Discours sur l`origine et les fondements de l`inégalité parmi les

(1712-1778)
Tant que les hommes se contentèrent de leurs cabanes rustiques, tant qu’ils se bornèrent à
coudre leurs habits de peaux avec des épines ou des arêtes, à se parer de plumes et de coquillages, à
se peindre le corps de diverses couleurs, à perfectionner ou à embellir leurs arcs et leurs flèches, à
tailler avec des pierres tranchantes quelques canots de pêcheurs ou quelques grossiers instruments
de musique, en un mot tant qu’ils ne s’appliquèrent qu’à des ouvrages qu’un seul pouvait faire, et à
des arts qui n’avaient pas besoin du concours de plusieurs mains, ils vécurent libres, sains, bons et
heureux autant qu’ils pouvaient l’être par leur nature, et continuèrent à jouir entre eux des douceurs
d’un commerce indépendant: mais dès l’instant qu’un homme eut besoin du secours d’un autre; dès
qu’on s’aperçut qu’il était utile à un seul d’avoir des provisions pour deux, l’égalité disparut, la
propriété s’introduisit, le travail devint nécessaire et les vastes forêts se changèrent en des
campagnes riantes qu’il fallut arroser de la sueur des hommes, et dans lesquelles on vit bientôt
l’esclavage et la misère germer et croître avec les moissons.
La métallurgie et l’agriculture furent les deux arts dont l’invention produisit cette grande
révolution. Pour le poète, c’est l’or et l’argent, mais pour la philosophie ce sont le fer et le blé qui
ont civilisé les hommes et perdu le genre humain; aussi l’un et l’autre étaient-ils inconnus aux
sauvages de l’Amérique qui pour cela sont toujours demeurés tels; les autres peuples semblent
même être restés barbares tant qu’ils ont pratiqué l’un de ces arts sans l’autre; et l’une des
meilleures raisons peut-être pourquoi l’Europe a été, sinon plus tôt, du moins plus constamment et
mieux policée que les autres parties du monde, c’est qu’elle est à la fois la plus abondante en fer et
la plus fertile en blé. […]
Dès qu’il fallut des hommes pour fondre et forger le fer, il fallut d’autres hommes pour nourrir ceux-
là. Plus le nombre des ouvriers vint à se multiplier, moins il y eut de mains employées à fournir à la
subsistance commune, sans qu’il y eût moins de bouches pour la consommer; et comme il fallait aux
uns des denrées en échange de leur fer, les autres trouvèrent enfin le secret d’employer le fer à la
multiplication des denrées. De naquirent d’un côté le labourage et l’agriculture, et de l’autre l’art
de travailler les métaux et d’en multiplier les usages.
De la culture des terres s’ensuivit nécessairement leur partage, et de la propriété une fois
reconnue les premières règles de justice: car pour rendre à chacun le sien, il faut que chacun puisse
avoir quelque chose
Jean-Jacques Rousseau
Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes (1755)
D’or fut la première race d’hommes périssable que créèrent les Immortels, habitants de l’Olympe. C’était au temps de Cronos,
quand il régnait encore au ciel. Ils vivaient comme des dieux, le cœur libre de soucis, à l’écart et à l’abri des peines et des
misères : la vieillesse misérable sur eux ne pesait pas ; mais, bras et jarret toujours jeunes, ils s’égayaient dans les festins, loin de
tous les maux. Mourant, ils semblaient succomber au sommeil. Tous les biens étaient à eux : le sol fécond produisait de lui-même
une abondante et généreuse récolte, et eux, dans la joie et la paix, vivaient de leurs champs, au milieu de biens sans nombre.
Hésiode (VIIIe s. av. J-C), Les travaux et les jours
Comme on vivait bien sous le règne de Saturne, avant que la
terre ne se soit ouverte en longues routes !
Le pin n'avait pas encore bravé les ondes d'azur ni offert aux
vents une voile déployée ;
vagabond, à la recherche du gain en des terres inconnues, le
nautonier n'avait point chargé son vaisseau de marchandises
étrangères.
En ce temps-là, le robuste taureau n’allait pas sous le joug ; le
cheval ne mordait point le frein d'une bouche domptée ;
aucune maison n’avait de porte ; pas de pierre enfoncée dans
les champs qui réglementât les champs en bornages précis.
