REFLEXES CONDITIONNÉS APPRENTISSAGE ET CONSCIENCE
par
A. N. Léontiev
Professeur à l’Université de Moscou*
1.
Au cours des dernières décennies, la psychologie et la physiologie ont accumulé sur le
problème de l’apprentissage in matériel impressionnant.
Les psychologues soviétiques ont consacré au problème indiqué un grand nombre de
recherches. Mon but n’est pas de les passer en revue. Je me bornerai à vous présenter
quelques-unes de mes propres positions théoriques, en me référant essentiellement aux travaux faits
à l’Université de Moscou.
Dans le problème de l’apprentissage, l’on voit jusqu’ici nettement se confronter dans la
psychologie mondiale différentes conceptions théoriques.
Chacune de ces conceptions s’attache à un certain cycle de faits. Tantôt aux données
obtenues sur les animaux, tantôt à elles obtenues sur l’homme. Certaines théories ont en vue le
processus d’apprentissage dans ses formes élémentaires ; d’autres, dans ses formes les plus
complexes. Tout en se limitant ainsi, chacune de ces conceptions prétend éclairer le problème de
l’apprentissage dans sa totalité et sous sa forme la plus générale.
Je pense que cette circonstance crée l’une des principales difficultés.
[170] Bien entendu, loin de moi la pensée qu’entre les différentes espèces et formes
d’apprentissage n’existe rien de commun, et qu’une théorie unique de l’apprentissage est impossible.
Je veux seulement attirer votre attention sur un sérieux danger que l’on rencontre ici comme ailleurs,
danger qui découle de ce que la logique appelle pars pro toto.
Comment l’éviter sans tomber dans un mélange éclectique ?
Je pense qu’une conception scientifique qui s’efforce d’embrasser la multiplicité réelle des
phénomènes d’apprentissage doit être génétique.
Aborder ainsi l’apprentissage découle de la reconnaissance des particularités qualitatives de
ce processus sous ses différentes formes, propres aux différents niveaux de comportements ; en
même temps, cela découle de la reconnaissance d’une liaison et d’une parenté entre ces formes.
Quand nous parlons de l’apprentissage, nous avons toujours en vue le processus
d’acquisition, par un être vivant, d’une expérience individuelle de comportement. L’apprentissage au
sens large du mot est une manifestation universelle dans la vie des organismes animés. Il existe
partout où existe l’adaptation individuelle sous forme de modification du comportement. C’est la
condition indispensable et permanente aussi bien de la vie des animaux que de celle de l’homme.
Comme le note à juste titre Hilgard (7) dans son ouvrage sur Les théories de
l’apprentissage : chacun comprend ce qu’est l’apprentissage ; les divergences surgissent à propos
de ses mécanismes et lois particulières.
* Leontiev, A. (1958). Réflexes conditionnés, apprentissage et conscience. In Le conditionnement et
l’apprentissage, Symposium de l’Association de psychologie scientifique de langue française par M.-A. Fessard,
H. Gastaut, A.-N. Léontiev, G. de Montpellier, H. Piéron, Strasbourg, 1956 (pp. 169-188). Paris : PUF.
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Mais, justement, l’on ne peut abstraire l’apprentissage des particularités spécifiques qu’il
acquiert au cours de son développement.
Si nous voulons toutefois conserver une représentation générale de l’apprentissage, nous
devons parler également de son mécanisme le plus général - mécanisme qui apparaît en même temps
- génétiquement primaire et contenant dans l’œuf les traits fondamentaux des formes les plus élevées
et les plus complexes.
Quel est donc ce mécanisme ?
Celui qui concorde avec le mécanisme général de l’adaptation individuelle du comportement.
C’est le mécanisme des liaisons conditionnelles.
[171] Le mécanisme des liaisons conditionnelles, formulé par Pavlov, est bien connu. C’est
pourquoi je ne m’arrêterai que sur certaine de ses aspects.
Tout d’abord, je veux attirer votre attention sur la liaison intérieure de ce mécanisme avec
une autre notion de la théorie pavlovienne, celle des excitants de signal.
