saint-evremond, libertin erudit

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Universiteit Gent
Academiejaar 2009-2010
SAINT-EVREMOND, LIBERTIN ERUDIT
Entre épicurisme et scepticisme.
Promotor: Dr. A. Roose
Verhandeling voorgelegd aan de
Faculteit Letteren en Wijsbegeerte
voor het verkrijgen van de graad van
Master Frans, door Elise Marrécau.
I
Remerciements
En premier lieu, je tiens à remercier mon promoteur, dr. Alexander Roose. Ses conseils et ses
remarques m‟ont guidée tout au long de ce mémoire. Son travail de correction m‟a toujours
aidée à suivre la bonne voie. Son esprit critique et son enthousiasme ont été d‟une importance
majeure.
Je désire également remercier de tout cœur mon père, Philippe Marrécau, qui a eu la
gentillesse et la patience de relire mon texte méticuleusement. J‟ai beaucoup apprécié ses
corrections et ses suggestions lors de la relecture.
Je tiens également à remercier le reste de ma famille et mon copain pour leur soutien
inconditionnel.
II
Saint-Evremond, libertin érudit.
Entre épicurisme et scepticisme.
Introduction……………………………………………………………………………………………..1
Chapitre 1 : Généralités………………………………………………………………………..4
1.1. Le XVIIe siècle……………………………………………………………………………..4
1.2. Le libertinage……………………………………………………………………………...12
1.3. Les moralistes……………………………………………………………………………..17
Chapitre 2 : Saint-Evremond……………………………………………………………….21
2.1. L‟homme………………………………………………………………………………….21
2.2. L‟œuvre…………………………………………………………………………………...24
2.2.1. Sources d‟inspiration…………………………………………………………...24
2.2.1.1. Epicure……………………………………………………………...24
2.2.1.2. Gassendi……………………………………………………………..29
2.2.1.3. Montaigne…………………………………………………………...32
2.2.2. Entretiens sur toutes choses……………………………………………………35
2.2.2.1. Introduction………………………………………………………….35
2.2.2.2. Comparaison avec Lettre à Ménécée d‟Epicure……………………..36
A. Les plaisirs………………………………………………………..36
B. Les douleurs………………………………………………………41
C. La mort…………………………………………………………....42
D. La religion………………………………………………………..46
2.2.2.3. La curiosité…………………………………………………………..49
2.2.2.4. Le vieillissement et la sagesse ………………………………………54
2.2.2.5. Les « trois commerces » de Montaigne selon Saint-Evremond……..57
A. La conversation…………………………………………………..57
B. Les femmes……………………………………………………….59
III
C. La lecture ………………………………………………………...63
Conclusion…………………………………………………………………………………………. …65
Bibliographie…………………………………………………………………………………………..67
IV
Introduction
Saint-Evremond1 est un philosophe éminent du XVIIe siècle qui a consacré, sous des cieux
divers, sa très longue vie aux armes et à l‟écriture. Il a composé de travaux divers sur un
éventail de sujets.
Saint-Evremond a formé sa pensée lors de l‟étude de l‟histoire et de l‟écriture antiques. Par
l‟étude de l‟histoire, il cherche à comprendre les événements contemporains. Elle lui sert de
leçon. Non seulement il étudie les écrivains gréco-latins assidûment, mais également quelques
érudits français attirent son attention. Comme moraliste, il s‟intéresse surtout aux questions
liées à la condition humaine. Il aime composer le portrait de l‟Homme. Comme libertin, il
critique la religion catholique et refuse d‟accepter aveuglément les dogmes qu‟elle impose. Il
s‟efforce également de représenter l‟homme tel qu‟il est et non plus tel qu‟il se voit lui-même
à travers l‟image proposée par l‟Eglise. Saint-Evremond comprend - et il est un des premiers
de son temps-, que la vérité ne jaillit qu‟en s‟opposant aux opinions communes à l‟époque2.
Dès lors, ses pensées étaient parfois considérées comme subversives.
Voilà pourquoi, pour contrer une critique virulente, Saint-Evremond avertit son lecteur. Son
opinion n‟est qu‟une opinion parmi d‟autres et elle ne doit pas être suivie absolument : « Vous
me demandez mon opinion sur les sciences où peut s‟appliquer un honnête homme. Je vous le
dirai de bonne foi, sans prétendre que personne y doive assujettir son jugement. » (EC, 55)
En outre, il déclare ne rien dire de nouveau : « Je ne vous dis rien ici que d‟autres n‟aient dit
devant moi.3 ». Il n‟exprime jamais ses idées de manière explicite. Il dissimule ses véritables
idées. Le libertin Saint-Evremond craint que ses pensées séditieuses ne peuvent pas toujours
être affichées en plein jour : « Toute vérité n‟est pas bonne à dire, n‟importe quand, n‟importe
où, n‟importe comment et à n‟importe qui4». L‟écriture en filigrane rend son texte subtil et
1
A partir de maintenant, je fais référence à SAINT-EVREMOND, Condé, Turenne et autres figures illustres,
Paris, Editions Desjonquères, 2003. (CT, p.) et à SAINT-EVREMOND, Entretiens sur toutes choses, Edition
présentée, établie et annotée par David BENSOUSSAN, Paris, Editions Desjonquères, 1998. (EC, p.)
2
Philippe GARCIN, « La martingale de Saint-Evremond » dans Les Lettres Nouvelles n°46, février 1957, p.
214.
3
Saint-Evremond cité par Jean-Charles DARMON, Philosophie épicurienne et littérature au XVIIe siècle en
France, France, Presses Universitaires de France, 1998, p. 320.
4
Jean-Pierre Cavaillé, « Libertinage et dissimulation. Quelques éléments de réflexion » in Libertinage et
Philosophie au XVIIe siècle, 5, Les libertins et le masque : simulation et représentation, Saint-Etienne,
Publications de l‟Université de Saint-Etienne, 2001, p. 82.
1
extrêmement riche à la fois. Le lecteur parvient à discerner les pensées de l‟auteur en lisant
entre les lignes. C‟est donc par la pensée spéculative, par la rhétorique et par un langage qui
attribue à chaque mot une signification puissante mais subreptice, que Saint-Evremond se
montre maître dans l‟art de la suggestion. Toutefois, ses écrits et le mode de vie qu‟il y
propose en filigrane, ne conviennent qu‟aux érudits et aux savants capables d‟interpréter les
arrière-pensées.
Dans son autoportrait, Saint-Evremond se décrit comme « un voluptueux qui n‟a pas moins
d‟aversion pour la débauche que d‟inclination pour les plaisirs, un homme qui n‟a jamais senti
la nécessité ni connu l‟abondance » (CT, 67). Par ces paroles, Saint-Evremond prouve qu‟il
désire trouver le juste milieu : non seulement le juste milieu entre la nécessité et l‟abondance,
mais également entre plaisirs et devoirs, entre réflexion abondante et réflexion divertissante.
Trouver cet équilibre, et ne jamais tomber dans l‟excès, constitue un élément essentiel de sa
pensée, une sorte de fil rouge qui s‟insère dans tous ses essais.
Constamment préoccupé par la recherche d‟un équilibre qui lui semble essentiel, balançant
sans cesse entre deux extrémités, Saint-Evremond semble aller d‟un extrême à l‟autre. Ses
pensées peuvent sembler contradictoires : elles changent parfois, d‟un essai à l‟autre, ne
témoignent pas de grande stabilité. Mais c‟est justement en réfléchissant sur les limites, en
prenant en considération toutes les options possibles, que Saint-Evremond désire atteindre le
bon équilibre. Et du même coup, il tient à avertir son lecteur qu‟il n‟est qu‟un simple
philosophe, et que, lui aussi, ne connaît pas la vérité.
C‟est d‟ailleurs cela que Saint-Evremond veut démontrer: même par la réflexion, la vérité
n‟est pas à déceler. Il va tellement loin dans cette pensée qu‟il propose de renoncer à la
philosophie, idée assez surprenante pour quelqu‟un qui compose des traités de philosophie.
Nous commençons ce mémoire par un chapitre introductif sur le XVIIe siècle, les libertins et
les moralistes. Ces deux mouvements contestataires et les troubles du XVIIe siècle sont
présents dans les écrits de Saint-Evremond. Ensuite, nous passons aux écrivains qui ont
marqué Saint-Evremond: Epicure, Gassendi et Montaigne. Ces auteurs ont tellement marqué
Saint-Evremond que l‟incorporation de leurs idées dans ce mémoire est indispensable. La liste
de ses sources d‟inspiration est évidemment plus large, mais nous nous limitons à ces auteurs.
Tout en analysant les essais de Saint-Evremond, nous comparons sa pensée avec celle de ses
« lumières ».
2
L‟objectif de ce mémoire est de dévoiler les pensées de cet écrivain si prudent et délicat.
L‟étude désire démontrer que les Entretiens sur toutes choses sont plus que des essais sur des
matières variées. Ce sont des écrits qui regorgent de pensées novatrices et éclairantes,
exprimées précautionneusement, et qui témoignent de l‟intellect de Saint-Evremond. Il a su
intégrer dans son œuvre, la pensée de ses prédécesseurs antiques et de ses sources
d‟inspiration. Mais il les renouvelle en même temps. Il se montre également maître dans la
connaissance du cœur humain et de l‟homme tout court. Qu‟il peigne l‟Antiquité, les
hommes, qu‟il parle de politique, de littérature, de l‟amitié ou des femmes, il sait captiver son
lecteur par son ingéniosité et la finesse de son esprit. Toutes ces qualités prouvent la grande
importance de Saint-Evremond dans l‟évolution de la littérature, non seulement dans celle du
Grand Siècle, mais également dans celle des siècles à venir.
3
Chapitre 1 : Généralités
1.1. Le XVIIe siècle5
Afin de mieux comprendre l‟esprit du temps dans lequel Saint-Evremond vivait, il nous
semble indispensable de mieux s‟informer sur ce fameux Grand Siècle.
L‟histoire politique et religieuse à cette époque sont indissociablement liées l‟une à l‟autre. Le
XVIIe siècle est profondément marqué par les guerres de religion du siècle précédent
auxquelles le roi Henri IV met fin par l‟édit de Nantes (1598). Conformément à l‟édit, les
protestants peuvent posséder des places de sûreté et des garnisons. Cet édit permet de
rapprocher les catholiques et les protestants, acceptant même les mariages mixtes. Mais
malgré ce progrès modeste, l‟antagonisme persiste : les protestants sont non seulement
menacés par le clergé, leurs maisons sont brûlées par les catholiques. Les guerres de religion
et leurs conséquences néfastes pèsent sur toute la France. L‟économie a périclité et le nombre
de chômeurs ne cessent de croître. L‟Eglise reste déchirée et divisée malgré la tentative du roi
d‟imposer la tolérance. Bref, le pays est dévasté. Saint-Evremond comprend l‟influence
néfaste des guerres de religion : « Toutes ces belles controverses sur les religions diverses
n‟ont jamais produit aucun bien. » 6
Le Duc de Sully, le ministre de finances sous Henri IV, doit redresser l‟économie. Cette
période, les premières années du XVIIe siècle, est marquée par une prospérité matérielle non
négligeable et fait naître une classe de bourgeois et de fonctionnaires. La France entame une
politique coloniale et se lance vers les Indes orientales et occidentales. Des commerçants
français partent en expédition commerciale vers l‟Asie.
Malgré les efforts de l‟Etat, comme cette tentative d‟établir une politique commerciale
prospère, le pays ne sort pas entièrement des temps agités. L‟assassinat d‟Henri IV par
Ravaillac en 1610 prouve que le pays souffre encore des conséquences des guerres de religion
et qu‟Henri IV et son entourage n‟ont pas pu résoudre les problèmes religieux.
5
Pour ce chapitre consacré au XVIIe siècle, nous nous sommes basés sur : Christiane LAUVERGNATGAGNIERE, Anne PAUPERT, Yves STALLONI, Gilles VANIER, Précis de littérature française, sous la
direction de D. BERGEZ, Paris, Armand Colin, 2007. et sur Roland MOUSNIER, Les XVIe et le XVIIe siècle,
Paris, Presses universitaires de France, 1953.
6
Saint-Evremond cité par Françoise CHARLES-DAUBERT, Les libertins érudits en France au XVIIe siècle,
France, Presses universitaires de France, 1998, p. 76.
4
Après la mort d‟Henri IV, sa femme Marie de Médicis est obligée de prendre le relais puisque
leur fils Louis XIII, n‟a que neuf ans. Son autorité n‟est toutefois pas acceptée par des
hommes influents tels que le Prince de Condé. Les tentatives de la royauté ne suffisent pas à
tempérer la commotion : la Régente ne réussit pas à imposer son autorité royale. De plus, elle
est confrontée à de nouvelles révoltes de la part des huguenots. Il n‟est alors pas surprenant
que Louis XIII, à l‟âge de 16 ans, écarte la Régente de la gestion d‟Etat. A côté du jeune
Louis XIII, un homme fort s‟impose: c‟est en 1624 que Richelieu accomplit la fonction de
premier ministre avant-la-lettre et entre dans le Conseil du Roi. Il applique rigoureusement de
nouvelles ordonnances : il restaure la monarchie et il réagit contre l‟édit de Nantes en
assiégeant La Rochelle, une ville portuaire en bordure de l‟Atlantique où au cours de l‟histoire
les protestants se sont établis. Richelieu les prive de leurs privilèges. Il ne se borne pas à
secouer le paysage religieux, au contraire, il s‟immisce dans toutes les affaires intérieures du
pays : il interdit les duels, il en finit avec l‟attitude révoltante des féodaux, il fait exécuter les
comploteurs et enfin, il développe le commerce et la navigation. Le traité du Compiègne avec
les Provinces-Unis (Pays-Bas) permet à la France de relancer ses activités de commerce vers
l‟Amérique. Avec Richelieu, la France s‟empare des Antilles et du Canada. Le cardinal essaie
également d‟établir de bons contacts de commerce avec les Indes Orientales.
Bref, après des années de révolte, de guerres et de chaos, Richelieu a su réorganiser la France
sur le plan politique, religieux et économique. Richelieu, qui en théorie ne bénéficie d‟aucune
autorité royale, est indispensable dans ce procès de redressement : c‟est à lui qu‟il faut
attribuer le rétablissement de la France.
Ce procès de redressement n‟est que provisoire puisque la France ne réussit pas à assainir sa
situation financière. En effet, à cause de la guerre de Trente Ans (1618-1648) dans laquelle la
France s‟est engagée, les finances du royaume s‟épuisent à nouveau. L‟Etat se voit obligé de
recourir à des impôts ce qui provoque évidemment de grands mécontentements populaires,
avec ses révoltes et ses émeutes. Avant son exil, Saint-Evremond s‟est engagé résolument
pour la dynastie. Il lutte sur les champs de bataille et dans les guerres avec comme principe :
« en sauvant la Cour, conserver l‟Etat.7»
Richelieu meurt en 1642, Louis XIII quelques mois après lui. L‟histoire se répète : puisque
l‟héritier légitime, le futur Louis XIV, n‟a que cinq ans, la femme de Louis XIII prend le
7
Victor CONVERT, « Ouverture » in Saint-Evremond entre Baroque et Lumières, Actes publiés sous la
direction de Suzanne Guellouz, France, Presses universitaires de Caen, 2000, p. 20.
5
relais. Anne d‟Autriche est secondée par le cardinal Mazarin qu‟elle désigne comme premier
ministre. Saint-Evremond entretient une bonne relation avec la duchesse Mazarin, la nièce
favorite du cardinal. Après avoir mené une vie agitée en France, elle arrive à Londres où elle
lie connaissance avec Saint-Evremond qui lui consacre plusieurs écrits tels que Portrait de
madame le duchesse Mazarin, A madame la duchesse Mazarin et Sur l’amitié, à madame la
duchesse Mazarin. A la demande de la duchesse, à peine guéri d‟une grande maladie, il lui
écrit même un panégyrique sous le titre d‟Oraison funèbre de madame la duchesse Mazarin.
En augmentant les taxes, Mazarin ne se rend pas populaire, au contraire, le Parlement
s‟oppose à sa politique fiscale. Cette révolte du Parlement mène même à une véritable guerre
civile, la Fronde. C‟est ainsi que la France n‟est plus seulement impliquée dans une guerre
étrangère, mais également dans une guerre civile. En 1648 le traité de Westphalie, qui met fin
à la guerre de Trente ans, remet la France sur la bonne voie. Après le décès de Mazarin
(1661) Louis XIV écarte sa mère de l‟autorité royale et se débarrasse de la plupart des
ministres : il instaure la monarchie absolue. Il se fait seconder par Colbert qui assume la
fonction de contrôleur général. Colbert exerce sa fonction tellement bien que le roi n‟a plus
qu‟à se préoccuper de ses entreprises de prestige et de sa politique religieuse. Sur le plan
religieux, Louis XIV vise à réduire l‟autorité du pape et à réprimer les protestants. Sur le plan
culturel, il s‟efforce à inciter ses sujets à participer activement à la vie artistique. Il fait
également construire un château à Versailles qui doit devenir le joyau et le panonceau de la
cour et de ses rites. Le roi crée une image quasi mystique autour de lui et de son règne, celuici en subira évidemment les lourdes conséquences.
Jusqu‟à environ 1685, le royaume de Louis XIV resplendit et se flatte d‟un faste inégalable,
tout au désir de son souverain absolu. Toutefois la situation se renverse avec l‟abolition de
l‟édit de Nantes en octobre 1685 : la cour est devenue rigoureuse et inflexible. La condition
du pays se détériore : les guerres coûtent trop aux caisses d‟Etat et le taux de mortalité
augmente à cause de famines causées par de nombreuses mauvaises récoltes successives.
Saint-Evremond se montre compréhensif à l‟égard de Louis XIV, alors qu‟il accuse les
protestants d‟être trop obstinés. Il ne cache pas son opinion à son ami protestant monsieur
Justel, obligé à l‟exil :
« Enfin, Monsieur, si vous avez une religion douce et paisible, dans laquelle vous ne
cherchiez que votre salut, il faut croire qu‟on ne troublera point des exercices
modestes et pieux ; mais si, jalouse et querelleuse, elle attaque celle de l‟Etat, si elle
6
reprend, censure et condamne les choses les plus innocentes, je ne vous réponds pas
une longue indulgence d‟une étrangère injuste et fâche en ses corrections.» (EC, 150)
Le XVIIe siècle est sans aucun doute également le siècle des grandes découvertes
scientifiques. L‟apport en est énorme, non seulement elles ont fortifié le monde, mais elles ont
également proposé à l‟homme le progrès sans limites en ouvrant la voie du savoir et de la
raison et cela pour toutes les générations à venir.
Il faut insister sur le fait que le Grand Siècle ne peut pas être réduit au règne de Louis XIV et
au classicisme qu‟il instaure à la cour. Tout comme dans la politique et la religion, la
littérature connaît des temps agités dès la première moitié du XVIIe siècle. Le terme „baroque‟
est assigné à cette période mouvementée.
Le mot ne désigne pas seulement un courant dans la littérature, le terme renvoie également à
d‟autres expressions artistiques comme la musique, la peinture, l‟architecture. Le baroque a
un goût pour la liberté, pour le dédain des règles de la mesure et des bienséances 8. C‟est un
mouvement irrationnel où la force naturelle déborde ainsi que le goût du mystère. Le baroque
est tumultueux, luxuriant et tellement proliférant qu‟il est difficile d‟en définir la complexité.
En outre, dans le cadre de la Contre-Réforme, le mouvement baroque est astucieusement
récupéré comme une arme dans la lutte contre les protestants. Saint-Amant, Cyrano de
Bergerac et Théophile de Viau sont des auteurs que l‟on peut considérer comme baroques, à
cause de leur tendance à l‟exagération, le recours à la métamorphose, l‟illusion et le
mouvement, et l‟expression des émotions.
Il faut toutefois remarquer que ces auteurs ne se limitent pas à des écrits « baroques ».
Théophile de Viau, par exemple, appartient sans aucun doute également au courant des
libertins. Le libertinage coexiste avec des mouvements comme la préciosité et le burlesque.
Charles Perrault définit le burlesque comme « une espèce de ridicule » qui « consiste dans la
convenance de l‟idée qu‟on donne d‟une chose avec son idée véritable »9. La parodie est
omniprésente dans les écrits burlesques.
La préciosité est non seulement un mouvement littéraire qui se répand dans les salons
littéraires tel celui de Madame de Scudéry, mais également une manière d‟être et un mode de
8
Roland MOUSNIER, Les XVIe et le XVIIe siècle, Paris, Presses universitaires de France, 1953, p. 197.
9
Charles PERRAULT, Parallèle des anciens et des modernes en ce qui regarde les arts et les sciences¸ Paris,
Jean-Baptiste Coignare, 1693.
7
vie10. Les précieux s‟efforcent à s‟écarter du monde populaire et vulgaire. L‟amour platonique
et l‟amour pur sont d‟une importance majeure pour les précieux: ils ne veulent pas se laisser
tenter par l‟amour charnel. Vu leur désir de se distinguer, ils usent d‟un langage précis et
recherchent la perfection formelle. Ces auteurs se consacrent à plusieurs genres : de la lettre
au sonnet, du roman pastoral ou roman d‟aventures au rondeau. Ce courant bourgeois joue un
rôle prépondérant non seulement dans la naissance de bonnes manières, mais également dans
l‟évolution de l‟émancipation féminine. Dans Jugement sur les sciences où peut s’appliquer
un honnête homme, Saint-Evremond vise les femmes précieuses, qui s‟adonnent à la
philosophie, l‟écriture, la rhétorique et la théologie. Il estime que leurs préoccupations sont
dérisoires: « il est ridicule que les femmes même osent agiter des questions qu‟on devrait
traiter avec beaucoup de mystère et de secret. » (EC, 55) Dans le cadre de thèmes littéraires,
la préciosité stimule l‟analyse psychologique des personnages et stimule les débats
sentimentaux. Inconsciemment les précieux préparent le classicisme par leur souci de
précision et de clarté.
La période turbulente sur le plan politique a sans doute également eu un effet stimulant sur le
changement vers le classicisme. Un grand nombre d‟auteurs désirent retourner à la littérature
rigoureuse et respectueuse des Anciens. Guez de Balzac, « le restaurateur de la langue
française », milite en faveur d‟un retour aux Anciens et en faveur d‟une observance plus
stricte des règles de l‟éloquence. La création de l‟Académie française en 1635 en est une
conséquence logique. Louis XIV stimule ce projet de production littéraire fertile et glorieuse.
