ans faire appel aux détails de cas particuliers,
les lecteurs reconnaîtront que de notoires échecs
d'ordre éthique se sont produits dans les forces
armées occidentales au cours des dernières
décennies et qu'ils continueront vraisemblable-
ment de se répéter. Ces échecs ont touché des militaires et
des fonctionnaires de tous les groupes d'âge, de tous les élé-
ments, peu importe leur religion, leur appartenance eth-
nique, leur sexe ou tout autre critère. Que les dommages
croissants qui en résultent, découlent de l'accroissement
des activités contraires à l'éthique ou d'une surveillance
accrue des forces armées de la part du public, la chose est
très secondaire; ce qui l’est moins, c’est que ces dommages
sont patents et qu’ils ont coûté aux militaires des sommes
dont ils avaient grandement besoin, leur ont fait perdre la
considération du public, ont rendu leur moral fragile et ont
provoqué une baisse du recrutement; même l'image que les
militaires se font d'eux-mêmes en a été ternie. De plus, et
c'est peut-être là le pire, on a enregistré une légère perte de
confiance à l'endroit des forces armées; ce phénomène
quantifiable a été noté aux États-Unis au milieu des années
1970 et au Canada au milieu des années 1990.
Deux conclusions ressortent tout de suite de ces faits; en
premier lieu, il est impossible de déterminer à l'avance les
répercussions que pourront avoir les échecs d'ordre éthique
sur les forces armées d'une nation et, en second lieu, la possi-
bilité d'incidence de ces échecs ne se cantonne pas à un élé-
ment, une branche, une unité, un groupe, un grade ou un indi-
vidu. Exception faite de quelques différences culturelles
mineures, les forces armées du Canada et des États-Unis
représentent bien les milieux militaires occidentaux; et, ce qui
est arrivé au Canada et aux États-Unis risque d'arriver n'im-
porte où en Occident. Même si les raisons de faire un exa-
men minutieux du comportement éthique des militaires peuvent
varier d'un pays à l'autre, ce ne sont pas ces raisons qui retien-
dront ici l'attention, mais bien ces comportements mêmes.
Dans le monde occidental le mot « professionnel » peut
s'appliquer au militaire de métier et l'expression « profes-
sion des armes », utilisée par des analystes aussi différents
que Gwyn Dyer et le général Sir John Hackett, sert à dési-
gner la fonction d'officier. En termes généraux, cinq éléments
servent à caractériser une profession et la distinguent des
autres occupations : une théorie systématique (le fonction-
nement), une hiérarchie (qui est responsable de qui), la
sanction communautaire (acceptable à la fois pour le sys-
tème judiciaire et la société), une culture, et un code
d'éthique1. Ce qui distingue la profession militaire des autres
professions est la nature de son code d'éthique fondé sur la
subordination volontaire des intérêts personnels à ceux de
l'état. Quoique nécessaire, ce fondement ne suffit pas pour
établir les normes éthiques dont un militaire a besoin. Le but
de cet article est de préciser ce qu'est un comportement mili-
taire respectant l'éthique dans le contexte de sociétés
démocratiques libérales, d'examiner les causes des échecs
Printemps 2000 Revue militaire canadienne 27
L'ÉTHIQUE
ET L'APPAREIL
MILITAIRE
« Quis custodiet ipsos custodes? » [Qui gardera les
gardiens?] (Juvénal)
Par le capitaine Donald A. Neill
Le capitaine Donald A. Neill est adjoint spécial (questions ministérielles)
auprès du Sous-chef d’état-major de la Défense.
Concept de Gerry Locklin
S
d'ordre éthique dans les forces armées du Canada et des
États-Unis, pour ensuite tenter de déterminer le code
d'éthique fondamental d'un militaire. Les commissions d'en-
quête, les cours martiales et les dénonciations publiques
peuvent en partie atténuer les symptômes des échecs d'ordre
éthique; mais l'identification et le traitement des causes fon-
damentales de la « crise éthique » des organisations mili-
taires occidentales constituent un exercice plus compliqué,
plus long et qui incombe à ces organisations elles-mêmes.
LE COMPORTEMENT ÉTHIQUE
elon les préférences individuelles pour une école de
pensée, les valeurs éthiques peuvent être relatives,
absolues ou, à la fois, plus ou moins relatives et absolues.
Les psychologues ont tendance à les juger relatives; les
personnes religieuses les pensent absolues; les philosophes,
quant à eux, les placent évidemment sur une échelle allant
de l'absolu au relatif. Cet article adopte l'approche dualiste
des philosophes en ce sens que, bien que le comportement
éthique y soit considéré relatif par rapport au contexte
social dans lequel il se forme, s'apprend, se pratique et se
contredit, son but est d'en venir à une éthique généralisable
et applicable à la profession des armes, c'est-à-dire à une
exigence absolue dans un contexte relativiste. Un com-
portement éthique est une activité ou une conduite qui sa-
tisfait aux exigences établies pour et par un groupe donné.
John R. Saul utilise une allégorie frappante, quoiqu'un peu
irrévérencieuse, pour décrire l'éthique personnelle :
C'est moins difficile de pousser une vieille dame en
bas du trottoir et dans la circulation que d'en faire le
tour... Certaines gens le font. D'autres qui craignent de
se faire attraper ne le font pas. Ces deux catégories de
gens perçoivent la loi comme un moyen de mater la
nature indisciplinée ou non éthique humaine. Une
troisième catégorie regroupe les gens en position de
pouvoir qui considèrent la loi et son application
comme la barrière entre l'ordre et le désordre. Ils crai-
gnent que sans la loi, tout le monde se mette à pousser
les vieilles dames en bas du trottoir...
Une quatrième catégorie, qui compte pour 90 pour cent
de la population, peut-être 95 pour cent, contient ceux
et celles, qui même sans témoins ne poussent pas les
vieilles dames en bas du trottoir. Ils n'y pensent même
pas. Ils se rangent tout simplement...
Les deux premières catégories croient que l’éthique est
un système de mesure. La troisième ne croit pas à
l’éthique et la remplace par un antidote structuré à
craindre. La quatrième catégorie semble avoir compris
que l’éthique fait appel à la responsabilité pratique
personnelle appliquée quotidiennement. Ils semblent
comprendre cela indépendamment de leur instruction,
de leur religion, que la raison en soit consciente ou non
et qu'ils aient accès à des trottoirs ou qu'ils n'y aient
pas accès2.
Tous les groupes qu'ils soient étatiques, corporatifs, cul-
turels, universitaires, religieux, militaires, professionnels,
sociaux ou autres, possèdent, élaborent ou acquièrent d'une
façon ou d'une autre un norme fondamentale de comporte-
ment à laquelle leurs membres doivent se conformer sine
qua non pour appartenir au groupe. Les codes d'éthique des
professions ont trois principaux buts sociaux; première-
ment, ils protègent l'individu contre des membres d'une
profession qui décideraient d'abuser de leur pouvoir en rai-
son de leurs connaissances spécialisées; deuxièmement, ils
reconnaissent le professionnel comme un expert digne de
confiance au service de ses clients; et enfin, « ils donnent
l'autorité morale qui permet certaines activités profession-
nelles nécessaires mais qui ne sont pas généralement
acceptables au plan moral »3. Dans le cas de la profession
militaire, le premier aspect est essentiel pour garantir à la
population civile que l'armée est là pour la servir et non
pour la dominer; le deuxième rassure tous et chacun que
l'armée est efficace, compétente, prête et fiable en temps de
crise; et le dernier permet de déterminer précisément, à l'in-
térieur de l'armée même, à quel moment et dans quelles
conditions elle peut jouer son rôle, c'est-à-dire utiliser de
façon mesurée la violence pour servir les intérêts de l'état.
Il existe donc des conditions de temps de guerre dans
lesquelles le militaire sera temporairement exempté des
règles éthiques de base. Ces conditions le placent, néces-
sairement et paradoxalement, à l'extérieur des barrières
éthiques normalement acceptées par la société et qui con-
trôlent ses compatriotes civils. Ces pôles contradictoires de
l'éthique militaire sont au coeur même de la profession des
armes et seront traités plus en profondeur dans ce texte.
Lorsque des modèles antinomiques de comportement
éthique s'entrecroisent, il s'ensuit inévitablement de la con-
fusion. Par exemple, les normes canadiennes du comporte-
ment interdisent les activités anti-sociales telles le vanda-
lisme et la violence des individus ou des groupes; toutefois,
ce sont là des caractéristiques typiques et requises du com-
portement des membres de la majorité des bandes urbaines
de jeunes. Les chirurgiens sont souvent en situation de con-
flit avec le serment de leur code de déontologie et les
normes éthiques du simple citoyen lorsqu'ils doivent laisser
un patient mourir afin de transplanter un de ses organes à un
autre patient. Et les militaires, dans un conflit redoublé avec
les impératifs de la société et leurs propres besoins physio-
logiques ou leurs craintes psychologiques, adoptent volon-
tairement un comportement qui les mènent non seulement à
tuer, mais aussi à risquer sans hésitation leur propre vie ou
la mutilation pour obéir aux ordres de leurs supérieurs.
