Dans L’Homme est-il bon?, Basil da Cunha imagine trois chauffeurs de taxi en pleine dispute
existentielle: le bonheur dépend-il de la taille de l’écran plasma ou d’une vie en harmonie avec
la nature? Le mythe du «bon sauvage» est foudroyé d’un «Va te faire foutre chez les Papous!»
sans ambiguïté. Provocateur, Lionel Baier empile cinq garçons nus dans une baignoire, cinq
Emile qui s’interrogent sur la masculinité (Emile de 1 à 5).
Le cinéma autorise à se passer de mots même quand on évoque une œuvre littéraire. Ophélie
Couture communie avec la nature et prône le dénuement dans Simples, une églogue sensuelle
et muette.
Rousseau emprunte des chemins fantastiques. Dans Le Don des larmes, Manuel Polls met en
scène un promeneur solitaire herborisant sur les bords d’un lac où se baigne une naïade
borgne. Un ruban glisse au fil de l’eau. C’est celui que Jean-Jacques vola jadis, laissant
accuser la servante (Les Confessions). Elle fut renvoyée, en même temps que lui, poursuivi par
la prédiction de son employeur, selon laquelle «la conscience du coupable vengerait assez
l’innocent». Avec Dans ma peau ou les Principes secrets, Riccardo Bernasconi et Francesca
Reverdito poussent jusqu’à la science-fiction pour dire l’individualité face à la société: dans une
forêt post-apocalyptique, un humanoïde descend un homme-sanglier. Plutôt que d’achever la
créature, le chasseur révèle son identité profonde en se dépouillant de ses oripeaux.
Deux cinéastes ont choisi de traiter le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité
parmi les hommes. Erik Bernasconi situe l’action au jardin d’enfants, lorsque deux gosses se
disputent une figurine. Le lésé lance «Vous êtes perdus si vous oubliez que les fruits sont à
tous, et que la terre n’est à personne» à une assemblée de bambini hilares, futurs requins de la
finance (Questo è mio). Dans Walker, graphiquement brillant, Louise Gillard suit un homme
dont la marche forestière est soudain barrée par le texte même.
Nos rêves, vos cauchemars de Felipe Monroy surprend un homme qui braille dans la rue des
extraits du Contrat social. Certains passants souscrivent aux thèses du pamphlet. Mais le
prophète est muselé et embarqué par les flics: le verbe de Rousseau reste subversif comme au
premier jour.
«Canaille» était l’épithète dont Nietzsche affublait Rousseau. C’est le titre du film de Thomas
Amann qui met en scène l’«homme dans toute la vérité de la nature», soit un vieillard nu devant
le miroir et plein de détestation de lui-même. A la nudité du corps correspond celle de l’âme,
dénudée dans les Confessions.
Premier des Indignés, Jean-Jacques Rousseau parle plus fort que jamais aux jeunes
générations. L’aventure de «La Faute à Rousseau » permet à des artistes de découvrir ce
penseur qui les transforme, les enrichit; à leur tour, ils réinventent et subliment son verbe,
échange fertile du texte et de l’image. Diffusés sur l’île Rousseau à Genève, dans les festivals
(Soleure, Visions du réel à Nyon, Washington, New York, Istanbul…), les films de «La Faute
à…» vont rayonner dans le monde entier. Le tricentenaire ne pouvait rêver mieux.
Antoine Duplan
© Le Temps
16 mars 2012