Idéalisme et panthéisme. La lecture kantienne de Spinoza dans la

Idéalisme et Panthéisme : Kant lecteur de Spinoza
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[« Idéalisme et panthéisme. La lecture kantienne de Spinoza dans la Critique de la Faculté de Juger », in
Christophe BOUTON (éd.), Dieu et la Nature – La question du panthéisme dans l’idéalisme allemand.
Hildesheim / Zürich / New York : Georg Olms Verlag (coll. « Europaea Memoria –Studien und Texte zur
Geschichte der europäischen Ideen », dirigée par Robert THEIS, Jean-Christophe GODDARD et Günter
ZÖLLER), 2005, pp. 55-74.]
Idéalisme et panthéisme. La lecture kantienne de Spinoza
dans la Critique de la faculté de juger
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AR
C
HARLES
R
AMOND
(Université Michel de Montaigne – Bordeaux 3)
Dans la Critique de la faculté de juger, Kant se réfère assez souvent à
Spinoza, ce qui ne saurait surprendre puisque, pour reprendre le titre général de
notre colloque, c’est bien de la question « Dieu et la nature » que traite la Critique
de la faculté de juger Téléologique. Pour l’essentiel, comme on sait, la question
que se pose Kant est en effet de savoir dans quelle mesure on peut ou on doit
recourir, en plus du simple mécanisme, à l’idée d’une organisation intelligente et
intentionnelle (pour parler clair, de l’existence et de l’activité d’un Dieu, ou de
causes finales) pour rendre compte, non seulement de la structure particulière
des êtres vivants, ou « êtres organisés », mais plus généralement du spectacle
général que nous offre la nature. Et le sens général de sa réponse est que, autant
le recours à des causes finales peut être accepté à titre de « principes
régulateurs pour la recherche » (§ 70), autant il est contradictoire et impossible de
recourir aux causes finales à titre de « principes constitutifs de la possibilité des
objets mêmes » (§ 70). « L’antinomie de la faculté de juger » ne sera donc pas
Idéalisme et Panthéisme : Kant lecteur de Spinoza
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contradictoire dans le premier cas, car elle ne pose que des jugements
réfléchissants. Elle sera en revanche contradictoire si on la pose en termes de
jugements déterminants
1
.
Aux yeux de Kant, les erreurs et les contradictions de ses prédécesseurs
proviennent donc essentiellement de leur incapacité à distinguer jugements
réfléchissants et jugements déterminants, qui les conduit à s’enfermer dans le
dilemme sans issue de l’adoption ou du refus des causes finales pour l’explication
de la nature. Les systèmes qui adoptent des causes finales d’un point de vue
déterminant, c’est-à-dire qui les posent comme existant effectivement, sont
rangés par Kant (au § 72) dans la catégorie du « réalisme de la finalité de la
nature » (Realism der Zweckmäßigkeit der Natur) : il s’agit, selon lui,
principalement de « l’hylozoïsme » et du « théisme ». Les systèmes qui refusent
au contraire les causes finales d’un point de vue déterminant, c’est-à-dire ceux
qui refusent l’existence aux causes finales, relèvent de « l’idéalisme de la
finalité » (Idealism der Zweckmäßigkeit), qui se divise lui-même en deux
catégories : l’idéalisme du « hasard » (Kasualität), illustré par Démocrite ou
Épicure, et l’idéalisme de la « fatalité » (Fatalität), comme dit Kant, « de la
détermination de la nature dans la forme finale de ses produits » ([der] der
Fatalität der Naturbestimmung in der zweckmäßigen Form ihrer Produkte) : et
c’est cette forme particulière de « fatalisme de la finalité » ou « d’idéalisme de la
finalité » qui définit, selon Kant, la philosophie de Spinoza.
La deuxième grande caractérisation du spinozisme, comme « panthéisme »,
se trouve au § 85, et elle est expressément dérivée, par Kant, de « l’idéalisme de
la finalité » par lequel il a d’abord qualifié la philosophie de Spinoza. Dans le § 85
en effet, Kant définit la « théologie physique » (Physikotheologie) comme « l’essai
de la raison pour conclure à partir des fins de la nature (qui ne peuvent être
reconnues que de façon empirique) à la cause suprême de la nature et à ses
1
.