Le conflit qui découle de l'application simultanée de règles
éthiques contradictoires se résout habituellement par le
jaugeage, le relativisme et la justification sociale et indi-
viduelle. Dans le cas du militaire, l'interdiction sociale et
souvent religieuse4de tuer est en premier lieu psy-
chologiquement levée par ses commandants qui l'assurent
que les besoins impérieux de son pays le libèrent des obliga-
tions morales qui s'appliquent à ses compatriotes civils. Dans
28 Revue militaire canadienne Printemps 2000
S
un deuxième temps, ses comman-
dants insistent pour lui faire com-
prendre que la cause de son pays
est beaucoup plus morale que
celle de l'ennemi. Ensuite, ils
soulignent que la cause de son
pays est « juste » et que celle de
l'ennemi est donc forcément
« injuste ». Finalement, ils lui
rappellent que ce qu'il ne fait pas
à l'ennemi, ce dernier ne man-
quera pas de le lui faire. Dans le
contexte approprié, comme une
tranchée à Passchendaele, le pont
inférieur de canonnage d'un
navire de front à Trafalgar ou une
redoute bombardée par des obus à
Dien Bien Phu, le poids combiné
de ces arguments suffit générale-
ment à neutraliser l'effet de la pro-
grammation sociale et à en libérer
temporairement le militaire qui se
conduira d'une manière non con-
forme aux normes de sa société,
mais de la façon appropriée dans
un milieu qui ressemble si peu à
son paisible lieu d'origine.
Toutefois les organisations militaires ne vivent pas dans
une tour d'ivoire. Leur isolement traditionnel disparaît rapi-
dement en raison de l'accroissement de la surveillance
publique rendue plus facile par le progrès des techniques de
communication. Cette surveillance accrue entraîne, comme
le souligne Peter C. Newman dans The Canadian
Revolution: From Deference to Defiance, le déclin accéléré
du respect des Canadiens à l'égard de leurs institutions
publiques. Au cours des cinq décennies qui ont suivi la
dernière mobilisation de toutes les ressources du monde
occidental pour combattre dans une guerre catastrophique,
les populations occidentales sont devenues de moins en moins
portées à accorder à leurs forces armées un statut privilégié
quant au comportement et à la conduite. Les organisations
militaires qui ne respectent pas, que ce soit en temps de
guerre ou en temps de paix, les normes sociales, ne doivent
pas s'attendre à une réaction qui tienne compte de leur pro-
pre façon de voir les choses ou du contexte opérationnel dans
lequel elles remplissent leur devoir, mais à une réaction qui
reflète le point de vue de la société dont elles font partie.
Les modèles sociaux en évolution sont à la fois plus sim-
ples et plus compliqués que ceux pour lesquels ont été for-
mées les institutions militaires et auxquels elles s'attendent
à devoir faire face. Le problème éthique fondamental, et
qui déconcerte les législateurs de n'importe quelle société,
est de déterminer quand et dans quelles circonstances il est
licite pour cette société de faire des actions normalement
interdites à des individus. La taxation, la peine capitale, la
conscription et la guerre sont des exemples tout simples de
ce dilemme. Ce sont des actions
qui, si elles étaient faites par des
individus, seraient qualifiées
respectivement de vol, de meurtre,
d'esclavage et d'agression
criminelle. Mais avec la « sanction
légale des autorités constituées »,
selon l'expression habituellement
attribuée à saint Augustin dans
son exposé sur la guerre juste,
l'état peut s'engager dans ces
activités pour protéger ses
intérêts sans craindre de con-
damnation5. Cette « sanction
légale des autorités constituées »,
qui pour saint Augustin équiva-
laient à Dieu et qui désignaient
les souverains choisis par Dieu,
correspond, pour l'homme occi-
dental moderne, au pouvoir
qu'exerce un gouvernement élu
démocratiquement et appuyé par
la majorité de la population
habilitée à voter. Cette distinc-
tion devient particulièrement
pertinente dans des débats sur le
jus ad bellum , le droit de l'état de déclarer la guerre, parce
que la « sanction légale des autorités constituées » est la
première et la plus importante exigence pour une profes-
sion chargée d'appliquer la violence, et parce que son pen-
dant en constitue la deuxième exigence, c'est-à-dire la
« responsabilité morale ». La principale différence entre
l'autorité et les responsabilités de l'état et celles du soldat
qui le sert, est que le professionnalisme des militaires se
doit de comporter une gamme d'obligations morales acquises
et affinées au cours des siècles, alors que le « droit d'état »,
tel que le concevaient entre autres Machiavel, Voltaire,
Clausewitz et Mao, n'en comporte aucune.
