un deuxième temps, ses comman-
dants insistent pour lui faire com-
prendre que la cause de son pays
est beaucoup plus morale que
celle de l'ennemi. Ensuite, ils
soulignent que la cause de son
pays est « juste » et que celle de
l'ennemi est donc forcément
« injuste ». Finalement, ils lui
rappellent que ce qu'il ne fait pas
à l'ennemi, ce dernier ne man-
quera pas de le lui faire. Dans le
contexte approprié, comme une
tranchée à Passchendaele, le pont
inférieur de canonnage d'un
navire de front à Trafalgar ou une
redoute bombardée par des obus à
Dien Bien Phu, le poids combiné
de ces arguments suffit générale-
ment à neutraliser l'effet de la pro-
grammation sociale et à en libérer
temporairement le militaire qui se
conduira d'une manière non con-
forme aux normes de sa société,
mais de la façon appropriée dans
un milieu qui ressemble si peu à
son paisible lieu d'origine.
Toutefois les organisations militaires ne vivent pas dans
une tour d'ivoire. Leur isolement traditionnel disparaît rapi-
dement en raison de l'accroissement de la surveillance
publique rendue plus facile par le progrès des techniques de
communication. Cette surveillance accrue entraîne, comme
le souligne Peter C. Newman dans The Canadian
Revolution: From Deference to Defiance, le déclin accéléré
du respect des Canadiens à l'égard de leurs institutions
publiques. Au cours des cinq décennies qui ont suivi la
dernière mobilisation de toutes les ressources du monde
occidental pour combattre dans une guerre catastrophique,
les populations occidentales sont devenues de moins en moins
portées à accorder à leurs forces armées un statut privilégié
quant au comportement et à la conduite. Les organisations
militaires qui ne respectent pas, que ce soit en temps de
guerre ou en temps de paix, les normes sociales, ne doivent
pas s'attendre à une réaction qui tienne compte de leur pro-
pre façon de voir les choses ou du contexte opérationnel dans
lequel elles remplissent leur devoir, mais à une réaction qui
reflète le point de vue de la société dont elles font partie.
Les modèles sociaux en évolution sont à la fois plus sim-
ples et plus compliqués que ceux pour lesquels ont été for-
mées les institutions militaires et auxquels elles s'attendent
à devoir faire face. Le problème éthique fondamental, et
qui déconcerte les législateurs de n'importe quelle société,
est de déterminer quand et dans quelles circonstances il est
licite pour cette société de faire des actions normalement
interdites à des individus. La taxation, la peine capitale, la
conscription et la guerre sont des exemples tout simples de
ce dilemme. Ce sont des actions
qui, si elles étaient faites par des
individus, seraient qualifiées
respectivement de vol, de meurtre,
d'esclavage et d'agression
criminelle. Mais avec la « sanction
légale des autorités constituées »,
selon l'expression habituellement
attribuée à saint Augustin dans
son exposé sur la guerre juste,
l'état peut s'engager dans ces
activités pour protéger ses
intérêts sans craindre de con-
damnation5. Cette « sanction
légale des autorités constituées »,
qui pour saint Augustin équiva-
laient à Dieu et qui désignaient
les souverains choisis par Dieu,
correspond, pour l'homme occi-
dental moderne, au pouvoir
qu'exerce un gouvernement élu
démocratiquement et appuyé par
la majorité de la population
habilitée à voter. Cette distinc-
tion devient particulièrement
pertinente dans des débats sur le
jus ad bellum , le droit de l'état de déclarer la guerre, parce
que la « sanction légale des autorités constituées » est la
première et la plus importante exigence pour une profes-
sion chargée d'appliquer la violence, et parce que son pen-
dant en constitue la deuxième exigence, c'est-à-dire la
« responsabilité morale ». La principale différence entre
l'autorité et les responsabilités de l'état et celles du soldat
qui le sert, est que le professionnalisme des militaires se
doit de comporter une gamme d'obligations morales acquises
et affinées au cours des siècles, alors que le « droit d'état »,
tel que le concevaient entre autres Machiavel, Voltaire,
Clausewitz et Mao, n'en comporte aucune.
C'est dans le métier de militaire que les différences entre
les normes éthiques de la société, spécialement de la société
occidentale, et celles de la profession sont les plus mar-
quées. Le comportement social occidental est empreint de la
tradition judéo-chrétienne et se fonde sur la tolérance, le
calme, la sobriété, le désir et l'accumulation des richesses,
l'activité politique, les valeurs de la famille et le règlement
rationnel des différends. Les organisations militaires, quant
à elles, ont toujours toléré un comportement agressif, et l'ont
même à l'occasion, exigé, et ce n'est que récemment qu'elles
ont tenté de freiner un tel comportement. Il en va de même
en ce qui concerne l'intolérance envers les individus qui ne
font pas partie du groupe (à partir des civils amis jusqu'aux
soldats ennemis), l'abus occasionnel d'alcool, les manifesta-
tions de solidarité envers un groupe restreint, le dédain des
objectifs financiers, la non participation à la politique et les
règlements de comptes personnels (souvent violents) entre
militaires. Le fossé entre ces deux modèles de comporte-
ment continue de s'élargir à une vitesse de plus en plus
Printemps 2000 ●Revue militaire canadienne 29
Photo des Forces canadiennes par le sgt David Snashall