Les limites de la rationalité
Sans doute peut-on dater le lancement de nombreux travaux de sociologie de la
décision à partir du premier livre de Herbert Simon, Administrative behavior1,
issu de sa thèse sur le fonctionnement d’une administration municipale. Il y
inventait la notion de rationalité limitée née du constat que les capacités
humaines d’information et de calcul invalidaient le modèle de l’Homo
economicus. Simon observait que, dans les décisions réelles, la sélection des
moyens alternatifs ne se fait pas selon une vision panoptique permettant la
découverte de la solution optimale, mais selon une procédure séquentielle qui
s’achève quand l’individu découvre une solution adaptée à des critères minima
de satisfaction.
De nombreux travaux ont ensuite établi que les limites de la rationalité des
décisions étaient également engendrées par le caractère social et collectif de ces
décisions2. Deux livres méritent à cet égard d’être mentionné plus
particulièrement. Le premier est «!A Behavioral Theory of the Firm!» publié en
1963 par Richard Cyert et James March, livre devenu un classique qui fait la
synthèse des recherches menées dans le groupe de Carnegie autour de Herbert
Simon sur la prise de décision dans les entreprises et qui constitue une critique
de la théorie micro-économique de la firme. Le second, qui s’inspira d’ailleurs
beaucoup des pistes ouvertes par le premier et qui a lui aussi acquis le statut de
classique, est le livre de Graham Allison sur la crise des missiles de Cuba,
proposant trois interprétations de la crise selon trois modèles différents!: le
modèle rationnel considérant chaque nation comme un acteur!; le modèle
organisationnel considérant la décision comme la résultante d’«output» de
segments organisationnels avec une forte emprise des routines et procédures!; le
modèle bureaucratique-politique, considérant la décision comme le produit d’un
1 H. A. SIMON, Aministrative Behavior, A Study of Desicion-Making Processes in administrative organizations , The Free
Press, Glencoe, 1945, traduction française : Administration et processus de décision, Economica, 1983.
2 E. E. LINDBLOM « The Science of Muddling Through », in Public Administration Review , vol. XIX, N°2, pp. 79-88 ; R.
NEUSTADT, Presidentail Power, New Tyork, Wiley, 1963 ; R. CYERT et J. MARCH, A Behavioral Theory of the Firm,
Englewood Cliffs, NJ, Prentice Hall, 1963, G. ALLISON, The Essence of Decision. Explaining the Cuban Missile Crisis,
Boston, Little Brown, 1971 ; A, PETTIGREW, The Politics of Organizational Decision-Making, Londres, Tavistock, 1973.
En France, deux grandes monographies peuvent être rattachés à ce courant insistant sur la limitation de la rationalité : H.
JAMOUS, La Sociologie de la décision. La réforme des études médicales et des structures hospitalières, Paris, Ed. du CNRS,
1969 et C. GREMION, Profession : Décideurs. Pouvoir des hauts fonctionnaires et réforme de l’Etat, Paris, Gauthier-
Villars, 1979.