L’opposition se montre, dans le texte, par le passage du « doit être considéré comme »
réfléchissant (1) au « est » déterminant (2) : (1) « Thèse : Toute production des choses matérielles
et de leurs formes doit être considérée comme possible selon de simples lois mécaniques ;
Antithèse : quelques productions de la nature matérielle ne peuvent être considérées comme
possibles selon de simples lois mécaniques, (leur appréciation exige une tout autre loi de la
causalité, à savoir celle des causes finales) » [Satz : Alle Erzeugung materieller Dinge und ihrer
Formen m, als nach, beurteilt werden ; Gegensatz : Einige Produkte der materiellen Natur
können nicht, als bloß mechanischen Gesetzen möglich, beurteilt werden (ihre Beurteilung erfordert
ein ganz anderes Gesetz der Kausalität, nämlich das der Endursachen)] ; (2) « Thèse : Toute
production de choses matérielles est possible selon de simples lois mécaniques. Antithèse :
Quelque production de ces choses n’est pas possible selon des lois simplement mécaniques »
[Satz : Alle Erzeugung materieller Dinge ist nach bloß mechanischen Gesetzen möglich.
Gegensatz : Einige Erzeugung derselben ist nach bloß mechanischen Gesetzen nicht möglich] [je
souligne, CR]. Cf. Kant, Critique de la faculté de juger, § 70, Ak V 387 [= Kant’s gesammelte
Schriften, hrsg. von der Königlich Preußischen Akademie der Wissenschaften, Berlin, Bd. 5,
p. 387], Pléiade 1180-1181 [= Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger, in Œuvres
Philosophiques, II. Paris : Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », traduction de Jean-René
Ladmiral, Marc B. de Launay, et Jean-Marie Vaysse, 1985, p. 1180-1181].
Idéalisme et Panthéisme : Kant lecteur de Spinoza
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propriétés »
2
. De ce point de vue, le spinozisme est présenpar Kant comme la
résolution, à la fois architectonique et historique, de la difficulté inhérente à toute
« théologie physique ». Le mouvement spontané de l’esprit vers une « théologie
physique », au vu du spectacle général de la nature et de l’apparence
d’organisation qu’elle comporte en bon nombre de ses parties, est, ou fut en effet
contrarié dès l’origine (chez « les Anciens », pour parler comme Kant), par la
prise de conscience impossible à rejeter « de l’extrême confusion du bien et du
mal, de l’opportun et de l’inopportun »
3
, qui ne pouvait que manifester
l’impossibilité de concevoir la nature comme ordonnée selon un plan
généralement final. La solution proprement panthéistique (dont Spinoza est pour
Kant le représentant par excellence) fut alors de renoncer à cette finalité générale
et réciproque des choses de la nature (c’est le moment de « l’idéalisme de la
finalité » ou « idéalisme des causes finales » dont j’ai déjà parlé), et de substituer
à cette finalité qui ne pouvait pas suffisamment s’attester la notion
« d’inhérence » de toutes les choses naturelles à une seule et unique substance.
Cette commune et universelle inhérence (caractéristique du panthéisme), en
« substituant l’inhérence dans une substance à la dépendance causale d’une
substance »
4
, permettait ainsi d’obtenir, par le biais de ce qui aurait mérité le nom
de « finalité sans fin », les avantages de la finalité sans en avoir les
inconvénients. On avait en effet créé « un être qui, certes, ne produisait pas
quelque chose selon des fins, mais dans lequel cependant toutes les choses, à
cause de l’unité du sujet dont elles sont simplement des terminations, devaient
se rapporter, même sans fin ni intention, nécessairement les unes aux autres de
façon finale »
5
. Kant salue bien évidemment cette trouvaille philosophique, mais
en indique immédiatement les limites : avec la substance, Spinoza n’aurait pas
tant résolu le problème de la « théologie physique » ou de la finalité dans la
nature qu’il l’aurait « réduit à néant ». Dieu, la Nature, ou la Substance auraient
été poussés par Spinoza à un point d’universalité tel qu’ils seraient en réalité des
concepts « privés de toute réalité », « simple mésinterprétation d’un concept
ontologique d’une chose en général »
6
. En un mot, la lecture que propose Kant
2
.
Kant, Critique de la faculté de juger, § 85, Ak V 436, Pléiade 1240 : Die Physikotheologie ist
der Versuch der Vernunft, aus den Zwecken der Natur (die nur empirisch erkannt werden können)
auf die oberste Ursache der Natur und ihre Eigenschaften zu schließen.
3
.
Kant, Critique de la faculté de juger, § 85, Ak V 439, Pléiade 1243.