C'est dans le métier de militaire que les différences entre
les normes éthiques de la société, spécialement de la société
occidentale, et celles de la profession sont les plus mar-
quées. Le comportement social occidental est empreint de la
tradition judéo-chrétienne et se fonde sur la tolérance, le
calme, la sobriété, le désir et l'accumulation des richesses,
l'activité politique, les valeurs de la famille et le règlement
rationnel des différends. Les organisations militaires, quant
à elles, ont toujours toléré un comportement agressif, et l'ont
même à l'occasion, exigé, et ce n'est que récemment qu'elles
ont tenté de freiner un tel comportement. Il en va de même
en ce qui concerne l'intolérance envers les individus qui ne
font pas partie du groupe (à partir des civils amis jusqu'aux
soldats ennemis), l'abus occasionnel d'alcool, les manifesta-
tions de solidarité envers un groupe restreint, le dédain des
objectifs financiers, la non participation à la politique et les
règlements de comptes personnels (souvent violents) entre
militaires. Le fossé entre ces deux modèles de comporte-
ment continue de s'élargir à une vitesse de plus en plus
Printemps 2000 Revue militaire canadienne 29
Photo des Forces canadiennes par le sgt David Snashall
grande à mesure que les droits de la personne filtrent à tra-
vers des barrières que la tradition rendait auparavant hermé-
tiques. Aussi le contexte social dans lequel vivent les organi-
sations militaires change-t-il rapidement. Par leur incapacité
à reconnaître ce changement social et à y réagir ou s'y
adapter, les organisations militaires sont les premières
responsables de la surveillance exagérée, des soupçons et de
la méfiance dont elles sont victimes aujourd'hui.
Résoudre les conflits qui existent entre le comportement
éthique du groupe et le comportement éthique comme l'en-
tend la société, s'avère un problème psychologique et opéra-
tionnel d'une grande complexité. Depuis le dix-huitième siè-
cle, les militaires de profession y sont généralement par-
venus en isolant les recrues et en leur faisant subir un rude
processus de socialisation au groupe destiné à remplacer les
éléments contrai-
gnants des modèles de
comportement cul-
turel appris par des
modèles plus appro-
priés à la vie de sol-
dat, ce qui comprend,
entre autres, la volon-
té d'obéir à des ordres
légitimes sans se
poser de questions, de
se lancer dans des
activités où il y a
risque de mort sans
succomber à la peur et
de tuer efficacement
sans hésitation. Ce
processus de sociali-
sation s'accentue après
l'instruction initiale
des recrues par une variété de stimulus appropriés comme la
vie de caserne, et que viennent renforcer des caractéris-
tiques physiques particulières (coupe de cheveux et uni-
forme), une façon de parler (manière correcte d'aborder les
gens, supérieurs et subalternes, et utilisation du jargon mili-
taire), des emblèmes distinctifs (médaille, insigne, insigne
d'unité et bouton), des modes de comportement généralisés
et répétitifs comme marcher en formation, saluer, les
parades de droits de cité et autres moyens semblables.
L'entraînement de base sert à séparer le militaire de ses
compatriotes civils et à lui inculquer les modèles de com-
portement fondamentaux de sa profession; par la suite, des
normes de comportement strictement appliquées confirment
ces modèles tout au long de sa carrière.
LES SOURCES DES ÉCHECS D'ORDRE
ÉTHIQUE
i on veut essayer de fournir à la profession des armes un
code d’éthique capable de régler les problèmes décrits
plus haut, il faut commencer par examiner les causes des
échecs d'ordre éthique. Elles proviennent de trois sources : le
conditionnement de la société précédant l'instruction mili-
taire, le processus de socialisation imposé par les forces
armées elles-mêmes et les actions individuelles conscientes;
en d'autres mots : les normes inconscientes de comportement
imposées par la société, les normes inconscientes de com-
portement inculquées par la profession et le comportement
conscient. Chacun de ces facteurs peut exercer une influence
négative sur le conditionnement éthique du militaire et fait
l'objet d'une étude détaillée dans les sections suivantes.