Des écrivains renommés qui arrivent à la fin de leur carrière, comme La Fontaine, Madame de
Sévigné, Bossuet et Pascal sont relayés par une nouvelle génération d‟auteurs prometteurs :
Boileau, Racine, etc. De nombreux auteurs écrivent des pièces de théâtre, ce qui fait du XVIIe
siècle « l‟âge d‟or du genre dramatique11 ». Corneille, Molière et Racine sont des auteurs
emblématiques de cette période. Corneille est un enfant de la tradition baroque du théâtre,
Molière renouvelle le genre de la comédie et Racine peut être considéré comme l‟écrivain
classiciste par excellence. C‟est une période littéraire très féconde qu‟on qualifiera de
classicisme à partir du XIXe siècle. Saint-Evremond écrit sur Corneille : « Le grand maître du
Théâtre, à qui les Romains sont plus redevables de la beauté de leurs sentiments qu‟à leur
10
Antoine ADAM, Histoire de la littérature française au XVIIe siècle, Tome II, l’époque de Pascal, Paris,
Editions Domat, 1951, p. 22.
11
Christiane LAUVERGNAT-GAGNIERE, Anne PAUPERT, Yves STALLONI, Gilles VANIER, Précis de
littérature française, sous la direction de D. BERGEZ, Paris, Armand Colin, 2007, p. 101.
8
esprit ou à leur vertu, Corneille, devient un homme commun sitôt qu‟il s‟exprime pour luimême12. » Malgré le manque d‟une doctrine fixe, les classicistes peuvent être rassemblés par
leurs valeurs communes inspirées par la vie religieuse complexe au XVIIe siècle. A travers
des écrits, un vrai débat est animé entre les différents courants religieux : les humanistes
chrétiens s‟opposent aux jansénistes et aux quiétistes.
Le classicisme est plus qu‟un mouvement littéraire : c‟est une philosophie, une conception,
une esthétique, presque un mode de vie. Le classicisme est une philosophie parce que les
classicistes trouvent leur inspiration chez Descartes et sa pensée rationaliste. Dans les œuvres
classicistes, des règles rigoureuses, celles des Anciens, sont observées afin de parvenir à la
perfection esthétique. Le classicisme est également une esthétique par le souci d‟écrire de
manière variée et élégante, mais sans tomber dans la surcharge et l‟outrance, comme il est
intrinsèque au mouvement baroque. Les classicistes aspirent à créer de l‟harmonie dans leur
travail et sur ce point, ils divergent également des écrivains baroques.
Le XVIIe connaît beaucoup d‟écrivains classicistes. Il reste toutefois des groupes minoritaires
qui ne veulent pas écrire à l‟instar des Anciens et qui ne désirent pas pourchasser l‟idéal de la
parfaite honnêteté. Ce groupe contestataire prépare en quelque sorte les Lumières. Télémaque
de Fénélon contient des germes de la philosophie de Voltaire et les Caractères de La Bruyère
annoncent les pensées de Montesquieu. Ces auteurs et écrits libertins jouent un rôle majeur
dans la « querelle des Anciens et des Modernes », débat littéraire qui a lieu à la fin du siècle13.
C‟est un débat récurrent dans l‟histoire : faut-il suivre la tradition ou faut-il s‟adonner à la
modernité ? La question est cruciale. Le monde littéraire et artistique est partagé entre les
adeptes des Anciens et adeptes des Modernes qui croient en la supériorité des écrivains du
Grand Siècle. Les Anciens ou Classiques, représentés par Boileau, luttent en faveur de
l‟imitation des écrivains de l‟Antiquité parce qu‟ils estiment que ces auteurs avaient atteint la
perfection. Voilà pourquoi tous les écrivains de toutes les époques sont censés les suivre.
Racine, par exemple, est un tragédien qui appartient aux Anciens. Ses tragédies respectent les
règles du théâtre classique tirées de la Poétique d‟Aristote. De plus, Racine opte le plus
souvent pour des sujets déjà traités par les dramaturges anciens. Les Modernes par contre,
12
Saint-Evremond cité par Jean-Charles DARMON, Philosophie épicurienne et littérature au XVII e siècle en
France, France, Presses Universitaires de France, 1998, p. 364.
13
Madeleine BERTAUD, Le XVIIe siècle littérature française, Nancy, Presses universitaires de Nancy, 1998, p.
186.
9
sous la direction de Charles Perrault, ont une opinion divergente. Ce n‟est pas qu‟ils
n‟apprécient pas les écrits des auteurs gréco-latins, mais ils estiment que leurs écrits ne
dépassent pas le niveau des auteurs contemporains. De plus, ils pensent que la littérature
nécessite de l‟innovation et qu‟elle doit être adaptée à la société contemporaine. Charles
Perrault fait l‟éloge des auteurs contemporains qui sont le fruit de la politique artistique de
Louis XIV.
La belle Antiquité fut toujours vénérable;
Mais je ne crus jamais qu’elle fût adorable.
Je voy les Anciens sans plier les genoux,
Ils sont grands, il est vray, mais hommes comme nous ;
Et l’on peut comparer sans craindre d’estre injuste,
Le Siecle de Louis au beau Siecle d’Auguste14.
Saint-Evremond n‟arrive pas à prendre parti dans cette querelle. Bien sûr, il éprouve une
admiration profonde pour les anciens. « Cette Antiquité qui m‟est si chère » (EC, 106). De
plus, il juge sévèrement la qualité de la production contemporaine: « La médiocrité de notre
génie se trouve au-dessous de la majesté de l‟histoire » (EC, 66) Mais il le considère comme
un vice le mépris que certains éprouvent pour les écrits de la modernité :
« Il y a un vice opposé à celui-ci, qui n‟est pas plus supportable : c‟est de nous attacher
avec passion à ce qui s‟est fait dans un autre temps que le nôtre, et d‟avoir du dégoût
pour tout ce qui se fait en celui où nous vivons. » (EC, 82)
Saint-Evremond reproche aux Anciens de dédaigner tout ce qui est nouveau. Il estime qu‟il
faut juger libre de préjugés les œuvres afin de pouvoir se prononcer délibérément sur leur
valeur. (EC, 83)
Nous pouvons donc conclure qu‟à la fin du XVIIe siècle, le monde littéraire se retrouve
fractionné : de nombreux mouvements, tels que le baroque, le classicisme, le libertinage et le
moralisme se côtoient et se confrontent en même temps. Saint-Evremond semble appartenir à
la fois au libertinage et au mouvement des moralistes.
14
Charles PERRAULT, Parallèle des anciens et des modernes en ce qui regarde les arts et les sciences¸ Paris,
Jean-Baptiste Coignare, 1693.
10
La naissance de ces mouvements contestataires, le libertinage et le courant des moralistes, est
une conséquence de différents facteurs qui ont marqué le XVIe et le XVIIe siècles. Les grands
voyages, par exemple, ont apporté de grands changements : l‟homme européen se rend
compte qu‟il y a d‟autres modes de vie et d‟autres mœurs que ceux avec lesquels il est
accoutumé. Il comprend que le système politique occidental n‟est pas le seul possible. Il
découvre de nouvelles visions sur la société, de nouvelles cultures et mœurs. La pensée qui
semble avoir régi l‟humanité jusque-là et qui était devenue évidente est bouleversée par la
découverte d‟autres point de vues possibles.
Les guerres de religion jouent également un rôle important dans le développement du
libertinage et du groupement des moralistes. Sous le prétexte de défendre leur religion, les
croyants se sont entretués. Au nom du Christ et de l‟Evangile, des hommes rédigeaient des
pamphlets haineux, s‟injuriaient, se calomniaient. Toutes ces cruautés ont fait naître l‟idée
qu‟il n‟y a pas une seule vérité religieuse et même que les religions peuvent exercer une
influence néfaste15. Les guerres détruisaient peu à peu le respect pour la religion. Les
mauvaises mœurs du clergé ne sont pas étrangers à cet esprit de révolte : le regard envers le
catholicisme change et la foi inconditionnelle s‟affaiblit ou au moins change de ton. L‟Etat ne
réussit pas à détourner le peuple de ces passions « néfastes ». Le peuple se pose de plus en
plus de questions sur la doctrine chrétienne. Ces questions, ces doutes, expliquent le succès de
Voltaire quelques décennies plus tard. Les incrédules ne reconnaissent pas ouvertement qu‟ils
sont incroyants, ils ne veulent pas courir le risque d‟être accusés. Ils craignent la répression et
les poursuites. Marie de Médicis et Louis XIII tentaient d‟éliminer de ces « incrédules » et de
rétablir la discipline morale16. A l‟époque, la Cour est convaincue qu‟il faut pourfendre les
mécréants, la France en revanche n‟est pas prête à accepter une trop rude tutelle. Voilà
pourquoi les tentatives de la Cour produisent un effet inverse : toute la société française est en
effervescence et n‟accepte plus ce traitement paternel. Chez certains, les „libertins‟, ce refus
engendre un esprit révolté contre les dogmes religieux. D‟autres, les moralistes, cherchent et
trouvent récompense dans les écrits de saint Augustin. Les deux mouvements ne se laissent
plus endoctriner par les tenants de l’Ecriture et se sont inspiré par les écrits épicuriens et
stoïciens de l‟Antiquité.
15
Roland MOUSNIER, Les XVIe et le XVIIe siècle, Paris, Presses universitaires de France, 1953.
16
René PINTARD, Le libertinage érudit dans la première moitié du XVII e siècle, Paris, Boivin et Cie, Editeurs,
1943, p. 31
11
1.2. Le libertinage
L‟étude de ce mouvement intellectuel, qui a tellement agité les hommes du XVIIe siècle,
appelé le libertinage, nous paraît indispensable à la compréhension du Grand Siècle. Mais que
comprend-on par ce « libertinage »? Cette notion qui apparaît la première fois au début du
XVIIe siècle dans le dictionnaire de Cotgrave (1611)17 est utilisée afin de renvoyer à un
mouvement, un élan qui s‟infiltre dans la société au cours de la deuxième moitié du XVIe
siècle. Le libertinage désigne l‟épicurisme et la licence des mœurs qui sont incompatibles
avec la morale chrétienne1. Les libertins s‟assignent le but d‟interroger les conceptions et les
conventions que l‟homme accepte sans la moindre réflexion. Ils bousculent les certitudes dont
l‟Eglise a besoin pour se perpétuer18.
Dans Les libertins en France au XVIIe siècle (1899) F.-T. Perrens décrit les libertins comme
« une foule grouillante, en un siècle qu‟on avait cru tout dévot, de mécréants de toute sorte,
gentilshommes débauchés ou blasphémateurs, poètes épicuriens, bourgeois incrédules,
écrivains sceptiques, hommes de lettres indépendants et philosophes audacieux 19 ». Mais ce
tableau amusant esquissé par Perrens n‟est pas assez nuancé et ne correspond pas toujours à la
réalité. Une définition plus exacte s‟impose et nous proposons celle avancée par le libertin
érudit François de La Mothe le Vayer. Le libertinage est une attitude intellectuelle qui
constitue à n‟accepter aucune censure et aucune règle imposée par n‟importe qui20. Les
libertins revendiquent la liberté dans tous les domaines possibles, même si ces domaines
étaient jusque-là soumis à des règles rigoureuses. Ils mettent en doute toute chose qu‟il est
d‟usage d‟accepter sans esprit critique et sans aucune analyse. Leur vocation consiste à
démystifier les dogmes chrétiens de l‟homme et de Dieu afin que l‟homme ne tienne plus
compte que de la raison, de la philosophie et qu‟il adopte une conception pleinement
humaniste de la vie. Les libertins s‟inspirent des critiques rationalistes de la Renaissance, de
17
François BLUCHE, Dictionnaire du Grand Siècle, France, Librairie Arthème Fayard, 1990, p. 873.
18
Hélène OSTROWIECKI, « Le libertinisme et le masque » in Libertinage et Philosophie au XVIIe siècle, 5, Les
libertins et le masque : simulation et représentation, Saint-Etienne, Publications de l‟Université de SaintEtienne, 2001, p. 47.
19
René PINTARD, Le libertinage érudit dans la première moitié du XVII e siècle, Paris, Boivin et Cie, Editeurs,
1943, p. VII
20
Françoise CHARLES-DAUBERT, Les libertins érudits en France au XVIIe siècle, France, Presses
universitaires de France, 1998, p.5
12
Machiavel, le prince des sceptiques, et de Montaigne.21 Comme ces auteurs, les libertins sont
fascinés par les Anciens, les auteurs gréco-latins, et ils étudient leurs écrits. L‟Antiquité avec
sa pensée stoïcienne et épicurienne, est un remplaçant digne et rend possible le rejet du
christianisme. Remarquons que les libertins ne s‟efforcent pas d‟établir un système unique à
suivre, ils donnent uniquement des indications. Leurs œuvres adoptent souvent un ton plutôt
léger; satirique même et elles font preuve d‟une naïveté feinte.
Ce mouvement recouvre aussi bien des rationalistes que des épicuriens ou des sceptiques.
Contrairement à l‟impression donnée jusqu‟ici, le libertinage n‟est pas un courant totalement
uniforme. Il est difficile de coller une étiquette générale sur l‟ensemble du groupe et de le
définir de façon univoque car ces libertins opèrent de façon parfois très divergente. Ils ne
partagent par exemple pas tous les mêmes formes littéraires. Ils s‟expriment tant par le roman
que par l‟essai, le vers satirique, le dialogue, la lettre ou le manifeste. Il est néanmoins
possible de découvrir des traits communs et de délimiter les contours de ce mouvement. Les
thèmes abordés par les libertins sont de même nature : la religion et la critique sur les
miracles, les oracles et les possessions, la mort, l‟immortalité de l‟âme, les « esprits forts »22
par opposition aux « esprits faibles23 », la vie selon les lois de la nature et l‟Epicurisme.
L‟analyse de ces thèmes et l‟attitude intellectuelle adoptée lors de cette analyse présente de
nombreuses convergences. Par ailleurs, plusieurs formes de libertinage surgissent au cours du
XVIIe siècle. Le libertinage de mœurs24 s‟oppose au libertinage littéraire25 et au libertinage
érudit. C‟est à ce dernier groupe que Saint-Evremond appartient. Les libertins érudits
appartiennent dans la majorité des cas à la noblesse de robe, à la haute bourgeoisie et à
l‟Eglise26. Ce sont des intellectuels, réunis autour des frères Dupuy27, qui partagent une
attitude et des pensées critiques nourries par des idées épicuriennes à l‟égard de la religion
21
Roland MOUSNIER, Les XVIe et le XVIIe siècle, Paris, Presses universitaires de France, 1953.
22
Françoise CHARLES-DAUBERT, Les libertins érudits en France au XVIIe siècle, France, Presses
universitaires de France, 1998, p. 5
23
Françoise CHARLES-DAUBERT, op. cit., p. 8.
24
Le libertinage de mœurs se développe partout dans le royaume, surtout à la Cour. Il s‟agit d‟un courant qui
s‟oppose aux rigueurs des croyances religieuses et qui tient à la liberté des mœurs née dans le chaos après les
guerres de religion.
25
Le libertinage littéraire fera son apparition un peu plus tard. Ce courant se développe d‟une part à la cour, où
les écrivains sont protégés, et d‟autre part à la ville où la piété perd de sa vigueur et se manifeste par le biais de
poèmes satiriques, de chansons, de confessions ou de pamphlets. L‟inspirateur de ce mouvement licencieux qui
fait partie de l‟entourage d‟Henri IV, est Théophile de Viau, souvent appelé de son seul prénom. Il se fait
remarquer à la cour par ses idées libertines et il finit même par être emprisonné.
26
Françoise CHARLES-DAUBERT, Les libertins érudits en France au XVIIe siècle, France, Presses
universitaires de France, 1998, p. 11
27
Françoise CHARLES-DAUBERT, op. cit., p. 10
13
dévote. « La tétrade » par exemple est une petite formation autour de quatre savants : La
Mothe le Vayer, Diodati, Naudé et Gassendi28. Nous reviendrons sur Gassendi dans la suite de
ce mémoire. Sans s‟exprimer sur des noms, le Père le Moyne, un moraliste, dépeint « la
tétrade » dans ses Peintures morales de 1640 comme une « secte d‟ esprits forts » incarnant à
leur tour l‟archétype de l‟ennemi corrupteur de la religion, un groupe d‟où partaient « ces
dialogues sceptiques […] qui apprenaient à douter des choses les plus infaillibles et à
désavouer la créance de tous les siècles29.» Issus d‟un milieu élevé, les libertins érudits n‟ont
pas l‟objectif d‟atteindre le grand public, au contraire, ils sont plutôt de nature discrète. Ils
réservent leurs ouvrages à des lecteurs initiés et avant tout à leurs amis qu‟ils jugent seuls
dignes de comprendre une telle littérature.
Malgré la catégorisation ci-dessus, la dénomination de libertin se relève problématique. En
premier lieu, les libertins eux-mêmes ne se sont jamais reconnus dans le terme « libertin » et
ils ne l‟ont jamais utilisé pour se désigner30eux-mêmes. Ils préféraient être appelés « esprits
forts », esprits guéris d‟erreurs populaires. Cette dénomination montre à quel point les
libertins se sentent éloignés et désirent s‟écarter des esprits qu‟ils jugent faibles. C‟est par
cette dénomination qu‟ils veulent se distinguer des ignorants naïfs, crédules et superstitieux.
Leurs écrits s‟adressent uniquement aux érudits et ils ne désirent absolument pas partager
leurs idées avec les esprits incultes. Ils préfèrent être ignorés par le grand public, par les
crédules populaires avec leur « esprit moutonnier »31. La Mothe le Vayer exprime ses
sentiments sur les « esprits faibles » de telle manière:
« Plus je vois un sentiment éloigné du vulgaire, plus volontiers je lui tends les bras,
comme au contraire argumentum mihi pessimi turba est32. Le mot de plebiscitum me
fait trois pas en arrière33 »
Les libertins ne désirent également pas atteindre un public large, « afin de préserver la paix
sociale, la moralité publique et l‟ordre publique34». Ils estiment que les « esprits faibles » ne
28
29
Françoise CHARLES-DAUBERT, op. cit., p. 9.
François BLUCHE, Dictionnaire du Grand Siècle, France, Librairie Arthème Fayard, 1990, p. 874
30
Françoise CHARLES-DAUBERT, op. cit., p. 14
Françoise CHARLES-DAUBERT, op. cit., p. 44
32
« Pour moi, le suffrage du grand nombre est le signe du pire »
33
Françoise CHARLES-DAUBERT, op.cit., p. 44
34
Jean-Charles DARMON, « Philosophie épicurienne et littérature au XVIIe siècle : retour sur quelques
problèmes de méthode symptomatiques » in Libertinage et Philosophie au XVII e siècle, 4, « Gassendi et les
gassendistes » et « Les passions libertines », Saint-Etienne, Publications de l‟Université de Saint-Etienne, 2000,
p. 29.
31
14
sauraient pas comprendre et vivre avec la pensée libertine. Saint-Evremond suit les libertins
érudits dans cette conviction. Voilà pourquoi il n‟a jamais l‟intention de publier son œuvre.
Les libertins se moquent des pratiques religieuses. Dans leurs œuvres, la dévotion, dont ils
condamnent l‟hypocrisie et la bigoterie, est ridiculisée. La Mothe le Vayer ne cache pas son
scepticisme : « Toute notre vie n‟est, à la bien prendre, qu‟une fable ; notre connaissance
qu‟une ânerie; nos certitudes que des contes ; bref, tout ce monde qu‟une farce et perpétuelle
comédie. » Avec finesse, Guez de Balzac résume la situation: « la religion ne sert plus que de
matière à la dérision et à la médisance ». Tous ces éléments blasphématoires semblent
annoncer la formation d‟une conjuration générale contre l‟Eglise. Vers 1620, la licence des
mœurs et l‟indépendance de l‟esprit sont devenues trop incorporées dans la société pour que
la Cour et l‟Eglise puissent rapidement rétablir l‟ordre. Pour la première fois en France cette
institution robuste et profondément enracinée de la Chrétienté vacille.
Quoique le libertinage fleurisse, il n‟est pas évident d‟exprimer librement son adhésion à ce
groupe révolutionnaire. Vu que certains auteurs sont arrêtés ou condamnés pour leur
sympathie pour le libertinage, d‟autres prennent peur et rompent leurs liens avec ce
mouvement. La doctrine curieuse de beaux esprits de ce temps ou prétendus tels de François
Garasse lance la chasse aux libertins35. Le jésuite qui lutte toute sa vie contre les libertins
publie son pamphlet en 1624 en guise de critique sur le libertinage et l‟hérésie. On ne peut
pas sous-estimer la valeur des accusations de Garasse, car son pamphlet montre à quel point
l‟Eglise se fait des soucis à propos de ce courant de rébellion qui s‟insinue dans la société. Les
propos de Garasse sur les libertins sont virulents :
« J‟appelle libertins nos ivrognets, moucherons de tavernes, esprit insensibles à la
piété, qui n‟ont d‟autre Dieu que le ventre, qui sont enrôlés en cette maudite confrérie
que s‟appelle la Confrérie des Bouteilles. Il est vrai que ces gens ne croient
aucunement en Dieu, haïssent les huguenots et toutes sortes d‟hérésies, ont
quelquefois des intervalles luisants, et quelque petite clarté qui leur fait voir le
misérable état de leur âme ; craignent et appréhendent la mort, ne sont pas du tout
abrutis dans le vice, s‟imaginent qu‟il y a un enfer, mais au reste ils vivent
licencieusement, jetant la gourme comme jeunes poulains, jouissant du bénéfice de
l‟âge, s‟imaginant que sur leurs vieux jours Dieu les recevra à miséricorde, et pour
35
Françoise CHARLES-DAUBERT, op. cit., p. 21.
15
cela sont bien nommés quand on les appelle Libertins, c‟est comme qui dirait
apprentis de l‟athéisme36.»
Dans son pamphlet, Garasse s‟en prend à Charron, à Vanini, mais il vise surtout à dénoncer
Théophile de Viau. Garasse le considère comme le représentant du libertin traditionnel37.
