LA DECISION FUT ELLE JAMAIS UN OBJET SOCIOLOGIQUE!? (Texte provisoire – les commentaires critiques sont bienvenus) Philippe Urfalino CESTA – EHESS/CNRS Juin 2005 Pour qui souhaite entamer une réflexion sociologique sur la décision, une première interrogation décourageante risque de s’imposer. L’objet en vaut-il la peine!? Au moins deux observations invitent à en douter. La première n’exige pas une connaissance de la littérature spécialisée!: la notion de décision ne rassemble-t-elle pas trop de phénomènes disparates pour espérer les embrasser par une théorie. Il est même légitime de s’interroger sur la valeur d’un mot recouvrant des phénomènes aussi différents que le comportement électoral, le choix des consommateurs, les décisions politiques, le choix du conjoint, les choix stratégiques dans les entreprises ou encore les décisions militaires et diplomatiques. Cette première observation ne devrait pas, à première vue, nous arrêter, car la décision a bien acquis le statut d’objet au sein des sciences sociales depuis les années 50. D’abord certains des très importants progrès de l’étude des organisations ont été permis par la concentration de la recherche sur les décisions. Ensuite, au carrefour du Management, de la sociologie des organisations et des sciences politiques (carrefour bien illustré par les personnalités scientifiques d’un Herbert Simon ou d’un James March), la décision est devenue l’objet d’une quasi sous-discipline. Aussi pouvons-nous penser que cette interrogation sur la possibilité de circonscrire un objet d’étude rassemblant les «!décisions!» a obtenu une réponse satisfaisante dans les nombreux travaux académiques qui leurs furent consacrés. Or justement, et c’est notre deuxième observation, si la décision comme objet a bénéficié d’une sorte d’évidence des années 50 jusqu’à la fin des années 70, ce n’est plus le cas désormais. Depuis une vingtaine d’années, la pertinence de la décision comme objet d’investigation et le concept même de décision ont été remis en question par les spécialistes de la chose. Après la succession de critiques toujours plus implacables de la rationalité, on peut se demander si la «!décision!» ne fut pas une prénotion, désormais condamnée par les progrès de la connaissance des phénomènes qui lui sont associés. Bref, le temps d’une sociologie de la décision est-il passé!? Ces doutes sont certainement légitimes. Toutefois, plutôt que d’induire le rejet complet du concept de décision, ils devraient nous inciter à une interrogation plus rigoureuse sur l’idée même d’une sociologie de la décision, sur la signification exacte de ce terme. L’objectif de ce texte est de proposer quelques pistes dans ce sens. Dans un premier temps, il retracera rapidement l’histoire de la sociologie de la décision, de 1945 à nos jours, dont le mouvement est celui d’une autodestruction de la notion de «!décision!». On proposera ensuite quelques clarifications conceptuelles qui nous permettront de faire la part, dans la relative désaffection que connaissent désormais les études de décision, d’un côté, de la rançon normale du progrès des savoirs et, d’un autre côté, de confusions conceptuelles courantes dans cette sous-discipline. Nous pourrons alors tenter de répondre à la question!: la décision est-elle bien un objet pour la sociologie!? Les mésaventures de la rationalité La sociologie de la décision a progressé, depuis son essor dans les années 50 et 60, selon une évolution autodestructrice, par une critique toujours plus radicale et nourrie du modèle du choix rationnel optimisateur. Ce mouvement peut être conceptuellement résumé en trois étapes!: la critique de la rationalité par la mise en évidence des limitations individuelles et collectives de sa mise en œuvre!; l’abandon de la rationalité, notamment avec le fameux «!Garbage can model of decision-making!»