Voici un fait capital : sur la base des liaisons directes, immédiates, des organismes avec le
milieu extérieur apparaissent des liaisons non directes, que l’on pourrait appeler médiates. Les
animaux deviennent capables de réagir aussi à des influences n’ayant par elles-mêmes aucune
signification biologique pour eux. Ces influences n’acquièrent de signification que par leurs relations
avec d’autres stimuli, dont dépend directement l’existence de l’individu ou de l’espèce. De telles
influences accomplissent par rapport aux influences biologiquement importantes, biotiques, un rôle
de signal ; elles reçoivent une signification. Ainsi, des bruissements sont par eux-mêmes neutres,
abiotiques. Mais ils peuvent devenir signal de nourriture ou de danger pour l’animal. Ils l’orientent
par rapport aux propriétés du milieu qui lui sont actuellement cachées. En même temps que le
mécanisme le plus général de l’adaptation, la formation de la liaison constitue le mécanisme de
développement du reflet, de la connaissance des propriétés du milieu dans leurs liaisons objectives
(9, 10).
Comme on le sait, le problème des liaisons conditionnelles a été étudié par Pavlov et ses
élèves à un stade élevé du monde animal - quand les liaisons conditionnelles sont des liaisons
nerveuses formées dans le cortex.
Les expériences classiques de Pavlov s’attaquaient à l’étude des lois des processus nerveux
réalisant l’activité conditionnelle. Celle-ci constitue la base physiologique de tout comportement, y
compris les formes les plus compliquées, spécifiquement humaines.
Une autre tâche consistait à créer la possibilité d’apposer “ le dessin psychologique sur le
canevas physiologique ” dont parlait I. P. Pavlov (14).
Ces deux tâches sont liées l’une à l’autre, mais ne sont pas identiques. Justement, les
confondre mène parfois à des malentendus théoriques profonds.
Souvent, l’on perd de vue le fait que le schéma des expériences [172] classiques de Pavlov sur les
réflexes conditionnels ne répond de façon directe qu’à la première de ces tâches. Ce schéma nous
permet une observation optima des processus cérébraux examinés, mais il ne reproduit pas toute la
structure du comportement des animaux supérieurs dans les conditions naturelles. Voilà pourquoi
l’on ne peut mécaniquement le transposer pour expliquer le comportement. L’expérience exige des
conditions de comportement strictement constantes et contrôlables. Il faut donc ramener ces
conditions au minimum indispensable ; d’où une simplification artificielle de la structure du
comportement de l’animal.
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Cette simplification se manifeste dans tous les chaînons du comportement. On prend le
besoin alimentaire, simple et relativement constant, facile à mesurer. Puis, on donne à l’excitant
indifférent un caractère artificiel, excluant l’influence du passé sur le processus étudié. La constance
des conditions expérimentales, l’isolement rigoureux de l’animal de toutes les influences fortuites, la
succession nette des excitants, tout ceci crée une détermination donnée des réflexes d’orientation
provoqués par les excitants conditionnés. D’autre part, la réponse elle-même (le réflexe salivaire) est
séparée du comportement moteur, les animaux étant immobilisés durant les expériences. Comme elle
se manifeste sous une forme univoque, sa réalisation d’une part ne constitue pas une tâche
particulière et, d’autre part, n’apporte aucune modification au système d’excitants présents, comme
cela se produit au cours d’un comportement naturel prolongé. Enfin, les expériences avec réflexes
salivaires se caractérisent par l’utilisation du renforcement menant directement à la satisfaction du
besoin.
Une telle simplification de tout le système de comportement dans l’expérience pavlovienne
classique pose naturellement une tâche ultérieure : l’analyse du comportement in vivo.
La théorie de Pavlov ne l’exclut nullement. Bien au contraire, elle la suppose.
Cette théorie ne rejette rien dans la structure du comportement. Elle ne ramène pas le
comportement toujours complexe à ses mécanismes élémentaires ; elle analyse.
Je m’arrêterai sur quelques problèmes concernant l’analyse du comportement, problèmes
déjà contenus implicitement dans le schéma classique des expériences sur les réflexes conditionnés.
2.
[173] Tout d’abord, le problème du chaînon sensoriel, cognitif, du comportement.
Dans les expériences sur les réflexes salivaires, ce chaînon essentiel est réduit au maximum ;
mais, dans les conditions naturelles, il doit apparaître dans toute son étendue.
