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LA DECISION FUT ELLE JAMAIS UN OBJET
SOCIOLOGIQUE!?
(Texte provisoire – les commentaires critiques sont bienvenus)
Philippe Urfalino
CESTA – EHESS/CNRS
Juin 2005
Pour qui souhaite entamer une réflexion sociologique sur la décision, une
première interrogation décourageante risque de s’imposer. L’objet en vaut-il la
peine!? Au moins deux observations invitent à en douter. La première n’exige
pas une connaissance de la littérature spécialisée!: la notion de décision ne
rassemble-t-elle pas trop de phénomènes disparates pour espérer les embrasser
par une théorie. Il est même légitime de s’interroger sur la valeur d’un mot
recouvrant des phénomènes aussi différents que le comportement électoral, le
choix des consommateurs, les décisions politiques, le choix du conjoint, les
choix stratégiques dans les entreprises ou encore les décisions militaires et
diplomatiques. Cette première observation ne devrait pas, à première vue, nous
arrêter, car la décision a bien acquis le statut d’objet au sein des sciences
sociales depuis les années 50. D’abord certains des très importants progrès de
l’étude des organisations ont été permis par la concentration de la recherche sur
les décisions. Ensuite, au carrefour du Management, de la sociologie des
organisations et des sciences politiques (carrefour bien illustré par les
personnalités scientifiques d’un Herbert Simon ou d’un James March), la
décision est devenue l’objet d’une quasi sous-discipline. Aussi pouvons-nous
penser que cette interrogation sur la possibilité de circonscrire un objet d’étude
rassemblant les «!décisions!» a obtenu une réponse satisfaisante dans les
nombreux travaux académiques qui leurs furent consacrés. Or justement, et c’est
notre deuxième observation, si la décision comme objet a bénéficié d’une sorte
d’évidence des années 50 jusqu’à la fin des années 70, ce n’est plus le cas
désormais.
Depuis une vingtaine d’années, la pertinence de la décision comme objet
d’investigation et le concept même de décision ont été remis en question par les
spécialistes de la chose. Après la succession de critiques toujours plus
implacables de la rationalité, on peut se demander si la «!décision!» ne fut pas
une prénotion, désormais condamnée par les progrès de la connaissance des
phénomènes qui lui sont associés. Bref, le temps d’une sociologie de la décision
est-il passé!?
Ces doutes sont certainement légitimes. Toutefois, plutôt que d’induire le rejet
complet du concept de décision, ils devraient nous inciter à une interrogation
plus rigoureuse sur l’idée même d’une sociologie de la décision, sur la
signification exacte de ce terme. L’objectif de ce texte est de proposer quelques
pistes dans ce sens. Dans un premier temps, il retracera rapidement l’histoire de
la sociologie de la décision, de 1945 à nos jours, dont le mouvement est celui
d’une autodestruction de la notion de «!décision!». On proposera ensuite
quelques clarifications conceptuelles qui nous permettront de faire la part, dans
la relative désaffection que connaissent désormais les études de décision, d’un
côté, de la rançon normale du progrès des savoirs et, d’un autre côté, de
confusions conceptuelles courantes dans cette sous-discipline. Nous pourrons
alors tenter de répondre à la question!: la décision est-elle bien un objet pour la
sociologie!?
Les mésaventures de la rationalité
La sociologie de la décision a progressé, depuis son essor dans les années 50 et
60, selon une évolution autodestructrice, par une critique toujours plus radicale
et nourrie du modèle du choix rationnel optimisateur. Ce mouvement peut être
conceptuellement résumé en trois étapes!: la critique de la rationalité par la mise
en évidence des limitations individuelles et collectives de sa mise en œuvre!;
l’abandon de la rationalité, notamment avec le fameux «!Garbage can model of
decision-making!»!; enfin la contestation de la pertinence de la notion de
décision.
Les limites de la rationalité
Sans doute peut-on dater le lancement de nombreux travaux de sociologie de la
décision à partir du premier livre de Herbert Simon, Administrative behavior1,
issu de sa thèse sur le fonctionnement d’une administration municipale. Il y
inventait la notion de rationalité limitée née du constat que les capacités
humaines d’information et de calcul invalidaient le modèle de l’Homo
economicus. Simon observait que, dans les décisions réelles, la sélection des
moyens alternatifs ne se fait pas selon une vision panoptique permettant la
découverte de la solution optimale, mais selon une procédure séquentielle qui
s’achève quand l’individu découvre une solution adaptée à des critères minima
de satisfaction.
De nombreux travaux ont ensuite établi que les limites de la rationalité des
décisions étaient également engendrées par le caractère social et collectif de ces
décisions2. Deux livres méritent à cet égard d’être mentionné plus
particulièrement. Le premier est «!A Behavioral Theory of the Firm!» publié en
1963 par Richard Cyert et James March, livre devenu un classique qui fait la
synthèse des recherches menées dans le groupe de Carnegie autour de Herbert
Simon sur la prise de décision dans les entreprises et qui constitue une critique
de la théorie micro-économique de la firme. Le second, qui s’inspira d’ailleurs
beaucoup des pistes ouvertes par le premier et qui a lui aussi acquis le statut de
classique, est le livre de Graham Allison sur la crise des missiles de Cuba,
proposant trois interprétations de la crise selon trois modèles différents!: le
modèle rationnel considérant chaque nation comme un acteur!; le modèle
organisationnel considérant la décision comme la résultante d’«output» de
segments organisationnels avec une forte emprise des routines et procédures!; le
modèle bureaucratique-politique, considérant la décision comme le produit d’un
1 H. A. SIMON, Aministrative Behavior, A Study of Desicion-Making Processes in administrative organizations , The Free
Press, Glencoe, 1945, traduction française : Administration et processus de décision, Economica, 1983.