!; enfin la contestation de la pertinence de la notion de décision. Les limites de la rationalité Sans doute peut-on dater le lancement de nombreux travaux de sociologie de la décision à partir du premier livre de Herbert Simon, Administrative behavior1, issu de sa thèse sur le fonctionnement d’une administration municipale. Il y inventait la notion de rationalité limitée née du constat que les capacités humaines d’information et de calcul invalidaient le modèle de l’Homo economicus. Simon observait que, dans les décisions réelles, la sélection des moyens alternatifs ne se fait pas selon une vision panoptique permettant la découverte de la solution optimale, mais selon une procédure séquentielle qui s’achève quand l’individu découvre une solution adaptée à des critères minima de satisfaction. De nombreux travaux ont ensuite établi que les limites de la rationalité des décisions étaient également engendrées par le caractère social et collectif de ces décisions2. Deux livres méritent à cet égard d’être mentionné plus particulièrement. Le premier est «!A Behavioral Theory of the Firm!» publié en 1963 par Richard Cyert et James March, livre devenu un classique qui fait la synthèse des recherches menées dans le groupe de Carnegie autour de Herbert Simon sur la prise de décision dans les entreprises et qui constitue une critique de la théorie micro-économique de la firme. Le second, qui s’inspira d’ailleurs beaucoup des pistes ouvertes par le premier et qui a lui aussi acquis le statut de classique, est le livre de Graham Allison sur la crise des missiles de Cuba, proposant trois interprétations de la crise selon trois modèles différents!: le modèle rationnel considérant chaque nation comme un acteur!; le modèle organisationnel considérant la décision comme la résultante d’«output» de segments organisationnels avec une forte emprise des routines et procédures!; le modèle bureaucratique-politique, considérant la décision comme le produit d’un 1 H. A. SIMON, Aministrative Behavior, A Study of Desicion-Making Processes in administrative organizations Press, Glencoe, 1945, traduction française : Administration et processus de décision, Economica, 1983. 2 , The Free E. E. LINDBLOM « The Science of Muddling Through », in Public Administration Review , vol. XIX, N°2, pp. 79-88 ; R. NEUSTADT, Presidentail Power, New Tyork, Wiley, 1963 ; R. CYERT et J. MARCH, A Behavioral Theory of the Firm, Englewood Cliffs, NJ, Prentice Hall, 1963, G. ALLISON, The Essence of Decision. Explaining the Cuban Missile Crisis, Boston, Little Brown, 1971 ; A, PETTIGREW, The Politics of Organizational Decision-Making, Londres, Tavistock, 1973. En France, deux grandes monographies peuvent être rattachés à ce courant insistant sur la limitation de la rationalité : H. JAMOUS, La Sociologie de la décision. La réforme des études médicales et des structures hospitalières, Paris, Ed. du CNRS, 1969 et C. GREMION, Profession : Décideurs. Pouvoir des hauts fonctionnaires et réforme de l’Etat, Paris, GauthierVillars, 1979. jeu d’acteurs défendant leur vision et leurs intérêts. De ce courant de sociologie de la décision, on peut retenir les leçons suivantes!: 1. Le processus de décision ne peut être compris, au sein des organisations et des systèmes politiques à partir d’un seul acteur, même s’il dispose de l’autorité ultime!; 2. Le processus de décision est donc collectif mais aussi séquentiel, avec différentes phases pendant lesquelles le problème que l’on tente de traiter peut être interprété différemment!; 3. Les alternatives sont construites séquentiellement par différents groupes d’acteurs devant être identifiés!; 4. L’analyse ‘fins-moyens’ est souvent limitée et pratiquée à la marge. 5. Dans le processus de rassemblement de l’information, de construction et de comparaison des alternatives, des écarts à la rationalité sont engendrés par des routines organisationnelles, des jeux de pouvoir et des négociations. Bien qu’ils en soulignent les limites, ces travaux ne rejettent pas le schéma rationnel!: au niveau individuel, les préférences guident l’action !; au niveau collectif, le processus apparaît plus compliqué mais reste orienté par la résolution de problème. Idées bientôt abandonnées. L’abandon de la rationalité La rupture complète avec le schéma rationnel fut principalement accomplie par M. Cohen, J. March et J. Olsen, les inventeurs du Garbage Can Model of decision-making, pour qui les relations entre le processus de décision et le choix final sont contingentes et probabilistes3. Très