Garasse l‟accuse d‟avoir écrit des poèmes infâmes et blasphématoires et d‟avoir participé à
des manifestations athées. Le jésuite acharné à faire renverser les “persécuteurs de la foi et de
la sainteté” réussit en effet à intimider ces persécuteurs5. Mais le pamphlet de Garasse se lit
aussi comme une mise-en-valeur du caractère licencieux des libertins : le libertin défend le
droit de la liberté de pensée. Cela dit : La Doctrine curieuse des beaux esprits de ce temps, ou
prétendus tels a eu des effets très concrets: deux ans après la publication Théophile de Viau,
déjà prisonnier, est condamné à l‟exil. Il meurt en 162638. Guez de Balzac abandonne son ami
Théophile de Viau. Il tourne le dos à la volupté et s‟adapte à l‟ordre nouveau 39. Et en 1623,
Charles Sorel, qui a publié le Roman comique de Francion40, un roman où abondent les
réflexions satiriques, se voit obligé d‟adoucir les éléments blasphématoires dans les nouvelles
éditions de 1626 et 1633 et d‟y insérer des harangues moralisatrices.
Avec son premier ministre Richelieu, Louis XIII ne cesse de poursuivre et combattre
l‟incrédulité. Dans ce climat tendu, il va de soi que les libertins se tiennent au second plan. La
plupart des écrivains comprennent qu‟il est plus malin de ne pas critiquer le régime et
l‟Eglise. Il est mieux d‟écrire docilement que la religion est nécessaire au peuple et que l‟Etat
est essentiel afin d‟instaurer d‟ordre dans la société. Malgré ces auteurs qui obéissent
aveuglément aux autorités royales et religieuses, le nombre de libertins s‟accroît. Contemplant
cette évolution, le Jésuite Nicolas Grillet condamne en 1646 les actes des libertins et
désapprouve surtout le fait que les intellectuels stimulent, probablement à leur insu, une
attitude libertine chez les gens simples :
36
La doctrine curieuse des beaux esprits de ce temps, présentation et édition de Jean SALEM, France, Encre
Marine, 2009.
37
François BLUCHE, Dictionnaire du Grand Siècle, France, Librairie Arthème Fayard, 1990, p. 874.
38
Roland MOUSNIER, Les XVIe et le XVIIe siècle, Paris, Presses universitaires de France, 1953.
René PINTARD, Le libertinage érudit dans la première moitié du XVII e siècle, Paris, Boivin et Cie, Editeurs,
1943, p. 33
40
Antoine ADAM, Histoire de la littérature française au XVII e siècle, Tome I, l’époque d’Henri IV et de Louis
XIII, Paris, Editions Domat, 1948, p. 146.
39
16
« Le blasphème est aujourd‟hui par une licence effrénée et sans bornes, ordinaire et
commun en France en la bouche de toutes sortes de personnes. Le nom de Dieu est
venu à ce point de mépris, que les personnes de haute condition font de sa profanation
l‟ornement de leurs détestables galanteries et s‟accoutument à le souiller et le mêler
parmi la bourbe de leurs plus turbulentes passions. Mais les médiocres aussi, et la lie
du peuple, les imitent, et ce débordement, en la plupart des provinces de France et
passé en usage non seulement licite, mais quasi louable. »41
Cette tirade de N. Grillet montre à quel point ce mouvement libertin a gagné de l‟influence.
Le libertinage subsiste jusqu‟à l‟instauration de la monarchie absolue sous Louis XIV. Avec
l‟établissement de nouvelles ordonnances royales par le roi absolu l‟ « impiété » et la
« mécréance » affaiblissent. Toutefois l‟irréligion ne meurt pas totalement, elle diminue
simplement. Notons également qu‟au cours de l‟histoire, les libertins ont toujours formé une
minorité, mais, malgré cette position minoritaire, ils ont toujours exercé une influence non
négligeable. Leurs œuvres annoncent les Lumières. Diderot le sait bien: « Nous avons eu des
contemporains sous Louis XIV. »42
Sans aucun doute, les libertins ont servi l‟intérêt commun : ils ont ouvert le champ à une
attitude critique de l‟homme envers la société, l‟Etat, les dogmes religieux et envers le monde
tout entier et ils sont toujours pris position en faveur du progrès.
1.3. Les moralistes
A côté du mouvement contestataire des libertins, un autre groupement, celui des moralistes, a
également joué un rôle important au XVIIe siècle. La Bruyère, la Rochefoucauld, Fénelon et
également Saint-Evremond sont considérés comme tels.
Au cours de l‟histoire la notion de moraliste a connu beaucoup de significations différentes.
C‟est en 1690 que le mot apparaît pour la première fois dans le Dictionnaire universel de
41
René PINTARD, Le libertinage érudit dans la première moitié du XVII e siècle, Paris, Boivin et Cie, Editeurs,
1943, p. 35-36
42
Christiane LAUVERGNAT-GAGNIERE, Anne PAUPERT, Yves STALLONI, Gilles VANIER, Précis de
littérature française, Paris, Armand Colin, 2007, p. 149.
17
Furetière et désigne « les auteurs qui traitent de la morale »43. La morale doit être comprise
dans son sens normatif et éducatif : la morale « enseigne à conduire sa vie, ses actions44 ».
Dans ce mémoire, le terme moraliste est utilisé pour désigner tout auteur « qui traite des
mœurs », définition reprise du Dictionnaire de l’Académie, l‟édition de 176245.
Selon Bérengère Parmentier le XVIIe siècle est l‟âge d‟or du moraliste français.2 Les
moralistes cherchent à dévoiler et à désillusionner les mœurs dans leur tentative de catégoriser
l‟homme. Voilà pourquoi ils se tournent vers le monde humain, le monde social.
Les moralistes se laissent inspirer par les philosophes épicuriens et stoïciens sans pour autant
suivre conséquemment leurs pensées. Outre les philosophes anciens, c‟est saint Augustin qui
détermine les consciences du XVIIe siècle. L‟augustinisme avait refait son apparition au
milieu du XVIIe siècle dans les milieux jansénistes de Port-Royal46. Le mérite de saint
Augustin est d‟avoir su libérer la pensée chrétienne des dogmes et des doctrines et d‟avoir
incité un débat ouvert entre partisans et opposants d‟une même querelle. De plus, saint
Augustin a rendu possible une analyse sécularisée de la société et de l‟âme humaine. C‟est sur
ce point que cet évêque, Père de l‟Eglise importe pour les moralistes. Outre les écrits grécolatins et l‟augustinisme, les salons, la religion et les Essais de Montaigne ont été une source
d‟inspiration. Montaigne et les moralistes partagent le même but : la connaissance de
l‟homme. Comme Montaigne, les moralistes doutent et n‟arrivent pas à une vérité absolue. A
l‟instar de Montaigne, qui se limite à rédiger différents essais, de petits chapitres sur un sujet
en particulier, les moralistes utilisent des formes brèves non-narratives comme la sentence, la
réflexion, la maxime et le portrait présentés comme des « pièces détachées », des paragraphes
distincts. Notons que Saint-Evremond, ne voulant pas se limiter à une seule forme littéraire, a
recours à de nombreuses et différentes formes brèves. Les moralistes ont repris ces formes
brèves des salons littéraires, mais non sans renouveler le genre. Ils désirent continuellement
inventer de nouvelles formes d‟écriture afin d‟attirer un public nouveau. Novateurs qui
43
François BLUCHE, Dictionnaire du Grand Siècle, France, Librairie Arthème Fayard, 1990, p. 1062.
Bérengère PARMENTIER, Le siècle des moralistes, Paris, Editions du Seuil, 2000, p. 8.
45
Moralistes du XVIIe siècle, de Pibrac à Dufresny, Paris, Editions Robert Laffont, 1992, p. I.
44
46
Généralement l‟augustinisme est divisé en trois sections: l‟augustinisme politique, religieux et philosophique.
L‟augustinisme philosophique incite à une interaction entre la raison et la religion. Uniquement par cette
interaction il est possible d‟arriver à la vérité. L‟augustinisme religieux est la doctrine de référence 46 pour toute
question religieuse sur le péché et la justification. L‟augustinisme insiste sur la déchéance de l‟homme après le
pêché d‟Adam. L‟homme pêcheur ne peut être sauvé que par la grâce de Dieu et ce sont seulement quelques élus
qui recevront en effet cette grâce. L‟augustinisme politique enfin est basé sur De Civitate Dei de saint Augustin.
Une interprétation médiévale de l‟œuvre légitimera la séparation de l‟Eglise et de l‟Etat : l‟Eglise s‟occupe du
bien-être éternel et céleste tandis que l‟Etat s‟occupe du bien de l‟homme sur terre.
18
refusent de suivre les modèles traditionnels, ils sont sans cesse à la recherche d‟un langage
apte à exprimer leurs pensées. Ils tiennent aussi à nuancer leurs écrits, émettent prudemment
leurs jugements, ne cessent de les reconsidérer et de les remanier.
Les moralistes s‟occupent de sujets déjà traités par les anciens, par exemple la connaissance
de l‟homme : ses émotions, ses vices, ses vertus, ses passions. Bref, les moralistes se
demandent qui est l‟homme ? La compréhension de tous les aspects de la vie : la vie en
société, ses règles, l‟être et le paraître, la mort etc. est un autre thème majeur. Les moralistes
sont en fait des peintres du cœur humain.47 Saint-Evremond aborde, lui aussi, chacun de ces
sujets. Comme les moralistes se penchent sur des thèmes humains, la littérature morale est
inséparable de la vie et de la société contemporaine.
Les moralistes se sont donnés le but d‟instruire et de plaire, de corriger en riant. Ils veulent
présenter l‟idéal de la « parfaite honnêteté », qui, selon eux, est essentielle pour la distinction
sociale. Par cette notion d‟honnêteté, les moralistes désirent renvoyer d‟une part à
« délicatesse48 », une finesse dans les manières et dans le langage et de l‟autre aux valeurs de
sociabilité : la bonne conversation agréable et élégamment raffinée. L‟honnêteté s‟oppose à la
rudesse de l‟héroïsme militaire et veut en même temps inciter à de bonnes manières. C‟est un
modèle de conduite idéale et équilibrée qui prône la bienséance, les plaisirs délicats de
l‟amour et de la galanterie49.
La valeur stylistique et formelle des moralistes est parfaitement décrite par Vincent Carraud
dans le Dictionnaire du Grand Siècle de François Bluche :
« On admire leur sens de l‟observation, la finesse dans l‟étude des comportements, la
lucidité et l‟authenticité qui servent la précision, la brièveté, la perfection de
l‟expression obtenues par un incessant travail de ciselage. Mais surtout, les œuvres
vouées à la moralisation et à l‟harmonie témoignent d‟un art d‟attirer l‟attention, d‟une
« stratégie de provocation à la lecture », bref de l‟effet rhétorique d‟une forme.50 »
47
PREVOST-PARADOL, Etudes sur les moralistes français, Paris, Librairie Hachette et Cie, 1913.
48
Bérengère PARMENTIER, Le siècle des moralistes, Paris, Editions du Seuil, 2000, p. 11.
Christiane LAUVERGNAT-GAGNIERE, Anne PAUPERT, Yves STALLONI, Gilles VANIER, Précis de
littérature française, sous la direction de D. BERGEZ, Paris, Armand Colin, 2007.
49
50
François BLUCHE, Dictionnaire du Grand Siècle, France, Librairie Arthème Fayard, 1990, p. 1062.
19
Ce qui différencie les libertins et les moralistes, ces deux mouvements du XVIIe siècle, est
leur regard sur la religion et sur la foi, un point auxquels ils accordent beaucoup d‟importance.
Tandis que les libertins s‟efforcent à renverser les dogmes religieux, les moralistes se
manifestent comme des écrivains souvent assez religieux. Il ne faut toutefois pas sous-estimer
l‟esprit critique des moralistes. Sous l‟influence de saint Augustin, ils osent interroger tous les
dogmes51. Vu que les croyances traditionnelles sont tombées en désuétude après les guerres
de religion et la découverte de Nouveau Monde, les moralistes s‟éloignent de Dieu et de la
parole divine afin de trouver une morale juste.
Les moralistes ne s‟adressent pas uniquement à un public cultivé est une autre différence avec
les libertins. Au contraire, ils s‟adressent à un public sans formation spécifique 52, un public
que les libertins appelleraient « des esprits faibles ».
Il est clair que le libertinage et le mouvement des moralistes est un legs du XVIe chaotique.
Saint-Evremond est un enfant de son temps et participe à ces courants contestataires.
51
52
Bérengère PARMENTIER, Le siècle des moralistes, Paris, Editions du Seuil, 2000, p. 10.
Bérengère PARMENTIER, op. cit., p. 12.
20
Chapitre 2 : Saint-Evremond
2.1. L’homme
Charles Le Marcquetel de Saint-Denis, seigneur de Saint-Evremond53 est un moraliste et un
libertin oublié de nos jours bien qu‟il puisse être situé à la même hauteur que certains de ses
contemporains comme La Bruyère, La Rochefoucauld, Pascal et La Fontaine. Bien que ses
écrits et sa parole ne manquent pas d‟intérêt, ils sont insuffisamment lus et parfois mal
compris. Les nombreuses rencontres dans les milieux influents trouvent un écho dans ses
écrits, qui sont donc une mine d‟informations.
Saint-Evremond est né fin 1613 ou début 1614 à Saint-Denis-le-Gast dans la Manche. Entre
1623 et 1629, il est formé par les jésuites dans les collèges de Clermont et d‟Harcourt à Paris.
A Paris, il entre à l‟Académie, un établissement qui accueille des gentilshommes désirant faire
carrière dans l‟armée ou à la cour. Il participe à la vie mondaine à Paris. Dans l‟armée, il
monte continuellement en grade : il passe de l‟infanterie à la cavalerie, il est aide de camp et
lieutenant des gardes du duc d‟Enghien, le futur Prince de Condé. Il n‟est pas étonnant que
Saint-Evremond joue un rôle important dans les guerres du milieu du siècle : le siège d‟Arras,
les batailles de Fribourg, Nordlingen, Lerida et le siège de Dunkerque. Il parcourt une partie
considérable de l‟Europe non seulement en tant que militaire, mais également en tant
qu‟homme politique. Saint-Evremond est loué pour ses qualités d‟esprit, de courage et de goût
jusqu‟au point où Cour Boisrobert, abbé et poète, lui consacre l‟Epitre à Célidamant. Le duc
d‟Enghien, lui, accorde également sa confiance à Saint-Evremond et lui confie une mission
auprès de Mazarin. Une année plus tard, Saint-Evremond écrit L’homme qui veut connaître
toutes choses ne se connaît pas lui-même après des longs entretiens avec Gassendi. La relation
entre le duc d‟Enghien, entre temps devenu Condé, et Saint-Evremond ne durera pas. Pendant
la Fronde parlementaire de l‟hiver de 1649, Saint-Evremond choisit le côté de la Cour et à
peine une année plus tard, pendant la Fronde des princes, il se lie d‟amitié avec le duc de
Candale. Il lui passe des informations intéressantes sur le déroulement des troubles causés par
la Fronde. Par conséquent, il obtient le brevet de maréchal de camp et il reçoit une pension
53
Pour ce chapitre introductif sur Saint-Evremond, nous nous sommes basés sur les présentations parues dans
les œuvres suivantes: la présentation de David Bensoussan d‟Entretiens sur toutes choses et la présentation de
Suzan Guellouz de Condé, Turenne et autres figures illustres.
21
annuelle de 3000 Livres. Il peut également mener un régiment de cavalerie. Malgré ses bons
contacts avec la cour, Saint-Evremond sera emprisonné à la Bastille en 1653. C‟est Mazarin
le responsable, car il désapprouve sa relation avec le duc de Candale. Mazarin l‟accuse
d‟avoir donné de mauvais conseils au duc et d‟avoir suggéré trop de clémence envers les
Frondeurs vaincus. L‟ironie et la hardiesse incessante de Saint-Evremond favoriseront cette
décision. Après son emprisonnement Saint-Evremond recherche les cercles influents de
Fouquet et de Mazarin. Il éprouve de l‟amitié pour le marquis de Créqui et le comte d‟Olonne,
amis à qui il adresse quelques-uns de ses essais. En 1658, Saint-Evremond se retrouve à
nouveau en prison à cause de propos malintentionnés. Les deux séjours en prison qui ne
durent pourtant pas plus que trois mois lui donnent le temps de réfléchir sur les dangers de la
politique. En dépit de ses emprisonnements, Saint-Evremond garde en lui un loyalisme
inconditionnel qui fait qu‟il peut tout de même épauler Mazarin pendant les négociations de
paix avec Espagne en 1659. Son pamphlet contre la paix des Pyrénées, Lettre sur la paix des
Pyrénées (1659) et l‟inimitié rancuneuse de Louis XIV provoquent son exil en 1661. Ce
pamphlet met en cause toute la politique du Cardinal Mazarin. D‟abord Saint-Evremond
s‟exile en Hollande, puis à Londres. Il y séjourne entre 1661 et 1665. Il tente d‟obtenir la
grâce de la cour, mais elle ne la lui accorde pas. La situation de Saint-Evremond s‟aggrave
tellement que son ami le marquis de Ruvigny demande de l‟aide à Louis XIV : «SaintEvremond se trouve en grande nécessité de santé et d‟argent. Le roi d‟Angleterre lui donna
hier une pension de trois cent jacobus. Il fait pitié. »
Or cette lettre ne change pas l‟avis du roi. En 1665, Saint-Evremond retourne en Hollande à
cause de la grande Peste, mais aussi à cause des problèmes diplomatiques entre l‟Angleterre et
la France. A Amsterdam, il fréquente les milieux diplomatiques, politiques et érudits avec des
philosophes comme Isaac Vossius et Spinoza. Il y écrit quelques essais qui feront partie de ses
Entretiens sur toutes choses : Observations sur Salluste et Tacite, Discours sur les historiens
français et Observations sur le goût et le discernement des Français. Pour ses essais, il se
base sur des récits historiques et sur les génies de l‟Antiquité. Son essai historique et sa
grande œuvre inachevée Réflexions sur les divers génies du peuple romain dans les divers
temps de la République datent également de cet intervalle hollandais.
A Londres, ville qu‟il ne quittera plus jusqu‟à sa mort en 1703, Saint-Evremond s‟intègre
encore plus dans la vie intellectuelle et mondaine. Il rassemble ses pensées dans un texte qu‟il
enrichira au cours des années et qu‟il finit par dédier au marquis de Créqui. Il fréquente les
salons de Londres et entretient de bons contacts avec certains penseurs illustres comme
22
Hobbes et des souverains tels que Charles II et Guillaume III. La vie littéraire et culturelle
londonienne est en fait calquée sur celle de Paris. C‟est à Londres que Saint-Evremond
travaille et retravaille ses écrits et qu‟il se forge la réputation d‟un moraliste et d‟un
philosophe critique. A côté de son œuvre libertin et moraliste, il a écrit une comédie intitulée
Les Opéras. Saint-Evremond se donne en effet également à la comédie, non sans critiquer le
genre.
La vie et la société londonienne plaisent tellement au philosophe érudit qu‟il refuse de
retourner en France, malgré le fait que Louis XIV le lui autorise. En 1698 le roi d‟Angleterre,
Guillaume III, accorde une pension généreuse à Saint-Evremond en lui attribuant la charge
officielle de Gouverneur de l‟Ile aux Canards de Saint-James‟s Park. Cinq années plus tard,
en 1703, Saint-Evremond meurt. Jusqu‟au dernier moment il refuse le secours des pasteurs et
des prêtres.
Après sa mort, la cour d‟Angleterre et les personnages influents dans le monde intellectuel lui
sont tellement reconnaissants qu‟ils lui dédient un buste qui trône dans le « Poet‟s Corner » à
Westminster. Au fils des années Saint-Evremond a été le conseiller de beaucoup de
personnages influents : du Prince de Condé, du marquis de Créqui, de Nicolas Fouquet et de
quelques amis comme Ninon de Lenclos. Son emploi comme conseiller apparaît en filigrane
aussi dans ses écrits : dans sa Lettre à M. le comte d’Olonne Saint-Evremond donne des
conseils à son ami de sorte que celui-ci supporte mieux les malheurs de l‟exil. Il propose ses
conseils sur la lecture, la bonne chère et l‟amour. Pendant son exil Saint-Evremond écrit
également un pamphlet antireligieux qui s‟intitule Conversation du maréchal d’Hocquincourt
avec le père Canaye (1665) et un commentaire critique Notes sur la tragédie ancienne et
moderne (1672) et Sur des poèmes anciens (1685). Ses lettres et ses essais sont si nombreux
qu‟il nous paraît inutile d‟établir une liste exhaustive.
Tout au long de sa carrière littéraire, Saint-Evremond n‟a absolument pas l‟ambition de
publier ses œuvres. Il destine ses écrits, sous la forme de copies manuscrites, à un cercle
restreint d‟intellectuels, de « déniaisés54 », et de préférence à ses amis. En 1664, quelques
exemplaires de ses manuscrits parviennent néanmoins à des éditeurs indélicats : on ne pourra
éviter la publication de quelques essais, regroupés sous le titre d’Œuvres mêlées. Ces
54
Hélène OSTROWIECKI, « Le libertinisme et le masque », in Libertinage et Philosophie au XVIIe siècle, 5,
Les libertins et le masque : simulation et représentation, Saint-Etienne, Publications de l‟Université de SaintEtienne, 2001, p. 48.
23
publications jouissent d‟un succès énorme et font de Saint-Evremond un auteur très apprécié.
Or Saint-Evremond reste indifférent à ce succès soudain. Voilà pourquoi il est tellement
surprenant qu‟il signe un contrat avec l‟éditeur Pierre Desmaizeaux à la fin de sa vie. Puisque
ce jeune émigré protestant éprouve le besoin de jouir d‟un grand prestige, il désire hardiment
publier une version correcte et originale des œuvres de Saint-Evremond. C‟est ainsi que les
écrits secrets et intimes de Saint-Evremond nous sont parvenus dès 1705 dans une édition
posthume. Cette version de Desmaizeaux a joui d‟une autorité considérable pendant plus de
deux siècles. C‟est René Ternois qui entreprend la publication d‟une version plus complète et
plus correcte55.
Comme nous l‟avons déjà écrit, Saint-Evremond s‟est laissé inspirer par les auteurs grécoromains. Dans beaucoup d‟essais, il renvoie à des philosophes antiques et tente de faire une
analyse critique de leurs pensées. Surtout le philosophe Epicure lui est très cher. SaintEvremond admire également des auteurs comme Gassendi et Montaigne. Il est grand temps
que nous introduisions ces sources d‟inspiration.
2.2. L’oeuvre
2.2.1. Sources d‟inspiration
2.2.1.1. Epicure56
Les écrits d‟Epicure ont profondément marqué Saint-Evremond. Les entretiens sur toutes
choses en sont la preuve. Il n‟y a presque aucun essai où ne se glissent au moins quelques
éléments de la doctrine épicurienne. Voilà pourquoi il est tellement urgent que nous parlions
de l‟épicurisme et que nous tentions de comparer la pensée des philosophes concernés.