2 E. E. LINDBLOM « The Science of Muddling Through », in Public Administration Review , vol. XIX, N°2, pp. 79-88 ; R.
NEUSTADT, Presidentail Power, New Tyork, Wiley, 1963 ; R. CYERT et J. MARCH, A Behavioral Theory of the Firm,
Englewood Cliffs, NJ, Prentice Hall, 1963, G. ALLISON, The Essence of Decision. Explaining the Cuban Missile Crisis,
Boston, Little Brown, 1971 ; A, PETTIGREW, The Politics of Organizational Decision-Making, Londres, Tavistock, 1973.
En France, deux grandes monographies peuvent être rattachés à ce courant insistant sur la limitation de la rationalité : H.
JAMOUS, La Sociologie de la décision. La réforme des études médicales et des structures hospitalières, Paris, Ed. du CNRS,
1969 et C. GREMION, Profession : Décideurs. Pouvoir des hauts fonctionnaires et réforme de l’Etat, Paris, Gauthier-
Villars, 1979.
jeu d’acteurs défendant leur vision et leurs intérêts. De ce courant de sociologie
de la décision, on peut retenir les leçons suivantes!:
1. Le processus de décision ne peut être compris, au sein des organisations et
des systèmes politiques à partir d’un seul acteur, même s’il dispose de
l’autorité ultime!;
2. Le processus de décision est donc collectif mais aussi séquentiel, avec
différentes phases pendant lesquelles le problème que l’on tente de traiter
peut être interprété différemment!;
3. Les alternatives sont construites séquentiellement par différents groupes
d’acteurs devant être identifiés!;
4. L’analyse ‘fins-moyens’ est souvent limitée et pratiquée à la marge.
5. Dans le processus de rassemblement de l’information, de construction et de
comparaison des alternatives, des écarts à la rationalité sont engendrés par
des routines organisationnelles, des jeux de pouvoir et des négociations.
Bien qu’ils en soulignent les limites, ces travaux ne rejettent pas le schéma
rationnel!: au niveau individuel, les préférences guident l’action !; au niveau
collectif, le processus apparaît plus compliqué mais reste orienté par la
résolution de problème. Idées bientôt abandonnées.
L’abandon de la rationalité
La rupture complète avec le schéma rationnel fut principalement accomplie par
M. Cohen, J. March et J. Olsen, les inventeurs du Garbage Can Model of
decision-making, pour qui les relations entre le processus de décision et le choix
final sont contingentes et probabilistes3. Très influent depuis sa formulation en
1972, le Modèle de la Poubelle conçoit le choix comme la résultante de la
rencontre contingente entre un flux de «!problèmes!», un flux de «!solutions!»,
un flux de «!participants!» et un flux «!d’occasions de choisir!». Séduisant parce
que paradoxal et réaliste – qui n’a vu quelqu’un voulant faire adopter une idée la
3 COHEN M. D., J. MARCH et J. OLSEN, « A Garbage Can Model of Organizational Choice », Administrative Science
Quarterly, VolXVII, pp. 1-26, MARCH J. et J. OLSEN, Ambiguity and Choice in Organizations, Bergen,
Universitetsforlaget, 1975 ; MARCH J. Decisions and Organizations, New York, Basil Blackwell, 1988 (traduction française
partielle Décisions et Organisations, Ed ; d’Organisation, 1991)
présenter comme la solution à des problèmes qui lui sont présentés!? Et qui n’a
mesuré l’impact de l’absence ou de l’inattention de tel participant à un moment
de la décision en cours!? ce modèle introduit une double rupture par rapport à
la conception antérieure.
La première rupture est la distinction et le relâchement de la relation entre la
décision comme processus et la décision comme résultat. Les auteurs estiment
d’abord que la relation entre les deux est probabiliste et contingente!: il y a une
forte indétermination du résultat, même si le processus est connu. Ils soulignent
ensuite que les ‘occasions de choisir’ sont des scènes ou des arènes l’activité
des participants n’est pas seulement orientée par les problèmes à résoudre.
La deuxième rupture tient à ce que les actions issues du garbage can ne sont
plus reliées à la rationalité des acteurs. Dans la simulation informatique que
présente l’article princeps de 1972, les acteurs sont qualifiés par deux
paramètres!: leur degré d’accès, aux «!occasions de choisir’ et aux ‘problèmes’!;
leur énergie ou leur attention. Dans cette conception structurale de la décision
(la structure est l’ensemble des règles organisationnelles et des calendriers qui
régissent la rencontre des quatre flux), la rationalité et même l’intentionnalité
des acteurs ne sont pas prises en compte
Modèle limite, plus heuristique que positif, le modèle de la poubelle, très utile
pour écarter une vision trop déterministe et rationnelle des décisions, souffre de
deux handicaps!: 1/ Il néglige la capacité de certains protagonistes à jouer, de
manière parfois manipulatrice, sur la rencontre des flux!; 2/ l’idée que, dans des
processus complexes et erratiques, des acteurs puissent ne pas avoir de
préférences précises, induit trop rapidement l’abandon de la rationalité ou de
l’intentionnalité des acteurs. Or, ces derniers ne sont pas nécessairement passifs
face à l’ambiguïté d’une situation. Parfois, ils ne savent pas ce qu’ils veulent,
mais, le plus souvent, ils savent ce qu’ils ne veulent pas. Enfin, l’interaction, les
engagements et les jeux de rôles, l’association de problèmes font que, en cours
de processus, des préférences se forment. Une conception trop rigide de la
rationalité amène les auteurs du modèle à ne prêter aucune rationalité aux
protagonistes de situations dont la complexité interdit une attitude strictement
orientée par la résolution de problèmes ou la poursuite d’intérêts. Du coup, le
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