du temps, c’est d’en perdre »11. La perte du temps est, donc, un procès par lequel la raison
comme fin de l’éducation est atteinte. N’est-ce pas une antinomie, une contradiction dans les
termes, que de supposer un procès dans la perte du temps ?
Le procès est une évolution, une tension vers, un développement de quelque chose,
tandis que la perte exprime l’idée de privation, de rupture d’avec quelque chose. Or, c’est
dans cette contradiction même que s’exprime l’action de la nature sur l’individu comme un
laisser faire. Par conséquent, la perte du temps s’entend comme un laisser faire du temps,
c’est-à-dire, laisser le temps agir sur l’individu. Il s’agit de soumettre l’individu « au temps
prescrit par la nature »12. En ce sens, la perte du temps est non seulement un retour à la
nature, mais aussi un recours à la nature.
Perdre du temps, c’est « épier longtemps la nature »13, c’est observer l’enfant, laisser
le germe de son caractère en pleine liberté de se montrer. Car, c’est seulement en ce moment
là que l’on pourra y insérer son action. Il s’agit d’une éducation négative14, qui forme à la
nécessité et à l’endurance. La formation à la nécessité est une endurance qui amène l’enfant à
acquiescer volontairement à l’ordre de la nature. Celle-ci se fait bien sûr par l’intermédiaire
des ordres de l’adulte. La formation à la nécessité donne à l’enfance le temps de mûrir.
La perte du temps n’est en fait qu’une illusion, car, en réalité, elle est une manière de
profiter du temps, ou encore de jouir du temps. Autrement dit, la perte du temps s’entend, en
réalité, comme le fait de profiter du moment présent, du maintenant dans l’écoulement du
temps. La notion du temps se conçoit en rapport avec l’existence. Il s’agit de vivre le temps et
non de le concevoir ou de le penser. L’existence humaine est soumise à l’action du temps, qui,
en tant que mouvement qui modifie l’aspect et la position des choses, agit sur l’homme à
travers la nature, pour le fortifier, le rendre plus mature. Ainsi, l’existence humaine est
comprise dans le temps comme le bétail dans un enclos. Elle est soumise à l’usure du temps.
C’est pourquoi, il faut en profiter au tant que faire se peut. Il ne faut pas se précipiter au risque
de bruler des étapes et de « corrompre » ainsi l’existence.
Dans le livre V de Emile, Rousseau trouve que c’est une calomnie envers la nature que
de dire que la vie est courte : « Les hommes disent que la vie est courte, et je vois qu’ils
s’efforcent de la rendre telle. Ne sachant pas l’employer, ils se plaignent de la rapidité du
temps, et je vois qu’il coule trop lentement à leur gré. Toujours pleins de l’objet auquel ils
tendent ils voient à regret l’intervalle qui les en sépare : …, nul n’est content de l’heure
présente, tous la trouve trop lente à passer »15. Ce sont les passions, le désir d’acquisition
immédiate des choses, etc. qui empêchent les hommes d’apprécier le temps, ou encore de
jouir du temps.
Or, les viles formes de l’amour propre telles que les passions, les désirs naissent avec
l’état civil. Car, la raison s’y développe, avec tous ses cortèges de vices. Ainsi, l’état civil ou
la société civile est corruptrice. L’homme ne se souci plus de son être, mais de son paraître.
Toujours poussé hors de lui-même à la recherche des honneurs, des distinctions, des civilités,
l’homme est en proie à des passions, qui le rendent incapable de porter ses désirs au-delà du
moment présent. La société contemporaine de Rousseau est marquée par une modernité, qui
déconstruit l’homme en le projetant toujours hors de lui-même. En d’autres termes, ce sont les
11
Jean-Jacques ROUSSEAU, Emile ou de l’éducation, op. cit., p. 159.
12
Pierre BURGELIN, La philosophie de l’existence de J.-J. Rousseau, Paris, J. Vrin, 1973, p. 494.
13
Jean-Jacques ROUSSEAU, Emile ou de l’éducation, op. cit., p. 160.
14
Dans la Lettre à Monseigneur de Beaumont, Rousseau définit l’éducation négative comme « celle qui tend à
perfectionner les organes, instruments de nos connaissances, avant de nous donner ces connaissances, et qui
prépare à la raison par l’exercice des sens ».
(Cf. Jean-Jacques ROUSSEAU, Lettre à Monseigneur de
Beaumont, Œuvres Complètes, t.3, Paris, Seuil, 1971, p. 344).
15
Ibid., p. 606.