Epicure est un philosophe grec qui a vécu entre environ 342 et 270 av J.-C. Il jouit d‟une
éducation à Athènes chez des platoniciens. Parmi ses professeurs figure aussi un
55
56
Il est toutefois mieux de consulter les deux versions afin de rendre possible une lecture critique.
Pour cette partie, nous nous sommes plongés dans la lecture de la philosophie antique, en particulier à l‟aide
des œuvres de Pierre HADOT, Qu’est-ce que la philosophie antique?, Saint-Amant, Editions Gallimard, 1995. et
de Lambros COULOUBARITSIS, Histoire de la philosophie ancienne et médiévale, Paris, Editions Grasset &
Fasquelle, 1998.
24
aristotélicien. Comme les réponses aux questions philosophiques données par ses maîtres ne
lui satisfont pas, il décide de philosopher sans guide. En 306 avant J.-C. il achète un jardin à
Athènes où il instaure une école où il passera le reste de sa vie. Ce jardin est le symbole de
son école. Les épicuriens sont les «philosophes du Jardin ». Epicure, l‟« admirateur de la
conversation57» (Gassendi), aurait composé environ trois cents écrits, un nombre d‟œuvres
énorme pour l‟Antiquité, parmi lesquels Canon, Sur la nature, Lettre à Pythocles, Lettre à
Ménécée, Maximes etc.
Epicure est parfois accusé d‟être débauché. Or l‟accusation ne correspond absolument pas à la
réalité. Modeste, aimant la vie simple et sobre, il ne tient pas à s‟adonner aux excès. Un des
ses disciples réplique à cette accusation : « Un verre de vin lui suffisait, et il buvait de
préférence de l‟eau. » De telles accusations étaient communes dans l‟Antiquité. Un courant
philosophique reprochait parfois à un autre sa conduite afin de nuire à sa réputation.
Le point de départ de l‟épicurisme est exposé dans les Sentences vaticanes :
« Voix de la chair, ne pas avoir faim, ne pas avoir soif, ne pas avoir froid ; celui qui
dispose de cela, et a l‟espoir d‟en disposer à l‟avenir, peut lutter même avec Zeus pour
le bonheur.58»
Cette phrase résume la grande idée de l‟épicurisme : ne pas souffrir, ne pas avoir froid, ne pas
avoir faim, ne pas avoir soif. Le corps doit se trouver dans un état de tranquillité. La
devise d‟Epicure est la suivante: « Corps sans douleur, âme sans trouble59 ». L‟individu est
censé rechercher le plaisir et rejeter la souffrance. Il ne doit donc pas tomber dans l‟excès. Le
rôle de la philosophie est de rendre possible la recherche du plaisir de manière raisonnable.
Selon Epicure, le plaisir se trouve déjà dans le privilège de l‟existence, dans le pur fait
d‟exister. L‟homme devient malheureux en poursuivant de façon excessive le plaisir. De plus,
en se fixant trop sur la recherche du plaisir, il passe à côté du plaisir. L‟homme n‟est jamais
satisfait et il cherche quelque chose qui est hors de sa portée. Ou bien, parfois il craint trop de
perdre ce qu‟il a obtenu. Ainsi, l‟homme n‟atteint jamais le plaisir.
57
Gassendi cité par Jean-Charles DARMON, Philosophie épicurienne et littérature au XVIIe siècle en France,
France, Presses Universitaires de France, 1998, p. 53
58
Pierre HADOT, Qu’est-ce que la philosophie antique?, Saint-Amant, Editions Gallimard, 1995, p. 178.
59
Roland MOUSNIER, Les XVIe et le XVIIe siècle, Paris, Presses universitaires de France, 1953, p. 223.
25
L‟éthique épicurienne tente d‟une part de définir le plaisir. De l‟autre, elle prône une ascèse
des désirs. Epicure distingue deux types de plaisirs : les plaisirs stables et les plaisirs mobiles.
Les plaisirs stables correspondent au repos tandis que les plaisirs mobiles s‟accordent au
mouvement60. Les plaisirs mobiles sont en mouvement permanent et provoquent un plaisir
violent et éphémère. En se fixant uniquement sur la recherche de cette sorte de plaisir
l‟homme ne trouvera que la souffrance. Il y a aussi les plaisirs stables qui provoquent un état
d‟équilibre : c‟est la philosophe qui n‟éprouve pas de faim, pas de soif et qui n‟a pas froid. Il
est important d‟atteindre cet état d‟équilibre car ainsi, les épicuriens sont capables de
supprimer la souffrance et de trouver le plaisir de « l‟identité de la pure existence »61.
Le deuxième volet de l‟éthique épicurienne consiste en l‟ascèse des désirs. Epicure estime que
l‟homme devient malheureux en se livrant corps et âme à des désirs futiles et creux comme la
domination, la luxure et la richesse. Epicure divise les désirs de l‟homme en trois grandes
catégories : la première catégorie constitue les désirs naturels et nécessaires, la deuxième les
désirs naturels mais non nécessaires et la troisième catégorie regroupe les désirs ni naturels, ni
nécessaires. Le premier groupe renvoie à des besoins élémentaires et à des exigences vitales,
par exemple boire de l‟eau et manger du pain tandis que la troisième catégorie renvoie aux
désirs vides comme la richesse, l‟ambition, les honneurs et l‟immortalité. Entre ces deux
extrémités se trouve la catégorie des désirs naturels, mais non nécessaires comme il y a des
repas somptueux, boire du vin et le désir sexuel. Heureusement la Nature est organisée de
telle sorte que les désirs qui correspondent aux besoins élémentaires sont plus accessibles à
l‟homme que les désirs vides.
« Grâces soient rendues à la bienheureuse Nature qui a fait que les choses nécessaires
soient faciles à atteindre et que les choses difficiles à atteindre ne soient pas
nécessaires62. »
L‟ascèse des désirs doit supprimer les désirs vides car ils ne mènent qu‟à une grande pauvreté.
Elle doit limiter les désirs naturels mais non nécessaires. Ceux-ci peuvent mener à des
passions violentes et démesurées. L‟homme doit se contenter des désirs faciles à atteindre. Il
ne doit pas se laisser séduire par les désirs vicieux. Cela demande un effort considérable : ne
60
Pierre HADOT, Qu’est-ce que la philosophie antique?, Saint-Amant, Editions Gallimard, 1995, p. 181.
61
C. Diano cité par Pierre HADOT, op. cit., p. 179.
62
Epicure cité par Pierre HADOT, op. cit., p. 183.
26
jamais s‟adonner à des mets trop abondants ou choisir des vêtements trop raffinés, il faut
renoncer, aussi, aux charges politiques et aux richesses. Il faut vivre retiré afin d‟atteindre le
but final de cette ascèse : le plaisir et la paix de l‟âme.
D‟autres idées d‟Epicure sont reprises par le « tetrapharmakon», une inscription gravée sur
une pierre d‟un portique à Oinoanda. L‟inscription comporte quatre « remèdes » d‟Epicure.
Dans Lettre à Ménécée, Epicure propose quatre remèdes essentiels63: « Il n‟y a rien à craindre
des dieux », « Il n‟y a rien à craindre de la mort », « On peut supporter la douleur » et « On
peut atteindre le bonheur »64. Les remèdes aident l‟homme à atteindre l‟ataraxie.
Tout d‟abord, Epicure tente de démontrer qu‟il ne faut pas craindre les dieux. Il apporte
comme argument sa conviction que les dieux ne sont pas responsables de la création de
l‟univers. Epicure partage l‟idée des présocratiques que l‟univers est composé d‟atomes et que
les dieux ne l‟ont par conséquent pas créé. Selon eux, non seulement l‟univers est composé
d‟atomes, mais également tout ce qui est présent dans l‟univers : tous les objets, tous les corps
des êtres vivants ainsi que les corps des dieux. Il ne faut donc pas être angoissé par les dieux
puisqu‟ils ne sont que des êtres formés d‟atomes tout comme l‟homme mortel. L‟idée que tout
l‟univers est composé d‟atomes en mouvement permanent est reprise par Gassendi.
L‟atomisme est une théorie qui pose que toutes les matières sont composées d‟atomes, des
parties minuscules qui ne peuvent pas être scindées. Tout dans l‟univers peut donc être réduit
à des atomes.
Comme tout dans l‟univers est régi par des atomes, les dieux n‟ont pas le pouvoir d‟intervenir
dans l‟univers et dans la vie des hommes. De plus, ils ne se soucient pas du comportement de
ces derniers et ils n‟ont pas l‟intention de les juger après la mort : ils n‟accordent pas à
l‟homme une place soit au ciel soit au purgatoire. Le sort des hommes leur est indifférent
parce qu‟ils se trouvent dans un état de tranquillité. Il n‟y a donc pas de quoi être angoissé. Il
faut, au contraire, se divertir.
La grande ingéniosité d‟Epicure réside dans sa représentation des dieux. Il ne les prend pas
pour les créateurs du monde. Il voit en eux des êtres parfaits que tout homme est censé suivre.
63
L‟éthique épicurienne, formulée dans les quatre remèdes, se trouve gravée sur une pierre d‟un portique
d‟Oinoianda. Dans cette ville grecque, l‟épicurien Diogène a fait graver vers la fin du II e siècle de notre ère « les
quatre remèdes » pour faire connaître la doctrine et les écrits d‟Epicure à ses concitoyens. Cette inscription
témoigne de la ferveur missionnaire avec laquelle ses disciples tenteraient de diffuser sa philosophie.
64
Lambros COULOUBARITSIS, Histoire de la philosophie ancienne et médiévale, Paris, Editions Grasset &
Fasquelle, 1998, p. 431.
27
En effet, les dieux incarnent selon lui, l‟idéal du philosophe épicurien. Afin de parvenir à un
état d‟ataraxie, le mortel doit se rapprocher de la vie des dieux : il doit prier, faire des
sacrifices, participer aux fêtes des dieux etc. Les sages sont censés suivre l‟exemple des dieux
car ainsi ils atteignent le bonheur. L‟idéal du sage épicurien est de devenir l‟égal de Zeus 65.
Le second remède est qu‟il ne faut pas craindre la mort. Le corps et l‟âme humains sont
composés d‟atomes qui se désagrègent après la mort. Et par conséquent, après la mort nous ne
sommes plus la personne que nous étions. Nous ne pouvons pas vivre tout ce qui se passe
après la mort, parce que notre corps et notre âme n‟existent plus. Pourquoi alors craindre
quelque chose que nous ne vivrons jamais ? « La mort n‟est rien pour nous » dit Lucrèce,
parce que nous ne sommes plus après la mort. Epicure partage cette opinion : « Tout est corps
pour Epicure : âme, esprit, intelligence, tout est matière, tout se corrompt, tout finit. » (EC,
173) Savoir que notre âme ne survit pas après la mort, est essentiel pour Epicure. Il se rend
compte que la vie ne dure qu‟un court laps de temps et qu‟il faut par conséquent donner sens à
cette vie. L‟homme est obligé de passer son temps de manière digne, intense et heureuse. E.
Hoffman souligne la part d‟émerveillement et de joie que sous-tend la splendide vision
d‟Epicure.
« L‟existence doit d‟abord être considérée comme un pur hasard, pour pouvoir ensuite
être vécue totalement comme une merveille unique. Il faut d‟abord bien réaliser que
l‟existence, inexorablement, n‟a lieu qu‟une fois, pour pouvoir ensuite la fêter dans ce
qu‟elle a d‟irremplaçable et d‟unique.» 66
Par ailleurs –et ce sont le troisième et le quatrième remède - « le mal est facile à supporter » et
« le bien est facile à acquérir ». Epicure dit que le mal est facile à supporter quand nous
évitons les douleurs et quand ne nous nous donnons pas à l‟excès. A partir de cette conception
de la vie, le bien est facile à acquérir. Il y a une interaction entre ces deux remèdes.
Dans Lettre à Ménécée Epicure décrit l‟essentiel de sa théorie :
« Ce pour quoi nous faisons toutes choses, c‟est ne pas souffrir et ne pas être dans
l‟effroi ; et une fois que cela se réalise en nous, se dissipe toute le tempête de l‟âme,
65
Lambros COULOUBARITSIS, Histoire de la philosophie ancienne et médiévale, Paris, Editions Grasset &
Fasquelle, 1998, p. 431.
66
E. Hofmann cité par Pierre HADOT, Qu’est-ce que la philosophie antique?, Saint-Amant, Editions Gallimard,
1995, p. 196.
28
puisque le vivant n‟a plus à se diriger vers quelque chose, comme si cela lui manquait,
ni à en chercher une autre qui permettrait au bien de l‟âme et à celui du corps
d‟atteindre leur plénitude : en effet, c‟est à ce moment que nous avons besoin d‟un
plaisir, que lorsque nous souffrons par suite de l‟absence du plaisir ; mais lorsque nous
n‟en souffrons pas, nous n‟avons plus besoin de plaisir.67»
Au cours de l‟histoire, Epicure s‟est fait beaucoup d‟adversaires. L‟épicurisme n‟a pas
toujours été bien reçu. Au XVIIe siècle, aussi, la plupart des philosophes répudient
l‟épicurisme : ils sont convaincus que ses adeptes vivent comme des bêtes, comme des
débauchées, adonnées aux plaisirs bas et superflus. Leur rejet s‟explique sans doute par le
profond enracinement de la religion dans la société68. Il va de soi que la théorie d‟Epicure est
plus nuancée, plus fine.
Le XVIIe siècle connaît toutefois une renaissance, assez restreinte et marginale, il est vrai, de
l‟épicurisme, et cela dans les milieux libertins et évidemment chez Saint-Evremond. De la
philosophie d‟Epicure, Saint-Evremond disait: « Il n‟y en a point qui me paraisse si
raisonnable que la sienne » (EC, 161)
2.2.1.2. Gassendi69
Au cours de l‟histoire, l‟épicurisme a parfois été mal compris. Gassendi (1592 – 1655) lutte
contre cette incompréhension et désire rétablir la théorie, ce qui n‟est pas sans danger à une
époque si marquée par les mouvements dévots. Il n‟est pas bien vu de parler de „plaisir‟. Et la
société n‟est pas encore prête à aborder ce sujet si audacieux.
Pierre Gassendi, « l‟abbé Gassendi », est à la fois philosophe, scientifique et mathématicien. Il
a consacré toute sa vie à l‟étude de la philosophie, de la théologie, du grec et de l‟hébreu.
Même s‟il est sacré prêtre à l‟université d‟Aix, il entretient à Paris de bons contacts avec les
67
Epicure cité par Pierre HADOT, Qu’est-ce que la philosophie antique?, Saint-Amant, Editions Gallimard,
1995, p. 181.
68
Françoise CHARLES-DAUBERT, Les libertins érudits en France au XVIIe siècle, France, Presses
universitaires de France, 1998, p.34.
69
Pour ce chapitre sur Gassendi, nous nous sommes entre autres basés sur : Olivier René BLOCH, La
philosophie de Gassendi, Nominalisme, Matérialisme et Métaphysique, La Haye, Martinus Nijhoff, 1971.
29
libertins et notamment avec les frères Dupuy. A son époque, Gassendi est presque aussi
célèbre que Descartes. Mais il est retombé dans l‟oubli au fil du temps.
Comme les libertins, Gassendi revendique la liberté de pensée dans le but de créer une
philosophie qui rompt avec la tradition. Dans son premier livre, qui est presque un pamphlet,
il critique la scolastique, se proclame épicurien et sceptique. Ses Exercitationes paradoxicae
adversus Aristoteleos critiquent la philosophie d‟Aristote. En 1647, il publie De la vie et des
mœurs d‟Epicure. Il adopte les pensées de ce dernier tout en essayant de les christianiser. Il
tente de montrer que l‟épicurisme ne demande pas de tomber dans l‟excès en se livrant corps
et âme à ses passions. Gassendi désire au contraire démontrer que la recherche de bonheur est
légitime et que le bonheur ne doit pas être lié au pêché. Deux ans plus tard, il publie
l‟ensemble des ses propres pensées philosophiques : Syntagma philosophiae Epicuri. Dans
cette œuvre il va à l‟encontre de l‟Ecole scolastique. Dans cette intrigue réside la majeure
valeur de ce livre : la réfutation de quelques principes scolastiques, mais également la miseen-valeur et le renouveau de l‟atomisme.
L‟œuvre la plus intéressante de Gassendi est sans conteste son Apologie pour Epicure, qui
n‟est au fond que la restauration des pensées épicuriennes. Cependant Gassendi ne partage pas
toujours l‟opinion d‟Epicure. Un exemple concret: les deux estiment que l‟Univers est
composé d‟atomes qui sont en mouvement continuel. Contrairement à Epicure, Gassendi
estime que les atomes ne sont pas éternels.
La vision de Gassendi sur la vérité est assez intéressante. Il estime que les sensations que nous
éprouvons sont toujours correctes, mais que les jugements que nous formulons sur ces
sensations peuvent être faux.70 Notre imagination interprète les sensations de sa propre
manière et en tire des conclusions parfois erronées. Une conséquence en est que nos sens nous
donnent une vérité relative. Expliquons-nous. Vu qu‟il est possible que notre imagination
perturbe la perception de nos sensations et que nous les exprimons par conséquent de façon
erronée, nous ne pouvons pas être certains d‟éprouver la vérité. D‟où l‟impossibilité de savoir
quelque chose à fond. La nature réelle des choses nous échappe.71 Plus que Saint-Evremond,
Gassendi croit en la raison qui peut « corriger » les faux messages de nos sens72. Ainsi, nous
70
Roland MOUSNIER, Les XVIe et le XVIIe siècle, Paris, Presses universitaires de France, 1953, p. 222.
71
Roland MOUSNIER, ibid.
72
Jean-Charles DARMON, Philosophie épicurienne et littérature au XVIIesiècle en France, France, Presses
Universitaires de France, 1998, p. 64.
30
n‟arrivons pas à la vérité, mais à la vraisemblance. Gassendi souligne les imperfections
humaines. Les hommes parviennent uniquement à l‟« apparence » et à l‟« ombre de vérité » :
« J‟estime que c‟est déjà beaucoup, étant donné notre faiblesse constitutive, que nous
puissions parvenir non pas à la vérité elle-même, mais à une apparence ténue ou plutôt à une
ombre de vérité. » (EC, 181)
Puisque nous arrivons uniquement à une vraisemblance et puisque la vérité n‟est pas à
déceler, il en résulte un scepticisme généralisé, quant aux capacités humaines de répondre aux
questions fondamentales. Voilà pourquoi Gassendi, et Saint-Evremond après lui, met
sérieusement en doute l‟utilité de réfléchir sur la nature de l‟Etre ou sur la nature de Dieu.
Dieu est le Créateur de ce monde et seul lui connaît la vérité :
« Quoi qu‟il en soit, tel est l‟objet de mon investigation actuelle : même si elle échoue
sur tout le reste, elle se délecte cependant même de la seule ombre de la vérité que
j‟épie en tout lieu. Je dis l‟ombre, car à Dieu de voir ce qui en est d‟elle-même. Elle est
divine et évite la société des mortels (pour autant je le conçoive en mon cœur) en sorte
qu‟un esprit humain ne peut la rencontrer par conjecture. Il faut cependant la vénérer,
en tant qu‟elle nous plaît tellement par son ombre, c‟est-à-dire son apparence, que
nous appelons vraisemblance. La vraisemblance est toute la vérité que j‟exige tandis
que je cultive l‟humaine philosophie pour la divine ; je sens de la volupté quand je
vois que tant d‟âmes sublimes font ainsi l‟unanimité sur elle.73»
Un croyant a une idée fixe de Dieu : Dieu est d‟une bonté infinie, il est éternel, parfait et toutpuissant. Gassendi par contre, estime que l‟image de Dieu est le résultat de notre imagination
qui prend le relais de nos vraies sensations. Par conséquent, l‟homme se créerait une image de
Dieu qui est la sublimation des perfections constatées dans l‟espèce humaine. Une fois de plus
Gassendi s‟avère être un prêtre aux idées qui perturbent sérieusement les âmes orthodoxes.
Nous insistons sur la théorie de Gassendi parce que cet homme savant a exercé une grande
influence sur la pensée de beaucoup de libertins érudits ainsi que sur Saint-Evremond. Grâce
aux différents entretiens avec Gassendi entre 1642 et 1648, Saint-Evremond est initié au
monde de la philosophie. Il a également hérité de Gassendi son goût pour le scepticisme et
pour la critique du savoir dogmatique :
73
GASSENDI cité par Sylvia TAUSSIG, « Histoire et historia dans les lettres latines de Gassendi » dans
Libertinage et Philosophie au XVIIe siècle, 4, « Gassendi et les gassendistes » et « Les passions libertines »,
Saint-Etienne, Publications de l‟Université de Saint-Etienne, 2000, p. 51.
31
« Au milieu de ces méditations qui me désabusaient insensiblement, j‟eus la curiosité
de voir Gassendi, le plus éclairé des philosophes et le moins présomptueux. Après de
longs entretiens où il me fit voir tout ce que peut inspirer la raison, il se plaignit que la
Nature eût donné tant d‟étendue à la curiosité et des bornes si étroites à la
connaissance ; qu‟il ne le disait point pour mortifier la présomption des autres, ou par
une fausse humilité de soi-même qui sent tout-à-fait l‟hypocrisie ; que, peut-être, il
n‟ignorait pas ce que l‟on pouvait penser sur beaucoup de choses ; mais de bien
connaître les moindres, qu‟il n‟osait s‟en assurer.» (EC, 56)
Saint-Evremond accentue le talent philosophique extraordinaire de Gassendi. Il ne dissimule
pas leurs longs entretiens et l‟effet décisif qu‟ils ont eu. Il dit de Gassendi qu‟il le « fit voir
tout ce que peut inspirer la raison.74»
La personne de Gassendi évoque la controverse : est-il épicurien, athée, libertin ? Ou devons
nous le considérer comme un philosophe chrétien, un traditionnaliste et un croyant sincère75 ?
Difficile de trancher. Toujours est-il que c‟est grâce à lui, que Saint-Evremond a pu
approfondir ses connaissances philosophiques et développer sa propre pensée qu‟on trouve
dans les Entretiens sur toutes choses.
2.2.1.3. Montaigne
Michel Eyquem de Montaigne, écrivain et philosophe, est né à Bordeaux en 1533. Après ses
études de droit à Toulouse, il devient magistrat, puis membre du Parlement de Bordeaux,
avant de se retirer définitivement à son château en 1571.