influent depuis sa formulation en 1972, le Modèle de la Poubelle conçoit le choix comme la résultante de la rencontre contingente entre un flux de «!problèmes!», un flux de «!solutions!», un flux de «!participants!» et un flux «!d’occasions de choisir!». Séduisant parce que paradoxal et réaliste – qui n’a vu quelqu’un voulant faire adopter une idée la 3 COHEN M. D., J. MARCH et J. OLSEN, « A Garbage Can Model of Organizational Choice », Administrative Science Quarterly, VolXVII, pp. 1-26, MARCH J. et J. OLSEN, Ambiguity and Choice in Organizations, Bergen, Universitetsforlaget, 1975 ; MARCH J. Decisions and Organizations, New York, Basil Blackwell, 1988 (traduction française partielle Décisions et Organisations, Ed ; d’Organisation, 1991) présenter comme la solution à des problèmes qui lui sont présentés!? Et qui n’a mesuré l’impact de l’absence ou de l’inattention de tel participant à un moment de la décision en cours!? – ce modèle introduit une double rupture par rapport à la conception antérieure. La première rupture est la distinction et le relâchement de la relation entre la décision comme processus et la décision comme résultat. Les auteurs estiment d’abord que la relation entre les deux est probabiliste et contingente!: il y a une forte indétermination du résultat, même si le processus est connu. Ils soulignent ensuite que les ‘occasions de choisir’ sont des scènes ou des arènes où l’activité des participants n’est pas seulement orientée par les problèmes à résoudre. La deuxième rupture tient à ce que les actions issues du garbage can ne sont plus reliées à la rationalité des acteurs. Dans la simulation informatique que présente l’article princeps de 1972, les acteurs sont qualifiés par deux paramètres!: leur degré d’accès, aux «!occasions de choisir’ et aux ‘problèmes’!; leur énergie ou leur attention. Dans cette conception structurale de la décision (la structure est l’ensemble des règles organisationnelles et des calendriers qui régissent la rencontre des quatre flux), la rationalité et même l’intentionnalité des acteurs ne sont pas prises en compte Modèle limite, plus heuristique que positif, le modèle de la poubelle, très utile pour écarter une vision trop déterministe et rationnelle des décisions, souffre de deux handicaps!: 1/ Il néglige la capacité de certains protagonistes à jouer, de manière parfois manipulatrice, sur la rencontre des flux!; 2/ l’idée que, dans des processus complexes et erratiques, des acteurs puissent ne pas avoir de préférences précises, induit trop rapidement l’abandon de la rationalité ou de l’intentionnalité des acteurs. Or, ces derniers ne sont pas nécessairement passifs face à l’ambiguïté d’une situation. Parfois, ils ne savent pas ce qu’ils veulent, mais, le plus souvent, ils savent ce qu’ils ne veulent pas. Enfin, l’interaction, les engagements et les jeux de rôles, l’association de problèmes font que, en cours de processus, des préférences se forment. Une conception trop rigide de la rationalité amène les auteurs du modèle à ne prêter aucune rationalité aux protagonistes de situations dont la complexité interdit une attitude strictement orientée par la résolution de problèmes ou la poursuite d’intérêts. Du coup, le «!garbage can model!» paie chèrement son réalisme apparent!: il renonce à toute description de l’articulation entre actions individuelles et processus collectif. Les poubelles dont il est question sont des boites noires!! La brèche entrouverte par Cohen, March et Olsen entre la décision comme processus et la décision comme résultat, l’action choisie, ne tarda pas à être accentuée par un autre courant qui allait contester la pertinence même de la notion de décision. La décision est-elle soluble dans l’action!? Brunsson et Starbuck sont parmi les premiers auteurs à avoir souligné que loin d’être principalement des problem-solvers, les organisations sont génératrices d’actions sans que celles-ci soient clairement issues de décisions4. Ils soulignent que des décisions n’aboutissent pas toujours à des actions, tandis que les actions ne sont pas toujours précédées par des décisions. Etudiant le lancement de projets de réorganisation de la production