Les chênes d’eux-mêmes donnaient du miel, et spontanément
les brebis venaient mettre à la disposition des hommes sans
inquiétude leurs mamelles pleines de lait.
Il n'y avait pas d'armée, pas de colère, pas de guerre, et un
cruel forgeron, de son art sans douceur, n'avait pas introduit le
glaive.
Maintenant, sous l'empire de Jupiter, ce sont meurtres et
blessures toujours, maintenant c'est la mer, maintenant vers le
trépas ce sont soudain mille routes.
Tibulle (Ier siècle av. J-C), Elégie I, 3
Les édifices royaux ne laisseront bientôt que peu d'arpents à la
charrue, on verra de toutes parts des viviers d’une étendue plus
vaste que le lac Lucrinus, et le platane célibataire
évincera les ormes ; alors les violettes, et le myrte, et toute la
richesse de l'odorat répandront leurs parfums dans les oliveraies
qui étaient fertiles pour le maître précédent ;
alors le laurier touffu repoussera de ses rameaux les chocs
brûlants. Il n’en avait pas é prescrit ainsi sous les auspices de
Romulus et de l’hirsute Caton et par la règle des anciens.
La fortune privée de ces gens-là était vite recensée, la fortune
publique était grande ; aucun portique mesuré avec des perches
de dix pieds ne recueillait pour les simples particuliers la Grande
Ourse ombreuse,
et les lois ne permettaient pas de dédaigner la motte de gazon qui
se trouvait là, ordonnant d’orner les citadelles aux frais de l’Etat
et les temples des dieux avec une pierre nouvelle.
Horace (Ier siècle av. J-C), Odes, II, 15
Rousseau, Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes
1) Une évocation fantasmatique de l’humanité :
Si l’on compare ce texte à la réponse que lui fit Voltaire dans son Dictionnaire philosophique (1764), on est frappé par le caractère
affirmatif, presque péremptoire, du texte de Rousseau. Le texte, presque entièrement au passé simple de l’indicatif, se présente comme
un texte historique à la véracité indiscutable. La longue période du premier paragraphe est en effet construite sur une opposition
temporelle entre un état durable (anaphores de tant que), et un changement brutal (mais dès l’instant que… dès que).
Les détails exotiques (coudre leurs habits de peaux avec des épines ou des arêtes, à se parer de plumes et de coquillages, à se peindre
le corps de diverses couleurs) sont empruntés aux nombreux récits de voyages parus au XVIe siècle (d’où la référence aux
amérindiens : l’un et l’autre étaient-ils inconnus aux sauvages de l’Amérique qui pour cela sont toujours demeurés tels). Mais cette
vision de l’humanité est surtout influencée par des lectures plus anciennes, en particulier les évocations de l’âge d’or dans l’Antiquité
(par exemple Hésiode dans Les travaux et les jours, ou Tibulle dans lElégie I, 3). En particulier les outils n’existent pas, ou plutôt il
s’agit d’outils « naturels », fournis directement par la nature (des épines ou des arêtes,… des pierres tranchantes). De même
l’expression « Tant que les hommes se contentèrent de leurs cabanes rustiques » renvoie directement à toute une littérature (latine)
sur le mos majorum (= la façon de vivre des ancêtres) qui chante les mérites du bon vieux temps où la simplicité était alliée à la vertu
et les gens habitaient des cabanes rustiques (ainsi Horace dans les Odes, II, 15). Les quatre adjectifs qui font le bilan de cette
période (libres, sains, bons et heureux) récapitulent les valeurs habituellement véhiculées par ce type de textes (c’est très exactement
ce que dit Hésiode).
Comme dans les récits mythologiques, cet âge d’or cesse brusquement, non par la volonté des dieux, mais par celle des hommes.
Cette rupture violente est marquée par le mais qui, après une longue protase consacrée au temps du bonheur, introduit une apodose
consacrée au malheur. L’apparition de la métallurgie, et en particulier du fer, n’est pas sans évoquer justement l’âge de fer des
mythologies antiques.
2) Système d’oppositions :
Le texte repose sur un système d’oppositions qui relèvent davantage de l’argument de valeur et sont surtout des a priori que Rousseau
impose à son lecteur.