Montaigne fait peindre sur les murs de sa bibliothèque une inscription en latin qui devrait
expliquer la raison de sa retraite. On peut y lire entre autres :
« L'an du Christ 1571, à l'âge de 38 ans, Michel de Montaigne, depuis longtemps déjà
ennuyé de l'esclavage de la cour, du parlement et des charges publiques, se sentant
74
Saint-Evremond cité par Jean-Charles DARMON, Philosophie épicurienne et littérature au XVII e siècle en
France, France, Presses Universitaires de France, 1998, p. 317.
75
Certes, il se trouve entre l‟épicurisme et le scepticisme, selon R. Popkin. “Mitigated scepticism” est une
célèbre formule de R. Popkin, inspirée par Hume. Cette notion suggère un « adoucissement » du scepticisme,
un compromis entre dogmatisme et scepticisme. Richard H. POPKIN, The history of scepticism from Erasmus
to Descartes,Assen, Van Gorcum, 1960.
32
encore dispos, vint à part se reposer sur le sein des doctes vierges, dans le calme et la
sécurité.»
Il est las des charges publiques et de sa tâche au Parlement. Il veut passer le reste de sa vie
dans le repos et désire consacrer son temps à la lecture, la liberté, les loisirs et la tranquillité.
Sa bibliothèque, qu‟il préfère nommer sa librairie, lui permet de consacrer tout son temps à la
lecture et de se détourner de la vie publique. De temps en temps, il fréquente la cour ou il
invite des personnes influentes comme le futur Henri IV. Les Essais sont sans doute son
œuvre la plus importante. C‟est une œuvre que Montaigne ne cesse d‟adapter et de remanier,
de sort que, même à sa mort, elle n‟est pas toujours achevée. En 1580, il publie les deux
premiers livres des Essais et une année plus tard, il passe par Paris afin de les présenter à
Henri III. Un peu plus tard, ses livres sont confisqués, preuve de leur caractère subversif. En
1582, apparaît une deuxième publication des Essais avec un petit nombre d‟adaptations. Une
troisième édition des Essais suit en 1588. Henri III propose à Montaigne la charge de maire de
Bordeaux. Montaigne accepte. Comme maire, il lutte pour la meilleure intelligence entre
catholiques et protestants. Cette fonction lui est très chère, mais il ne veut néanmoins pas se
laisser entièrement absorber par le travail que cette fonction implique. Il désire atteindre un
bon équilibre entre la vie privée et sa fonction comme maire. Montaigne cherche toujours le
juste milieu, un équilibre entre deux extrémités. C‟est un avis partagé par Saint-Evremond,
qui, dans son éloge de Pétrone, comprend lui aussi que le travail ne peut pas absorber les
plaisirs de la vie. Dans Jugement sur les sciences où peut s’appliquer un honnête homme, il
souligne l‟importance de distinguer sphère privée des fonctions publiques.
« De ces derniers ont été la plupart des honnêtes gens de ce temps-là, qui savaient
séparer la personne du magistrat, et donner leurs soins à la République en telle sorte
qu‟il leur en restait et pour leurs amis et pour eux-mêmes.» (EC, 58)
Montaigne voit la rédaction de ses Essais comme un autoportrait. Il veut uniquement parler
de sa propre histoire pour se faire connaître à ses amis et à ses parents. Avec les Essais,
Montaigne écrit un livre qui rassemble ses propres expériences sur les habitudes de l‟esprit et
sur les penchants du cœur humain. En écrivant et en creusant dans les écritures des Anciens,
Montaigne veut arriver à une connaissance de ce qu‟est l‟homme. Afin d‟atteindre cette
connaissance, il observe son for intérieur. La principale étude de l‟esprit selon Montaigne, est
33
de s‟étudier soi-même76. La nature a donné à l‟esprit la faculté de penser et il y a énormément
de sujets dont l‟homme peut juger. Evidemment, Montaigne n‟arrive pas à une seule vérité.
Le livre est imprégné de doutes. Malgré ses doutes constants, Montaigne désire avoir l‟âme
sereine et veut y arriver à l‟aide de la réflexion tranquille : il observe, il veut dévoiler tous les
détours de l‟âme humaine.
Montaigne se joue parfois de son lecteur, il avoue ne pas toujours écrire la vérité, il l‟avoue
explicitement dans son œuvre : « On aurait tort d‟estimer à droit ce que je dis à feinte. »
D‟autres fois, par contre, il indique au lecteur ses intentions sincères : « Ce que j‟aurais pu
dire en battelant, en me moquant, je le dirai demain sérieusement. ». Il est difficile de
distinguer le Montaigne moqueur du Montaigne sérieux. L‟ambiguïté de l‟auteur, à la fois
ironique et raisonnable, se voit reflétée dans les Essais. C‟est ainsi que nous pouvons
expliquer la comparaison de Saint-Beuve : il prétend que Saint-Evremond est comme « un
Montaigne adouci ». Comme ceux de Montaigne, les écrits de Saint-Evremond abondent
parfois d‟ambiguïté. Mais contrairement à Montaigne, Saint-Evremond ne pratique pas
l‟ironie selon Saint-Beuve. Mais nous ne partageons pas cette opinion. Dans la discussion sur
les Entretiens, nous tenterons de prouver cette thèse.
Pour Saint-Evremond les Essais « se sont établis comme un droit de [lui] plaire toute la vie »
(EC, 93). Les deux philosophes poursuivent le même but : « libérer la recherche morale de la
tutelle que d‟autres sciences ont coutume d‟exercer sur elle» (EC, 8). Ils pensent également
que la pensée morale ne peut pas tomber dans les pièges de grands systèmes doctrinaires. Au
contraire, elle doit se délibérer de ces grandes doctrines afin de pouvoir arriver à l‟essentiel.
Saint-Evremond est surtout captivé par l‟idée des « trois commerces ». L‟œuvre de SaintEvremond balance continuellement entre l‟éloge de la pensée de Montaigne et le
renouvellement de ses idées. Il a même adopté la même forme littéraire que Montaigne : de
courts essais qu‟il ne cesse d‟adapter. Par ailleurs, les deux auteurs n‟ont avec la publication
de leurs œuvres d‟autre but que « domestique » et « privé ». Comme Montaigne, SaintEvremond destine ses écrits à ses amis. Les deux auteurs se font remarquer par un style
particulier, tinté de notes personnelles. Montaigne écrit : « J‟ai naturellement un style
76
Michel de MONTAIGNE, Les Essais, Edition conforme au texte de l‟exemplaire de Bordeaux par Pierre
Villey, Paris, Presses Universitaires de France, 1965, III, 3, p. 819.
34
comique et privé77, mais c‟est d‟une forme mienne […] comme en toutes façons est mon
langage : trop serré, désordonné, coupé, particulier.78 »
2.2.2. Entretiens sur toutes choses
2.2.2.1. Introduction
Saint-Evremond écrit un grand nombre d‟essais pendant son exil. Il n‟a ni l‟intention
d‟attribuer un titre générique à l‟ensemble de ces essais ni l‟intention de les publier, bien que
la publication n‟ait pas pu être empêchée par la suite.
Les essais de Saint-Evremond sont le résultat d‟années de lecture, d‟un grand fonds
d‟expérience, de sagesse, d‟écriture et de remaniements et adaptations continues. SaintEvremond connaît une vie agitée et, comme Montaigne, il exploite ses propres expériences
afin de constituer la base de sa pensée. C‟est dans ses essais qu‟il expose ses idées sur des
thèmes différents comme la science, la lecture, l‟historiographie, le plaisir, le goût, l‟amitié et
tas d‟autres sujets. Saint-Evremond sait magistralement condenser ses idées. Ses écrits ne sont
que des courts essais mais contiennent un trésor d‟information. Il se limite à l‟essentiel et ne
désire surtout pas se perdre dans des digressions vides de sens. C‟est ce qui fait sa force et son
unicité.
Saint-Evremond avait seulement l‟intention d‟écrire ses pensées, pour lui-même et pour ses
amis. Comme les œuvres des autres libertins érudits, il ne veut pas que ses écrits transpirent à
la grande foule naïve et populaire. Il écrit dans son essai A M. le maréchal de Créqui :
«Je n‟écris point ceci par un esprit de vanité qui porte les hommes à donner au public
leurs fantaisies. Je me sens en ce que je dis et me connais mieux par l‟expression du
sentiment que je forme de moi-même que je ne ferais par des pensés secrètes et des
réflexions intérieures. » (EC, 93)
En effet, Saint-Evremond, qui s‟adonne à la réflexion personnelle, éprouve de l‟aversion pour
toute expression publique. Il suppose que les philosophes antiques sont ses précurseurs sur ce
77
« Familier » et « qui convient dans le privé »
Michel de MONTAIGNE, Les Essais, Edition conforme au texte de l‟exemplaire de Bordeaux par Pierre
Villey, Paris, Presses Universitaires de France, 1965, I, 40, p. 252.
78
35
point. Les Entretiens sur toutes choses sont comme des lettres ou bien adressées à un ami ou
à un autre philosophe. Dans ce dernier cas, il ne s‟agit même pas d‟un philosophe particulier,
puisqu‟il n‟y mentionne pas le destinataire. Ses essais doivent plutôt être vus comme un
échange humaniste et nous pouvons le comparer avec les écrits de Sénèque ou de Montaigne.
Dans les chapitres à venir, nous nous pencherons sur la pensée de Saint-Evremond. Nous la
comparerons avec les idées de ses „maîtres‟. Nous traiterons des sujets divers, du plaisir
jusqu‟à la mort, de la curiosité jusqu‟à la sagesse. Nous tenterons d‟arriver à une
compréhension de ses pensées et de restaurer ainsi la valeur de Saint-Evremond.
2.2.2.2. Comparaison avec Lettre à Mécénée d‟Epicure
Saint-Evremond s‟est surtout inspiré de la Lettre à Ménécée où Epicure explique les
fondements de la morale épicurienne. Epicure y aborde quatre thèmes qui reviennent dans le
« tetrapharmakon» : la divinité, les plaisirs, les douleurs et la mort.
A. Les plaisirs
Des quatre thèmes traités dans la Lettre à Ménécée nous aborderons d‟abord celui des plaisirs.
Saint-Evremond intitule un des ses écrits Sur les plaisirs et nous comprenons immédiatement
ce qu‟un tel titre, dans une société tellement dévote où l‟épicurisme et les plaisirs sont
refoulés, peut contenir de subversif. Cette lettre est dédiée au comte de Bussy-Rabutin et est
probablement rédigée au cours de l‟été de 1658. Saint-Evremond lui écrit qu‟il tente de se
divertit partout où il est (EC, 50).
Saint-Evremond décrit les plaisirs79 comme des « légères impressions qui effleurent l‟âme »,
comme des sensations appelées « mollities » par les Anciens qui chatouillent les sens et se
répandent « délicieusement sur l‟âme », des « sujets piquants » et enfin un « touchant qui sait
pénétrer jusqu‟au fond du cœur et qui excite ce qu‟il y a de plus beau dans nos sentiments »
(EC, 51- 52) et qu‟il faut bien savoir ménager et « goûter les plaisirs ». Comme toujours,
Saint-Evremond désire trouver le juste milieu. Quand la jouissance du plaisir est trop poussée,
elle suscite le dégoût.
79
Remarquons que P. Hadot (Pierre HADOT, Qu’est-ce que la philosophie antique?, Saint-Amant, Editions
Gallimard, 1995.) parle de « désirs » tandis que L. Couloubaritsis (Lambros COULOUBARITSIS, Histoire de
la philosophie ancienne et médiévale, Paris, Editions Grasset & Fasquelle, 1998.) et Saint-Evremond parlent de
« plaisirs ». Naturellement les auteurs renvoient au même concept. Nous utiliserons les deux notions à la fois
sans différence sémantique.
36
En somme, Saint-Evremond adopte une grande partie de la pensée épicurienne. Comme
Epicure, Saint-Evremond est d‟abord séduit par les plaisirs simples et innocents. Il n‟est pas
un débauché comme ses contemporains le croient. Le but de sa vie est être heureux. Il veut y
arriver par le plaisir, par le repos et en évitant les douleurs : « Et son esprit charmé d‟un repos
innocent connaît peu de douleurs qui méritent ses plaintes. » (EC, 54) A l‟instar d‟Epicure,
Saint-Evremond souligne qu‟il ne faut pas tomber dans l‟excès et qu‟il faut savoir modérer
ses désirs. Celui qui ne connaît pas la modération, qui désire trop et qui désire toujours plus ne
trouvera jamais le repos. « Pour un plaisir délicieux qu‟on imagine toujours et dont on jouit
trop rarement, l‟esprit malade de délicatesse se fait un dégoût de ceux qu‟il pourrait avoir
toute la vie. » (EC, 97)
Toutefois, Saint-Evremond ne suit pas aveuglement la pensée d‟Epicure. Ainsi, tandis
qu‟Epicure prétend que l‟homme doit éviter les plaisirs naturels mais non nécessaires ainsi
que les plaisirs non naturels et non nécessaires, Saint-Evremond estime que ces exigences
sont trop élevés pour le commun : « La gloire, la réputation, la fortune sont de grands secours
contre les rigueurs de la Nature et les misères de la vie. » (EC, 50) Les plaisirs de la deuxième
et troisième catégorie sont pour lui comme des remèdes indispensables contre les maux
qu‟apporte la vie. Saint-Evremond estime donc que le plaisir se trouve également dans le
luxe. Car en se limitant aux désirs de la première catégorie, l‟homme commence à éprouver
de l‟ennui et est ainsi tenté de transgresser les interdits et de dépasser les limites : « Qui ne
sait que l‟âme s‟ennuie d‟être toujours dans la même assiette, et qu‟elle perdrait à la fin toutes
ses forces si elle n‟était pas réveillée par les passions? » (EC, 53). Contrairement à SaintEvremond, les épicuriens n‟éprouvent l‟ennui pas comme une menace majeure. L‟ennui
apparaît uniquement chez ceux qui ne se contentent jamais en qui n‟ont pas compris la nature
d‟un plaisir pur.
Si Epicure et Saint-Evremond pourchassent les mêmes objectifs, c‟est-à-dire une vie
tranquille, un état de paix, Epicure veut arriver à cette ataraxie à travers les plaisirs naturels et
nécessaires tandis que Saint-Evremond désire y arriver par tous les plaisirs, qu‟ils soient
naturels et nécessaires ou pas. Comme Epicure, Saint-Evremond tente de montrer ce qui mène
au plaisir et les maux qu‟il faut éviter.
L‟observation des gens et de leur recherche du plaisir permet à Saint-Evremond d‟établir une
division (EC, 52). Il distingue les sensuels, les emportés, les délicats et les voluptueux. Les
sensuels semblent s‟intéresser aux besoins primaires comme les animaux. Ce groupe ne se
37
soucie que des désirs naturels et nécessaires. Les voluptueux ont une âme qui est plus liée au
corps qu‟à la raison et qui se laisse séduire par les voluptés. Ce groupe correspond aux plaisirs
de la deuxième catégorie. Les emportés ont, selon Saint-Evremond, les sens les plus vitaux et
l‟âme plus agressive, ils sont pleins d‟ardeur dans leurs mouvements. Ce genre de personnes
préfèrent les plaisirs de la troisième catégorie. Le dernier groupe enfin est celui des délicats,
des âmes passionnées qui sont attirés par le luxe et le raffinement. Saint-Evremond laisse
l‟homme libre dans son choix de « sorte de plaisir », à condition qu‟il ne s‟adonne pas à
l‟excès :
« Il en est juste de choisir ce qu‟on trouve le plus conforme à son goût, à son
inclination ou à son génie. Que les personnes gaies cherchent le divertissement et la
joie ; que les indifférents se contentent de l‟agrément ; que les délicats raffinent sur les
choses les plus recherchées ; que les âmes passionnées se laissent toucher aux objets
tendres, pourvu que la raison en bannisse le désordre et en corrige les excès.» (EC, 52)
Montaigne, lui aussi, traite du sujet des plaisirs. Selon lui, le plaisir réside dans la pratique des
« trois commerces », notion sur laquelle nous reviendrons. Montaigne estime que la retraite
est également un plaisir non négligeable : l‟homme doit se retirer du monde public de sorte
que son âme soit capable de trouver repos. Toutefois, il avertit son lecteur qu‟il faut éviter de
tomber dans l‟oisiveté, car elle peut devenir pesante avec le temps et peut nuire à l‟âme. Voilà
pourquoi Montaigne établit une distinction entre le repos et l‟oisiveté. Le repos est
indispensable pour l‟âme tandis que l‟oisiveté ne fait que la gâter. Il appuie son affirmation
d‟une citation de Lucain : «Variam semper dant otia mentem80»81. Saint-Evremond est
également un adepte du repos. Il se retire à la campagne où il cherche du plaisir.
« Vous me demandez ce que je fais à la campagne ? Je parle à toutes sortes de gens, je
pense sur toutes sortes de sujets, je ne médite sur aucun. Les vérités que je cherche
n‟ont pas besoin d‟être approfondies ; d‟ailleurs, je ne veux avoir sur rien un
commerce trop long et trop sérieux avec moi-même.»82
80
„L‟oisiveté dissipe toujours l‟esprit en tout sens. »
Lucain cité par Michel de MONTAIGNE, Les Essais, Edition conforme au texte de l‟exemplaire de Bordeaux
par Pierre Villey, Paris, Presses Universitaires de France, 1965, I, 8, p. 33.
81
82
Saint-Evremond cité dans Jean-Charles DARMON, Philosophie épicurienne et littérature au XVII e siècle en
France, France, Presses Universitaires de France, 1998, p. 345.
38
Saint-Evremond fait un éloge du repos, néanmoins il relativise les vertus libératrices que le
repos apporte. Il préfère éviter tout ce qui le fatigue :
« J‟en suis encore pour ce qui me plaît ; j‟en suis dehors pour ce qui m‟incommode.
Chaque jour, je me dérobe aux connaissances qui me fatiguent, et aux conversations
qui m‟ennuient, chaque jour je cherche un doux commerce avec mes amis, et fais mes
délices le plus chers de la délicatesse de leur entretien.83 »
Malgré la retraite, l‟homme ne peut pas se perdre dans la solitude. Il faut trouver le bon milieu
entre repos et solitude. Car la solitude nous détourne des plaisirs et par conséquent de
l‟ataraxie. « La solitude a cela qu‟elle nous inspire je ne sais quel air triste et funeste par la
pensée ordinaire de notre condition. » (EC, 50)
Selon Montaigne, et Saint-Evremond partage cette opinion, il est bon de jouir d‟un plaisir et
de ne pas encore penser aux voluptés à venir. Il y ajoute : « Il faut diriger et fixer nos désirs
aux choses les plus aisées et voisines.84 » Les Anciens nommaient ce phénomène „économie
dans les choses désirées ou obtenues‟. (EC, 179) Afin de trouver le plaisir, il est également
bon de ne pas se comparer avec l‟autre. L‟homme ne verrait que les vertus ou le bonheur de
l‟autre et se fixerait trop sur ses propres imperfections et son propre malheur. Cela le rendrait
triste. La sagesse réside dans la modération paisible et joyeuse.
Montaigne estime que le plaisir est un outil efficace pour endiguer les passions humaines. De
toute évidence, Saint-Evremond partage cette opinion. Note bien que Saint-Evremond estime
que les passions, propres à l‟homme, peuvent guider l‟homme dans certaines situations. Il
l‟écrit au Maréchal de Créqui : « Une âme serait heureuse qui pourrait se refuser à toute
entière à ses passions, et ne ferait seulement que se permettre à quelques autres. Elle serait
sans crainte, sans tristesse, sans haine, sans jalousie ; elle désirerait sans ardeur, espérait sans
inquiétude et jouirait sans transport. » (EC, 87) Un homme peut donc uniquement se livrer à
quelques passions. Comme toujours, Saint-Evremond juge qu‟un équilibre entre passion et
raison doit être trouvé.
Revenons sur la question du repos et de la solitude qu‟elle peut impliquer. Comme Pascal
avant lui, Saint-Evremond réfléchit sur les conséquences de la solitude pour l‟homme. Or,
83
Saint-Evremond cité dans Jean-Charles DARMON, op. cit., p. 355.
84
Michel de MONTAIGNE, Les Essais, Edition conforme au texte de l‟exemplaire de Bordeaux par Pierre
Villey, Paris, Presses Universitaires de France, 1965, III, 3, 820.
39
tandis que Pascal estime que l‟homme doit à nouveau apprendre à être seul, par exemple dans
sa chambre afin de méditer et réfléchir sur la vie : « J‟ai dit souvent que tour le malheur des
hommes vient d‟une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une
chambre85 », Saint-Evremond juge que la solitude doit être évité justement dans le but de ne
pas tomber dans des réflexions abondantes. Contrairement à Pascal, Saint-Evremond
« n‟invite l‟homme pas au désespoir dont la foi serait l‟unique remède. Il nous enseigne à
mettre dans notre vie l‟équilibre, la sérénité et la joie86 ». En réfléchissant trop, l‟homme
deviendrait mélancolique et triste. Cette tristesse, cette mélancolie est à fuir comme la crainte,
la douleur et l‟ennui. Saint-Evremond le répète à plusieurs reprises dans cette lettre, cette idée
fonctionne comme un fil rouge dans son exposé : « Pour vivre heureux, il faut faire peu de
réflexions sur la vie, mais sortir souvent comme hors de soi. » (EC, 49 ; EC, 53)
« Sortir comme hors de soi » signifie que l‟homme est ouvert à l‟extérieur et à l‟altérité et
qu‟il faut renoncer à la réflexion abondante sur la vie87. Par cette opinion, Saint-Evremond se
distingue de la plupart des philosophes. Normalement, la tâche que les philosophes
s‟imposent est de réfléchir sur les grandes questions métaphysiques et existentielles. C‟est
bien la chose que Saint-Evremond déconseille. « Je ne suis pas un philosophe » avait écrit
Montaigne. « Je suis un philosophe comme Montaigne » semble suggérer Saint-Evremond.
En somme, selon Saint-Evremond, celui qui renonce à certains troubles, certains excès,
trouvera le bonheur :
« Une âme serait heureuse qui pourrait se refuser toute entière à certaines passions et
ne ferait seulement que se prester à quelques autres ; elle serait sans crainte, sans
tristesse, sans haine, sans jalousie. Elle désirerait sans ardeur, elle espérait sans
inquiétude, et jouirait sans transport.88 »
85
Blaise PASCAL, Les pensées, P. Sellier (éd.), Paris, Bordas (Classiques Garnier), 1991, p. 215-216.
