Yirmiyahou Yovel Yechayahou Leibovitz Le Jour du Qaddich * Le jeûne du 10 tevet Conversation sur la signification de la Shoah Article paru dans le deuxième numéro du bulletin indépendant « Racine » en mars 1983 Net’s 5764 Y. Yovel : Avraham Yehochou’a Heschel affirmait que trois choses tiennent le haut du pavé de la réflexion dans notre génération : la Shoah, la délivrance et la perplexité. Il ajoutait : « Ce sont là des éléments constitutifs de la Torah (goufei Torah) et les hommes de notre génération les prennent à la légère . » Pensez-vous aussi que réfléchir à la Shoah soit constitutif de la Torah ? Y. Leibovitz : Non. L’histoire n’a aucune signification religieuse. Un acte accompli au nom du ciel est chargé de signification religieuse. C’est seulement sous cet angle-là que l’on peut conférer une signification religieuse à des réalisations historiques, qu’elles soient actives telles que la guerre des Hasmonéens menée pour la Torah, ou passives telles que des souffrances pour la Torah vécues lors des persécutions de 1095 (4856 ?) ou celles de 1648. Des communautés saintes livrèrent leurs vies pour que soit sanctifié le Nom, voilà un acte chargé de signification religieuse. La création de l’Etat d’Israël est dépourvue de signification religieuse, car ce n’était pas une œuvre réalisée au nom de Dieu mais parce que des juifs en avaient assez d’être gouvernés par des non-juifs. Ils voulaient l’autonomie politique et nationale du peuple juif sur sa terre , ce qui est tout ce qu’il y a de plus naturel et acceptable. Dans le même ordre d’idée, la Shoah n’a pas de signification religieuse car elle résulte de l’existence d’êtres impuissants livrés aux mains des crapules de ce monde. Le Rambam a pourtant bien écrit dans ses Lois sur les jeûnes (hilkh’ot taaniot) qu’il y a une « mitsva positive qui consiste à élever la voix et faire retentir les ‘trompettes’ (ha’tsotsrot) pour tout malheur qui s’abat sur les juifs (…) et s’ils n’élèvent pas la voix et ne font pas retentir les ‘trompettes’, disant que ce qui leur arrive fait partie du cours du monde et que ce malheur les touche par hasard, c’est là une façon de vivre cruelle qui entraîne un attachement à de mauvaises façons d’agir et cela ajoute des malheurs à leurs malheurs. » Ce sont des paroles de morale, le Rambam a justement été très clair. Il pense que pour orienter la conscience des hommes vers un retour sur leur actes (techouva), vers le ciel, c’est ainsi qu’il faut faire. Mais puisque le peuple juif actuel n’est pas le peuple de la Torah, ces paroles n’ont pas de sens. Comment considerez-vous les injonctions morales des prophètes juifs ? Dans le domaine religieux il n’y a pas de morale. Les prophètes ne connurent même pas la notion de morale, ils exigeaient que l’on serve Dieu. La morale est une notion fondamentalement athée. D’un point de vue concret, la Torah décrit l’intervention active de Dieu, comme le déluge. Oui, mais cela n’ a rien donné ! Mais cela s’est produit ! La Torah témoigne elle même du fait que cela n’a pas marché. Le déluge n’a pas arrangé le monde, la sortie d’Egypte n’a pas conduit le peuple à la foi, le don de la Torah n’a pas empêché que le peuple s’adonne au veau d’or. Tous les prophètes qu’Israël a connu pendant vingt générations n’ont pas réussi a ramener vers le bien ne serait-ce qu’une seule personne. Par contre, vous savez tout autant que moi que des dizaines de générations tout au long des centaines d’années de l’histoire du peuple juif, des masses entières de juifs s’attachèrent à dieu et à sa Torah, et pour elle livrèrent même leur vie. Ces générations ne connurent aucune révélation divine, dans leur réalité il n’y avait aucune allusion à l’existence d’une providence divine sur le monde, bien au contraire. Et c’est précisément eux qui eurent la foi. On apprend de là qu’il n’existe aucun lien entre la foi et la réalité objective. Il me semble qu’il y a là deux questions distinctes : y-a-t-il un lien entre la foi et l’intervention de Dieu, et d’un autre côté, une telle intervention existe-t elle ou pas, tout simplement ? L’histoire ne prouve rien en la matière. A votre avis, ne prouve-t-elle pas l’existence d’une telle intervention ? Si elle eut lieu, elle échoua. Etes-vous d’accord avec moi pour dire que