circulation entre les deux. Le don sacrificiel suppose la dette et l’inégalité des partenaires. Il est destiné à
s’acquitter de cette dette et permet une communication avec des dieux devenus lointains tout en se garantissant
d’une proximité dangereuse par la séparation entre sacré et profane : le sacrifice règle « la bonne distance » (248)
Le sacrifice se présente comme un « dispositif symbolique visant à prendre en charge la mutation
globale provoquée dans les sociétés humaines par la domestication des plantes et des animaux.. » (249) La
nouvelle vision du monde projette la dette en réalité originaire d’où émergence des diverses cosmogonies
sacrificielles : les dieux s’y distinguent des démons par le don de soi. Le nouveau savoir-faire des hommes est
consacré, l’ancien monde d’alliance avec la nature est projeté vers un Age d’or mythique. Par la reconnaissance
de la limite avec le monde des dieux, le sacrifice assume l’angoisse de l’usurpation.
Avec l’extension de la maîtrise sur la nature cette vision du monde ne peut plus être maintenue, le rituel
est remplacé par l’éthique.
6. La logique de la dette
Il faut distinguer la dette de la logique du don et celle de la logique marchande : la première génère une
obligation morale de « rendre » = répondre au don, la sanction est le déshonneur ; la dette marchande génère une
obligation juridique de « rendre » = payer le dû emprunté. La logique du don vise l’entretien du tissu relationnel
par des dons et contredons incessants, tandis que la logique marchande vise l’effacement de la dette dans un
univers impersonnel. La rotation des échanges garantit la reconnaissance mutuelle, la dette comptable crée un
déséquilibre au profit de l’un et au détriment de l’autre. Ce déséquilibre apparaît avec la maîtrise agricole et
l’univers du sacrifice qui instaure des inégalités sociales. Cette nouvelle société est structurée par cercles
concentriques : l’intérieur du groupe, alliance entre groupes, et groupes extérieurs. Les conflits avec l’extérieur
se règlent par la guerre mais un système juridique complexe utilise la vengeance cérémonielle pour contenir la
violence entre groupes alliés. Ce n’est que quand la complexité des groupes fait place à un pouvoir central et la
justice vindicative à une justice arbitrale que s’ouvre la possibilité de la vengeance privée.
La justice vindicative obéit aux mêmes règles que la logique du don. Elle vise le maintien de l’équilibre
social. Dans la société moderne l’Etat prend en charge la dette, le sacrifice est remplacé par le savoir-faire
technologique, la dette se réduit à une opération financière, il n’y a plus d’équilibre à maintenir mais une course
en avant, l’argent accumule sur lui toutes les symbolismes, la centralisation de la justice rend superflu le tissu
relationnel. Le savoir ne se rapporte plus à une instance donatrice. Puisque tout peut être comptabilisé le
problème du mal est évacué. (317)
7. Les paradoxes de la grâce
Les rapports humains se réfèrent à une instance qui les précède : dieux, esprits, nature. Quand le
sacrifice disparaît comme rituel, la dette vis-à-vis de cette instance demeure. Elle est alors conçue comme grâce
initialement reçue par la communauté entière de l’instance donatrice, grâce qu’aucun contre-don ne pourrait
équilibrer. Le régime de la grâce présuppose l’unification de la société : le système d’alliance entre clans est
remplacé par une autorité centrale (monothéisme, Etat). La grâce demande en retour la foi en tant que gratitude
et confiance.
En Grèce la notion de grâce naît avec la démocratie : le butin est posé au centre de la communauté et
redistribué à partir de là. Le régime du don/contredon est remplacé par la conscience civique ; la reconnaissance
mutuelle est remplacée par le droit égal de chacun dans la cité. Chez les Hébreux la grâce est liée au concept de
la miséricorde divine : elle s’exprime en termes d’élection, d’alliance et de loi. La grâce grecque est liée à
l’équilibre, la justice et la beauté. Cela l’empêche de penser la radicalité du mal. La grâce biblique au contraire
peut lui opposer l’amour et le pardon, toujours conçus comme don unilatéral. La synthèse des deux conceptions
dans le christianisme reste marquée par la tension entre elles.
Déjà chez Sénèque le don n’est plus concevable selon l’idée de réciprocité mais est intériorisé dans une
forme morale (don pur), seul capable de maintenir le lien interpersonnel. L’éthique doit remplacer le rituel. Paul
fonde l’universalité du salut sur le don absolu de Dieu. Catholicisme et Protestantisme se distinguent par une
anthropologie différente : La réponse protestante à la grâce divine est un investissement dans le travail séculier
qui fonde le lien social ; le catholicisme maintient davantage la relation chaleureuse et charitable héritée de la
logique du don ; aux relations impersonnelles régis par le contrat il préfère le clientélisme.
III. La justice dans l’échange et l’espace marchand
Toutes les dimensions de la société actuelle sont marquées par le marché.
8. Monnaie cérémonielle et monnaie marchande