Cerisis-Info (novembre 02) Démarche scientifique et éthique sociale (G. Liénard et G. Herman) Voilà sept années, dans le cadre de l’Objectif 1 Hainaut, l’UCL implantait un nouveau centre de recherches en sciences humaines en Wallonie, à Charleroi. Une question s’est rapidement imposée aux chercheurs impliqués dans cette opération : quel nom lui attribuer ? Les propositions étaient classiques: « Centre de Recherches en Sciences humaines », « Institut d’études interdisciplinaires dans les Sciences de l’Homme », … Elles renvoyaient bien à l’objectif premier de ce centre : développer des recherches rigoureuses, scientifiquement étayées, qui appréhendent la complexité des mécanismes sociaux au travers de différentes approches disciplinaires. Mais les chercheurs restaient perplexes : ces intitulés, pour corrects qu’ils fussent, passaient sous silence un second objectif de ce centre, celui d’intégrer une série de valeurs éthiques, telles que la justice sociale et la lutte contre les inégalités. Le nom de CERISIS avait été trouvé et les deux objectifs qui le constituent furent insérés dans sa dénomination : Centre de Recherches Interdisciplinaires pour la Solidarité et l’Innovation Sociale. Depuis lors, une question traverse régulièrement le travail des chercheurs. Comment articuler les deux objectifs, sans que l’un ne porte ombrage à l’autre, pour que l’un enrichisse l’autre ? Cet éditorial évoque les pistes de réflexion et les points de repères que le CERISIS se donne aujourd’hui pour construire cette articulation. L’articulation entre pertinence scientifique et éthique sociale Les sciences humaines constituent un champ d’études qui s’est doté de divers outils d’investigation. Par des échanges contrôlés entre les membres de la communauté scientifique, par une accumulation de principes conceptuels permettant de se distancier des idéologies, des utopies ou du sens commun et par l’usage de procédures méthodologiques rigoureuses, des hypothèses concernant l’analyse des processus sociaux, psychologiques, économiques en jeu dans nos sociétés sont mises à l’épreuve de faits. Selon cette logique, c’est l’autonomie scientifique, conquise par la communauté organisée des chercheurs, qui est le garant principal de la pertinence scientifique1. Mais les sciences humaines n’existent pas dans un vide social et cette autonomie n’est pas garantie à priori dans la société. La communauté scientifique elle-même n’est pas exempte d’orientations idéologiques car elle est aussi un champ social avec ses rivalités, ses luttes, ses alliances et ses enjeux de pouvoir. De plus, si on prend le point de vue des commanditaires des recherches, ceux-ci sont tentés d’exercer une demande de légitimation de leurs actions et prises de positions2. La communauté scientifique, qu’elle le veuille ou non, est donc en prise directe avec les enjeux sociaux de la société dont elle fait partie. Elle se doit de choisir l’éthique sociale dans laquelle elle opère. Pour sa part, le CERISIS s’inscrit dans la lignée des droits à la dignité et à l’égalité qui fonde une démocratie politique, économique, culturelle et sociale. Mais comment faire vivre ces mots à l’intérieur de la rigueur de la démarche scientifique ? Points de repère pour la mise en œuvre de cette double pertinence La mise en œuvre effective de l’articulation entre pertinence scientifique et éthique sociale demande, dans le déroulement d’une recherche, de travailler à partir de plusieurs points de repère. En premier lieu, rappelons qu’une recherche s’inscrit dans la durée, qu’elle s’élabore dans une succession d’étapes. La première étape concerne le choix et la définition de son objet. Par exemple, quels sont les effets du chômage de longue durée et comment les maîtriser ? Ce choix s’opère, d’une part, par référence aux demandes des commanditaires de la recherche (sources de financement), aux questions et expériences des acteurs de terrain. D’autre part, il intègre les acquis scientifiques en la matière. Cette étape montre combien les liens entre demande sociale et démarche 1 Passeron J.-C. (2002), « Le raisonnement sociologique :la preuve et le contexte » in Université de tous les savoirs. L’Histoire, la Sociologie et l’Anthropologie, Poches Odile Jacob, Paris, 21-39. 2 Lahire B. (sous la direction de), (2002), A quoi sert la sociologie, La Découverte, Paris. Elias N., (1993), Engagement et distanciation: contributions à la sociologie de la connaissance, Fayard, Paris Cerisis-Info (novembre 02) scientifique peuvent être étroits. C’est là que les orientations éthiques prennent place, qu’elles sont susceptibles de fournir à la recherche une pertinence sociale. Une fois l’objet de recherche construit, sa réalisation s’opère au travers d’une succession d’outils méthodologiques et techniques. L’échantillon est construit, le recueil de données opéré et les résultats sont analysés. Cette étape ne peut se développer qu’à l’intérieur d’un cadre qui lui garantisse une autonomie maximale, où les biais (c’est-à-dire, le fait d’observer ce qu’on voudrait et non ce qui est) sont identifiés et réduits. C’est pourquoi, la dissociation du scientifique et de l’acteur du terrain ou du politique est indispensable, au risque de voir la recherche envahie par des enjeux de légitimation de ce dernier. Plus l’enjeu est important dans l’agenda social et politique des acteurs concernés, plus l’autonomie du travail scientifique et le rapport libre et rationnel de la science à son « sujet-objet » seront nécessaires. Mais si l’autonomie des chercheurs est une condition indispensable dans la phase centrale de la recherche, elle perd de sa puissance lorsque les résultats sont, dans une troisième étape, restitués dans le champ de l’action. En effet, les paramètres maîtrisés dans une recherche sont très limités par rapport à l’ensemble des paramètres à prendre en compte soit pour comprendre la totalité d’une action humaine et historique, soit pour décider de telles ou telles options ou actions. S’il peut être utile qu’une recherche soit suivie de recommandations, la relation entre les résultats de la recherche et les recommandations n’est pas une partie constituante du registre scientifique. Un autre point de repère que nous évoquerons brièvement concerne la séparation des registres entre résultats et décision d’action ou la distinction des rôles entre chercheur et citoyen. Le chercheur, lorsqu’il met en œuvre sa recherche, lorsqu’il traite les résultats ou lorsqu’il rédige les conclusions est, en liaison avec la communauté scientifique, expert en sa matière. Mais lorsqu’en s’appuyant sur ce travail, il se positionne dans le champ social, et suggère des pistes d’action comme arguments dans le débat entre citoyens, il redevient alors un acteur parmi d’autres, porteur d’enjeux sociaux, économiques ou culturels. Ceci implique la nécessité absolue pour les scientifiques de distinguer nettement dans leurs écrits et leurs discours, le registre de l’analyse de celui du choix en tant citoyen. Les échanges entre le monde scientifique et la société civile sont indispensables mais ils demandent des logiques adéquates et des règles reconnaissant l’autonomie et la critique tout en limitant les jeux de pouvoir. Moyennant le respect des points de repère qui viennent d’être évoqués, la recherche peut partiellement renforcer la délibération rationnelle sur les choix de l’action notamment en attirant l’attention sur leurs conséquences, « toutes choses restant égales par ailleurs ». Vouloir le lien entre pertinence scientifique et éthique sociale exige donc un travail scientifique rigoureux, un lien critique avec l’éthique sociale fondatrice d’une démocratie et des procédures de travail articulant de façon productive cette relation. C’est sous ces conditions que les sciences humaines méritent leur appellation de sciences de l’Homme : contribuer par la rationalité scientifique et des choix éthiques à faire progresser l’idéal d’humanité et de justice sociale.