dans les entreprises suédoises, Brunsson est allé le plus loin dans la disjonction entre décision et action en soulignant que leurs exigences sont contradictoires. Pour qu’une décision initie une action, explique-t-il, elle doit produire des attentes, des motivations et des engagements adéquats. Ainsi plus une action, telle qu’un projet de réorganisation, est importante, plus la réussite de son lancement exige!: d’une part, des attentes positives, par exemple les informations et les estimations disponibles qui affichent une probabilité élevée de succès!; d’autre part, des motivations fortes, les personnes indispensables au lancement s’impliquant plus facilement dans un projet difficile si elles ont le sentiment que sa réussite sert leurs intérêts ou si elles sont convaincues de sa nécessité!; enfin, des engagements importants, la coopération mutuelle nécessaire à la réussite devant être garantie par des engagements, soit par l’activation de sentiments de loyauté, soit par la désignation de responsabilités. Or, une procédure de décision rationnelle est contradictoire avec ces exigences. 4 BRUNSSON N., « The irrationality of action and action rationality. Decision, ideologies and organizational actions », Journal of Management Studies, Vol. XIX, 1982, pp. 29-44, et BRUNSSON N., The Irrational Organization, Chichester, Wiley, 1985 ; STARBUCK W.H. « Organizations as Action Generators », American Sociological Review, 1983, Vol. XXXXVIII, pp. 91-102. La recherche de nombreuses alternatives et leur comparaison précautionneuse accroît l’incertitude, réduit la motivation et suscite la résistance à l’engagement. A l’inverse, une recherche peu scrupuleuse de solutions, qui limiterait les options à deux très contrastées, l’une manifestement moins bonne servant de faire valoir à l’autre, et une évaluation de ces alternatives qui se polarise sur leurs conséquences positives, est préférable pour générer l’action. Les décisions irrationnelles sont rationnelles pour l’action, affirme Brunsson. Sans qu’il soit besoin de partager son goût excessif pour le paradoxe, il faut reconnaître qu’il a mis en évidence que le souci du ‘bien décider’ ne coïncide pas avec la logique de l’action. Ce faisant, il conteste ce qu’il appelle le paradigme ou la perspective de la décision, instauré par Chester Barnard et Herbert Simon, selon lesquels toutes les activités d’une organisation peuvent être analysées sous l’angle des décisions censées les précéder. D’autres auteurs ont également contesté cette ‘perspective décisionnelle’, soulignant le danger, pour l’observateur, de produire des artefacts de décision, simples effets de sa grille de perception5. Le souci d’identifier une décision et le processus qui l’a engendrée l’isole artificiellement d’un entrelacs d’événements et d’actions. C’est ainsi que l’équipe canadienne réunie autour de Mintzberg affirme!: «!Alors que le concept de «!décision!» (que nous prenons au sens d’engagement à agir), implique un choix identifiable et distinct, il arrive en fait que les décisions ne puissent être pointées dans le temps et dans un lieu!». Toutes ces observations sont convaincantes et peuvent être nourries de nombreuses illustrations empiriques. Les auteurs en concluent qu’il faut inventer les instruments intellectuels permettant de saisir le contexte confus d’où les décisions ne peuvent pas, parfois, être dissociées. Ainsi la sociologie de la décision a-t-elle progressé de manière critique, mais ce progrès fut autodestructeur!: il aboutit au rejet de la décision. Au premier abord, on reconnaît un phénomène normal de la progression des savoirs!: un champ d’investigation émerge, des travaux s’accumulent et leurs résultats amènent à critiquer les prénotions nécessairement mobilisées au début et à modifier les 5 LANGLEY A., H. MINTZBERG H., P. PITCHER, E. POSADA et J. SAINT-MACARY, « Opening Up decision making : the view from the black-stool », Organization Science, 1995, Vol. VI, N° 3, pp. 260-279 ; LAROCHE H., « From Decision to Action in Organizations : Decision Making as a social reprsentation », Organization Science, Vol. VI, N°1, 1995. contours du domaine dessinés initialement. Nul doute que dans