Là, l’animal reçoit tout un afflux de stimuli qui ne peuvent acquérir leur signification qu’en
résultant de la découverte de leurs interrelations ; or, ceci exige des processus spéciaux. C’est
pourquoi l’existence d’une activité d’orientation étendue - actuelle ou réalisée dans une expérience
passée - constitue dans les conditions naturelles un chaînon de comportement aussi indispensable
que, dans les conditions de l’expérience pavlovienne classique, la présence du réflexe d’orientation à
l’excitant indifférent, artificiellement extrait du fond commun.
Ce chaînon d’orientation, de connaissance, a pour rôle de servir d’intermédiaire aux
chaînons exécutifs terminaux du comportement. Il peut être réduit au maximum, se limiter à la
réaction de l’organe périphérique analyseur, élaborée au cours de l’évolution biologique, ou, au
contraire, adopter la forme de processus prolongés d’écoute, de surveillance visuelle, etc. Mais il ne
peut jamais faire défaut.
Voilà pourquoi, à propos, l’on ne peut rapporter la théorie de Pavlov aux théories de simple
connexion entre stimulus et réaction, ni l’opposer à ce point de vue aux théories dites cognitives de
l’apprentissage.
Je voudrais tout d’abord rappeler les résultats des expériences avec formation de réflexes
conditionnés sur les excitants complexes ainsi que sur les relations d’excitants. Nous sommes encore
plus amenés à l’analyse du chaînon cognitif du comportement par les études spéciales des
mécanismes réflexes des processus sensoriels, qui ont maintenant accumulé un grand nombre de
données expérimentales. On peut considérer comme un fait établi que même les sensations
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élémentaires constituent le produit de toute une chaîne de réflexes, y compris les réflexes
conditionnés - aussi bien intra-analyseurs, qu’inter-analyseurs.1
[174] Encore plus complexes sont les processus perceptifs proprement dits, qui sont un
« comportement sensoriel » spécifique. Dans ses formes les plus complexes, ce comportement
parait souvent privé de ses extrémités motrices, restreint au système des liaisons sensorielles.
L’analyse montre cependant que ces liaisons senso-sensorielles sont le produit de l’intégration dans
des systèmes dynamiques de réflexes entiers, avec leurs arcs moteurs. Mais, dans le système, ces
arcs moteurs sont réduits. Voilà pourquoi le fonctionnement de ces systèmes prend l’apparence
d’une capacité d’insight en quelque sorte, des relations du champ perceptif.
Sur ce point, nous nous heurtons tout naturellement à la psychologie de la forme. Je ne vais
pas, examiner ici cette conception en entier. Je me limiterai à une remarque : ce dont le structuralisme
a fait un postulat, nous l’examinons comme un problème de recherche. Pour la théorie de
l’apprentissage, cela signifie : là où le structuralisme voit un facteur de l’apprentissage, nous voyons
le produit de ce dernier.
3.
Le second problème qui apparaît lors du passage d’un schéma général du réflexe
conditionnel à l’analyse du comportement dans les conditions naturelles concerne son chaînon
effecteur, exécutif. Les conditions des expériences classiques sur les réflexes salivaires l’effacent en
tant que problème particulier, mais ils ne l’effacent pas du programme de recherche. Il suffit
d’indiquer les expériences de Konorski et Miller (8), analysées par Pavlov. Certains auteurs seraient
enclins à voir dans la théorie des réflexes conditionnels une théorie basée sur une simple substitution
de stimuli; je dois par conséquent noter ici que Pavlov, au contraire, attribuait au chaînon moteur,
avec, les influx centripètes qu’il déclenche, un rôle très important, je dirais même le rôle le plus
important dans le développement de la connaissance et du comportement.
Pour réaliser la fonction d’adaptation, l’acte moteur ne peut, se déterminer entièrement par
les seuls effets immédiats de la situation extérieure. C’est pourquoi il ne peut automatiquement
aboutir à l’adaptation nécessaire. Il ne s’agit pas simplement du renforcement ou de l’extinction des
mouvements. Il s’agit [175] de la formation d’un nouveau système de réponses motrices à une
situation donnée.
