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La Quinzaine littéraire n. 1035 / 20112009
Michel Foucault
Leçons sur la volonté de savoir
Cours au Collège de France. 1970-1971
suivi de
Le savoir d’Œdipe
Édition établie sous la direction de François Ewald et Alessandro Fontana
par Daniel Defert
Paris, Éditions de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, Éditions Gallimard,
Éditions du Seuil, coll. « Hautes Etudes », 2011.
316 p., 23 €
La vérité d’Œdipe
par Pierangelo Di Vittorio
Le hasard a voulu que la publication du premier cours tenu par Michel Foucault au Collège
de France en 1970-1971 suive immédiatement la publication du dernier, Le courage de la
vérité achevé peu avant sa mort en 1984. Ce brusque tête-à-queue est intéressant dans la
mesure où il permet de brosser un portrait relativement inattendu de cet auteur, parmi les
plus commentés du XXe siècle et dont la presque totalité de l’œuvre est désormais proposée
au grand public.
On constate ainsi que le début et la fin se ressemblent, qu’ils se recoupent même : Foucault
plonge dans l’antiquité grecque pour y analyser des formes historiques du discours vrai
(celles qui sont liées aux pratiques judiciaires et la parrêsia), cette analyse devenant à
chaque fois l’occasion pour interroger le rapport entre la philosophie et la vérité. Si dans Le
courage de la vérité, cette interrogation démarre par une relecture de Socrate en tant que
modèle éthique du « souci de soi », les Leçons sur la volonté de savoir aboutissent à une
relecture d’Œdipe, dont nul n’ignore qu’il a été pour la philosophie moderne, notamment
pour l’idéalisme allemand, le grand héros du « savoir » occidental, avant d’incarner avec
Freud la forme universelle du désir.1 On est donc obligé d’admettre que le parcours de
Foucault, au moins celui qui correspond à son enseignement au Collège de France, est pour
ainsi dire « bouclé » par une interrogation visant directement la philosophie à partir des ses
origines.
Ceci semble contredire l’image familière de l’archiviste occupé à disséquer les liens entre
pouvoir et savoir dans l’époque moderne, tandis qu’en réalité on a affaire ici à une tension
fondamentale inhérente à sa manière de penser : l’articulation entre la réflexion
philosophique et l’enquête historique. Si la caractéristique principale de Foucault est d’avoir
mis au centre de son discours la documentation historique en faisant glisser vers le bord
l’énonciation philosophique, d’un autre point de vue il est clair que c’est sur ce bord que
quelque chose de décisif se joue, l’enjeu étant la manière d’entendre la vérité et ses rapports
avec le sujet. Ce bord est la frontière chaude d’une « polémique », l’espace précaire par
excellence d’un combat mené en même temps à l’intérieur et à l’extérieur de la philosophie
et de sa tradition. Combat d’abord vis-à-vis de soi-même : la préoccupation primordiale de
Foucault a été celle de s’arracher à son identité philosophique (phénoménologie,
1
Cf. Philippe Lacoue-Labarthe, Œdipe comme figure, in Id., L’imitation des modernes, Paris, Galilée, 1986.
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hégélianisme, marxisme humaniste), acquise durant sa formation universitaire. L’appel à se
« déprendre de soi-même » a d’abord signifié la tentative d’éradiquer le présupposé d’un
sujet régnant sur la vérité comme un souverain sur son pays ; opération douloureuse qui
ouvre dans la pensée une blessure insuturable et dont le programme se trouve énoncé à
jamais dans l’hommage rendu à Georges Bataille en 1963 ; cette Préface à la transgression
où il est question de l’auto-destruction du sujet philosophique, expérimentée, d’abord par
Nietzsche, ensuite par Bataille, aux limites du savoir absolu hégélien.
Dans l’économie générale de la réception de l’œuvre de Foucault, les Leçons sur la volonté
de savoir, auxquelles les éditeurs ont fait opportunément suivre la conférence Le savoir
d’Œdipe, sont importantes à maints égards. D’abord, elles suggèrent qu’il ne fallait pas se
précipiter à voir dans le dernier cours le retour de l’enfant prodigue à la maison paternelle.