ces dizaines de générations de juifs qui s’attachèrent en masse à Dieu et à sa Torah et étaient même prêt à sacrifier leur vie pour cela, furent des générations pour lesquelles rien au monde ne témoigna d’une providence divine ? Ce que vous dites est difficile, puisque dans toute la littérature on prétend le contraire ! Par exemple, dans le traité Méguila (p.12) on pose la question suivante : « Pour quelle raison les ennemis1 d’Israël de cette génération2 furent-ils condamnés à disparaître ? Quelle est la nature de cette question ? Il n’y a pas de réponse à cela. La guemara, elle, donne une réponse. Il s’agit de réponses données sous forme de paraboles (aggadiques) qui n’ont aucun sens, c’était une sorte de sport intellectuel et de fait, la foi et l’attachement à dieu de ces juifs là, ne dépendait absolument pas du fait qu’ils aient trouvé une réponse à cette question. Mais niez-vous le fait-même que la question se pose ? 1 2 « Ennemis », langage couvert (lachon sagei-nahor) Il est question de la génération de Mordekh’aï et Esther à l’époque de la royauté d’Assuérus. D’un point de vue conceptuel on peut s’amuser avec cette question mais je pense que c’est superflu. Il y a une différence entre nous deux : tu t’occupes de textes et moi de réalité. Pour moi, le judaïsme est une affaire de réalité, pas une affaire de textes ! La réalité du judaïsme c’est que la foi juive s’est maintenue sans aucun lien avec l’intervention de Dieu dans le monde. Ceci est un fait. S’il est question de miracles et d’interventions divines, cela n’ a jamais marché ni amené personne à la foi. Vous connaissez bien évidemment l’histoire d’Elicha ben Abouya, comment il devint l’ « autre ». Une fois qu’il se tient à côté d’un jardin, il en voit le propriétaire qui demande à son fils de monter à un arbre pour recueillir les œufs d’un nid et renvoyer la mère des oisillons, ce qui constitue la mitsva de « renvoi du nid » (chilouah’ ha qen) qui se trouve dans la Torah (deut. 22, 6-7). L’enfant part accomplir ce que lui demande son père, réalisant là bien entendu deux mitsvot à la fois : la mitsva de respecter son père et sa mère et la mitsva de « renvoi du nid ». Or vous savez que c’est précisément et exclusivement ces deux mitsvot qui sont accompagnées dans la Torah des justifications : « pour que tes jours s’allongent » (Ex. 20, 12) et : « pour que tu en bénéficies et prolonges tes jours » (deut. 22,7). En allant accomplir ces deux mitsvot, l’enfant tombe de l’arbre et meurt. Elicha ben Abouya qui connaît bien la Torah et sait ce qu’elle promet mais d’un autre côté est bien obligé de constater que cet enfant est mort alors qu’il allait accomplir ces deux mitsvot, devient « autre » et pour le dire avec les mots de nos Sages « tourna mal3 ». Mais Elicha ben Abouya avait un grand ami, Rabbi Aquiba, qui lui aussi connaissait bien la Torah et ces versets « plein de promesses » mais ne s’affola pourtant pas le moins du monde de cette histoire. De ce Rabbi Aquiba il est dit dans le midrach comment il interpréta le verset de la Torah « Et tu aimeras l’Eternel ton Dieu de tout ton cœur, de toute ta vie et de tous tes moyens » (Deut. 6, 5) en disant : « ‘de toute ta vie’ - même s’il te retire la vie ». Il s’agit de comprendre qu’une foi qui dépend de l’intervention de Dieu dans le monde ne tient pas. Par contre, il y a eu des propos qui se sont malgré tout réalisés, comme la Destruction du Temple, toujours justifiée par des causes sans lesquelles le Temple n’aurait pas été détruit. C’est effectivement ainsi que pensaient les Sages qui tranchèrent dans la halakh’a que si les juifs n’avaient pas transgressé les interdictits de servir un culte étranger, de débauche et de meurtre, s’il n’y avait pas entre eux de haine gratuite, le Temple n’aurait pas été détruit. Tout le monde peut toujours dire « et si… » ! Mais il y a un fait incontestable, c’est que des Justes, des hommes droits et intègres ont souffert et se sont fait tuer tout au long de l’histoire. Il y a une différence énorme entre la foi dans la promesse de Dieu et la foi en Dieu, une différence qui fait contraire. Elicha ben Abouya croyait aux promesses divines, c’est la raison pour laquelle il perdit la foi. 3 Tatsa letarbout ra’a : « partit vers une mauvaise culture ».