86
Antoine ADAM, Les libertins au XVIIe siècle, Paris, Editions Buchet/Chastel, 1986, p. 218.
87
Victor CONVERT, « Ouverture » in Saint-Evremond entre Baroque et Lumières, Actes publiés sous la
direction de Suzanne Guellouz, France, Presses universitaires de Caen, 2000, p. 18.
88
Saint-Evremond cité par Jean-Charles DARMON, Philosophie épicurienne et littérature au XVII e siècle en
France, France, Presses Universitaires de France, 1998, p. 358.
40
B. Les douleurs
La douleur est le deuxième thème abordé par Epicure dans sa Lettre à Mécénée. A l‟instar de
celui-ci, Saint-Evremond estime que la joie doit être fréquente et l‟affliction rare et
« promptement apaisée » (EC, 51). Il ajoute que les douleurs sont « quelquefois légitimes » et
qu‟il trouve raisonnable « qu‟on s‟y laisse aller en certaines occasions. » (EC, 50)
Quand il se trouve dans une période malheureuse il n‟aime pas se plaindre de sa condition au
contraire, il tente de l‟adoucir. Comme les Dieux n‟interviennent pas dans la vie des hommes,
il importe que chacun combat ses propres « malheurs »89. Ne voulant pas s‟attarder plus qu‟il
faut dans le chagrin et la douleur, Saint-Evremond s‟en prend à l‟âme humaine qui ne cesse de
rappeler l‟individu aux difficultés subies dans le passé. Ce poème adressé à l‟âme résume sa
pensée :
« Fâcheux entendement, tu nous fais toujours craindre ;
Malheureux sentiment, tu nous fais toujours plaindre ;
Triste ressouvenir dont je me sens blessé
Pourquoi tiens-tu le mal après qu’il est passé ?
Faut-il rendre aux malheurs ce pitoyable hommage
De sentir leur atteinte ou garder leur image,
De nourrir nos douleurs et toujours nous punir
D’une peine passée ou d’un mal à venir ? » (EC, 52-53)
Saint-Evremond estime qu‟il ne faut à aucun prix tomber dans ces troubles psychologiques.
C‟est pourquoi il pense qu‟il faut essayer de s‟accrocher à des souvenirs plaisants ou à des
projets agréables. Quand il regrette sincèrement un événement, il tente de transformer ses
sentiments de douleur en des sentiments de tendresse. Il ne s‟adonnera jamais à la crainte
causée par l‟éventualité d‟un événement malheureux. Il veut atteindre « la volupté spirituelle
du bon Epicure » (EC, 53). C‟est un sentiment d‟une joie pure et de délicate grâce qui
correspond à la tranquillité de l‟esprit et au repos de la conscience. Mais Saint-Evremond
souligne aussi que la volupté spirituelle d‟Epicure n‟est pas un état sans douleur et sans plaisir
89
Sylvia TAUSSIG, « Histoire et historia dans les lettres latines de Gassendi » in Libertinage et Philosophie au
XVIIe siècle, 4, « Gassendi et les gassendistes » et « Les passions libertines », Saint-Etienne, Publications de
l‟Université de Saint-Etienne, 2000, p. 49.
41
comme s‟imagine le vulgaire90. Saint-Evremond se méfie aussi de l‟envie. Certains se
comparent constamment aux autres, les admirent. Ils cherchent ailleurs les choses dont ils
pensent avoir besoin et sont donc incapables de jouir du bonheur présent. « Nous ne sommes
jamais chez nous, nous sommes toujours au-delà. La crainte, le désir, l‟espérance nous
élancent vers l‟avenir, et nous dérobent le sentiment et la considération de ce qui est, pour
amuser à ce qui sera, voire quand nous ne serons plus91.»
C. La mort
La réflexion sur la mort constitue une, sinon la question philosophique la plus ancienne.
Certains philosophes, des anciens ainsi que des modernes, réfléchissent toute leur vie sur la
mort. L‟horreur et l‟angoisse que sa pensée suscite peuvent s‟atténuer chez lui qui croit qu‟il y
a une autre vie après cette vie terrestre.
En effet, la mort fait réfléchir l‟homme sur sa condition. Mais selon Saint-Evremond, la
réflexion sur la mort est inutile. Car elle rend triste et n‟apporte rien. Socrate, par exemple,
s‟est adonné toute sa vie à l‟analyse de la mort. Cette la réflexion ne l‟a pas rendu heureux
pour autant. De plus, ses raisonnements n‟ont convaincu personne : ni ses amis, ni lui-même.
(EC, 179):
« Socrate est mort véritablement en homme sage et avec assez d‟indifférence ;
cependant il cherchait à s‟assurer de sa condition en l‟autre monde, et ne s‟en assurait
pas : il en raisonnait sans cesse dans la prison avec ses amis assez faiblement, et pour
tout dire la mort lui fut un objet considérable. » (EC, 47)
En se posant trop de questions, Socrate a manqué de sagesse. Sénèque non plus, ne fait pas
preuve de grande sagesse, selon Saint-Evremond, qui le décrit comme « un fanfaron qui
tremble de peur à la vue de la mort » (EC, 38). Les philosophes anciens n‟arrivent pas à une
réponse uniforme et ne savent pas comment composer avec la mort :
90
Roland DESNE, « Saint-Evremond » in Manuel d’histoire littéraire de la France, Paris, Messidor-Editions
Sociales, 1966, t. II.
91
Michel de MONTAIGNE, Les Essais, Edition conforme au texte de l‟exemplaire de Bordeaux par Pierre
Villey, Paris, Presses Universitaires de France, 1965, I, 3, p. 15.
42
« D‟où pensez-vous que vienne cette variation dans leurs sentiments ? C‟est qu‟ils
sont troublés par des idées différentes de la mort présente et de la vie future : leur âme
incertaine sur la connaissance d‟elle-même établit ou renverse les opinions à mesure
qu‟elle est séduite par les différentes apparences de la vérité. » (EC, 39)
Selon Saint-Evremond, la majorité des philosophes se posent trop de questions sur la mort.
Pétrone, en revanche, constitue une exception. Voilà pourquoi Saint-Evremond l‟estime bien
davantage. Pétrone est le sceptique par excellence. Sa mort fut « débridée et douce ». Pendant
sa vie, il s‟est adonné à la poésie légère au lieu des écrits complexes sur la mort. Grâce à ces
vers « précieux et fins » son âme était pleine de douceur et de tendresse au moment de sa
mort. Alors qu‟au même moment, des philosophes comme Socrate étaient absorbés par des
pensées obscures et sombres. Pétrone parvient bien à mieux canaliser ses sentiments. Pour lui,
mourir c‟est simplement cesser de vivre. A la fin de sa vie, l‟homme „vixit‟92 et la mort est un
aboutissement logique dont il ne doit pas être affligé. L‟homme doit renoncer à la quête, il ne
doit plus analyser la mort. Voilà l‟opinion d‟un sceptique. L‟homme est trop petit, trop peu
intelligent pour savoir la vérité sur la mort. Il doit par conséquent renoncer à cette quête
philosophique. Nous pourrions également interpréter l‟éloge du renoncement de Pétrone
comme une manifestation de la foi inconditionnelle. Dans ce cas, il renoncerait à réfléchir,
parce que sa foi est tellement grande : il serait convaincu qu‟il y a une vie après la vie
terrestre. Il est donc inutile de se faire des soucis93. Sur ce point, l‟opinion de Pétrone
divergerait de la conviction des épicuriens selon lesquels il n‟y a pas de vie après la mort.
Montaigne, qui consacre un essai au thème de la mort, Que philosopher, c’est d’apprendre à
mourir, se trouve entre le comportement de Socrate et de Pétrone. Jeune, il a beaucoup
réfléchi sur la mort, mais en vieillissant, il comprend l‟inutilité de cette réflexion :
« Montaigne étant encore jeune, a cru qu‟il fallait penser éternellement à la mort pour
s‟y préparer ; approchant de la vieillesse, il chante, dit- il, la palinodie, voulant qu‟on
se laisse conduire doucement à la nature, qui nous apprendra assez à mourir.94»
92
Il a vécu. „Vixit‟ est un éloge de la vision épicurienne sur la vie : la mort n‟est rien pour nous, l‟âme n‟est pas
immortelle et les dieux sont indifférents quant à notre sort.
93
Richard H. POPKIN, The history of scepticism from Erasmus to Descartes,Assen, Van Gorcum, 1960.
94
Saint-Evremond cité par Jean-Charles DARMON, Philosophie épicurienne et littérature au XVIIe siècle en
France, France, Presses Universitaires de France, 1998, p. 334.
43
La pensée de Montaigne est marquée par ce renversement extraordinaire. De plus, il observe
qu‟au fond, la mort est la même pour tout le monde, « les jeunes et les vieux laissent la vie de
même condition95 ».
L‟attitude de Pétrone face à de la mort, débouche sur un éloge de la vie „hic et nunc‟. Pétrone
profite de sa vie au lieu de se soucier de la mort. Cette idée, qui ne se soucie guère de
l‟immortalité de l‟âme, est de toute évidence assez dangereuse politiquement.
A l‟instar d‟Epicure et Pétrone, Saint-Evremond fait également l‟éloge de l‟instant présent :
« Tircis, que l‟avenir trouble moins tes beaux jours;
Qui sait vivre ici-bas, qui suit ses destinées,
Se laisse aller au temps, insensible à son cours,
Et compte ses plaisirs plutôt que ses années. » (EC, 53)
Il importe de vivre pleinement chaque instant, d‟être conscient de la mort inéluctable, sans se
soucier de la vie éternelle :
« Persuade-toi que chaque jour nouveau qui se lève sera pour toi le dernier. C‟est
alors avec gratitude que tu recevras chaque heure inespérée. Recevoir en reconnaissant
toute sa valeur chaque moment du temps qui vient s‟ajouter, comme s‟il arrivait par
une change incroyable.96»
Inutile de perdre du temps, même consacré à une réflexion sur la mort. Selon SaintEvremond, certains philosophes réfléchissent à la mort car ils veulent s‟y préparer. Comme
ces philosophes, les hommes ordinaires sont persuadés qu‟il y a une vie après la vie terrestre
et que l‟âme est immortelle. Or d‟autres philosophes, comme Montaigne, estiment qu‟il n‟y a
pas de vie après la mort. Ils s‟appuient sur la théorie de l‟atomisme. La mort n‟est que « le
bout, non le but de la vie97 ». Ils s‟opposent à la crainte du jugement dernier, car elle garde les
crédules dans la superstition et la dépendance. Selon eux, « la mort est comme un terme
95
Michel de MONTAIGNE, Les Essais, Edition conforme au texte de l‟exemplaire de Bordeaux par Pierre
Villey, Paris, Presses Universitaires de France, 1965, I, 9, p. 96.
96
Horace cité par Pierre HADOT, Qu’est-ce que la philosophie antique?, Saint-Amant, Editions Gallimard,
1995.
97
Michel de MONTAIGNE, Les Essais, Edition conforme au texte de l‟exemplaire de Bordeaux par Pierre
Villey, Paris, Presses Universitaires de France, 1965, III.
44
naturel qui ne doit susciter nulle terreur.98 » Toutefois, pour un philosophe qui ne croit en
dans la vie après la mort, Epicure soigne son « testament » :
« Il fait son testament avec toutes les précautions d‟un homme qui se tourmente de ce
qu‟on fera après lui : la postérité le touche, sa mémoire lui devient chère, il ne peut se
détacher des délices de son jardin, il se flatte de la réputation de ses écrits, […] ; son
esprit qui s‟était si fort engagé dans l‟opinion de l‟anéantissement est touché de
quelque tendresse pour lui-même, et se réserve des honneurs et des plaisirs dans un
autre état de celui qu‟il va quitter. » (EC, 39)
En somme, Saint-Evremond souligne que personne, même le sage parmi les sages ne peut
penser à la mort sans tomber dans la crainte. Lui non plus peut pas s‟abstenir de la pensée de
l‟autre monde. Il dit avoir toujours été occupé par cette question. Il avoue même
implicitement qu‟il croit dans un au-delà : « c‟est à faire aux insensés de compter sur une vie
qui doit finir nécessairement.» (EC, 105)
Selon Saint-Evremond, notre amour-propre est tellement grand que nous ne pouvons pas
accepter que notre vie s‟achève définitivement avec la mort. « La simple curiosité nous ferait
chercher avec soin ce que nous deviendrons après la mort. Nous nous sommes trop chers pour
consentir à notre perte toute entière.» (EC, 105) La volonté nous donne le désir d‟exister
toujours. L‟éternité présumée de l‟esprit humain console l‟homme de sa mort. Par ailleurs,
l‟insatiable curiosité semble répondre à un besoin ressenti par une âme immortelle. SaintEvremond se contente de cette raison pour croire dans une vie après la mort. Ou est-il qu‟il
utilise un ton ironique?
Que Saint-Evremond croit en une vie après la mort ou pas, son message le plus important est
le suivant :
« Dieu nous donne assez de lumière pour bien agir, nous en voulons pour savoir trop ;
et au lieu de nous en tenir à ce qu‟il nous découvre, nous voulons pénétrer dans ce
qu‟il nous cache. » (EC, 110)
L‟homme est trop curieux, il est incapable de se contenter de qui est, de ce qu‟il y a. Or si
Dieu lui a donné un esprit, cela n‟implique pas que l‟homme doive se poser des questions sur
ce que Dieu désire garder secret.
98
Françoise CHARLES-DAUBERT, Les libertins érudits en France au XVIIe siècle, France, Presses
universitaires de France, 1998, p. 74.
45
« L‟esprit, intempérant dans le désir de savoir, se porte à ce qui est au-dessus de la
nature et cherche ce qu‟il a de plus secret en son auteur, moins pour l‟admirer que par
une vaine curiosité de tout connaître. » (EC, 110)
A la fin de son essai L’homme qui veut connaître toutes choses ne se connaît pas lui-même
Saint-Evremond tient à avertir ses lecteurs une fois de plus : la curiosité et la méditation
excessive sur l‟immortalité de l‟âme sont inutiles. Ces questions ne pourront être tranchées
que par les théologiens:
« Je le répète pour la dernière fois, Monsieur : travaillez tant qu‟il vous plaira pour
vous connaître, consultez tous vos livres, consumez vos plus beaux jours à méditer sur
l‟immortalité de l‟âme : vous trouverez qu‟il n‟appartient qu‟à la religion d‟en décider.
Pour moi, je vous avoue que sans elle la pensée de l‟éternité n‟occuperait pas le
moment le plus inutile de ma vie. » (EC, 41)
Mais si ces sujets sont l‟apanage des théologiens, Saint-Evremond se réserve, à l‟instar de
Montaigne, le droit de réfléchir à tout et n‟importe quoi en dilettante.
D. La religion
Pour Saint-Evremond la religion tient ou bien de la superstition ou bien d‟une « invention
humaine politiquement établie pour gouverner les hommes» (EC, 106).
L‟idée que la religion ne soit basée sur de la pure superstition est largement répandue parmi
les libertins. Les libertins considèrent la persécution des sorcières par exemple, très tenace au
XVIIe siècle, comme une manifestation de la superstition et de la manipulation des « esprits
faibles » et des crédules. Vanini avait écrit dans ses Dialogues :
« Je me soumets à la Sainte Eglise romaine, toutefois je sais qu‟un grand nombre (la
religion me défend de dire tous) pensent que ceux qu‟on regarde comme démoniaques
ne sont tout simplement que tourmentés par une humeur mélancolique, car celle-ci
venant à céder à l‟action de la médecine, il n‟y a plus de possédés99. »
99
Vanini cité par Françoise CHARLES-DAUBERT, Les libertins érudits en France au XVIIe siècle, France,
Presses universitaires de France, 1998, p. 83.
46
Le thème de la superstition est souvent abordé par des philosophes libertins. De Montaigne à
Spinoza en passant par Sorel et Naudé, ils estiment que la superstition est une arme utilisée
par l‟Etat afin de soumettre le peuple. Pour Naudé, « le grand secret du régime monarchique
et son intérêt vital, consistent à tromper les hommes en travestissant du nom de religion la
crainte.100 ». Selon Vanini, la religion n‟est qu‟une accumulation des «contes qui ne peuvent
émouvoir les philosophes. […] Cette religion était uniquement pour la foule qui se laisse
duper facilement et non pour les grands et les philosophes. »101 Les libertins soulignent qu‟ils
se distinguent de la « sotte multitude102 ». Ils ne s‟adonnent pas aux pratiques superstitieuses
typique de la religion.
Les libertins et Saint-Evremond semblent donc très critiques quant à la religion. Néanmoins,
et cela peut paraître contradictoire, Saint-Evremond dit adhérer au catholicisme. Il jure de se
« soumettre respectueusement à la foi de ses mystères » (EC, 106). Il dit avoir « laissé goûter
à ma raison, avec plaisir, la plus pure et la plus parfaite morale qui fut jamais » (EC, 106). Il
va de soi qu‟il y a là une forme d‟ironie: Saint-Evremond ne soumet pas sans discernement sa
raison aux dogmes religieux. Il ne réduit pas son intelligence à l‟acceptation servile de la
morale chrétienne. Sa foi en l‟atomisme le prouve. Le libertinage de Saint-Evremond est
manifeste : tout au long de son exil, Saint-Evremond a pu suivre de près des controverses
religieuses de natures diverses. Il n‟approuve pas les atrocités commises envers les adeptes
d‟une autre religion : « Je n‟eus jamais ce zèle indiscret qui nous fait haïr les personnes parce
qu‟elles ne conviennent pas de sentiment avec nous. » (EC, 106) En outre, il dénonce
l‟hypocrisie et la dissimulation de certains tenants de la religion : « On brûle un homme assez
malheureux pour ne croire pas en Dieu, et cependant on demande publiquement dans les
écoles s‟il y en a un. » (EC, 55) Saint-Evremond défend avec ardeur la tolérance, la
« douceur », envers les autres religions. Il dit que l‟homme n‟inspirera jamais l‟amour de la
réunion, s‟il n‟ôte pas la haine de la division (EC, 106). Chacun doit être libre dans le choix
de sa foi et l‟homme, quelle religion qu‟il ait, doit pouvoir vivre dans une société respectueuse
de toute manifestation religieuse. Pour Saint-Evremond il suffit de: « nous réunir », de ne pas
« disputer toujours sur la doctrine : comme les raisonnements sont infinis, les controverses
dureront autant que le genre humain qui les fait » (EC, 110). Les querelles religieuses font de
lui un partisan de la séparation de la religion et de la morale.
100
Naudé cité par Françoise CHARLES-DAUBERT, op. cit., p. 102.
Vanini cité par Françoise CHARLES-DAUBERT, op. cit., p. 46.
102
La Mothe le Vayer cité par Françoise CHARLES-DAUBERT, op. cit., p.113.
101
47
Mais Saint-Evremond attaque la religion de biais : elle établit des dogmes qui sont
incompréhensibles en soi, qu‟on ne peut comprendre par la raison : « Nous établissons une
science comme assurée de choses qu‟il nous est impossible de même concevoir. » (EC, 110)
Saint-Evremond est persuadé qu‟il faut se garder de la théologie, car la religion mène à la
violence et nous inculque la peur. Elle n‟apporte rien au bonheur et elle paraît dès lors inutile.
Il reste deux possibilités : ou bien la vérité de la religion est trop grande pour l‟homme ou
bien la raison ne parvient à expliquer la vérité de la religion parce que les raisons énoncées
par la religion sont insuffisantes.
Cela dit, la généralisation des débats sur les questions religieuses a engendré des sentiments
de violence et d‟athéisme. C‟est pour cette raison que Saint-Evremond préfère que les gens
simples ne s‟occupent pas de questions théologiques : « Je souhaiterais seulement que nos
docteurs traitassent les matières de religion avec plus de retenue, et que ceux qui doivent y
être assujettis eussent moins de curiosité » (EC, 56) A cause du caractère ésotérique des
questions religieuses, Saint-Evremond estime que ces questions ne doivent pas être mises à la
portée de tout le monde (EC, 181). Il s‟oppose en cela à la pensée de Pascal qui juge dans les
Provinciales que chacun peut réfléchir sur les questions de théologie morale.
Dans les dernières phrases d‟un poème à la fin de l‟essai Sur les plaisirs (EC, 54) SaintEvremond synthétise l‟épicurisme et sa vision sur le catholicisme. Commençons d‟abord par
traiter les éléments épicuriens. «Il vit loin du scrupule » : l‟épicurien n‟éprouve pas un
sentiment de pudeur car il ne croit pas que les dieux punissent l‟homme. Il vit « sans craindre
les éclats du tonnerre ». Il tente de se divertir d‟une vie pleine de « volupté ». Un épicurien
« regarde les Cieux sans dédaigner la terre » car il comprend qu‟il n‟y a pas de vie après la
mort. Voilà pourquoi il faut un éloge de la vie « hic et nunc ». Un catholique par contre, « vit
loin de l‟impiété » selon la volonté de Dieu de telle sorte qu‟il ne soit pas puni dans le
Jugement dernier. Il vit dans « l‟innocence », de manière pieuse « sans mériter les éclats de
tonnerre ». Le croyant « regarde les Cieux » car il est convaincu que la vie terrestre n‟est
qu‟un préambule à la vie éternelle dans les Cieux. Le croyant dévoue toute sa vie terrestre à
une éventuelle vie éternelle. Pour lui, l‟objectif de la vie terrestre n‟est pas la joie. La vie sur
terre constitue l‟étape nécessaire vers la vie éternelle :
« Les vrais chrétiens, plus heureux mille fois,
Dans la pureté de leurs lois,
48
Goûteront les douceurs d‟une innocente vie
Qui d‟une plus heureuse encore sera suivie » (EC, 180)
En somme, Saint-Evremond conseille à chacun d‟imiter ces hommes simples et de ne pas
participer à des débats sur la religion. Laissons les débats théologiques aux sages.
2.2.2.3. La curiosité
Poussé par une volonté de savoir, l‟homme, se livre à une méditation sur des questions
existentielles et métaphysiques : Qui suis-je? D‟où viens-je? Pourquoi suis-je ici ? Tous les
hommes, les plus sages comme les plus stupides (Saint-Evremond (EC, 36)) se sont occupés
de ces questions.
