Hénaff, Marcel, Le prix de la vérité - le don, l`argent, la philosophie

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Hénaff, Marcel, Le prix de la vérité - le don, l'argent, la philosophie, Seuil, 2002
Ouverture 1:
Dès l'opposition de Socrate aux sophistes se pose le problème de l'inconciliabilité entre argent et
philosophie. Au départ le concept de vérité est lié au savoir sacré, à la sagesse et la poésie, avec les sophistes il
se "laïcise" pour devenir l'objet d'une compétence rétribuable.
Ouverture 2:
Pourtant il y a toujours des choses invendables (amitié..) et l'argent est associé à un certain mépris.
L'argent, par le fait qu'il peut s'échanger contre n'importe quoi d'autre, est l'usurpateur universel. Avec
l'économie moderne, les activités intellectuelles et artistiques, peu productives, perdent leur évidence. Pourtant
qc résiste au marché, la vie, l'amour etc., seuls accessible dans un rapport de générosité inconditionnelle. Il n'y a
pas de suite chronologique entre monde de don et celui du marché, mais de deux logiques qui se croisent.
I. Figures de vénalité
Philosophie nécessairement hors-de-prix. Argent = obstacle à affronter l'exigence de penser.
1. Platon et l'argent des Sophistes
Les Sophistes prétendent pouvoir enseigner n'importe quoi et de faire triompher n'importe quel
discours. Socrate leur oppose que soit ils savent donc tout, sont divins, et le prix demandé est ridiculement petit
par rapport à leur enseignement, soit ils savent pas ce qu'ils enseignent. En outre, ils mélangent le public et le
privé, puisqu'ils profitent de mission au nom de la cité pour "recruter" de futurs élèves. Le rapport maître-élève,
avant d'ordre initiatique, devient en rapport de payeur à payé, à ceci près que les sophistes entendent garder en
sus l'estime dû au maître. Faisant accéder les fils de nouveaux riches à des fonctions publiques, donc de pouvoir,
ils instaurent l'association entre l'argent, le savoir et le pouvoir. Ils se comportent comme des marchands qui
n'ont aucun rapport aux choses qu'ils vendent. Le paiement du sophiste est la preuve de son incompétence et leur
irresponsabilité. Socrate radicalise le rapport entre savoir et don. S'il se faisait payer (ce qui se faisait à l'avance)
il ne serait plus libre de récuser un élève qui se montre inapte à progresser. Socrate se tient qu croisement de
deux traditions, le sage initiatique et le savant engagé dans la cité. La pure inspiration renonce au savoir, mais
renoncer à l'expérience intérieure réduit le savoir à une technique. Entre les deux, le philosophe, dans une
attitude d' "ouverture oblative", reste interrogation et "maintient le mouvement fragile du désir" (80)
2. La figure du marchand dans la tradition occidentale
Le mépris du marchand traverse l’histoire de notre civilisation. Chez Platon le commerce est une
activité nécessaire assurant la circulation des biens, mais son exercice expose à la corruption et le marchand doit
être exclu de la vie de la cité. Aussi, dans l’ensemble de la culture indo-européenne il s’agit d’une activité
dévolue à l’étranger. Au Moyen Age le commerce est considéré comme utile et assimilé à un travail ; mais le
mépris persiste puisqu’il romp la chaîne des échanges directs entre personnes créateurs de reconnaissance le
commerce corrompt la cohésion politique, créant un lien autre qui n’est plus fondé sur l’interdépendance et la
responsabilité commune. Il y a dès lors concurrence entre des liens communautaires, fondés par la philosophie
par la parole de vérité et des liens de marchandage fondés sur le seul argent qui en devient le langage. L’antiquité
défend l’autonomie du politique par rapport à l’économie, celle-ci progressivement s’émancipe jusqu’à envahir
et supplanter le champ politique lui-même.
3. Le scandale du profit et le temps inappropriable
Aristote développe une réflexion sur l’argent qui reste en vigueur durant tout le Moyen Age. Il est le
« « substitut du besoin » que nous avons les uns des autres. » (111) Chez Aristote le produit, contrairement à
l’action, n’a pas sa fin en lui-même mais est subordonné à l’action. Acheter et vendre sont des activités nobles
dès lors qu’ils s’intègrent dans la gestion de la maisonnée pour en garantir vie et confort. Coupées de cette
réalité, exercées pour elles-mêmes, elles parasitent les relations humaines et acquièrent une fonction propre qui
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est usurpée. Chaque chose peut être utilisée ou vendue, seul l’argent ne peut être consommé. Il devient la mesure
du désir lui-même qui n’ai plus subordonné à une fin, un besoin, mais illimitée. Faire du profit par le commerce
« est la fusion perverse de cette illimitation du désir et d’une technique d’acquisition sans finalité. » (123) Il
s’agit d’une technique rationnelle mais par sa non-soumission à la finalité détruit la justice et défait le lien
politique.
En plus l’usure fait du profit avec le temps ; le Moyen Age rajoute que ce dernier appartient à Dieu seul.
« L’usure est d’abord une rupture dans la chaîne du don » (131)
II. L’univers du don
Le rapport maître-élève est basé sur la réciprocité généreuse et la reconnaissance. Dans le rapport
achat/vente le paiement n’implique pas la reconnaissance, la relation devient impersonnelle. Socrate dénonce que
les sophistes veulent se faire payer tout en exigeant la reconnaissance en plus. Le paiement relève de l’ordre
juridique, le don de l’ordre moral. Le premier n’est possible que s’il existe un moyen terme entre les choses
achetées/vendues. Si elles sont hors proportion ne reste que le don.
4. L’énigme du don
La réciprocité généreuse rituellement codifiée constitue le lien social dans les cultures traditionnelles.
Le don relève du défi lancé à l’autre de « rendre ». La « vérité » est conçue comme révélation (= don
transcendant). La transformation du lien social implique celle du statut de la vérité.
Le don cérémoniel n’est ni un échange économique ni une exigence morale de charité, mais vise « à la
reconnaissance réciproque publique par l’intermédiaire des biens. » (154) C’est pourquoi il doit être
obligatoirement public et ostentatoire. Le bien donné est considéré comme contenant quelque chose de la
personne même du donneur. L’échange de dons implique celui de l’ « esprit » des parties engagées et crée ainsi
des liens personnels, l’ensemble complexe de ces liens constitue la société. L’objet donné est gage et substitut du
donneur dans une relation conçue comme potentiellement hostile. Par l’échange de don l’ennemi potentiel
devient « hostis » (alors que l’échange marchand ignore la différence entre proche et étranger). Don = procédure
d’alliance entre personnes et entre groupes et fonde l’honneur des uns et des autres. L’alliance est nécessaire
pour la survie du groupe mais son extension et ses modalités relèvent de la liberté. L’objet engagé n’est pas un
objet de jouissance pour le receveur mais un symbole d’alliance. Les femmes font partie des objets ainsi
engagés.
Les choses sacrées ne sont pas échangées. Elles symbolisent l’être même du groupe. Le monde entier, la
vie etc. sont conçus comme un don initial de la divinité, le régime du sacré étend le lien de reconnaissance et
d’alliance à l’ensemble du monde naturel et surnaturel. (La réduction du lien social de la société moderne à
l’échange marchand et la loi se paie « d’un déficit symbolique qui constitue le problème majeur des démocraties
modernes ». (205)
5. L’âge du sacrifice
Au sens strict du terme, le sacrifice rituel n’englobe pas tout acte sanglant ni le renoncement moral, il
n’est pas non plus un phénomène universel. Absent des sociétés paléolithiques, il n’apparaît qu’avec la
sédentarisation agricole.
La société vivant de la chasse et de la cueillette est liée à une vision du monde unifiée, l’homme est
partie intégrante et partenaire de la nature avec laquelle il établit une relation d’alliance. Les rites sont destinés à
apaiser les esprits de la nature à laquelle on prélève ce qui nécessaire à la subsistance. Les cosmogonies ne sont
jamais mises en relation avec un sacrifice. La culture humaine vise l’équilibre, non la domination. Les dieux sont
« inventés » non comme imaginaire à qui se soumettre, mais comme des partenaires nécessaires dans une vie
conçue comme échange de dons entre pairs.
Avec l’élevage et l’agriculture l’homme acquiert une certaine maîtrise de la vie qu’il ressent comme
usurpée. L’animal domestiqué empêche de voir l’invisible sous forme d’esprit animal : ces esprits cèdent la place
aux ancêtres, aux relations de partenariat succèdent hiérarchisation et soumission, à l’alliance la filiation. Le
« don » ne vient plus d’une nature mais des ancêtres divinisés et génère une dette qui demande sacrifice. Ayant
pris le pouvoir sur la vie, en immolant un être vivant les hommes reconnaissent que ce pouvoir revient en dernier
lieu aux dieux, tandis que ces derniers se retirent vers l’invisible. Le sacrifice est ainsi une limitation symbolique
du pouvoir acquis. Pour qu’on puisse parler de sacrifice au sens stricte il faut un sacrifiant, porteur d’un « désir
du sacrifice » (238), une victime et un destinataire. Il ne s’agit pas d’une simple offrande mais de destruction de
l’objet du sacrifice. Ce dernier doit avoir un rapport intime avec le sacrifiant. Sa destruction crée de l’irréversible
sensé obliger le destinataire à répondre favorablement : défi, pari, chantage. Par le passage de l’animal sacrifié
vers le monde des morts l’homme reconnaît la frontière entre le visible et l’invisible tout en garantissant une
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circulation entre les deux. Le don sacrificiel suppose la dette et l’inégalité des partenaires. Il est destiné à
s’acquitter de cette dette et permet une communication avec des dieux devenus lointains tout en se garantissant
d’une proximité dangereuse par la séparation entre sacré et profane : le sacrifice règle « la bonne distance » (248)
Le sacrifice se présente comme un « dispositif symbolique visant à prendre en charge la mutation
globale provoquée dans les sociétés humaines par la domestication des plantes et des animaux.. » (249) La
nouvelle vision du monde projette la dette en réalité originaire d’où émergence des diverses cosmogonies
sacrificielles : les dieux s’y distinguent des démons par le don de soi. Le nouveau savoir-faire des hommes est
consacré, l’ancien monde d’alliance avec la nature est projeté vers un Age d’or mythique. Par la reconnaissance
de la limite avec le monde des dieux, le sacrifice assume l’angoisse de l’usurpation.
Avec l’extension de la maîtrise sur la nature cette vision du monde ne peut plus être maintenue, le rituel
est remplacé par l’éthique.
6. La logique de la dette
Il faut distinguer la dette de la logique du don et celle de la logique marchande : la première génère une
obligation morale de « rendre » = répondre au don, la sanction est le déshonneur ; la dette marchande génère une
obligation juridique de « rendre » = payer le dû emprunté. La logique du don vise l’entretien du tissu relationnel
par des dons et contredons incessants, tandis que la logique marchande vise l’effacement de la dette dans un
univers impersonnel. La rotation des échanges garantit la reconnaissance mutuelle, la dette comptable crée un
déséquilibre au profit de l’un et au détriment de l’autre. Ce déséquilibre apparaît avec la maîtrise agricole et
l’univers du sacrifice qui instaure des inégalités sociales. Cette nouvelle société est structurée par cercles
concentriques : l’intérieur du groupe, alliance entre groupes, et groupes extérieurs. Les conflits avec l’extérieur
se règlent par la guerre mais un système juridique complexe utilise la vengeance cérémonielle pour contenir la
violence entre groupes alliés. Ce n’est que quand la complexité des groupes fait place à un pouvoir central et la
justice vindicative à une justice arbitrale que s’ouvre la possibilité de la vengeance privée.
La justice vindicative obéit aux mêmes règles que la logique du don. Elle vise le maintien de l’équilibre
social.
Dans la société moderne l’Etat prend en charge la dette, le sacrifice est remplacé par le savoir-faire
technologique, la dette se réduit à une opération financière, il n’y a plus d’équilibre à maintenir mais une course
en avant, l’argent accumule sur lui toutes les symbolismes, la centralisation de la justice rend superflu le tissu
relationnel. Le savoir ne se rapporte plus à une instance donatrice. Puisque tout peut être comptabilisé le
problème du mal est évacué. (317)
7. Les paradoxes de la grâce
Les rapports humains se réfèrent à une instance qui les précède : dieux, esprits, nature. Quand le
sacrifice disparaît comme rituel, la dette vis-à-vis de cette instance demeure. Elle est alors conçue comme grâce
initialement reçue par la communauté entière de l’instance donatrice, grâce qu’aucun contre-don ne pourrait
équilibrer. Le régime de la grâce présuppose l’unification de la société : le système d’alliance entre clans est
remplacé par une autorité centrale (monothéisme, Etat). La grâce demande en retour la foi en tant que gratitude
et confiance.
En Grèce la notion de grâce naît avec la démocratie : le butin est posé au centre de la communauté et
redistribué à partir de là. Le régime du don/contredon est remplacé par la conscience civique ; la reconnaissance
mutuelle est remplacée par le droit égal de chacun dans la cité. Chez les Hébreux la grâce est liée au concept de
la miséricorde divine : elle s’exprime en termes d’élection, d’alliance et de loi. La grâce grecque est liée à
l’équilibre, la justice et la beauté. Cela l’empêche de penser la radicalité du mal. La grâce biblique au contraire
peut lui opposer l’amour et le pardon, toujours conçus comme don unilatéral. La synthèse des deux conceptions
dans le christianisme reste marquée par la tension entre elles.
Déjà chez Sénèque le don n’est plus concevable selon l’idée de réciprocité mais est intériorisé dans une
forme morale (don pur), seul capable de maintenir le lien interpersonnel. L’éthique doit remplacer le rituel. Paul
fonde l’universalité du salut sur le don absolu de Dieu. Catholicisme et Protestantisme se distinguent par une
anthropologie différente : La réponse protestante à la grâce divine est un investissement dans le travail séculier
qui fonde le lien social ; le catholicisme maintient davantage la relation chaleureuse et charitable héritée de la
logique du don ; aux relations impersonnelles régis par le contrat il préfère le clientélisme.
III. La justice dans l’échange et l’espace marchand
Toutes les dimensions de la société actuelle sont marquées par le marché.
8. Monnaie cérémonielle et monnaie marchande
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S’élève contre la confusion toujours faite entre « monnaie sauvage » utilisé dans la logique du
don/contre-don et l’argent de l’économie marchande. La première sert bien de mesure dans une « comptabilité
rituelle » (398) mais n’est jamais échangée contre des biens de consommation. La première est liée aux relations
personnelles, la deuxième aussi impersonnelle que possible. Il s’agit de deux logiques qui coexistent et se
croisent sans cependant se confondre.
9. La monnaie : équivalence, justice, liberté
« … Aristote témoigne de la mutation qui s’est opérée dans la société grecque depuis l’émergence de la
cité. » (420) L’argent y sert de mesure pour rendre les échanges équitables et « devient un aspect fondamental de
la justice.. » (425) mesurant le besoin que nous avons les uns des autres. Dès lors il ne doit plus inquiéter le
philosophe. Mais la philosophie elle-même reste hors de prix, puisque la pensée n’est pas quantifiable.
L’argent pouvant être échangé n’importe quand contre n’importe quoi, il est un facteur d’émancipation
de l’individu par rapport aux anciens liens contraignants. Mais du coup le modèle du contrat envahit l’ensemble
des relations humaines.
10. Figures légitimes de l’échange marchand
Les théologiens médiévaux ont résolu différemment la relation entre enseignement et argent : le savoir
est compétence acquise et non faveur céleste, le travail rétribué est une activité humaine normale et la monnaie
un instrument de justice. Les sophistes ont instauré une transmission professionnelle du savoir qui remet en
question l’ancienne conception d’excellence nobiliaire. La vertu n’est plus une entité mais éclate en de multiples
compétences (« pluralisme transcendantal » p. 464). Le paiement du sophiste ne concerne plus la nature de la
chose enseignée mais la quantité de travail fourni pour cela.
Montesquieu vante les mérites du commerce qui adoucit les mœurs. Mais le rapport marchand a tué la
relation de don, seule capable de générer le lien social.
Ex.1 : le droit d’auteur entre propriété intellectuelle et valeur marchande du livre.
Ex.2 : la psychanalyse utilise le paiement comme mise à distance nécessaire à la relation de transfert. Il
assure la liberté du patient par rapport à toute dépendance personnelle.
Retours/sorties
Aristote demandait au don de pallier aux limites de l’échange marchand. Dans le don le donneur se
donne d’où la valeur inestimable. En demandant que le philosophe soit rémunéré en « honoraires » il pose que ce
dernier est dépositaire et médiateur d’un savoir qui lui vient de plus haut que lui. Le don règle les rapports entre
humains et entre ceux-ci et la divinité, ceci à l’intérieur d’une société où ces rapports justement priment sur les
activités de subsistance.
Ensuite la logique marchande s’est émancipée en même temps que la société s’est affranchie de toute
instance transcendante.
Sorties 1
La corruption est la conversion d’un bien non vendable en un bien marchand (505). Dans la société
traditionnelle la logique marchande sert à assurer la subsistance matérielle du groupe dont la finalité est située
ailleurs ; la sphère marchande a gagné en autonomie et a fini par constituer son propre but ; dès lors elle a
infiltrée tous les autres domaines de la vie humaine. Cela est possible par le caractère universel de l’argent :
pouvant être investi n’importe où n’importe quand, le désir n’est plus limité par la saturation d’un besoin. La
reconnaissance du groupe, quoique immatérielle en soi, étant liée à la possession de certains biens, devient
dépendante de l’argent.
Sortie 2
L’offre et la demande de reconnaissance reste liées à la logique du don. La reconnaissance publique est
dans les sociétés modernes assurée par la loi mais non le besoin de reconnaissance personnelle. Celle-ci est
générée par les regroupements (associations, partis, etc.). Mais on ne peut pas simplement opposer vie publique
et vie privée, régies respectivement par l’argent et le don. L’Autre dans son altérité fondamentale exige une
reconnaissance de sa dignité qui doit être inconditionnelle. Au milieu des activités de subsistance doit s’ouvrir un
espace pour la rencontre de l’autre. Sa dignité relève d’un acte de foi.
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