les gens reconnaissaient dans la pièce leur histoire, celle de leur pays, avec le délabrement moral, les trafics, les
délations. Dans une autre pièce d'Eduardo, Les Voix Intérieures, écrite quelques années plus tard, en 1948, les
mêmes sujets étaient évoqués. Eduardo m'a confié qu'il avait eu très peur lors de la première de la pièce car celle-ci
s'est inspirée d'un fait divers qui s'était passé, dans une famille napolitaine. Cette famille faisait du marché noir, avec
un personnage plus ou moins trouble, qui a inspiré dans la pièce le personnage de « l'associé » d'Amalia, Settebellizze.
Le père de famille est venu à la première de la pièce, car il savait qu'on parlait de son histoire et avait peur de ce que l'on
pourrait dire de lui. Eduardo craignait qu'il prenne mal ses intentions et qu'il vienne le prendre à la gorge. Mais, en fait, il
est venu voir Eduardo dans sa loge à la fin de la pièce, très ému, et l'a embrassé, en lui disant : « Vous avez compris
mon histoire ». La pièce est écrite en napolitain, une langue magnifique, voluptueuse, poétique, plus encore que
l'italien. La dernière réplique est « Ha da passà 'a nuttata », que l'on peut traduire par « Il faut que passe la nuit ». « Nuit
», c'est un mot un peu court, « nuttata », c'est plus long, plus beau et moins précieux que « nuit ». Cette phrase en Italie
depuis, est entrée dans la langue courante en Italie, devenant une sorte de proverbe. Lorsqu'Eduardo est mort, en 31
octobre 1984, on lui a fait des funérailles nationales à Rome. Eduardo, que tout le monde appelait par son prénom, était
un acteur célèbre dans son pays. Il avait été nommé Sénateur à vie et s'occupait des jeunes délinquants de Naples.
Au moment de son décès, des affiches furent placardées dans tout Rome avec l'annonce « Le sénateur Eduardo De
Filippo est mort » ; et sous cette annonce était écrit « Ha da passà'a nuttata ». Je jouais alors au TEP, à Paris. Comme
j'avais deux jours de relâche, je me suis précipitée à Rome pour assister aux funérailles. J'ai aperçu les affiches, et j'en ai
arraché une pour la conserver. Je ne savais pas à qui parler. J'ai dit à une marchande de journaux : « Vous avez des
journaux qui annoncent la mort d'Eduardo ? Je suis parisienne et je viens de France pour assister à la cérémonie ».
Alors, elle est sortie du kiosque et m'a embrassée en me disant « Eduardo exprimait ce que je pense, ce que je sens. Je
suis heureuse que des étrangers comme vous assistent à ses obsèques ». Eduardo De Filippo est un auteur magnifique,
comme Chaplin à qui il a souvent été comparé ; il s'adresse à tout le monde. Il parle au peuple et du peuple. Il exprime
dans son œuvre le sentiment populaire. Pirandello aussi est un auteur magnifique, mais il est plus intellectuel, et s'adressait
à un public déjà habitué au théâtre, alors que tout le monde en Italie pouvait sans efforts apprécier le théâtre d'Eduardo,
qui s'adresse à tous aussi bien aux gens simples qu'aux intellectuels. Il a observé jusque dans la rue ses compatriotes
napolitains. Il divertit en même temps qu'il donne à réfléchir. En 1948, Eduardo a écrit La Grande Magie qui a été
montée récemment à la Comédie-Française. C'est une pièce qui parle du pouvoir d'un homme sur un autre, et en même
temps elle comporte un climat de mystère grâce à la présence d'un personnage qui est un magicien. Avant la guerre, je
répète, Eduardo écrivait surtout des pièces comiques, et après la seconde guerre mondiale il a changé d'inspiration. En
écrivant cette pièce, La Grande Magie, il s'était dit « Elle risque de ne pas marcher ». En effet c'était la première
comédie qu'il écrivait entièrement en italien et non comme précédemment entièrement en napolitain ou alternativement
en italien et en napolitain. Alors, comme il était très prévoyant, il écrivit la même année 1948 une autre pièce, Les voix
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