C’est là, parmi les problèmes élaborés par l’école de Pavlov, l’un des plus importants pour la
théorie de l’apprentissage. J’ai surtout en vue les recherches d’Anokine (1, 2) et de ses
collaborateurs. Dès 1935, ces recherches mettaient en lumière la notion « d’afférentation en
retour », proche de celle de feed-back, actuellement si répandue.
L’afférentation en retour accomplit une double fonction. A l’égard de chaque chaînon
intermédiaire d’un acte moteur complexe, elle joue le rôle de signal pour le passage au chaînon
suivant, ou, en cas d’échec, de signal pour une nouvelle tentative. A l’égard du résultat total, elle
accomplit une fonction quelque peu différente : elle arrête la suite des mouvements et renforce le
système d’excitations formé dans le cerveau. Elle sanctionne l’acte. Non seulement la réalisation
d’une réaction motrice exige que le système d’excitations provoquées par la situation extérieure
passe aux voies effectrices, mais elle suppose en même temps l’actualisation d’un système sensoriel
1 Je puis noter par exemple les travaux d’E. Sokolov et de ses collaborateurs de la chaire de
Psychologie de l’Université de Moscou (18, 6).
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complémentaire, porteur d’un « modèle d’action ». Ce « modèle d’action » est le produit des
afférentations en retour.
La découverte de l’afférentation en retour permet d’expliquer une des principales
manifestations de l’apprentissage : le perfectionnement de la structure des actes moteurs complexes
au cours de leur réalisation, c’est-à-dire le processus de développement interne de l’acte lui-même.
Or, c’est là que réside le problème central de l’« apprentissage moteur ».
L’étude du développement interne de l’action a aussi pour la psychologie une signification
plus générale. L’analyse du comportement nous montre une double dépendance : celle des actes par
rapport à la connaissance, celle de la connaissance par rapport aux actes. La rupture de ce « cercle
sensori-moteur » se produit dans la partie motrice. C’est justement l’acte qui réalise le contact
pratique avec le monde extérieur ; se heurtant à l’opposition des objets réels, il doit non seulement se
soumettre à eux, mais apprendre auprès d’eux. Pour cela, il faut qu’existe un système particulier
d’auto-afférentation de l’acte, qui le contrôle et fixe son expérience positive.
Voici une dernière observation liée à ce problème.
Il existe jusqu’à maintenant en psychologie une tendance à [176]identifier apprentissage
moteur et formation des habitudes motrices. De mon point de vue, une telle identification, qui
procède du vieux behaviorisme, est injustifiée.
La réalisation de toute action suppose la présence d’habitudes motrices automatisées, de
stéréotypes moteurs. Cependant, la formation d’un comportement moteur ne se ramène nullement à
la formation d’habitudes, à plus forte raison n’en est pas le résultat. C’est plutôt le contraire : les
habitudes motrices sont le produit de l’expérience d’actions répétées (22).
D’autre part, les processus s’automatisent et deviennent stéréotypes non seulement dans le
comportement moteur, mais dans la sphère sensorielle (et chez l’homme dans celle de la pensée
aussi). La question des lois et conditions de formation des stéréotypes, de leur place dans la
structure générale du comportement constitue un problème psychologique particulier et bien plus
vaste.
Ainsi, si l’on prend l’apprentissage dans sa forme de départ, ou sous sa caractéristique la
plus générale, il apparaît devant nous comme le processus de formation des liaisons conditionnelles.
Mais, dès le niveau de comportement des animaux supérieurs, l’apprentissage prend, nous
l’avions vu, un caractère très complexe et se réalise par des mécanismes fonctionnels spéciaux. Les
lois générales de l’activité conditionnée du cerveau conservent toute leur force, mais la
manifestation de l’effet total de ces lois est soumise à des lois exprimant les relations des
composantes du comportement qui portent en elles l’image du monde. Cette image médiatise le
cours du comportement et ses résultats finaux.
Ce sont des lois psychologiques.
4.
Chez l’homme, le rôle de l’apprentissage s’accroît énormément. J’oserais dire que sa
fonction « s’élève », grâce à l’apparition de la société humaine, basée sur le travail (3).
Les actes humains, actes intentionnels, exigent une nouvelle forme de reflet de la réalité. Son
reflet sous forme de conscience.
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