par Judith Kaufmann (1)

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L'apport d'André Neher à l'enseignement de l'hébreu
par Judith Kaufmann (1)
Quand les responsables de « Hamoré » m'ont demandé de collaborer à ce numéro
spécial consacré à André Neher, j'ai accepté d'enthousiasme, sans trop réfléchir au
sujet qui m'était proposé . En m'installant devant la feuille blanche, j'ai rapidement
pris conscience de mes difficultés à tracer une frontière précise entre l'information
sérieuse » et mon vécu d'étudiante . Et j'ai fini par opter pour le témoignage
personnel, avec l'espoir qu'on me pardonnera de laisser à ceux qui n'ont pas connu
le dialogue avec le maître, le soin des bilans objectifs et définitifs.
L'étude de l'hébreu, au lycée et dans l'enseignement supérieur, voilà qui va de soi
aujourd'hui . Nous avons été quelques-uns, à Strasbourg, au début des années 60,
parmi les premiers bénéficiaires de cet enseignement et, futurs bacheliers ou jeunes
étudiants, nous trouvions nous aussi cet état de choses tout à fait naturel, peu
conscients alors, faute de recul, de notre chance exceptionnelle . C'était l'époque où
les privilégiés de ma génération née après guerre - ceux qui avaient suivi la filière
toute neuve de l'école juive - cheminaient paisiblement vers l'âge adulte, encadrés
par des maîtres qui savaient intégrer la formation juive à l'enseignement général.
Juifs conscients et fiers de l'être, nous vivions l'ère du « Juif comblé » - version
légèrement remaniée du « Juif imaginaire » d'Alain Finkielkraut - assumant pleinement notre judéité, quittes à frôler l'antisémitisme, mais en toute sécurité, puisque
l'ombre d'Auschwitz s'étendait encore, protectrice, contre toute flambée de violence
réelle et qu'Israël ne figurait guère, avant 1967, à la une de la presse quotidienne
française.
Étudier l'hébreu pour le bac ou à la fac, s'était, dans cette ambiance, imposé à nous
comme un choix spontané, sans problème . De plus, nous y gagnions un petit air
exotique qui nous distinguait de la foule anonyme, et nos camarades qui planchaient
banalement sur une version allemande, un thème latin ou un texte russe, découvraient avec surprise que l'hébreu était aussi autre chose qu'une langue morte
comme le latin ou le grec.
Le statut de l'hébreu, langue moderne à part entière, entériné par l ' administration
universitaire, s'impose ainsi peu à peu à la conscience du public . L'innovation
alsacienne fera tache d'huile : en attribuant la chaire d'hébreu moderne à André
Neher, l'Université de Strasbourg couronne définitivement les efforts du pionnier
pour faire sortir l'hébreu du ghetto de l'enseignement religieux ou théologique.
Lorsqu'il s'agit de définir les structures d'un enseignement intégré dans le cursus
traditionnel des études de lettres et de délimiter les disciplines à maîtriser, André
Neher assume pleinement la spécificité de son domaine.
Je retrouve dans mes vieilles notes de cours toutes sortes de remarques méthodologiques qui, avec le recul et en dépit des diverses modes et révolutions qui ont
bouleversé les sciences humaines pendant le quart de siècle écoulé, n'ont rien
perdu de leur pertinence.
L'hébreu, comme support de la littérature et véhicule de la culture, s'est maintenu
vivant hors d'un espace géographique fixe et déterminé, pendant près de deux mille
ans, par la volonté de survie collective du peuple juif . Le destin particulier de ses
utilisateurs, en évitant la rupture habituelle entre langue ancienne et langue moderne,
a maintenu également dans un certain flou la frontière entre textes religieux,
littérature profane et philosophie, en même temps qu'il imposait la coexistence avec
(1) Professeur de littérature française à l'Université Bar-flan .
HAMORÉ N . 129 - JUIN 1990/31
d'autres langues et d'autres cultures . Hébreu et juif sont ainsi des notions inextricablement liées dans une relation complexe et problématique.
André Neher évoquait volontiers l'origine du mot hébreu - ivri - qui qualifie
Abraham, l'homme de passage, l'homme des ruptures, mais aussi le passeur,
l'homme à cheval entre deux mondes, à la traversée des cultures . La dialectique
hébreu/Juif, Israël/diaspora était/est d'une actualité plus brûlante que jamais . Pour
obéir à sa vocation profonde, l'Institut d'Hébreu de Strasbourg se transformera
rapidement en Institut d'Études hébraïques et juives, échappant ainsi à la clôture
d'un domaine aux contours trop précis pour s'ouvrir, modèle précurseur d'interdisciplinarité, à la richesse d'une totalité toujours en devenir.
André Neher face à l'hébreu biblique
et à l'hébreu moderne
par Joseph Elkouby (*)
Durant l'époque moderne et contemporaine, plus précisément de la Révolution
française à la deuxième guerre mondiale, on ne produisit pas en France, à l'instar
d'autres pays européens, de littérature hébraïque moderne ni de presse hébraïque
qui rendrait compte de l'émancipation des Juifs . En revanche, à la fin du XlX e siècle,
l'étude de l'hébreu biblique connut un net progrès . Les linguistes M . Lambert et
P . Joüon nous ont laissé deux oeuvres grammaticales capitales sur l'hébreu biblique.
Mais en ce qui concerne l'étude de l'hébreu moderne, il faut attendre l'année 1955
pour que soit créée, à l'Université de Strasbourg, la première chaire d'hébreu ancien
et moderne qui fut confiée au professeur André Neher . Dès 1962, la Faculté des
Lettres de Strasbourg traitait l'hébreu comme langue vivante sur les deux plans
fondamentaux de l'enseignement et de la recherche . André Neher avait obtenu que
l'Institut d'hébreu prépare à la Licence d'hébreu, à la Maîtrise et au Doctorat de
3 e cycle . Sa chaire d'hébreu marquera le début d'une extension importante de
l'étude de la langue hébraïque et essaimera à travers les universités de France . Son
combat pour insérer l'hébreu moderne parmi les langues vivantes dans le cadre de
l'enseignement universitaire a donc abouti.
A côté des grands pôles de sa réflexion : le Prophétisme, le Maharal de Prague, la
pensée juive moderne, l'État d'Israël, André Neher n'a pas manqué d'examiner en
profondeur aussi bien l'hébreu biblique que l'hébreu moderne (1) . Nous nous attacherons, dans le cadre de cet article, à éclairer trois points :
- la spécificité, selon André Neher, de l'hébreu biblique et les principes dont il faut
partir pour le traduire en français ;
- les caractéristiques de l'hébreu biblique, mises en lumière par un travail de
recherche effectué sous la direction d'André Neher par J . Doukhan (2) ;
- La perspective dans laquelle André Neher aborde la renaissance de l'hébreu et
la manière dont il résout le conflit du sacré et du profane dans cette renaissance.
I - MESSAGE BIBLIQUE ET HÉBREU BIBLIQUE
André Neher a mis en relief la singularité de l'hébreu biblique et a souligné le « corps
à corps » qui a dû s'engager entre le peuple d'Israël et sa langue . A l'origine, dit
André Neher, l'hébreu n'est qu'un dialecte cananéen parmi d'autres, qui se rattache
(*) Professeur d'hébreu à l'Université de Strasbourg.
32/HAMORÉ N . 129 - JUIN 1990
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