4
.
Kant, Critique de la faculté de juger, § 85, Ak V 439, Pléiade 1244 : « Ainsi, ils introduisirent
l’idéalisme des causes finales, en métamorphosant l’unité si difficile à exhiber d’une multiplicité de
substances liées de façon finale par la substitution de l’inhérence dans une substance à la
dépendance causale d’une substance » [So führten sie den Idealism der Endursachen ein : indem
sie die so schwer herauszubringende Einheit einer Menge zweckmäßig verbundener Substanzen,
statt der Kausalabhängigkeit von einer, in die der Inhärenz in einer verwandelten].
5
.
Kant, Critique de la faculté de juger, § 85 : Ein Wesen folglich, das zwar nicht nach Zwecken
etwas hervorbrächte, in welchem aber doch alle Dinge, wegen der Einheit des Subjekts, von dem
sie bloß Bestimmungen sind, auch ohne Zweck und Absicht notwendig sich aufeinander
zweckmäßig beziehen mußten. Traduction Pléiade, p. 1244.
6
.
Ibid, Ak V 439, Pléiade 1244.
Idéalisme et Panthéisme : Kant lecteur de Spinoza
4
de Spinoza consiste à dessiner le trajet d’une solution impossible au problème de
la finalité dans la nature, trajet dont les étapes seraient « l’idéalisme de la
finalité » dans lequel on déclare renoncer à toute finalité, puis le « panthéisme »
dans lequel on essaie de récupérer de la finalité par le stratagème d’une
inhérence universelle des choses singulières dans la substance, avant d’échouer
finalement dans ce que Hegel appellera « l’acosmisme » de Spinoza, sorte de
solution nihiliste ou de politique philosophique du pire, c’est-à-dire l’extension à la
substance elle-même de l’inexistence dont seules les causes finales devaient à
l’origine être frappées.
Il s’agira pour moi, dans les pages qui vont suivre, de prendre au sérieux la
liaison centrale qu’établit Kant, à propos de Spinoza, entre « idéalisme (de la
finalité) » et « panthéisme ». Je me propose donc d’examiner, d’une part, ce que
le diagnostic kantien peut nous donner effectivement à comprendre du
spinozisme, de ses relations à l’idéalisme (et pas seulement à l’idéalisme de la
finalité) et, d’autre part, comment ce lien perçu ou établi par Kant peut nous
apprendre quelque chose sur la fascination toute particulière que Spinoza a
exercée sur l’idéalisme allemand. Plus généralement, car mon point de vue ne
sera pas strictement historique, j’aimerais m’essayer ici à une tentative
d’architectonique de certaines positions philosophiques, et à examiner, par
conséquent, si la lecture que propose Kant de Spinoza peut nous aider à mieux
comprendre, à mieux caractériser, déterminer, situer, définir, etc, d’une part la ou
les positions philosophiques auxquelles on attribue le nom d’« idéalisme » et
d’autre part le lien (si lien il y a) qu’entretiennent, pris en eux-mêmes,
« idéalisme » et « panthéisme ».
I-L’« idéalisme de la finalité ». Spinoza et « l’absurde ».
Lorsque Kant définit le spinozisme comme un « idéalisme de la finalité »
(Idealism der Zweckmäßigkeit), il prend très vraisemblablement le terme
« idéalisme » au sens de l’idéalisme « matériel » ou « ordinaire », et non pas au
sens d’idéalisme « formel » ou « transcendantal » qui qualifie, selon lui, le
système de la philosophie critique. L’idéalisme « matériel » ou « ordinaire », selon
une note de la « sixième section » de la dialectique transcendantale de la Critique
de la raison pure, consiste à « mettre en doute » ou à « nier l’existence des
choses extérieures mêmes »
7
. Au contraire (et nous devons bien faire attention à
7
.