La société
es reproches adressés aux militaires ne tiennent générale-
ment pas compte d'un des éléments prépondérants du
processus de recrutement du monde occidental, c'est-à-dire
que l'armée d’une nation est composée de ses propres
citoyens. Selon un
dogme fondamental
de la psychologie, le
conditionnement socio-
logique de base se
produit pendant l'en-
fance, et il est très peu
probable qu'un indi-
vidu s'adapte parfaite-
ment à d'autres modè-
les de comportement
après l'adolescence.
Toutes les organisa-
tions militaires occi-
dentales, sans excep-
tion, recrutent des
civils bien après l'ado-
lescence; il semble
donc que, sauf dans le
cas des vétérans
chevronnés, la plupart des membres des forces armées
auront, à n'importe quel moment donné, passé une plus
grande partie de leur vie comme civils que comme mili-
taires6. Puisque le temps passé comme civil l'a toujours été
pendant les années d'apprentissage, la société doit assumer
une très grande partie de la responsabilité des modèles de
comportement qu'elle communique à ses citoyens avant
qu'ils ne choisissent de devenir militaires.
De nombreuses tendances propres à la société contempo-
raine occidentale contribuent de façon importante aux échecs
d'ordre éthique lorsqu'un citoyen revêt l'uniforme. Il existe,
entre autres, une diminution du respect des droits et privilèges
individuels, ce qui inclut l'intimité, les opinions individuelles
ou les convictions religieuses, diminution qu'illustre bien l'ac-
croissement du fondamentalisme religieux, des crimes
haineux et des actes de « terrorisme d'origine domestique ».
La diminution du respect de la propriété, mise en évidence
par la dégradation des centres-villes en grande partie du fait
de leurs habitants, peut aussi être prise pour acquis, comme
peut l'être le manque de respect à l'endroit des différences tant
culturelles que physiques, psychologiques ou idéologiques7.
30 Revue militaire canadienne Printemps 2000
S
L
“If ye break faith–”, Musée canadien de la querre CWM 56-05-11-022
On trouve, associés à ces tendances, des traits sociaux
négatifs provenant d'une croissance de l'extrémisme
idéologique et d'une adhésion excessivement zélée à un idéal
de « rectitude politique » mal définie. La présence
envahissante des médias, facilitée par l'explosion des
technologies de l'information et par la transparence absolue
exigée de toutes les institutions publiques, encourage les
réseaux d'information à remettre en question des institutions
auparavant imperméables à la contestation. Les forces
armées sont les plus récentes parmi les institutions publiques
à passer sous la loupe, et les citoyens exigent qu'on leur
rende des comptes pour les impôts qu'ils ont versés.
Somme toute, les organisations militaires des sociétés
démocratiques doivent enrôler des citoyens déjà exposés,
en moyenne depuis deux décennies, à des attitudes de
société qui changent rapidement et qui, dans plusieurs cas,
comportent des valeurs différentes et souvent opposées à
celles sur lesquelles repose le fonctionnement efficace des
organisations militaires. Les citoyens qu'on transforme en
militaires peuvent avoir des normes éthiques de base radi-
calement différentes de celles qu'on doit leur transmettre au
moment de la socialisation militaire, ce qui peut susciter
des conflits d'ordre éthique avec tout ce qui peut s'ensui-
vre. La société est donc en partie responsable des fautes
éthiques des militaires, parce que tout citoyen présente
inévitablement les bonnes et les mauvaises caractéristiques
de la société qui l'a formé. Comme le dit Peter C. Newman,
[...] toutes les marines, les armées et les forces aériennes
reflètent le caractère des sociétés qu'elles ont pour mis-
sion de défendre. Si le rôle ultime de nos militaires est
difficile à définir, c'est parce que nous, en tant que nation,
n'avons pas de croyances précises ni même communes8.