la progression des études sur les décisions, ce mouvement soit à l’œuvre, le cumul des études de cas a exigé une succession de corrections conceptuelles!: d’où les critiques convaincantes d’une conception trop rigide de la rationalité ou la mise en cause de l’idée d’une succession nécessaire entre décision et action. Mais ces critiques semblent emporter avec elles un certain nombre d’imprécisions et de conséquences étonnantes. En premier lieu, que faut-il abandonner!? La perspective décisionnelle c’est-à-dire l’idée que les décisions sont la bonne porte d’entrée dans la vie organisationnelle!ou le concept même de décision!? En second lieu, il est gênant de devoir sacrifier les concepts de décision et de rationalité. N’avons-nous pas au contraire l’impression qu’il y a des décisions prises et des choix effectués même si toute action n’est pas précédée par des choix ou des décisions!? Ces interrogations sont les signes d’une confusion et appellent un travail de clarification conceptuelle. Une perspective abandonnée, un concept indispensable En observant que des actions importantes pouvaient être initiées dans des organisations sans que des décisions de les entreprendre aient pu être empiriquement observées, en constatant que les conditions d’une action collective pouvaient être différentes et même en parties opposées aux conditions d’une «!bonne!» décision collective, des auteurs comme Brunsson, Starbuck ou Mintzberg ont clairement mis en cause la «!perspective décisionnelle!». L’étude des décisions n’est pas nécessairement la meilleure entrée pour l’analyse des organisations, contrairement à ce que pensait Simon qui argumentait la priorité des études de décision par le constat de la primauté temporelle et logique du deciding sur le doing. Cette mise en cause est clairement la marque d’un progrès. L’accumulation de recherches empiriques et l’affinement du questionnaire aboutissent à la critique de la perspective qui a orienté le programme de recherche dont cette accumulation et cet affinement sont issus. Entre temps on a oublié que le propos de Simon était motivé non seulement par ce constat, mais aussi parce qu’il lui semblait que l’aspect intellectuel et actif de la vie organisationnelle était négligé au profit d’un accent sur un aspect plus figé!: la division du travail. Mais il se trouve que la progression de la réflexion sociologique sur les décisions a presque toujours pris les atours d’une critique conceptuelle. Dans la partie précédente, nous avons pris soin de restituer l’histoire de cette progression dans les termes mêmes des auteurs concernés. Du souci de montrer les limites du modèle rationnel des économistes, on est passé à l’abandon du concept de rationalité puis à celui de décision. Or la critique toujours plus radicale de la rationalité comme la contestation du paradigme de la décision n’ont pas empêché, curieusement, le maintien de présupposés et d’imprécisions à l’œuvre dans le modèle du choix rationnel. Pour en finir avec l’épouvantail de la rationalité En premier lieu, les conceptions de la limitation de la rationalité, cognitive, organisationnelle et politique, comme l’abandon de la rationalité dans le garbage can model restent prisonniers d’une vision trop étroite de la rationalité, réduite à la rationalité instrumentale, c’est-à-dire au choix de moyens adaptés aux objectifs poursuivis. Il n’est certes pas question de nier l’importance considérable de la rationalité instrumentale, mais cela n’implique ni de considérer que seule cette rationalité existe, ni de faire des autres rationalités des formes dégradées. Sur ce point la sociologie et la science politique sont largement restées tributaires de Max Weber, pour qui la «!rationalité en finalité!» (Zweckrationalität) est plus rationnelle que les autres, et notamment davantage que la «!rationalité en valeur!» (Wertrationalität). Ce privilège accordé à la rationalité instrumentale a deux inconvénients majeurs!: il fige l’opposition fait/valeur et ôte toute intelligibilité aux jugements de valeur!; il implique un appauvrissement et une conception mécanique de la délibération individuelle et collective. Si la rationalité se confond avec