Sa continuité substantielle avec le premier révèle en effet la mystification de certaines
lectures – intéressées à recouvrir la blessure narcissique infligée par Foucault au cœur de la
souveraineté philosophique – car il devient aussitôt évident que tout le parcours au Collège
de France s’est développé comme un long « exode » de la philosophie vers l’histoire,
notamment vers le travail généalogique. Même si une différence demeure : si les Leçons
montrent que l’affirmation originaire de la philosophie comme forme suprême de la
connaissance est fondée sur l’exclusion des sophistes au nom de la vérité (de même que la
rationalité moderne est fondée sur l’exclusion de la folie), Le courage focalise l’attention
sur le défi éthique que les Cyniques, par leur dire-vrai, ont lancé à toute forme de
souveraineté (autant politique que philosophique ou scientifique).
Ensuite, ce cours permet de donner une interprétation moins simpliste du fait bien connu
que Foucault fuyait les polémiques : si paradoxal que cela puisse paraître, cette attitude
s’explique à partir de la nature profondément polémique de ce qui « restait » de
philosophique chez lui. La preuve en est que la seule polémique explicite, celle avec
Jacques Derrida, a continué sa vie durant, réapparaissant ici et là avec la même intensité
comme un feu qui couve sous les cendres. Ce cours dévoile, si besoin était, que cette
polémique est un différend fondamental portant sur la souveraineté philosophique. Existe-til une « autre » manière d’être « philosophe » ? Peut-on rester philosophe tout en renonçant
à sa souveraineté, c’est-à-dire au présupposé d’un rapport privilégié à la vérité ? Comment
fait-on ce geste de « destitution », et quel est son prix, éventuellement son bénéfice ? Enfin,
peut-on considérer cette destitution du sujet souverain (le sujet de la philosophie ou de la
connaissance en général) comme un geste encore, malgré tout, « philosophique » ou
« scientifique » ? Foucault est conscient de la difficulté et de la précarité de cette tentative
inaugurée par Nietzsche : franchir les limites et passer de l’autre côté de la connaissance
pour en faire la critique (« Comment est-il possible de connaître cet autre coté, cet extérieur
de la connaissance ? Comment connaître la connaissance hors de la connaissance ? »).
Jürgen Habermas, incapable pourtant de reconnaître l’enjeu éthique recelé dans ces
questions, ramène à Nietzsche l’ambition d’« aller au-delà de la philosophie vers la
philosophie », de « critiquer la raison par la raison » : attitude paradoxale, intenable qui, à
son avis, aurait empoisonné la double descendance nietzschéenne au XXe siècle – les « antiphilosophies » de Heidegger et Derrida d’une part, et les « anti-sciences » de Bataille et
Foucault d’autre part – décrétant l’avortement du projet de la modernité.2
Quoi qu’il en soit, ce sont ces questions limites qui parcourent en filigrane l’œuvre de
Foucault formant le pli où se concentre la tension entre le dedans (philosophique) et le
dehors (historique). S’appuyant sur l’analyse d’un passage du livre A de la Métaphysique
2
Cf. Jürgen Habermas, Le discours philosophique de la modernité, Paris, Gallimard, 1988.
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d’Aristote, Foucault repère le signe incontestable de la souveraineté philosophique dans le
rapport d’intériorité que la philosophie établit avec la vérité. La vérité, à partir des niveaux
les plus élémentaires de la connaissance, fait appel à la philosophie, dont l’histoire n’est que
le mouvement par lequel, grâce à sa connaissance pure et désintéressée, la vérité se révèle.
La rupture opérée par Nietzsche en rapport à Aristote et à la tradition philosophique toute
entière, a consisté en ceci qu’il a exposé la vérité au « tout autre » de son immanence : à la
violence de la volonté et du désir de connaître, qui sont extérieurs à la connaissance ellemême, et à l’historicité des rapports de pouvoir, de domination et de lutte dont la vérité est
toujours l’enjeu, l’arme, l’effet. Passage, donc, de l’intériorité d’une
histoire « philosophique » de la vérité, à l’extériorité d’une histoire « politique » de la vérité.
La souveraineté philosophique – fonctionnant comme une intériorisation qui est à la fois
une sublimation, une idéalisation de la vérité – est d’abord fondée sur un geste qui « définit
par exclusion un dehors du discours philosophique ». La vérité, c’est ce qui permet
d’exclure, de séparer le dedans (le pur) du dehors (l’impur), mais c’est aussi ce qui permet
d’éliminer ou d’expulser l’extérieur en tant que tel, de « capturer (dehors le) dehors ». La
vérité, en ce sens, « fait exception », et la première violence de la vérité est l’exception de sa
propre violence. D’où la nécessité de cerner ce geste où s’est intimement noué le rapport
entre la philosophie et la vérité, et dont la violence fondatrice caractérise peut-être encore
notre volonté de savoir. On arrive alors à comprendre pourquoi Foucault pensait que la
critique devait être à la fois intérieure et extérieure à la philosophie.
