"La musique inouïe de Victor Segalen: son Siddhartha et le Bouddha de Debussy."
Isabelle Cata
2036 Mackinaw
Modern Languages and Literatures
Grand Valley State University
1 Campus Drive
Allendale, MI 49401
(616) 331-2477
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Victor Segalen, poète, écrivain, musicien et archéologue fait en ce moment l'objet
d'une exposition organisée par la Bibliothèque Nationale à Paris (Galerie Mansart, du 5
octobre au 31 décembre 1999) intitulée "Victor Segalen, voyageur et visionnaire." Cette
exposition souligne la richesse et la diversité de l'oeuvre de Segalen (1878-1919) dont
seulement trois ouvrages furent publiés de son vivant (Les Immémoriaux, Stèles et
Peintures). Sa fille Annie Joly-Segalen a permis la publication de l'intégralité de ses
oeuvres après sa mort. L' exposition composée en majeure partie de documents,
manuscrits et de quelques 600 photographies prises par Segalen, surtout lors de ses trois
expéditions en Chine, se divise en trois grands cycles: l'entrée en littérature, la
Polynésie, le cycle musical et la Chine. Dans ma communication, je vais m'intéresser
particulièrement au cycle musical et surtout à sa pièce Siddhartha en partie inspirée par
la découverte de l'oeuvre de Gauguin aux Marquises et par son séjour à Colombo, à
Ceylan.
Siddhartha est une des toutes premières oeuvres de Segalen. Jeune médecin de la
marine, il est affecté à Tahiti il découvre tout un monde inconnu qui l'enchante. Il
s'intéresse aux anciennes coutumes et à la musique des Maoris et il commence à
composer sa première oeuvre ethnologique Les Immémoriaux qui raconte la perte
d'une culture. Mais lors de son séjour à Tahiti, il découvre aussi l'oeuvre de Gauguin
dont il visite la maison aux Marquises peu après sa mort en 1903. Segalen couvre
alors avec émerveillement l'oeuvre de Gauguin d'abord par ses écrits et ses lettres. En
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visitant sa dernière demeure, il est particulièrement frappé par une petite statuette qu'il
évoquera plus tard à plusieurs reprises dans des articles consacrés à Gauguin. Dans un
article intitulé "La Maison du Jouir," Segalen fait une description élaborée d'une autre
petite maison faisant face à l'escalier d'entrée du faré de Gauguin et abritant "une effigie
divine". Il s’agit :
... c'est bien une figuration de l'atua (cad du dieu) indéfini des jours passés;
mais, issue des rêveries exégétiques de l'artiste, elle est étrangement
composite : l'attitude est bouddhique, mais les lèvres musculeuses, les
yeux saillants tout proches, non bridés, le nez droit à peine élargi aux
narines, sont des traits indigènes : c'est un Bouddha qui serait au pays
maori
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(Gauguin, 11-12).
Le Bouddha maori de Gauguin suscite la curioside Segalen pour le bouddhisme. Peu
de temps après sa visite a Atuana, il fait un séjour de quelques mois à Ceylan il
rencontre un moine bouddhiste et approfondi sa connaissance livresque et picturale de
la vie du Bouddha Sakyamuni. C'est ainsi qu'il commence à écrire le premier acte de sa
pièce de théâtre à Ceylan en 1904 et qu'il poursuit l'écriture du drame en France
jusqu'en 1907.
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Le drame Siddhartha raconte l'histoire d'un homme, un héros, marqué à la
naissance par un handicap : il refuse d'ouvrir les yeux et de voir le monde qui l'entoure.
Segalen fait de la vie du futur Bouddha un drame de la vision, une incapacité à voir la
réalité exacerbée par un entourage qui cherche à le protéger en l'empêchant de
découvrir les afflictions de la vie humaine : la maladie, la vieillesse et la mort. Comme le
remarque Christian Doucet, Segalen fait de Bouddha :
Un véritable dieu du regard, un regard divini : le thème
bouddhique, grâce au complexe de visibilité et d'invisibilité qu'il implique,
illustre pour lui l'exacerbation d'une pulsion scopique sur laquelle se
fondent une idéologie et une métaphysique du voir... (Doumet, 111)
Mais ce drame de la vue et de l'aveuglement qui la précède, suggère aussi que l'ouïe, la
capacité d'entendre se trouvent à l'origine de l'illumination. La quête de Siddhartha
commence par un mal entendu. Alors que son fils vient de naître, sa cousine Krisha lui
dit : "Le fils est Voici la délivréeLe fils est –où est l'époux..." (Segalen, Œuvres
Complètes, tome 1, 584) Siddhartha "tressaillant" répond :
- Délivré ?... Délivré ! ... elle a jeté tout un présage clair comme une
aube... délivré des doutes et délivré des peines... elle a chanté comme à
travers un souffle prophétique.
- Ne cherche plus : je me suis trouvé moi-même à travers ta voix...
Je me retrouve... Krisha ! (Segalen, Œuvres Complètes, Tome 1, 584)
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Siddhartha découvre un sens inouï, totalement nouveau dans les innocentes paroles de
sa cousine. Krisha par son chant, sa voix ouvre à Siddhartha une voie vers lui-même. Le
malentendu, l'équivoque, l'erreur d'interprétation suscitent un entendement totalement
neuf et insoupçonné par celle-là même qui a déclenché cette révélation.
De même Segalen donne une interprétation neuve, erronée selon la tradition
bouddhiste, de l'épisode de l'illumination finale de Bouddha. Encore une fois Krisha est
l'intermédiaire, celle qui guide Siddhartha vers un nouvel entendement :
Siddhartha. -... Où regarder ?
Krisha. - Au fond de toi.
Siddhartha. -Je ne vois rien!...
Krisha. - Ecoute aussi. Ecoute : il y a des voix inentendues jamais et qui
chantent : il y a des voix inentendues. (Segalen, Œuvres Complètes, Tome
1, 613)
Tout d'abord, Siddhartha a du mal à entendre mais ces voix qui"chantent d'ineffables
choses (Segalen, Œuvres Complètes, Tome 1, 613) lui réjouissent les oreilles en lui
révélant que "la Douleur n'est pas lui-même"(Segalen, Œuvres Complètes, Tome 1, 613).
Ainsi Segalen fait du processus de l'illumination un désengagement progressif de la
fixation sur la vue. Pour bien voir, pour découvrir comme Siddhartha l'illusion du
monde, il faut d'abord apprendre à bien entendre, à entendre l'inouï.
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