
LE DÉVELOPPEMENT DU CAPITAL Ernest
Mandel
Formes du Surproduit agricole.
Le surproduit agricole est la base de tout surproduit
et, de là, de toute civilisation. Si la société devait
consacrer tout son temps de travail à produire des
moyens de subsistance, aucune autre activité
professionnelle, qu'elle soit artisanale, industrielle,
scientifique ou artistique, ne serait possible.
Le surproduit agricole peut apparaître dans la
société sous trois formes différentes. Le philosophe
chinois Mencius, au IVe siècle avant notre ère,
distingua déjà ces trois formes essentielles du
surproduit agricole : surproduit sous forme de travail
(corvées), sous forme de produits (valeurs d'usage),
ou sous forme d'argent (1) (*).
Le surproduit agricole, fourni sous forme de travail
non payé ou de corvée, apparaît dès l'aube de toute
société de classe. Au début du Moyen Age en
Europe occidentale, la terre du village est partagée
en trois parties: les terres que les paysans
cultivaient pour leurs propres besoins; les terres que
le seigneur exploitait directement à l'aide du travail
non payé des paysans astreints à la corvée; les
terres communales, bois, prairies, terrains vagues,
etc., qui restaient plus ou moins librement à la
disposition des paysans et du seigneur (2). Le
paysan devait partager sa semaine de travail entre
le travail sur ses propres champs et le travail sur les
champs du seigneur. Le premier, travail nécessaire
du point de vue social, fournit le produit nécessaire
à la subsistance des producteurs. Le second,
surtravail du point de vue social, fournit le
surproduit, nécessaire à la subsistance des classes
possédantes qui ne participent pas à la production.
Un système analogue a fonctionné dans
d'innombrables pays à différentes époques de
l'histoire. Dans le système féodal qui existait aux
îles Hawaii avant l'arrivée des Blancs, le paysan
devait travailler une journée sur cinq sur les terres
exploitées par le propriétaire foncier (3). Au
Mexique, avant la réforme agraire, existait « la
coutume (!) suivant laquelle, pour de petits lopins de
terre nécessaires à leur subsistance, les ouvriers
agricoles payaient un fermage aux propriétaires des
domaines sous forme de deux ou trois jours de
travail non rétribué par semaine (4) ».
Parallèlement au surproduit fourni en travail non
payé peut apparaître le surproduit payé en nature.
Les serfs du haut Moyen Age en Europe
occidentale devaient fournir aux seigneurs, outre la
corvée, une rente en nature (en produits agricoles
ou artisanaux). De même, aux iles Hawaii, la rente
en nature devait être fournie en sus de la corvée
(5).
(*) Il est intéressant de constater que le même
Mencius considère la corvée comme la forme la
plus avantageuse du surproduit pour un État qui
cherche à défendre la paysannerie contre les
exactions des propriétaires fonciers, parce qu'elle
donne aux paysans le maximum de garanties de
stabilité.
Au Japon, la rente en nature (so) existe
parallèlement à la corvée (etachi) (6). En Chine, la
rente en nature apparaît à côté de la corvée et
refoule celle-ci petit à petit, sauf en ce qui concerne
les grands travaux d'utilité publique. En fait, le
paiement de la rente en nature, c'est-à-dire du
surproduit agricole sous forme de valeurs d'usage
(blé, riz, vin, étoffes fabriquées à la maison du
paysan, etc.) est devenu assez tôt dans l'histoire la
forme prédominante du surproduit, et s'est maintenu
durant des millénaires avec peu de modifications.
Dans l'histoire d'Égypte, le surproduit agricole a
conservé cette forme de fourniture de biens en
nature du temps des Pharaons jusqu'à l'empire de
Rome et de Byzance. Chaque année, pendant sept
siècles, en paiement de la rente, 20 millions de
modii de blé furent transportés en Italie, puis 24
millions de modii à Byzance, soit environ 12,5 % de
toute la production égyptienne (7).
Aussi longtemps que le surproduit agricole conserve
cette forme de rente en nature, le commerce,
l'argent, le capital subsistent seulement dans les
pores d'une économie naturelle. La grande masse
des producteurs, les paysans, n'apparaissent
presque jamais sur le marché; ils ne consomment
que ce qu'ils produisent eux-mêmes, déduction faite
du surproduit.
L'accroissement progressif de la production agricole
est accaparé par les seigneurs qui, eux, le vendent
sur le marché. Mais pour la même raison, la grande
masse de la population est incapable d'acheter des
produits d'artisans fabriqués dans les villes. Ces
produits restent donc surtout des produits de luxe.
L'étroitesse du marché limite à l'extrême le
développement de la production artisanale.
C'est ainsi qu'ont vécu en fait la Grèce antique,
I'Empire romain, l'Empire de Byzance et de l'Islam,
l'Europe au début du Moyen Age, de même que les
Indes, la Chine et le Japon jusqu'à des siècles
proches du nôtre. La splendeur souvent
extraordinaire que la petite production marchande et
le commerce international purent atteindre au sein
de ces sociétés ne doit pas voiler leur caractère
foncièrement agricole (8). Aussi longtemps que le
surproduit agricole conserve sa forme naturelle, le
commerce, l'argent et le capital ne pouvaient se
développer que de façon superficielle au sein d'une
telle société.
La transformation du surproduit agricole qui, de
rente en nature, devient rente en argent, bouleverse
de fond en comble la situation sociale. Pour pouvoir
payer sa rente, le paysan est dorénavant obligé de
vendre lui-même ses produits sur le marché. Il sort
d'un état d'économie naturelle et fermée et entre
dans une économie essentiellement monétaire.
L'argent, qui permet l'acquisition d'une variété infinie
de marchandises, permet le développement d'une
infinité de besoins (9). La vie économique , sort de
sa torpeur séculaire et de son équilibre relatif, 3
pour devenir dynamique, déséquilibrée,
spasmodique. Production et consommation se
développent parallèlement à l'essor incomparable
du commerce. L'argent pénètre partout, dissout tous
les liens traditionnels, transforme tous les rapports
établis. Tout acquiert un prix. L'homme n'est plus
évalué que d'après ses revenus. La vénalité
universelle accompagne le triomphe de l'économie