L'individu
n effet secondaire décourageant de l'ampleur autrement
louable que prend la démocratisation dans les sociétés
occidentales, est la déplorable habitude de reporter la
responsabilité des échecs ou des crimes des individus sur les
épaules plus larges et plus anonymes de l'ensemble de la
société. Cette tendance à refuser la responsabilité de ses pro-
pres actions, quoiqu'elle ait été moins courante avant la période
de tendance à la libéralisation généralisée des années 1950,
1960 et 1970, reprend, lorsqu'on la pousse à l'extrême, les
arguments de défense des personnes accusées de crimes con-
tre l'humanité durant la Seconde Guerre mondiale, que con-
sacre le faux argument juridique du respondeat superior plus
connu sous la formulation « je ne faisais qu'obéir aux ordres ».
Le droit international et le droit des conflits armés ont depuis
mis fin à cette défense en codifiant l'obligation morale et
juridique du militaire de refuser d'obéir à un ordre de toute
évidence illégal comme assassiner des prisonniers, commet-
tre un viol, abuser de quelque façon des civils, les tuer ou
participer volontairement à la destruction inutile de la pro-
priété civile. Donc, nonobstant l'indifférence de la société, la
responsabilité des actions d'un militaire lui incombe, qu'il
soit simple soldat ou général, tout comme lui incombe le
devoir concomitant d'exercer son jugement personnel
lorsqu'il obéit à des ordres. L'argument formulé par John
Bates lors de sa rencontre au crépuscule avec son roi déguisé
dans Henry V de Shakespeare « Nous en savons assez si nous
savons que nous sommes les sujets du roi; si sa cause est
mauvaise, notre obéissance au roi nous lave de tout crime »,
n'est plus une défense valable. La réponse d'Henry V aux
allégations de Bates établit clairement la responsabilité
individuelle même dans ce contexte de moralité chrétienne
médiévale : « Les services de chaque sujet appartiennent au
roi; l'âme de chaque sujet n'appartient qu'à lui-même9 La
responsabilité individuelle est ainsi établie a priori par les
tribunaux de droit nationaux et internationaux; toutefois,
pour une raison inconnue, la société contemporaine occidentale
s'est grandement efforcée d'éliminer la responsabilité
individuelle de ses conventions essentielles.
De plus, les notions de responsabilité individuelle sont
enchâssées dans le parchemin de la commission que le sou-
verain accorde à un officier et qui le rend responsable de la
direction et de la discipline des militaires placés sous son
commandement et de l'obéissance aux ordres des personnes
désignées comme ses supérieurs. L'obéissance au souverain
peut toutefois entrer en conflit avec les exigences éthiques
personnelles dans les circonstances particulières engen-
drées par la guerre; et c'est ici que le jugement individuel et
la moralité du militaire entrent encore en ligne de compte.
Un exemple frappant en est la position délicate dans la-
quelle se trouvaient les Français Libres durant la Seconde
Guerre mondiale; ils devaient choisir chacun pour soi entre
l'obéissance aux ordres d'un chef d'État légalement au pou-
voir et cesser de résister à un envahisseur brutal et à un
régime odieux, ou choisir la trahison de fait en essayant de
combattre l'envahisseur. L'histoire n'a pas seulement
exonéré De Gaulle, les Français Libres et le membres de la
Résistance, mais leur a accordé un statut de héros populaire
(et, dans le cas de De Gaulle, celui de quasi-divinité), tan-
dis qu'elle a vilipendé le régime de Pétain. La désobéis-
sance à ses supérieurs et au chef d'État légal était une obli-
gation morale dans ces circonstances, non seulement aux
yeux de De Gaulle et de milliers de ses concitoyens réunis
sous sa bannière, mais aussi aux yeux de la postérité. Un
soldat sans priorités éthiques solides et incapable de faire
des choix en la matière n'aurait pas pu prendre cette déci-
sion comme l'ont fait De Gaulle et ses partisans.
Le deuxième, et peut-être le plus important, facteur qui
détermine les réactions d'un individu dans une situation
exigeant un choix moral, se retrouve dans les traits de son
caractère qui ont été déterminés par son milieu, à savoir son
expérience personnelle et ses traumatismes psychologiques.
En contrepoids à ces traits ou de concert avec eux, on retrou-
ve les motivations du moi et l'ambition personnelle. La même
société, qui protège ou traite en célébrité des individus qui
refusent d'accepter les responsabilités de leurs propres
actions, encourage simultanément une norme amorale d'auto-
satisfaction dans le commerce, les affaires sociales et profes-
Printemps 2000 Revue militaire canadienne 31
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