Rousseau, Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes
1) Une évocation fantasmatique de l’humanité :
Si l’on compare ce texte à la réponse que lui fit Voltaire dans son Dictionnaire philosophique (1764), on est frappé par le caractère
affirmatif, presque péremptoire, du texte de Rousseau. Le texte, presque entièrement au passé simple de l’indicatif, se présente comme
un texte historique à la véracité indiscutable. La longue période du premier paragraphe est en effet construite sur une opposition
temporelle entre un état durable (anaphores de tant que), et un changement brutal (mais dès l’instant que… dès que).
Les détails exotiques (coudre leurs habits de peaux avec des épines ou des arêtes, à se parer de plumes et de coquillages, à se peindre
le corps de diverses couleurs) sont empruntés aux nombreux récits de voyages parus au XVIe siècle (d’où la référence aux
amérindiens : l’un et l’autre étaient-ils inconnus aux sauvages de l’Amérique qui pour cela sont toujours demeurés tels). Mais cette
vision de l’humanité est surtout influencée par des lectures plus anciennes, en particulier les évocations de l’âge d’or dans l’Antiquité
(par exemple Hésiode dans Les travaux et les jours, ou Tibulle dans l’Elégie I, 3). En particulier les outils n’existent pas, ou plutôt il
s’agit d’outils « naturels », fournis directement par la nature (des épines ou des arêtes,… des pierres tranchantes). De même
l’expression « Tant que les hommes se contentèrent de leurs cabanes rustiques » renvoie directement à toute une littérature (latine)
sur le mos majorum (= la façon de vivre des ancêtres) qui chante les mérites du bon vieux temps où la simplicité était alliée à la vertu
et où les gens habitaient des cabanes rustiques (ainsi Horace dans les Odes, II, 15). Les quatre adjectifs qui font le bilan de cette
période (libres, sains, bons et heureux) récapitulent les valeurs habituellement véhiculées par ce type de textes (c’est très exactement
ce que dit Hésiode).
Comme dans les récits mythologiques, cet âge d’or cesse brusquement, non par la volonté des dieux, mais par celle des hommes.
Cette rupture violente est marquée par le mais qui, après une longue protase consacrée au temps du bonheur, introduit une apodose
consacrée au malheur. L’apparition de la métallurgie, et en particulier du fer, n’est pas sans évoquer justement l’âge de fer des
mythologies antiques.
2) Système d’oppositions :
Le texte repose sur un système d’oppositions qui relèvent davantage de l’argument de valeur et sont surtout des a priori que Rousseau
impose à son lecteur.
Le poète s’oppose au philosophe (Pour le poète, c’est l’or et l’argent, mais pour la philosophie ce sont le fer et le blé qui ont civilisé
les hommes et perdu le genre humain) : le poète, traditionnellement (depuis Platon) associé à la fiction, n’a donc pas une parole
véridique, à la différence du philosophe (= Rousseau) qui, lui, dit la vérité. Cette opposition est d’autant plus inattendue que, comme
on l’a vu, Rousseau présente ici une reconstitution qui emprunte beaucoup au contraire à la tradition poétique de l’âge d’or.
L’égalité s’oppose à la propriété (l’égalité disparut, la propriété s’introduisit) : l’asyndète entre les deux propositions suggère un
rapport évident de cause à effet, bien que la notion d’égalité ne soit pas explicitée (égalité de droit ? de pouvoir ?) ; l’opposition avec
la seconde proposition suggère qu’il s’agit d’une égalité liée à la possession (il était utile à un seul d’avoir des provisions pour deux).
La troisième proposition, elle aussi en asyndète (le travail devint nécessaire), est donc présentée aussi comme une conséquence
logique… qui n’a rien de logique : d’une part le travail était déjà nécessaire auparavant (il s’agit ici, mais Rousseau ne le précise pas,
d’un travail aliénant au bénéfice d’un autre) ; d’autre part la propriété n’implique pas nécessairement que celui qui s’applique à des
ouvrages qu’un seul pouvait faire, et à des arts qui n’avaient pas besoin du concours de plusieurs mains soit obligé de travailler pour
celui qui a des provisions pour deux.
On retrouve le même procédé d’écriture avec les rapports logiques suggérés entre la civilisation et la perte du genre humain (civilisé
les hommes et perdu le genre humain). La présentation est donc tendancieuse : la rhétorique permet de faire passer des a priori pour
des arguments logiques : post hoc, ergo propter hoc (= « après cela, donc à cause de cela »).
3) Une reconstruction tendancieuse :
Le texte abonde en éléments qui soulignent l’enchaînement nécessaire des événements : conjonctions de subordination de temps à
valeur de cause (dès l’instant que, dès que), conjonction de subordination de cause (comme il fallait aux uns), rapports de
proportionnalité (Plus le nombre des ouvriers vint à se multiplier, moins il y eut de mains employées à fournir à la subsistance
commune), locutions diverses (De là naquirent… De la culture des terres s’ensuivit nécessairement leur partage,… de la propriété
une fois reconnue). Or, à y regarder de près, les divers arguments n’ont de logique que leur présentation : par exemple les terres
peuvent être cultivées en commun sans que nécessairement il faille les partager… De même Rousseau ne dit pas un mot sur les
motivations de ceux qui acceptent de travailler pour d’autres, comme s’il y avaient été contraints (mais contraints comment ?…).
Surtout, cette peinture de l’humanité renvoie discrètement à la Bible, suggérant une assimilation entre la nature et le paradis d’une
part, et entre la civilisation et le péché originel d’autre part. La phrase « les vastes forêts se changèrent en des campagnes riantes qu’il
fallut arroser de la sueur des hommes » fait clairement allusion au chapitre III de la Genèse, quand l’homme est puni d’avoir mangé
le fruit de la connaissance (« A l'homme, [Dieu] dit : Parce que tu as écouté la voix de ta femme et que tu as mangé de l'arbre dont je
t'avais interdit de manger, maudit soit le sol à cause de toi ! A force de peines tu en tireras subsistance tous les jours de ta vie. Il
produira pour toi épines et chardons et tu mangeras l'herbe des champs. A la sueur de ton visage tu mangeras ton pain, jusqu'à ce
que tu retournes au sol, puisque tu en fus tiré. Car tu es poussière et tu retourneras à la poussière »). L’antithèse oppose les
campagnes riantes (= paradis) à la sueur des hommes, maudits pour avoir accepté le travail commun ; la métaphore y fait fleurir des
allégories (on vit bientôt l’esclavage et la misère germer et croître avec les moissons).
Conclusion :
Un texte très idéologique, avec une présentation très tendancieuse des « faits ». Rousseau semble ici vouloir convaincre par un
raisonnement rigoureux, alors qu’il ne cherche en fait qu’à persuader, de manière très sophistique…
(texte intégral du Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes)