Idéalisme et Panthéisme : Kant lecteur de Spinoza
3
propriétés »
2
. De ce point de vue, le spinozisme est présenté par Kant comme la
résolution, à la fois architectonique et historique, de la difficulté inhérente à toute
« théologie physique ». Le mouvement spontané de l’esprit vers une « théologie
physique », au vu du spectacle général de la nature et de l’apparence
d’organisation qu’elle comporte en bon nombre de ses parties, est, ou fut en effet
contrarié dès l’origine (chez « les Anciens », pour parler comme Kant), par la
prise de conscience impossible à rejeter « de l’extrême confusion du bien et du
mal, de l’opportun et de l’inopportun »
3
, qui ne pouvait que manifester
l’impossibilité de concevoir la nature comme ordonnée selon un plan
généralement final. La solution proprement panthéistique (dont Spinoza est pour
Kant le représentant par excellence) fut alors de renoncer à cette finalité générale
et réciproque des choses de la nature (c’est le moment de « l’idéalisme de la
finalité » ou « idéalisme des causes finales » dont j’ai déjà parlé), et de substituer
à cette finalité qui ne pouvait pas suffisamment s’attester la notion
« d’inhérence » de toutes les choses naturelles à une seule et unique substance.
Cette commune et universelle inhérence (caractéristique du panthéisme), en
« substituant l’inhérence dans une substance à la dépendance causale d’une
substance »
4
, permettait ainsi d’obtenir, par le biais de ce qui aurait mérité le nom
de « finalité sans fin », les avantages de la finalité sans en avoir les
inconvénients. On avait en effet créé « un être qui, certes, ne produisait pas
quelque chose selon des fins, mais dans lequel cependant toutes les choses, à
cause de l’unité du sujet dont elles sont simplement des déterminations, devaient
se rapporter, même sans fin ni intention, nécessairement les unes aux autres de
façon finale »
5
. Kant salue bien évidemment cette trouvaille philosophique, mais
en indique immédiatement les limites : avec la substance, Spinoza n’aurait pas
tant résolu le problème de la « théologie physique » ou de la finalité dans la
nature qu’il l’aurait « réduit à néant ». Dieu, la Nature, ou la Substance auraient
été poussés par Spinoza à un point d’universalité tel qu’ils seraient en réalité des
concepts « privés de toute réalité », « simple mésinterprétation d’un concept
ontologique d’une chose en général »
6
. En un mot, la lecture que propose Kant
2
.
Kant, Critique de la faculté de juger, § 85, Ak V 436, Pléiade 1240 : Die Physikotheologie ist
der Versuch der Vernunft, aus den Zwecken der Natur (die nur empirisch erkannt werden können)
auf die oberste Ursache der Natur und ihre Eigenschaften zu schließen.
3
.
Kant, Critique de la faculté de juger, § 85, Ak V 439, Pléiade 1243.
4
.
Kant, Critique de la faculté de juger, § 85, Ak V 439, Pléiade 1244 : « Ainsi, ils introduisirent
l’idéalisme des causes finales, en métamorphosant l’unité si difficile à exhiber d’une multiplicité de
substances liées de façon finale par la substitution de l’inhérence dans une substance à la
dépendance causale d’une substance » [So führten sie den Idealism der Endursachen ein : indem
sie die so schwer herauszubringende Einheit einer Menge zweckmäßig verbundener Substanzen,
statt der Kausalabhängigkeit von einer, in die der Inhärenz in einer verwandelten].
5
.
Kant, Critique de la faculté de juger, § 85 : Ein Wesen folglich, das zwar nicht nach Zwecken
etwas hervorbrächte, in welchem aber doch alle Dinge, wegen der Einheit des Subjekts, von dem
sie bloß Bestimmungen sind, auch ohne Zweck und Absicht notwendig sich aufeinander
zweckmäßig beziehen mußten. Traduction Pléiade, p. 1244.
6
.
Ibid, Ak V 439, Pléiade 1244.