Cette passion, cet «appétit de savoir103 » des hommes s‟exprime selon Gassendi par une
inquiétude fondamentale:
« L‟on peut donc dire que la Volupté, ou le plaisir qui naît de la Volupté de la
Contemplation, et de la Science, ou acquisition de la vérité, suit une certaine
inquiétude antécédente qui est causé par l‟ignorance, c‟est-à-dire par l‟indigence de
Science, et cela selon qu‟un chacun est naturellement enclin à savoir telles ou telles
choses, ou qu‟il s‟y est rendu enclin par une certaine manière de vie, d‟étude, ou
d‟accoutumances.104 »
Selon Gassendi, chaque homme est naturellement curieux. Saint-Evremond comprend et
approuve cette curiosité. Pour lui, l‟indifférence est beaucoup plus condamnable que la
curiosité.
« Je sais bien que votre occupation est sérieuse et importante : vous voulez savoir d‟où
vous venez, ce que vous êtes, et ce que vous pourrez être ailleurs quand vous ne serez
plus ici. C‟est un dessein qui paraît fort raisonnable ; il est même nécessaire. » (EC,
36)
103
Jean-Charles DARMON, Philosophie épicurienne et littérature au XVIIe siècle en France, France, Presses
Universitaires de France, 1998, p. 76.
104
Pierre Gassendi cité par Jean-Charles DARMON, op. cit., p. 76.
49
Il est naturel que l‟homme réfléchisse sur sa vie. Cette réflexion risque parfois de tourner mal
et de se transformer en tombeau de la sagesse. Saint-Evremond divise les gens selon la nature
de leur curiosité. Un premier groupe de curieux réfléchit beaucoup, mais ils se rendent enfin
compte qu‟ils ne découvriront jamais la vérité. Ces philosophes ont cherché vainement une
vérité. Manquant de réponses, ils comprennent tristement que leur réflexion sur la mort a été
inutile. C‟est pour cette raison qu‟ils décident de ne plus s‟occuper des questions
existentielles. Saint-Evremond appartient à ce groupe de curieux : jeune homme, il croyait
avoir trouvé des réponses aux questions existentielles et métaphysiques. Mais plus tard, à un
âge respectable, il comprend que la réflexion abondante et les « incertitudes » de la raison font
naître en lui le sentiment de l‟ « inutilité » de son exercice105.
« A la fin, quand l‟âge et l‟expérience, qui malheureusement ne vient qu‟avec lui,
m‟eurent fait faire de sérieuses réflexions, je commençai à me défaire d‟une science
toujours contestée et sur laquelle les plus grands hommes avaient eu de différents
sentiments. […] On ne voyait rien de si contraire que leurs opinion.» (EC, 56)
Mais d‟autres que Saint-Evremond trouvent une consolation dans la foi inconditionnelle et
dans la parole de Dieu. Après la mort, Dieu décide de la vie éternelle de l‟homme : il ira ou
bien aux Cieux ou bien en l‟enfer. Saint-Evremond est un adepte de l‟atomisme et refuse de
croire au Jugement dernier, il critique la métaphysique dogmatique. Le deuxième groupe est
constitué de ceux qui pensent avoir trouvé une solution satisfaisante et rassurante. Cependant,
ils se rendent compte, au cours de leur vie, que leur réponse ne coïncide absolument pas avec
la réalité : la douleur renverse leurs beaux espoirs (EC, 50). Le troisième groupe de curieux
croit avoir trouvé des réponses, mais ils deviennent tristes à cause de la vérité qu‟ils pensent
avoir découvert. Saint-Evremond ne leur fait pas confiance : « Ils jouissent quelque temps de
leurs erreurs, mais ils se détrompent à la fin. » (EC, 40). A chaque fois, la curiosité rend triste.
Même si Montaigne estime que: « La vérité est une chose si grande que nous ne devons
dédaigner aucun moyen susceptible de nous y mener106» et bien que Saint-Evremond
comprenne la nécessité de cette curiosité qu‟il ait vécu « de l‟intérieur », car comme tout
homme, il éprouve « un désir curieux de comprendre la nature des choses » (EC, 56), Saint105
Jean-Charles DARMON, Philosophie épicurienne et littérature au XVII e siècle en France, France, Presses
Universitaires de France, 1998, p. 318.
106
Michel de MONTAIGNE, Les Essais, Edition conforme au texte de l‟exemplaire de Bordeaux par Pierre
Villey, Paris, Presses Universitaires de France, 1965, III.
50
Evremond rejette la curiosité pour plusieurs raisons. Une première raison est que « l‟auteur de
la Nature » ne veut pas que l‟homme sache la réponse à ces questions métaphysiques et
existentielles. Dieu préfère que nous demeurions dans l‟incertitude, il désire garder pour lui la
raison de notre existence. Il est le créateur de l‟homme et de l‟univers et lui seul veut
connaître le génie de son ouvrage. Il nous a bel et bien donné un esprit de sorte que nous
sommes capables de réfléchir sur notre création et sur des phénomènes de l‟univers comme le
soleil et les astres. Toutefois notre esprit n‟est pas assez sage afin d‟arriver à des réponses.
« L‟activité de notre esprit nous donne assez de mouvement, mais ses lumières sont trop
faibles pour nous conduire. » (EC, 40). Des philosophes de l‟Antiquité avaient compris cela :
Socrate n‟a pas mis ses pensées par écrit, parce que son idée de la vérité changeait
constamment. Contrairement à Aristote d‟ailleurs. Mais celui que la tradition considère
comme un grand philosophe, fut un sophiste selon Saint-Evremond. Dans son essai L’homme
qui veut connaître toutes choses ne se connaît pas lui-même Saint-Evremond l‟accuse d‟être
un songe-creux. Quand Aristote parle pour un public, il ne relève pas ses vraies pensées : dès
que les portes de son Lycée sont fermées ou dès qu‟il reçoit des amis chez lui, il change
complètement d‟opinion : « Ses pensées du matin ne ressemblaient pas à celles du soir :
aussitôt que les portes du Lycée étaient fermées, et qu‟il croyait être en liberté, il parlait un
autre langage. » (EC, 38). Cela est une preuve que même les philosophes renommés n‟arrivent
pas à la vérité107.
« Je savais par le consentement universel des nations que Platon, Aristote, Zénon,
Epicure, avaient été les lumières de leur siècle. Cependant, on ne voyait rien de si
contraire que leurs opinions. Trois mille ans après, je les trouvais également
disputées : des partisans de tous les côtés, de certitude et de sûreté nulle part. » (EC,
56)
Et de plus :
“Leur âme incertaine sur la connaissance d‟elle-même établit ou renverse ses opinions
à mesure qu‟elle est séduite par les diverses apparences de la vérité. Si vous écoutez
ces discoureurs-là, ils vous en feront bien accroire ; mais assurez-vous, Monsieur, que
107
Remarque sur la philosophie de l‟Antiquité : Les Anciens la considère comme un exercice spirituel qui ne
doit pas nécessairement mener à des réponses. Il ne s‟agit pas de découvrir la Nature des choses, il faut
simplement réfléchir et puis se comporter conformément à ces pensées. Les pensées et les actions doivent
concorder.
51
les plus résolus d‟entre eux ne sont que des charlatans qui avalent le poison un peu de
meilleure grâce que les autres, afin de mieux débiter leurs drogues. » (EC, 39)
Ainsi, Saint-Evremond fait implicitement référence à ces philosophes qui exploitent leur
talent rhétoricien dans le but de tromper et de mystifier leurs lecteurs. C‟est pourquoi que
Saint-Evremond préfère « le silence du sage que le discours du philosophe ». Il a retenue cette
idée de Montaigne :
« Non seulement je crois avec Salomon que le silence du Sage vaut mieux en ce cas
que le discours du Philosophe, mais je fais plus d‟état de la foi du plus stupide Paysan,
que de toutes les leçons de Socrate.108 »
L‟idée que la vérité demeure inatteignable se retrouve également chez Gassendi, qui se plaint
que la nature ait donné tant d‟étendue à la curiosité et des bornes si étroites à notre
connaissance. (EC, 56) et dans l‟Apologie de Raimond Sebond de Montaigne. L‟homme sait
qu‟il dispose d‟une faculté de raison et du coup, il pense pouvoir tout expliquer. Des
philosophes comme Gassendi et Montaigne estiment qu‟il faut se méfier de la raison même et
de cette prétention à pouvoir tout expliquer par celle-ci.
Par ailleurs, Saint-Evremond récuse la curiosité et la réflexion parce qu‟elles nous rendent
malheureux. Nous avons déjà traité la classification de curieux selon Saint-Evremond. Là, il
est arrivé à la conclusion que chaque homme, qu‟elle que soit la nature de sa curiosité, se rend
triste en réfléchissant trop. Même ceux qui pensent avoir trouvé des réponses, ne pourront
supporter ce qu‟ils viennent de découvrir. Même le plus sage n‟est pas capable de trouver des
réponses sans tomber dans la mélancolie et dans la tristesse. Il semble que Saint-Evremond se
contredit sur ce point. Il dit que la vérité est inatteignable pour ensuite prétendre que le sage
peut trouver des réponses mais qu‟elles lui apporteront du malheur. Ces assertions semblent
contradictoires, mais en fait, Saint-Evremond ne veut qu‟arriver à une seule hypothèse : pour
vivre heureux, il ne faut pas faire trop réfléchir.
La troisième raison pour laquelle Saint-Evremond rejette la réflexion est le fait qu‟elle dissout
la société. Toutes ces méditations ôtent la belle humeur de l‟homme et gâtent l‟air enjoué de
la conversation (EC, 36). Saint-Evremond ne supporte pas ceux qui ont trop plongé dans les
108
Montaigne cité par Jean-Charles DARMON, Philosophie épicurienne et littérature au XVII e siècle en France,
France, Presses Universitaires de France, 1998, p. 326-327.
52
méditations et ont négligé les conversations avec les amis. « Vous n‟êtes plus sociable que
vous étiez. » (EC, 36) Il dit que la réflexion peut être endiguée par la conversation.
Une fois de plus Saint-Evremond souligne que la curiosité excessive et la réflexion ne font
que du mal à l‟homme. En 1669, il écrit: « Je ne vis plus que par réflexion sur la vie, ce qui
n‟est pas proprement vivre ; et sans la philosophie de M. Descartes qui dit je pense, donc je
suis-je ne croirais pas proprement être. 109». Saint-Evremond ne supporte pas la philosophie
spéculative. Il s‟appuie sur Descartes pour légitimer sa réflexion. Mais en fait, il ridiculise sa
devise. Pour Saint-Evremond, la réflexion ne constitue absolument pas une condition pour
être considéré homme. Saint-Evremond préfère la devise « J’aime, donc je suis »110.
Saint-Evremond conseille toujours de ne pas trop réfléchir dans le but d‟éviter toute sorte de
tristesse. Un homme sage pour Saint-Evremond est quelqu‟un qui prête beaucoup de
l‟importance à l‟ataraxie. Il importe de ne pas trop réfléchir.
« C‟est, Monsieur, selon moi en quoi consiste la plus fine sagesse : pourvu qu‟on se
trompe toujours, pourvu qu‟on s‟étourdisse bien sur tout ce qui fait de la peine, […]
pourvu enfin qu‟on ait réduit sa raison à ne raisonner plus sur les choses que Dieu n‟a
pas voulu soumettre au raisonnement : c‟est tout ce qu‟on peut souhaiter. » (EC, 40)
Quelle que soit la curiosité de l‟homme, il ne parviendra jamais à des réponses fixes. La
curiosité et la réflexion n‟apportent pas de sagesse. Vu le caractère insaisissable de la vérité et
vu l‟inutilité de la réflexion, Saint-Evremond propose d‟abandonner la philosophie. Il se voit
obligé de se dégager de la philosophie, de ses errements et tourments 111. Pour cette raison,
Saint-Evremond se distingue de la plupart des philosophes. Même s‟il encourage la curiosité
de l‟extérieur dans
Sur les plaisirs : « chaque pays a ses raretés qu‟on apprend avec
satisfaction » (EC, 50), il y renonce de fait. Spinoza ne partage pas l‟aversion de SaintEvremond pour la curiosité. Dans son Traité théologico-politique, il encourage les
philosophes à réfléchir et à se libérer ainsi de l‟ignorance dans laquelle l‟homme se trouve. Il
écrit que
109
Saint-Evremond cité par Jean-Charles DARMON, Philosophie épicurienne et littérature au XVIIe siècle en
France, France, Presses Universitaires de France, 1998, p. 340.
110
Jean Lafond cité par Jean-Charles DARMON, op cit., p. 339.
111
Jean-Charles DARMON, op cit., p. 318.
53
« Seuls les philosophes qui suivent la raison, parviennent à une connaissance adéquate
d‟eux-mêmes, de Dieu, de la nature et de leur place dans la nature, qui rend inutile tout
enseignement extérieur. C‟est seuls, et par la raison, qu‟ils se libèrent de l‟ignorance et
de la servitude pour parvenir au souverain bien.112»
2.2.2.4. Le vieillissement et la sagesse
Le vieillissement est un procès qui affecte non seulement le corps, mais également l‟esprit de
l‟homme.
Avec l‟âge, l‟esprit fleurit, tandis que le corps se délabre. Voilà pourquoi l‟esprit tente de
s‟attacher le plus que possible au corps, quand c‟est encore possible. C‟est dans cette optique
que Montaigne même estime que la vieillesse est l‟âge heureux parce que l‟homme y est le
plus proche de son corps113. Selon Saint-Evremond : « L‟âge apporte de grands changements
dans notre humeur, et du changement de l‟humeur se forme bien souvent celui des
opinions114 ». Pensons à Montaigne, qui, ayant atteint un âge respectable, renonce à l‟analyse
de la mort. Saint-Evremond change aussi d‟humeur. Il dit avoir perdu, en vieillissant, son goût
pour certains vices et il dit s‟être libéré de ses passions. (EC, 85) Il n‟aime pas trop cette
nouvelle docilité. Il dit également avoir perdu sa force de l‟imagination :
« Autrefois, mon imagination errante et vagabonde se portait à toutes les choses
étrangères ; aujourd‟hui mon esprit me ramène au corps et s‟y unit davantage : à la
vérité, ce n‟est point par le plaisir d‟une douce liaison, c‟est par la nécessité du secours
et de l‟appui mutuel qu‟ils cherchent à se donner l‟un à l‟autre.115 »
Le corps se délabre, l‟homme s‟enlaidit. Saint-Evremond éprouve même un sentiment de
honte et de dégoût pour lui-même. « A peine commençons-nous à vieillir, que nous
commençons à nous déplaire, par un dégoût qui se forme secrètement en nous de nous112
Françoise CHARLES-DAUBERT, Les libertins érudits en France au XVIIe siècle, France, Presses
universitaires de France, 1998, p. 104.
113
Giovanni DOTOLI, Montaigne et les libertins, Paris, Honoré Champion Editeur, 2006, p. 55.
114
Jean-Charles DARMON, Philosophie épicurienne et littérature au XVII e siècle en France, France, Presses
Universitaires de France, 1998, p. 336.
115
Saint-Evremond cité dans Jean-Charles DARMON, op. cit., p. 357.
54
mêmes. » (EC, 155) Ce sentiment augmente lorsqu‟il se trouve en compagnie des jeunes.
Saint-Evremond a l‟impression que les jeunes se moquent des vieilles gens qui osent encore
se montrer « en des lieux publics où il n‟y a que de la galanterie et de la gaieté » (EC, 88)
Voilà pourquoi il conseille aux personnes âgées plus d‟entretiens particuliers. Pour lui-même,
cela ne pose aucun problème, car il éprouve une certaine aversion pour les grandes
manifestations et pour la foule. L‟éclat de ces grands spectacles ne peut pas lui faire oublier le
sentiment d‟embarras qu‟ils évoquent en lui. Il s‟écarte de la splendeur du monde qui ne peut
plus le contenter. Selon Saint-Evremond : « le plus grand plaisir qui reste aux vieilles gens,
c‟est de vivre »116 et pas de se mêler du monde de la jeunesse.
Saint-Evremond estime qu‟il ne faut pas glorifier les temps passés ni dédaigner l‟époque
actuelle. Il faut accepter l‟âge qu‟on a atteint et le fait qu‟il y a des choses qui ne sont plus
appropriées à cet âge respectable. « Ne crions point contre les plaisirs que nous n‟avons plus,
ne condamnons point des choses agréables qui n‟ont que le crime de nous manquer. » (EC,
88)
En général, nous associons le vieillissement avec l‟apparence de la sagesse. En vieillissant,
l‟esprit de l‟homme est censé devenir plus sage. « L‟expérience se forme avec l‟âge, et la
sagesse est communément le fruit de l‟expérience. » (EC, 86) Etre sage, s‟il faut en croire
Saint-Evremond, signifie: « se défaire de ce qui déplaît et recevoir ce qui contente » (EC, 87).
Les sages, ces « esprits forts », appartiennent à une élite qui peut s‟occuper de religion, écrire
de livres et s‟adonner à d‟autres occupations oisives. Le peuple, lui, en revanche, doit
s‟abstenir de ce genre d‟occupations. Cette distinction entre le peuple et l‟élite est
fondamentale. Sénèque estime déjà que le bonheur est uniquement réservé au sage :
« Sénèque ramène tous les plaisirs à la sagesse, et tient le seul philosophe heureux. » (EC, 45)
Plutarque, quant à lui, prône que le bonheur est accessible à le tout le monde par le biais de la
douceur. Dans Observations sur le goût et le discernement des français Saint-Evremond
estime que « des esprits biens », c‟est-à-dire l‟élite, sont étouffés par une multitude ignorante
ou préoccupée (EC, 81).
Comme les moralistes, Saint-Evremond ne peut pas cacher son l‟aversion pour le peuple, ces
« esprits faibles ». Jean-Pierre Cavaillé estime pourtant que Saint-Evremond refuse ce clivage
116
Jean-Charles DARMON, Philosophie épicurienne et littérature au XVII e siècle en France, France, Presses
Universitaires de France, 1998, p. 339.
55
anthropologique entre « esprits faibles », qui se laisseraient guider par les passions et
l‟imagination, pour qui la religion est faite en premier lieu, et « esprits forts », qui eux seraient
capables de se gouverner par la seule raison117. Les « esprits faibles » et crédules seraient
« inaccessibles à la raison et incapables d‟autonomie 118». Partant de cette distinction, il
faudrait reconnaître une morale et une religion double. Une morale pour les « esprits faibles »
qui reposent sur la crainte et sur l‟espoir et qui craignent les châtiments éternels du « Dieu
gendarme ». Et une morale indépendante pour le philosophe qui recherche la vertu et suit la
raison et la nature. La religion est également double. D‟une part, il y a le peuple qui, séduit
par les cérémonies et les fables, s‟efforce à se comporter bien dans le but de mériter le
paradis. D‟autre part, il y a le sage qui s‟approche du déisme recherchant un « culte épuré,
tout intérieur »119.
Au lieu d‟adhérer à cette hiérarchie entre « esprits faibles » et forts, Saint-Evremond a
imaginé, après de longues observations, une classification plus nuancée des gens : les
sensuels, les emportés, les délicats et les voluptueux (EC, 51). Cavaillé pense également que
Saint-Evremond croit en la conformité des plaisirs, des douleurs, des passions de chaque
homme selon la diversité des humeurs, les différents âges et la différence des sexes. Bref, il
croit en « l‟unité foncière de la condition humaine120 ». Toutefois, nous ne pouvons pas nous
défaire de l‟impression que Saint-Evremond méprise bel et bien les « esprits faibles ». Une
preuve est son aversion envers la publication de ses essais :
« [Le] public a tort. Quel droit prend-il avoir sur mes écrits ? Je n‟ai jamais eu en vue
de lui plaire ; je n‟ai jamais recherché son approbation. Si j‟ai écrit quelque chose,
tantôt sur un sujet, tantôt sur un autre, ç‟a été pour me divertir moi-même, ou pour la
satisfaction de quelques personnes qui m‟honoraient de leur amitié et avec qui j‟étais
en liaison. Que le public cesse donc de critiquer ce qui n‟a point été fait pour lui.»
(EC, 14)
Saint-Evremond vise essentiellement à atteindre le „lecteur avisé‟, le „lecteur suffisant‟.
Comme les libertins, Saint-Evremond se voit obligé au silence : le peuple ne saurait pas
117
Jean-Pierre CAVAILLE, « Libertinage et dévotion chez Saint-Evremond » in Saint-Evremond entre Baroque
et Lumières, Actes publiés sous la direction de Suzanne Guellouz, France, Presses universitaires de Caen, 2000,
p. 196.
118
Françoise CHARLES-DAUBERT, Les libertins érudits en France au XVIIe siècle, France, Presses
universitaires de France, 1998, p. 47.
119
Françoise CHARLES-DAUBERT, ibid.
120
Jean-Pierre CAVAILLE, op.cit., p. 197.
56
interpréter ses écrits. Cette incompréhension conduirait à l‟émeute et au chaos politique et
religieux. Saint-Evremond tient trop à l‟ordre public pour prendre un tel risque121. Il considère
qu‟il est mieux de fréquenter des cercles intellectuels et d‟y répandre ses idées sans devoir les
censurer. C‟est pourquoi « audi, vidi, tace, si vis pacem122 »123.
2.2.2.5. Les « trois commerces » de Montaigne selon Saint-Evremond
Montaigne explique sa théorie des « trois commerces » dans le chapitre trois du livre III des
Essais. Il esquisse trois occupations, selon lui essentielles dans la vie: la conversation, les
femmes et la lecture.
A. La conversation
Epicure124 estime que la conversation ne peut être bonne si elle est tenue entre amis. Voilà
pourquoi nous nous concentrons sur ces deux éléments à la fois, la conversation et l‟amitié.
Epicure juge que l‟amitié est un maillon important dans le processus vers la paix de l‟âme car
elle peut changer un homme de manière positive et elle sait guérir l‟âme. Pour Epicure c‟est la
seule relation sociale avec une véritable valeur125. Cicéron témoigne :
« Epicure dit de l‟amitié que, de toutes les choses que la sagesse nous procure pour
vivre heureux, il n‟y a rien de supérieur, de plus fécond, de plus agréable que l‟amitié.
Et il ne s‟est pas borné seulement à le déclarer, il l‟a confirmé dans sa vie, par ses
actes comme par ses mœurs. Dans la seule maison d‟Epicure, une toute petite maison,
quelle troupe d‟amis rassemblés par lui, unis de sentiments par quelle conspiration
d‟amour!126 »
121
Françoise CHARLES-DAUBERT, Les libertins érudits en France au XVIIe siècle, France, Presses
universitaires de France, 1998, p. 46.
122
« Entends, vois, mais tais-toi si tu veux vivre en paix. »
123
Guy Patin cité par Françoise CHARLES-DAUBERT, op. cit.,p. 48.