la rationalité instrumentale, on peut concevoir, comme Max Weber et Herbert Simon, une longue chaîne descendant des fins globales jusqu’aux moyens les plus élémentaires, chaque moyen étant une fin intermédiaire pour d’autres moyens. Mais cet arbre de décision laisse hors rationalité les premières fins. D’où le décisionnisme ou l’irrationalisme qui furent reprochés à Max Weber, notamment par l’Ecole de Francfort. Les fins ou les valeurs sont dépourvues de rationalité, elles sont issues soit d’une liberté absolue et inouïe qui pose les fins dans un geste inaugural, soit d’un enracinement dans une culture, c’est à dire d’une répétition. Dans les deux cas, le jugement de valeur est, en tant que tel, inintelligible. De la même façon, la rationalité instrumentale limite la délibération à l’inventaire des moyens alternatifs et à leur comparaison. Ainsi est-il remarquable qu’Allison n’ait pas pris en compte une dimension essentielle du processus de décision qui, du côté américain, aboutit aux choix du blocus naval!: la délibération collective. Il décrit longuement les réunions secrètes de l’Executive Commitee et les échanges d’arguments entre ses différents membres rassemblés autour du Président Kennedy, mais la délibération n’est pas étudiée en tant que telle. La délibération, dans Essence of decision, n’est que la recherche de moyens, pour des fins posées au début du processus, dont la rationalité est limitée par des rapports de forces, des intérêts segmentaires ou des routines organisationnelles Mais dès lors que la délibération est prise au sérieux, les postulats de la rationalité instrumentale paraissent trop étroits. Ainsi, Paul Anderson6, qui a repris le cas des missiles de Cuba, en utlisant les procès-verbaux ‘déclassifiés’ des réunions de l’’Excom’, montre que!: 1. au cours des discussions, le choix des options finalement retenues, se fit moins par la comparaison et la sélection entre solutions alternatives concurrentes, que par des choix séquentiels retenant ou non une option à l’aune des objectifs!; 2. ces objectifs –mis à part le premier, montrer de la fermeté face aux soviétiques et obtenir le retrait des missiles –sont découverts en cours de réflexion et souvent suscités par l’examen des alternatives. Ce faisant, il rompt avec l’adage selon lequel «!on ne délibère que sur les moyens!», et retrouve une idée soulignée par certains philosophes analytiques de l’action!: il faut bien que des fins soient préalablement posées pour que la délibération soit possible!; mais, pour autant, on ne délibère pas que sur les moyens, on spécifie les fins posées et on en découvre de nouvelles. Dans une 6 ANDERSON P., « Decision Making by objection and the Cuban Missile Crisis », Administrative Science Quarterly, 1983, Vol. XXVIII, pp. 201-222 ? délibération individuelle ou collective!: les rapports entre fins et moyens ne se limitent ni à l’opérationnalisation (les moyens déduits des fins) ni à la rationalisation (des fins pour justifier les moyens) mais il y a, se renvoyant l’un à l’autre, un raisonnement sur les fins et un autre sur les moyens. Cette prise en considération de la délibération libère du souci de critiquer la rationalité instrumentale absolue. Dans l’étude d’un processus de décision, il importe moins de montrer les limitations de la rationalité à l’œuvre que de voir comment les acteurs élaborent les conditions d’exercice d’une rationalité instrumentale. De plus, la tentation de la critique de la rationalité est définitivement écartée si on abandonne l’idée d’une hiérarchisation des différentes rationalités, de la rationalité instrumentale la plus rigoureuse aux formes les plus appauvries. Pour cela, il suffit, à l’instar de Boudon par exemple7, de reprendre la conception des anciens moralistes et juristes, qui est aussi celles des philosophes de l’action contemporains, selon laquelle une action est rationnelle parce que celui qui l’accomplit ou l’observateur peuvent en rendre compte en évoquant des raisons. La rationalité absolue des économistes et la rationalité limitée ne sont que des formes de rationalité parmi d’autres, dont l’ensemble n’est pas hiérarchisable par une relation transitive. Agir, choisir, décider