En conclusion, les Leçons sur la volonté de savoir font émerger un vaste et complexe front
polémique dont l’axe est la lecture de Nietzsche, enjeu privilégié pour les avant-gardes
philosophiques en France dans les années 1960-1970. Foucault s’associe sûrement à l’appel
lancé par Derrida dans De la grammatologie – « arracher Nietzsche à une lecture de type
heideggérien » – et il renverse à son tour le jugement de l’auteur d’Être et Temps : non
seulement Nietzsche n’est pas renfermé dans la métaphysique, mais il est le seul à y avoir
échappé, à la différence de Heidegger lui-même, dont la manière d’entendre la vérité reste
tout compte fait encore celle d’Aristote. Pourtant, Foucault s’oppose également à
l’interprétation que Derrida donne de cette échappée : l’« écriture », la « textualité » par
laquelle l’œuvre de Nietzsche déborderait le « sens » philosophique où Heidegger a voulu
l’enfermer, c’est pour Foucault encore le signe d’une intériorité (philosophique) qui trahit
une attitude (philosophiquement) souveraine. Il renvoie, donc, dos à dos Heidegger et
Derrida, opérant une violente sécession à l’intérieur de la famille nietzschéenne. Les gestes
qu’il opère dans ce cours sont des mouvements sur un champ de bataille : d’abord, il oppose
au retour heideggérien vers le présocratiques, l’analyse historique « documentée » des
pratiques judiciaires dans la Grèce antique, en tant que terrain d’émergence du discours vrai
en Occident ; puis, il oppose au principe derridien de la textualité générale, la notion
d’ « événement discursif ». Foucault refuse nettement cette figure extrême de l’intériorité
(philosophique) qui est le principe selon lequel « il n’y a pas de hors-texte ». Contre
l’analyse du texte à partir du texte lui-même, il fait valoir un « principe d’extériorité »
consistant à « passer hors du texte », à se placer dans la dimension de l’histoire et à
« retrouver la fonction du discours à l’intérieur d’une société ».
L’événement discursif n’est jamais textuel, car il « se disperse entre des institution, des lois,
des victoires et des défaites politiques, des revendications, des comportements, des révoltes,
des réactions ». On retrouve ici tous les éléments du vrai incipit de l’Histoire de la folie, les
quelques lignes ouvrant le chapitre sur le grand renfermement, juste après le commentaire
des Méditations de Descartes rejeté par Derrida ; ces lignes négligées qui recèlent toutefois,
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pour Foucault, le vrai enjeu d’une autre attitude philosophique (« Plus d’un signe le trahit
[l’événement par lequel la folie s’est trouvée exilée de et par la vérité, NDR], et tous ne
relèvent pas d’une expérience philosophique ni des développements du savoir. Celui dont
nous voudrions parler appartient à une surface culturelle fort large. Une série de dates le
signale très précisément, et, avec elles, un ensemble d’institutions »). Une attitude critique
(i.e. généalogique) qui destitue le philosophe roi pour le faire marcher dans la boue et la
poussière de l’histoire. C’est en suivant ce chemin où il faut traverser une multiplicité de
processus « humbles et externes » (endettement paysan, subterfuge dans la mise en place de
la monnaie, déplacement des rites de purification, etc.), que Foucault remonte jusqu’au
savoir d’Œdipe, le tyran. En particulier, ce sont les luttes politiques qui se sont déroulées en
Grèce entre le VIIe et le Ve siècle sur le terrain de la distribution de la justice, qui ont donné
lieu à une forme de justice liée à un savoir où la vérité, pour la première fois, est posée
comme visible, constatable, mesurable. C’est l’affirmation de cette vérité, décisive dans
l’histoire du savoir occidental, qui se manifeste dans la tragédie d’Œdipe. Plutôt que la
figure spéculative du savoir occidental, ou la forme universelle du désir, Œdipe, pour
Foucault, « c’est simplement l’histoire de notre vérité ».
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