124
Déjà Epicure avait compris que la conversation doit avoir lieu entre amis. Dans ses écoles il stimule la
conversation entre amis. De plus il ne désire pas se diriger à la foule, mais à ses amis. « Ces choses, ce n‟est pas
à la foule que je les dis, mais à toi. Chacun de nous est un auditoire assez vaste pour l‟autre.» (Sénèque cité par
Pierre HADOT, Qu’est-ce que la philosophie antique?, Saint-Amant, Editions Gallimard, 1995, p. 193)
125
Lambros COULOUBARITSIS, Histoire de la philosophie ancienne et médiévale, Paris, Editions Grasset &
Fasquelle, 1998, p. 433.
126
Cicéron cité par Pierre HADOT, Qu’est-ce que la philosophie antique?, Saint-Amant, Editions Gallimard,
1995, p. 195.
57
En dialoguant, des amis devraient trouver un remède pour se guérir eux-mêmes de leurs
passions et de leurs douleurs physiques. Ils pourraient atteindre ainsi l‟ataraxie. Il faut ajouter
que la réflexion et la force de l‟amitié ne sauraient prouver leur utilité que dans un climat
serein. Un épicurien doit chercher la détente, il doit vivre une vie retirée. Ce n‟est qu‟alors
qu‟il peut éprouver les différentes sortes de plaisir : le plaisir de la connaissance, de la
discussion, de l‟amitié et enfin le plaisir de contempler les beautés du monde et de l‟existence.
Pour Epicure, l‟amitié et la conversation sont des remèdes essentiels contre les douleurs de la
vie. Peu avant sa mort, il l‟écrit dans une lettre à son ami Idoménée : « A ces douleurs, j‟ai
opposé la joie de l‟âme que j‟éprouve au souvenir de nos entretiens philosophiques127. »
Montaigne proclame dans ses Essais que son caractère se réjouit de l‟amitié et de la
compagnie et il dit ne pas appartenir au groupe des personnes qui sont par leur nature
individualistes. La solitude qui s‟installe parfois en lui fait justement qu‟il se jette plus
volontiers dans le monde : il recherche la compagnie, de préférence la compagnie d‟honnêtes
hommes. Le but de ces relations d‟amitié est la conversation car « là, notre esprit montre sa
beauté et sa force128 ». La conversation apporte du plaisir et de la douceur qui sont si chers à
la vie.
Selon Saint-Evremond, une conversation doit se dérouler de manière polie. Le manque de
politesse et de respect pour l‟autre est justement la raison pour laquelle Saint-Evremond
rejette les écrits de Sénèque : « son discours toujours forcé […] communique une espèce de
contrainte et [que] l‟âme, au lieu d‟y trouver sa satisfaction et son repos, y rencontre du
chagrin et de la gêne » (EC, 43). Saint-Evremond apprécie davantage les opinions de
Plutarque dans les Propos de table, plus accommodées à la société. Toutefois les
conversations n‟atteignent pas toujours un niveau suffisant selon Saint-Evremond : elles sont
banales, n‟ont rien d‟ingénieux, rien de délicat. Les conversations de Pétrone, en revanche, cet
« arbiter elegantiarum129» (EC, 46), remportent tous les suffrages130 parce qu‟elles sont d‟une
« politesse ingénieuse » (EC, 46). Le mérite de ses conversations est également qu‟elles sont
127
Epicure cité par Pierre HADOT, op.cit., p. 194
128
Michel de MONTAIGNE, Les Essais, Edition conforme au texte de l‟exemplaire de Bordeaux par Pierre
Villey, Paris, Presses Universitaires de France, 1965, III, 3, p. 824.
129
L‟arbitre des élégances
Suzanne GUELLOUZ, « Souci de l‟autre et culte de soi : l‟honnêteté selon Saint-Evremond » in SaintEvremond entre Baroque et Lumières, Actes publiés sous la direction de Suzanne Guellouz, France, Presses
universitaires de Caen, 2000, p. 43.
130
58
accessibles à chacun par leur simplicité naïve. Le but final de la conversation doit être
d‟arriver à la fois au bonheur et à la sagesse.
Quant à l‟amitié, Saint-Evremond estime qu‟« il n‟y a rien qui contribue davantage à la
douceur de la vie que l‟amitié » (EC, 157). Elle est un remède contre les troubles de la vie et
un adjuvant du bien-vivre (EC, 200). Saint-Evremond loue l‟amitié en posant que cette union
de deux personnes excite le goût du plaisir et de la joie. Si quelqu‟un se détache de soi-même
pour s‟unir à un autre, il doit y avoir une douceur dans la relation entre ces deux amis qui
surmonte l‟amour-propre. L‟essentiel de l‟amitié est cette union, qui est uniquement possible
quand les deux personnes en question adoptent une attitude ouverte : « On traite mieux un
ennemi qu‟on hait ouvertement qu‟un ami à qui on se cache, avec qui on dissimule.» (CT,
166) Saint-Evremond juge que notre ennemi recevra peut-être plus de mal par notre haine,
mais un ami éprouvera plus d‟injure par notre feinte (CT, 166). L‟amitié est si chère à SaintEvremond qu‟il ne demande même pas qu‟elle soit réciproque. Quand il était jeune, il
cherchait la perfection dans l‟amitié. Avec l‟âge, toutefois, il a compris qu‟il ne peut pas
trouver d‟ami parfait et voilà pourquoi, à partir de ce moment, il cherche simplement les gens
qui lui plaisent beaucoup.
Malgré son éloge de l‟amitié, Saint-Evremond prévient son lecteur. Il ne faut pas avoir trop
d‟amis : « Vivons pour peu de gens qui vivent pour nous, cherchons la commodité du
commerce avec tout le monde, et le bien de nos affaires avec ceux qui peuvent nous y
servir. » (EC, 160) Toutefois, il juge que « l‟amitié fait toute la douceur de notre vie » (CT,
165).
B. Les femmes
Le deuxième « commerce » de Montaigne est la douce relation avec les femmes. Ce genre de
relation peut toutefois être dangereux et il faut par conséquent se garder de ne pas se perdre
dans une telle relation.
« Mais ce sont des relations où il faut se tenir sur ses gardes, et notamment ceux en qui
le corps tient un rôle très important, comme chez moi. Je m‟y échaudai dans mon
59
adolescence et j‟y subis toutes les rages131 qui, selon les poètes, arrivent à ceux qui s‟y
laissent aller sans règle et sans jugement.132 »
Selon Montaigne, il faut trouver le juste milieu entre l‟amour fou, excessivement passionnel,
et le comportement trop distant.
Saint-Evremond aime brosser le portrait des femmes qu‟il a connues et côtoyées. En général,
il ne les dépeint pas de manière positive. Certaines expressions de misogynie s‟installent
parfois subtilement dans ses écrits. Sur madame la duchesse Mazarin il écrit par exemple :
« Il n‟y a personne dont madame Mazarin ait plus de sujet, de se plaindre que de moi.
Depuis six mois, je cherche malicieusement en elle quelque chose qui déplaise et,
malgré moi, je n‟y trouve rien que de trop aimable, que de trop charmant. Une
curiosité chagrine me fait examiner chaque trait de son visage à dessein d‟y rencontrer
ou de l‟irrégularité qui me choque ou du désagrément qui me dégoûte. Que je réussis
mal dans mon dessein ! Tous ses traits ont une beauté particulière qui ne cède en rien à
celle de ses yeux ; et ses yeux, du consentement de tout le monde, sont les plus beaux
yeux de l‟univers. » (CT, 87)
Il décrit la duchesse comme une créature extraordinaire à tel point qu‟il semble avoir un coup
de foudre pour elle. Néanmoins, le lecteur attentif voit que l‟écrit déborde d‟ironie : la
banalité des louanges, la surcharge de compliments superficiels, etc. Malgré le fait que la
duchesse soit une amie qui lui est très chère, il ne peut pas se défaire de son image générale de
la femme : elle est superficielle, est obsédé par la conquête amoureuse et ne s‟occupe que de
sa beauté. Saint-Evremond représente la femme comme une créature trop passionnelle, voire
dévoratrice qui séduit les hommes impitoyablement et qui déborde de sottises : « Une femme
fort spirituelle me disait un jour qu‟elle rendait grâce à Dieu tous les soirs de son esprit et le
priait tous les matins de la préserver des sottises de son cœur. » (CT, 168) En somme, il
éprouve pour les femmes des sentiments ambigus : « Saint-Evremond subit, avec une
délectation vaguement dégoûtée et souvent changée en malaise précis, les étourderies et les
cruautés de ses belles compagnes133 ».
131
Les rages : les passions ardentes.
Michel de MONTAIGNE, Les Essais, Edition conforme au texte de l‟exemplaire de Bordeaux par Pierre
Villey, Paris, Presses Universitaires de France, 1965, III, 3, p. 824-825.
132
133
Albert-Marie SCHMIDT, Saint-Evremond ou l’humaniste impur, Paris, Editions du Cavalier, 1932, p. 104.
60
Malgré tout, il voit en elles de « belles compagnes ». Or, cette beauté disparaît
progressivement. Dans Sur la complaisance qu’ont les femmes en leur beauté il écrit sur la
beauté si chère aux femmes. Elles souffrent énormément en constatant avec tristesse que cette
beauté s‟efface, elles se plaignent amèrement. Saint-Evremond se montre compréhensif:
« Cette plainte met une pleine amertume dans vos pleurs et vous ôte l‟espérance
d‟aucun plaisir pour le reste de votre vie. Avec votre beauté, il n‟y a point d‟infortune
dont vous ne puissiez vous consoler ; sans votre beauté, il n‟y a point de bonheur dont
vous puissiez vous satisfaire ; partout le souvenir de ce que vous avez été fera vos
regrets ; partout la vue de ce que vous êtes fera vos chagrins. » (CT, 154)
Par le biais de ce portrait de la femme, qui déplore tellement la déchéance de son corps et qui
désire vainement garder sa beauté, le lecteur peut induire que Saint-Evremond, comme les
femmes, juge que l‟amour est provoqué par la séduction physique134. Le remède qu‟il leur
propose est de s‟accommoder sagement à ce malheureux état de vieillissement et de perte de
beauté. Elles doivent revenir à la raison (CT, 154).
Dans Sur l’amitié, à madame la duchesse Mazarin, Saint-Evremond compare le
« commerce » d‟une femme avec les plaisirs de l‟amitié. Selon Saint-Evremond, l‟amitié
réunit deux âmes. Il prétend que « le commerce particulier d‟une femme belle, spirituelle,
raisonnable » pourrait rivaliser avec les plaisirs de l‟amitié et pourrait même être « plus douce
encore si on pouvait s‟assurer de sa durée. » (CT, 167) Mais Saint-Evremond estime que c‟est
en fait impossible, parce qu‟une liaison amoureuse, contrairement à une liaison amicale, est
perturbée par la passion dévoratrice.
Quant aux occupations des femmes Saint-Evremond semble se contredire. Dans Sur l’amitié,
à madame de Mazarin, il s‟étonne du fait que les femmes soient exclues des affaires : « car
j‟en trouvais de plus éclairées et de plus capables que les hommes» (CT, 168). Il dit avoir
appris que cette exclusion est due à « une méchante opinion que l‟on eût de leur esprit » (CT,
168). Alors que Saint-Evremond semble défendre les femmes et leur droit à la participation à
la vie professionnelle, il n‟en est pas ainsi dans la suite de son essai : « C‟était par le peu de
sûreté que l‟on trouvait en leur cœur, faible, incertain, trop assujetti à la fragilité de leur
nature ». De plus :
134
Leonard A. ROSMARIN, The Unsublimated Libido: Saint-Evremond’s conception of Love, in French review,
December 1972, vol. XLVI n°2, p. 264.
61
« De quoi ne seraient pas venues à bout madame de Chevreuse, la comtesse de
Carlisle, la princesse Palatine, si elles n‟avaient gâté par leur cœur tout ce qu‟elles
auraient pu faire par leur esprit ? » (CT, 168).
Même si l‟amour des femmes lui semble complexe et difficile, Saint-Evremond estime que les
femmes et l‟amour rendent la vie plus tranquille et plus heureuse (EC, 159). Toutefois, il
accuse l‟amour et les passions135 qui nous font agir selon notre cœur et non pas avec notre
raison. Il estime que l‟amour « n‟est autre chose qu‟une passion, dont le cœur fait d‟ordinaire
un méchant usage. » (EC, 158). Selon Saint-Evremond l‟homme agit toujours en suivant ses
passions, qui se trouvent partout (EC, 76). Vu que la passion est propre à l‟homme, la
rationalité n‟intervient que peu de temps. Même des responsables politiques qui sont censés
être sages et recourir à la raison, se laissent la plupart du temps guider par leurs passions.
Saint-Evremond les décrit comme « des hommes que la passion emporte plus souvent que la
politique ne les conduit » (EC, 75). C‟est la passion qui fait qu‟à la cour, les femmes exercent
une influence non négligeable sur les hommes. Saint-Evremond ne dit toutefois pas que la
passion amoureuse soit fondamentalement mauvaise. Il estime qu‟elle anime une nature, qui,
sans elle, serait « languissante »136. Malgré leur caractère prudent, les sages se laissent
emporter par leurs passions dans beaucoup de situations : « la passion fait agir presque tout le
monde est presque toujours» (EC, 75). Les passions s‟installent dans l‟existence d‟un homme,
selon son tempérament, son âge, son sexe. Saint-Evremond semble se contredire dans A M. le
maréchal de Créqui. Dans cette lettre, Saint-Evremond dit n‟avoir jamais connu ce combat
intérieur de la passion et de la raison (EC, 87-88). « La passion ne s‟opposait point à ce que
j‟avais résolu de faire par devoir, et la raison consentait volontiers à ce que j‟avais envie de
faire par un sentiment de plaisir. » (EC, p. 88)
Pour Saint-Evremond le sage devra avant tout chercher l‟équilibre entre la passion et la
raison.
C. La lecture
Contrairement à Saint-Evremond qui dit que : « quelque plaisir que je prenne à la lecture,
celui de la conversation me sera toujours le plus sensible» (EC, 95), Montaigne préfère une
135
Dans l‟Antiquité, la colère et la folie apparaissaient comme le paradigme des passions, alors que l‟âge
classique réfère plutôt à des passions autour de l‟amour : l‟amour divin, l‟amour humain.
136
Pascale BUSSON-MARTELLO, « Passions et raison chez Saint-Evremond » in Libertinage et Philosophie au
XVIIe siècle, 4, « Gassendi et les gassendistes » et « Les passions libertines », Saint-Etienne, Publications de
l‟Université de Saint-Etienne, 2000, p. 202.
62
troisième occupation qui est plus sûre et plus « à nous »137 : la fréquentation des livres, qu‟il
dit feuilleter « sans ordre et sans dessein » (EC, 181).
Montaigne préfère la lecture parce qu‟il est difficile de trouver de bons et véritables amis. Par
ailleurs, les amis meurent et les relations amoureuses flétrissent avec l‟âge. Dès lors,
Montaigne peut se tourner vers la lecture à n‟importe quel moment, quand une idée importune
lui vient à l‟esprit par exemple. La lecture ne déçoit jamais, elle n‟apporte jamais d‟ennuis.
Elle procure du plaisir à celui qui est confronté à la tristesse quotidienne: « C‟est la meilleure
provision que j‟aie trouvée pour cet humain voyage et je plains extrêmement les hommes de
bonne intelligence qui ne l‟ont pas.138 » De plus : « Elle me décharge du poids d‟une oisiveté
pénible, et elle me débarrasse à toute heure des compagnies qui m‟ennuient.139 » La lecture lui
est également chère car elle console l‟homme dans la vieillesse et dans la solitude. Son but
n‟est pas de s‟instruire et d‟augmenter sa connaissance, mais simplement de se divertir :
« Jeune, j‟ai étudie pour l‟ostentation ; depuis, un peu pour devenir sage ; à l‟heure actuelle,
pour me divertir. »140
Arrivé à un âge respectable, Saint-Evremond apprécie lui aussi la lecture. Le vieil homme, il
préfère être séduit par quelque « bon esprit » plutôt que par le « bel esprit » d‟un auteur (EC,
89). Il préfère le contenu à la rhétorique et il ne cherche plus à s‟instruire :
« A la vérité, je cherche plus dans les livres ce qui me plait que ce qui m‟instruit ; à
mesure que j‟ai moins de temps à pratiquer les choses, j‟ai moins de curiosité pour les
apprendre. J‟ai plus besoin du fond de la vie que de la manière de vivre, et le peu que
j‟en ai s‟entretient mieux par des agréments que par des instructions.141»
137
Michel de MONTAIGNE, Les Essais, Edition conforme au texte de l’exemplaire de Bordeaux par Pierre
Villey, Paris, Presses Universitaires de France, 1965, III, 3, p. 827.
138
Michel de MONTAIGNE, op. cit., p.828.
139
Michel de MONTAIGNE, op. cit., p. 827.
140
Michel de MONTAIGNE, op. cit., p. 829.
141
Saint-Evremond cité par Jean-Charles DARMON, Philosophie épicurienne et littérature au XVII e siècle en
France, France, Presses Universitaires de France, 1998, p. 361.
63
Comme Montaigne, Saint-Evremond voit dans les livres une voie vers le bonheur, qui lui
permet de s‟échapper aux mouvements chaotiques et violents de son temps ainsi qu‟aux petits
maux du corps. La lecture est le plaisir le plus stable dont une personne âgée puisse rêver142.
La lecture des conseils donnés au comte d‟Olonne pour mieux supporter son exil montre à
quel point Saint-Evremond estime que les « trois commerces » sont essentiels dans la vie :
« S‟il y a des honnêtes gens au lieu où vous êtes, leur conversation pourra vous
consoler des commerces que vous avez perdus et si vous n‟y en trouvez pas, les livres
et la bonne chère vous peuvent être d‟un grand secours et d‟une assez douce
consolation. » (EC, 115)
142
Jean-Charles DARMON, Philosophie épicurienne et littérature au XVIIe siècle en France, France, Presses
Universitaires de France, 1998, p. 361.
64
Conclusion
Saint-Evremond nous est apparu à la fois comme un moraliste et comme un libertin. Cette
classification nous paraît fondée : libertin, Saint-Evremond interroge les dogmes
métaphysiques et existentiels imposés par l‟Eglise. Il défend l‟esprit critique et le droit de la
liberté de pensée tout en invitant son lecteur à cultiver une conception humaniste de la vie.
C‟est avec la prudence du libertin qu‟il prononce ses jugements. Son caractère moraliste se
révèle dans son style concis, il est constamment à la recherche de la perfection stylistique.
Libertin et moraliste, Saint-Evremond a trouvé quelques guides magistraux dans Epicure,
Gassendi et Montaigne.
Inspiré par la devise épicurienne « corps sans troubles, âme sans douleurs », il conseille à ses
lecteurs de ne pas se donner à l‟excès, de rejeter la souffrance et surtout de rechercher tout le
temps un état de paix de l‟âme. Alors qu‟Epicure défend tout plaisir qui n‟est pas naturel ou
nécessaire, Saint-Evremond se livre à tous les plaisirs, mais avec modération, afin d‟éviter
l‟ennui et l‟inclination à dépasser les limites.
De Gassendi, Saint-Evremond a appris assez paradoxalement qu‟il ne faut pas interroger
l‟homme et l‟univers, car Dieu ne veut pas que l‟homme sache les réponses. Si Dieu seul
connaît la vérité, l‟homme ne peut qu‟atteindre la vraisemblance. Gassendi et Saint-Evremond
cultivent donc une certaine méfiance envers les réponses que les hommes ont concoctées pour
répondre aux questions métaphysiques. Saint-Evremond est profondément conscient des
limites de la connaissance. Son scepticisme mène même à un rejet de la philosophie.
L‟homme devrait s‟abstenir de toute réflexion excessive, surtout en matière théologique.
Les trois « commerces » de Montaigne, et même l‟idée de la retraite ont été très importants
pour Saint-Evremond. Pour lui l‟amitié, les libres et les femmes sont une voie vers le bonheur.
Ces « lumières » ont permis à Saint-Evremond d‟élaborer sa pensée qu‟il finit par mettre en
écrit. L‟analyse de ses écrits révèle que tout essai de Saint-Evremond, toute philosophie, est
ancré dans la recherche du plaisir. Selon ce philosophe, le plaisir est essentiel pour atteindre la
seule chose qui importe vraiment : le bonheur. Ne pas trop réfléchir, renoncer à la quête de la
vérité, s‟adonner à la lecture, s‟adonner à l‟amour et s‟entourer d‟amis avec qui on s‟entretient
longuement, paisiblement, agréablement. Ce sont les ingrédients de la recette du bonheur.
65
Montaigne ne disait-il pas que « toutes les opinions du monde en sont là, que le plaisir est
notre but, quoi qu‟elles en prennent divers moyens »143 ?
Cela dit, Saint-Evremond souligne l‟importance de la modération : dans tout, l‟homme doit
chercher le juste milieu, un équilibre entre passion et raison, entre dégoût et satisfaction.
Saint-Evremond discerne une bipolarité dans l‟homme : il distingue une âme pure intelligente
où s‟installent la raison et la connaissance et une âme plus mêlée avec le corps, une âme
sentimentale qui porte en soi les émotions et les passions. Entre ces deux composantes,
l‟homme doit trouver un équilibre afin de vivre harmonieusement.
Mais Saint-Evremond n‟impose pas ses idées comme un maître. Il se propose comme un
guide et évoque, avec une certaine douceur, des solutions éventuelles. Il faut savoir vivre
« pour soi », chacun est juge pour soi-même car Dieu a doté l‟homme d‟un esprit, qui lui
permet de prendre des décisions lui-même. Chacun peut choisir la voie de son bonheur
personnel. Si Saint-Evremond ne désire pas imposer sa pensée, ni la diffuser, reste à savoir
pourquoi il s‟est efforcé à rédiger si soigneusement ses conseils.
Selon nous, la réponse réside dans le plaisir que Saint-Evremond éprouvait en écrivant.
L‟écriture l‟aide sans doute dans sa quête de bonheur. Grâce à elle, Saint-Evremond
s‟entretient avec ses amis à travers sa correspondance, il se plonge dans la littérature comme
objet d‟étude, il retrouve le repos. Ecrire, c‟est pour Saint-Evremond un mode de vie qui
l‟aide à trouver le bonheur.
143
Michel de MONTAIGNE, Les Essais, Edition conforme au texte de l‟exemplaire de Bordeaux par Pierre
Villey, Paris, Presses Universitaires de France, 1965, I.
66
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67
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68
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