La domination intellectuelle du modèle de la rationalité instrumentale explique également en partie la deuxième confusion!: elle induit l’idée qu’agir rationnellement ne consiste qu’à choisir entre plusieurs moyens alternatifs et donc qu’agir, c’est choisir, et que choisir c’est aussi décider. Les critiques de Simon et de Barnard restent prisonniers des présupposés cartésiens des fondateurs de la sociologie de la décision. Ainsi, les auteurs qui veulent mettre en évidence le fait que la plupart des actions au sein des organisations surviennent sans engagements préalables à agir font implicitement de l’action sans décision préalable une action irréfléchie. Les seules images qui viennent à l’esprit de Mintzberg et al. sont celles du réflexe et de l’impulsion!: que l’action puisse avoir lieu sans décision, écrivent-ils, «le médecin qui frappe 7 BOUDON R., Le Juste et le vrai. Etudes sur l’objectivité des valeurs et de la connaissance. Paris, Fayard, 1995. votre genou le sait, ainsi que le juge qui admet que quand un meurtre est planifié et délibéré, il est qualifié de premier degré et, sinon, de deuxième degré. Pour la loi, on peut tuer sans le décider.!» De la même manière, le modèle de décision «!impressionnistique!» favorable à l’action que Brunsson propose est en fait un modèle de robot qui corrige sa trajectoire quand elle est contrariée!: c’est un modèle d’adaptation sans apprentissage. Ceci tient à ce qu’ils conservent la conception de l’action à l’œuvre chez Simon. Dans la première page et dans les premières lignes d’Administrative Behavior, Simon installe une coupure entre action et choix qui ne tient pas!: le choix ou la décision précède l’action comme la réflexion, la pesée des différents moyens d’agir, précède la mise en œuvre des moyens. Du coup, le moment du choix ou de la décision s’oppose à celui de l’action, comme la puissance à l’acte, la pensée aux mouvements du corps. Il arrive certes que, de manière très distincte, nous réfléchissions d’abord, nous arrêtons notre décision ensuite, pour enfin agir. Mais ce découpage temporel en trois séquences n’est pas la forme canonique de l’action. Dans la vie quotidienne individuelle, comme dans la vie sociale organisée, il arrive que des actions soient entreprises, sans une décision préalable, sans même l’exercice d’un choix véritable entre plusieurs options, pour autant ces actions ne sont ni des réflexes, ni des automatismes et ne sont pas dépourvues d’intelligence8. L’action intentionnelle n’est pas rationnelle parce qu’elle est précédée par un choix et une décision. Une autre confusion induite par le modèle de la rationalité instrumentale!concerne le concept même de décision : Dans la quasi-totalité de la littérature sur la décision, le concept de décision n’est jamais clairement défini. Il est le plus souvent confondu avec celui de choix. Simon, March et Brunsson tendent à identifier choix et décision. Seul Mintzberg fait une distinction en définissant la décision comme «!engagement à agir!». Cette confusion résulte directement de la rationalité instrumentale, pour laquelle, l’objectif étant fixé, il ne reste plus qu’à comparer entre eux les moyens de l’atteindre et le choix du meilleur moyen équivaut à la décision. 8 Voir Ph. Urfalino, « Décisions, actions et jeux. Le cas des grands travaux parisiens », Villes en parallèles, n°20-21, 1994. Un détour par la philosophie de l’action permet de sortir de cette confusion9. La décision est l’arrêt d’une intention d’agir. Pour qu’il y ait décision, il faut bel et bien que cet arrêt de l’intention précède l’action. Cette décision est aussi la terminaison d’une activité de délibération (individuelle ou collective) au sujet de ce qu’il convient de faire. Cette délibération peut exiger la comparaison entre plusieurs options alternatives et la sélection d’entre eux (le choix), mais elle peut également exiger une réflexion sur les fins ou les objectifs que l’on souhaite se donner. Ainsi peut-il et il y a souvent!: délibération sur les fins, délibérations sur les moyens, choix, décision et action. Mais de nombreuses actions intentionnelles et rationnelles ont lieu sans être précédées de tous ces