Kant, Critique de la raison pure, Dialectique transcendantale, 6
ème
section (« L’idéalisme
transcendantal comme clef pour la solution de la dialectique cosmologique »), note de l’édition B
(Ak III 338, Pléiade, tome I, 1137) : « Quelquefois, je l’ai appelé aussi [s.e. ‘l’idéalisme
transcendantal’] par ailleurs idéalisme formel, pour le distinguer de l’idéalisme matériel, c’est-à-dire
de l’idéalisme ordinaire, qui met en doute ou nie l’existence des choses extérieures mêmes »
[Sechster Abschnitt. Der Transzendentale Idealism, als der Schlüssel zu Auflösung der
kosmologischen Dialektik. Anmerkung : Ich habe ihn auch sonst bisweilen den formalen Idealism
genannt, um ihn von dem materialen, d. i. dem gemeinen, der die Existenz äußerer Dinge selbst
Idéalisme et Panthéisme : Kant lecteur de Spinoza
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ce « au contraire », et nous en ressouvenir par la suite), l’idéalisme
transcendantal de Kant est une position, très paradoxalement, « réaliste »,
comme il le dit avec force dans deux passages remarquables des Prolégomènes,
que je crois décisifs pour bien comprendre la position philosophique générale de
Kant : d’abord la remarque III du § 13 : « Ce que j’ai appelé idéalisme ne
concernait pas l’existence des choses (or l’idéalisme proprement dit, au sens
communément reçu, consiste à la mettre en doute), car il ne m’est jamais venu à
l’esprit d’en douter »
8
; ensuite, de façon plus explicite, dans l’Appendice, il
s’oppose à ceux qu’il appelle maintenant des « idéalistes authentiques » : « La
thèse de tous les idéalistes authentiques, depuis l’école éléatique jusqu’à
l’évêque Berkeley, est contenue dans cette formule : ‘toute connaissance par les
sens et l’expérience n’est qu’une simple apparence (ist nichts als lauter Schein),
et c’est seulement dans les idées de la raison et de l’entendement pur qu’il y a de
la vérité’. Le principe qui, d’un bout à l’autre, régit et détermine mon idéalisme est
au contraire : ‘toute connaissance des choses tirée uniquement de l’entendement
pur ou de la raison pure n’est que simple apparence, et ce n’est que dans
l’expérience qu’il y a vérité »
9
.
Je vais revenir par la suite sur quelques unes des inévitables questions que
posent de tels passages : l’idéalisme « populaire » ou « communément reçu »
est-il le même que « l’idéalisme authentique » dont il vient d’être ici question ?
Est-il correct de qualifier, tant les Éléates que Berkeley, « d’authentiques
idéalistes » ? L’idéalisme transcendantal pourra-t-il « renverser l’idéalisme
ordinaire »
10
et continuer à être aussi un « idéalisme » ? Comment, finalement,
définir l’idéalisme en son essence de telle sorte qu’il puisse fédérer ou regrouper
les nombreuses formes ou espèces qu’il a pris dans l’histoire de la pensée ?
Autant de questions qui constituent l’horizon de mon intervention, mais que nous
allons momentanément laisser de côté pour nous demander si, au vu des
bezweifelt oder leugnet, zu unterscheiden“].
8
.
Kant, Prolégomènes, § 13 remarque III ; Ak IV 293, Pléiade 64 : « Ce que j’ai appelé
idéalisme ne concernait pas l’existence des choses (or l’idéalisme proprement dit, au sens
communément reçu, consiste à la mettre en doute), car il ne m’est jamais venu à l’esprit d’en
douter » [je souligne, CR] [Denn dieser von mir sogenannte Idealism betraf nicht die Existenz der
Sachen (die Bezweifelung derselben aber macht eigentlich den Idealism in rezipierter Bedeutung
aus), denn die zu bezweifeln, ist mir niemals in der Sinn gekommen].
9
.
Kant, Prolégomènes, Appendice ; Ak IV 374, Pléiade 162 : Der Satz aller echten Idealisten,
von der Eleatischen Schule an, bis zum Bischof Berkeley, ist in dieser Formel enthalten : „alle
Erkenntnis von Dingen, aus bloßem reinen Verstande, oder reiner Vernunft, ist nichts als lauter
Schein, und nur in den Ideen des reinen Verstandes und Vernunft ist Wahrheit“. Der Grundsatz, der
meinen Idealism durchgängig regiert und bestimmt, ist dagegen : „Alles Erkenntnis von Dingen, aus
bloßem reinen Verstande, oder reiner Vernunft, ist nichts als lauter Schein, und nur in der Erfahrung
ist Wahrheit“.
10
.
Kant, Prolégomènes, Appendice, Ak IV 375, Pléiade 163 : « Mon prétendu idéalisme
proprement parler critique) est donc d’une espèce toute particulière, autrement dit il est ainsi fait
qu’il renverse l’idéalisme ordinaire [...] » [Mein so genannter (eigentlich kritischer) Idealism ist also
von ganz eigentümlicher Art, nämlich so, dass er den gewöhnlichen umstürzt].
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