Le poète s’oppose au philosophe (Pour le poète, c’est l’or et l’argent, mais pour la philosophie ce sont le fer et le bqui ont civilisé
les hommes et perdu le genre humain) : le poète, traditionnellement (depuis Platon) associé à la fiction, n’a donc pas une parole
véridique, à la différence du philosophe (= Rousseau) qui, lui, dit la vérité. Cette opposition est d’autant plus inattendue que, comme
on l’a vu, Rousseau présente ici une reconstitution qui emprunte beaucoup au contraire à la tradition poétique de l’âge d’or.
L’égalité s’oppose à la propriété (l’égalité disparut, la propriété s’introduisit) : l’asyndète entre les deux propositions suggère un
rapport évident de cause à effet, bien que la notion d’égalité ne soit pas explicitée (égalité de droit ? de pouvoir ?) ; l’opposition avec
la seconde proposition suggère qu’il s’agit d’une égalité liée à la possession (il était utile à un seul d’avoir des provisions pour deux).
La troisième proposition, elle aussi en asyndète (le travail devint nécessaire), est donc présentée aussi comme une conséquence
logique… qui n’a rien de logique : d’une part le travail était déjà nécessaire auparavant (il s’agit ici, mais Rousseau ne le précise pas,
d’un travail aliénant au bénéfice d’un autre) ; d’autre part la propriété n’implique pas nécessairement que celui qui s’applique à des
ouvrages qu’un seul pouvait faire, et à des arts qui n’avaient pas besoin du concours de plusieurs mains soit obligé de travailler pour
celui qui a des provisions pour deux.
On retrouve le même procédé d’écriture avec les rapports logiques suggérés entre la civilisation et la perte du genre humain (civilisé
les hommes et perdu le genre humain). La présentation est donc tendancieuse : la rhétorique permet de faire passer des a priori pour
des arguments logiques : post hoc, ergo propter hoc (= « après cela, donc à cause de cela »).
3) Une reconstruction tendancieuse :
Le texte abonde en éléments qui soulignent l’enchaînement nécessaire des événements : conjonctions de subordination de temps à
valeur de cause (dès l’instant que, dès que), conjonction de subordination de cause (comme il fallait aux uns), rapports de
proportionnalité (Plus le nombre des ouvriers vint à se multiplier, moins il y eut de mains employées à fournir à la subsistance
commune), locutions diverses (De naquirent… De la culture des terres s’ensuivit nécessairement leur partage,… de la propriété
une fois reconnue). Or, à y regarder de près, les divers arguments n’ont de logique que leur présentation : par exemple les terres
peuvent être cultivées en commun sans que nécessairement il faille les partager… De même Rousseau ne dit pas un mot sur les
motivations de ceux qui acceptent de travailler pour d’autres, comme s’il y avaient été contraints (mais contraints comment ?…).
Surtout, cette peinture de l’humanité renvoie discrètement à la Bible, suggérant une assimilation entre la nature et le paradis d’une
part, et entre la civilisation et le péché originel d’autre part. La phrase « les vastes forêts se changèrent en des campagnes riantes qu’il
fallut arroser de la sueur des hommes » fait clairement allusion au chapitre III de la Genèse, quand l’homme est puni d’avoir mangé
le fruit de la connaissance (« A l'homme, [Dieu] dit : Parce que tu as écouté la voix de ta femme et que tu as mangé de l'arbre dont je
t'avais interdit de manger, maudit soit le sol à cause de toi ! A force de peines tu en tireras subsistance tous les jours de ta vie. Il
produira pour toi épines et chardons et tu mangeras l'herbe des champs. A la sueur de ton visage tu mangeras ton pain, jusquce
que tu retournes au sol, puisque tu en fus tiré. Car tu es poussière et tu retourneras à la poussière »). L’antithèse oppose les
campagnes riantes (= paradis) à la sueur des hommes, maudits pour avoir accepté le travail commun ; la métaphore y fait fleurir des
allégories (on vit bientôt l’esclavage et la misère germer et croître avec les moissons).
Conclusion :
Un texte très idéologique, avec une présentation très tendancieuse des « faits ». Rousseau semble ici vouloir convaincre par un
raisonnement rigoureux, alors qu’il ne cherche en fait qu’à persuader, de manière très sophistique
(texte intégral du Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes)
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