actes. Ainsi n’est-il pas nécessaire de dissoudre le concept de décision dans celui d’action sous prétexte que des actions sans décisions sont observables. Nous avons besoin des concepts distincts de délibération, de choix, de décision et d’action, mais ils ne sont pas tous nécessaires pour décrire et comprendre toutes les actions. Nous pouvons maintenant mieux comprendre l’histoire des études sur la décision. Les progrès accomplis ont abouti à l’abandon de la perspective décisionnelle. L’étude d’une ou de plusieurs décisions n’est plus considérée comme la meilleure ou la seule manière d’étudier une organisation, une action publique ou une crise internationale. Plus important encore, il apparaît que même lorsqu’on a de bonnes raisons de concentrer l’investigation sur une décision, son étude n’exige pas des instruments propres à l’étude des décisions. Des livres récents qui ont obtenu à juste titre un succès important se sont donné pour objet des décisions, mais parmi les instruments intellectuels et les littératures académiques qu’ils mobilisent, on ne peut distinguer des questionnements ou un corpus de textes qui seraient propre à une sociologie de la décision10. Dans ces travaux, la décision comme objet sociologique perd consistance et spécificité entre une sociologie des jugements et une sociologie de l’action collective. Comme l’a fort bien vu Pettigrew, la critique du concept 9 Dans une littérature immense je m’inspire notamment de E. Anscombe, L’intention, Gallimard, (1957) 2002 et de V. Descombes, chapitre « Action » dans A. KAMBOUCHNER (Ed.), Notions de Philosophie, Vol. II, pp. 103-174. 10 D. Vaughan, The Challenger Launch Decision , Chicago University Press, 1996 ; Ch. Morel, Gallimard, 2001. Les décisions absurdes , de décision n’a pas grand intérêt, j’ajouterai qu’elle n’a aucun sens et aboutit à des incongruités, ce qui doit être remis en cause, et qui de fait a été abandonné, c’est l’idée que «!l’épisode décisionnel!» soit toujours la bonne unité d’analyse11. * * Je viens d’employer l’expression «!objet!» en deux expressions différentes!: J’ai évoqué des sociologues qui se sont «!donné pour objet des décisions!»!; puis la «!décision comme objet sociologique!». Il importe, pour répondre à la question posée au début de ce texte, de prendre conscience que dans ces deux expressions, le mot objet à un sens différent. On doit prendre garde, face à l’expression «!sociologie de la décision!», et face toute expression de type «!sociologie de X!», de ne pas confondre deux sens différents. L’expression peut avoir le premier sens suivant!: un chercheur entend appliquer l’approche sociologique, quelle qu’elle soit, à une décision, que, pour une raison ou une autre, il juge important d’étudier. Dans un deuxième sens, l’expression «!sociologie de la décision!» présuppose que la décision est un objet sociologique au sens d’une classe de phénomènes spécifiques dont les caractéristiques communes permettent de les distinguer d’autres classes de phénomènes et exigent des concepts voire des méthodes propres. Les décisions, dont les études ont alimenté une abondante littérature, constituent-elles une classe de phénomènes spécifiques exigeant des instruments et des questionnements propres à cette classe!? Il me semble que la réponse doit être négative!: les décisions dont la sociologie s’est le plus souvent occupé ne constituent pas une classe de phénomènes spécifiques et isolables. Au début fut la perspective décisionnelle!: un programme de recherche considérant qu’il fallait se donner pour objet d’études des décisions. L’accumulation de cas empiriques, la critique du modèle rationnel des économistes, la recherche d’autres modèles ont pu donner l’illusion qu’il y avait un «!objet sociologique!» 11 Studying Deciding : An Exchange of Views Between Minzberg and Waters, Pettigrew and Butler, 1990, 11/1, p.7. Organization Studies , derrière tous ces travaux. La perspective est abandonnée même s’il apparaît parfois pertinent d’étudier une décision, le concept de décision reste indispensable et il faut dissiper une illusion!: la décision n’est pas un objet sociologique et ne le fut jamais. Juin 2005 CESTA (EHESS-CNRS)