RIVALITE
"Deux motifs sont récurrents dans les exemples historiques : la richesse en hommes de qualité dans les
puissances émergentes, l'endettement excessif dans les pays en déclin", ajoute M. Poupart-Lafarge, faisant
référence au penseur mercantiliste Jean Bodin.
D'un côté, la Chine ou l'Inde "disposent d'un réservoir humain gigantesque depuis longtemps, et qui
s'accroît rapidement en qualité : efforts de formation, d'organisation, d'investissements en matériel moderne,
développement d'une classe moyenne, gage de stabilité politique et sociale...".
De l'autre, diagnostique-t-il, "l'endettement excessif des Etats-Unis et de l'Europe occidentale, ajouté à
l'activité malsaine des spéculateurs en valeur mobilière, constitue les prémices de l'effondrement des puissances
économiques dominantes".
Au cours des années 2000, pourtant, l'idée s'était développée que la Chine avait passé une alliance
pour rester le partenaire financier bienveillant des Etats-Unis, finançant leurs déficits sans gravité, en
échange de la possibilité d'écouler massivement les produits chinois outre-Atlantique, aidés par la
compétitivité d'un yuan sous-évalué.
Mais l'économiste Antoine Brunet voit dans ce régime de croissance un piège pour les Etats-Unis. Se
référant aux travaux de l'économiste Charles Kindleberger, il estime que "pour l'Europe, la source essentielle
de la crise des années 1930 était les déficits extérieurs colossaux et répétés à l'égard des Etats-Unis, dus, en bonne
part, à un niveau trop compétitif du dollar. Et c'est seulement lorsque les Etats-Unis ont consenti, en 1948, une
importante réévaluation du dollar contre les monnaies européennes que l'Europe a pu renouer avec une forte
croissance. Nos "trente glorieuses" ont ainsi pu avoir lieu".
Or, dans la crise actuelle, la Chine a tourné le dos à une concession équivalente - gelant au contraire
l'appréciation du yuan - "car elle sait trop bien qu'un dollar maintenu à 6,80 yuans accentue la déstabilisation des
pays occidentaux qui s'est amorcée mi-2007, et l'aide à ravir aux Etats-Unis le leadership planétaire", ajoute M.
Brunet. La rivalité entre les deux puissances s'est alors manifestée plus clairement.
"Supposée coopérative, la Chine est apparue à l'occasion de la crise comme un adversaire délibéré des Etats-
Unis", juge même M. Brunet. Il évoque des initiatives chinoises comme l'exigence d'une garantie formalisée
du Trésor américain sur les obligations des agences hypothécaires Freddie Mac et Fannie Mae ou la mise en
cause du rôle international du dollar.
A court terme toutefois, certains observateurs s'inquiètent pour la Chine, jugeant que sa bulle
immobilière pourrait imploser. Mais Pékin a les moyens de continuer à alterner relance et freinage. "La
priorité de la Chine reste la croissance. Elle commencera à subir à l'horizon de dix ans les effets du vieillissement liés à
la politique d'enfant unique. D'ici là, elle doit avoir le niveau d'activité le plus haut possible, et elle dispose de marges
de manœuvre qui n'existent plus (dans les pays développés), puisqu'elle n'a pas de déficit budgétaire ni de dette
publique conséquente", dit M. d'Arvisenet.
Il ne croit pas non plus à une réévaluation du yuan. Malgré l'internationalisation progressive de son
usage, son cours reste largement administré. "Tant qu'on est créancier du reste du monde et structurellement
excédentaire, on peut faire ce qu'on veut de son taux de change...", explique M. d'Arvisenet.
Finalement, "un des enjeux majeurs est la refonte du système monétaire international centré autour du dollar,
ce qui n'est pas tenable compte tenu du basculement des rapports de forces. Ce système devra tourner autour d'un
autre point de gravité comme le yuan, ou de plusieurs monnaies", analyse Bruno Cavalier. "La Chine est entrée à
l'Organisation mondiale du commerce avec un statut de pays émergent, la question est maintenant qu'elle en fasse
partie en tant que grand pays", ajoute-t-il.
Cependant, la rivalité sino-américaine est "à la fois une lutte entre deux grandes nations mais aussi entre
deux modèles : capitalisme totalitaire contre capitalisme démocratique", rappelle Antoine Brunet. Dans un monde
"post-américain", les Etats de droit devront relever ce défi économique, social, politique et stratégique.
Adrien de Tricornot
Source : Le Monde – 14/09/2010