CHAPITRE 9 : LA DIVERSIFICATION DES OBJETS ET DES FORMES DE L’ACTION COLLECTIVE. Intro : Depuis le début des années 70, des mouvements sociaux ont émergé sur d'autres sujets que ceux liés au travail, sans que ces derniers ne disparaissent. Ce que l'on appelle les NMS (nouveaux mouvements sociaux) pour les distinguer de ceux de la société industrielle, sont axés sur des enjeux plus culturels. Les nouvelles revendications émanent de la société civile, surtout à travers des associations. Les champs de protestation sont donc plus variés et les capacités de mobilisation sont plus inégales. Il s'organise autour de valeurs et d’identités propres, ils dénoncent des inégalités et des décisions ou revendiquent la reconnaissance de différences et de droits spécifiques. Ces NMS renouvellent des objets et les formes des conflits sociaux, en particulier ils s'appuient sur les médias et ils s'internationalisent, s'adaptant à la nouvelle échelle du pouvoir (mondialisation). Les manifestations antimondialisation démontrent une volonté nouvelle d'alternative au modèle dominant. Par leur existence et leurs résultats, ils contribuent à la transformation des valeurs et normes de la société. I) L'émergence de NMS. 1) De nouvelles luttes. A) Les revendications sont différentes. Jusqu'aux années 60, les principaux conflits qui traversaient les sociétés industrielles concernaient le monde du travail et opposaient le mouvement ouvrier à l'État et au patronat. Les conflits du travail s'appuyaient sur de larges mobilisations, et était porteur d'un projet de société global. On pensait qu'en changeant l'économie on pouvait tout changer. Mais les représentations et volume. Aujourd'hui, beaucoup de mouvements sociaux interviennent en dehors de l'entreprise. Ils ne se coalisent plus entre eux. Les mobilisations collectives sont toujours plus éparses. Les enjeux sont plus spécifiques. Il relève souvent de la sphère privée (exemple : homosexuels). Il concerne les mobilisations qui n'interviennent que sur des segments sociaux ciblés, voire des corporatismes précis. Le déclin des idéologies et la montée de l'individualisme ont marqué les NMS dans les années 90. Les projets de société sont effacés devant la mise en avant de l'individu et sa misère (exemple : sans abri, Sida). B) De nouvelles mobilisations internationales. Les revendications se font de plus en plus à l'échelle internationale. Mais déjà dans les années 60 et 70, de nombreuses clauses justifiaient des actions collectives transnationales (Greenpeace, action contre la faim). Les mouvements antimondialisation actuels revendiquent le droit de participer à l'exercice du pouvoir, aux décisions. Il s'agit de mettre en place des contre-pouvoirs aussi bien face aux firmes multinationales qu’aux états et aux organisations internationales (OI) : OMC, FMI, BM. Il faut combler ainsi le déficit démocratique du fonctionnement de ces institutions. Ces mouvements s'opposent à la mondialisation néolibérale qui les accuse d'accroître l'inégalité et de démanteler les droits sociaux. Ils contestent les politiques appliquées par les organisations internationales aux pays en voie de développement, et s'inquiètent du poids accru des marchés financiers. Plus largement, ces mouvements critiquent le capitalisme, car selon eux, ce système sacrifie les hommes, la culture et l'environnement au détriment de la croissance. C'est Porto allègre (premier forum social) contre Davos (pauvres contre riches). C) L'essor des revendications post-matérielles. Les NMS n'ont pas remplacé le conflit du travail, les revendications matérielles perdurent mais depuis une trentaine d'années on assiste à un développement des revendications post-matérialistes c'est-à-dire portant sur des enjeux symbolique, moraux ou culturels. Les conflits sont toujours plus nombreux mais la société n'est plus structurée par un conflit central. 2) De nouveaux acteurs et des nouvelles pratiques. A) Les nouveaux acteurs Ces nouveaux conflits ne sont plus menés par les syndicats et dépassent le monde ouvrier. Les NMS ne sont plus l'expression directe des classes sociales. La société a perdu en cohésion et les mobilisations protestataires sont toujours plus diluées. Des coordinations, des comités, les associations, des regroupements de citoyens, les collectifs et des minorités actives conduisent ces mouvements. Sur la scène internationale, les O.N.G. se sont multipliées. Les NMS manifestent une défiance explicite devant les phénomènes de centralisation, de délégation d'autorité à des états-majors lointains au profit de l'assemblée générale. B) Les nouvelles formes d'action On assiste également à une remise en cause du « répertoire d'actions collectives » (TILLY). Les NMS recourent à de nouvelles pratiques : pétition, action commando, grève de la faim mais ils recherchent surtout la complicité des médias. Le but est de mobiliser l'opinion publique en utilisant les médias, soit en créant de l'émotion, soit en recourant à des actions spectaculaires, soit en faisant appel à des personnes -ressources qui ont un accès facile aux médias. À l'extrême, ne peut susciter ce que P.CHAMPAGNE appelle des « manifestations de papier » c'est-à-dire des actions collectives qui ne sont qu'un prétexte pour s'adresser directement aux journalistes et à l'opinion publique. Les médias participent à la construction des mouvements sociaux, surtout ceux concernant les exclus, qui sont des acteurs peu mobilisables, et qui ne disposent pas de relais institutionnels permettant de traiter leur problème. Au départ, il y a des victimes (les « sans ») puis des militants associatifs professionnels « entrepreneurs de mouvements sociaux » qui, pour produire de l'action, font ponctuellement appel à des relais des personnes - ressources qui apportent « des armes intellectuelles et culturelles » en même temps qu'un effet d'autorité au mouvement et qui attireront surtout les médias tout en évitant les charges policières. Tous les mouvements sociaux ne disposent pas d'un égal accès aux médias. Certains les utilisent de façon routinière parce qu'ils disposent de fonds suffisants, d'autres n'y accèdent comme moyen de stratégies dites de rupture, où la violence et l'exagération sont utilisées comme recours ultime pour avoir droit à l'image. Enfin les derniers y accèdent grâce à des sympathisants connus. 3) L'institutionnalisation des conflits sociaux La création d'institutions spécialisées dans les thèmes correspondant aux NMS (mystère de l'environnement, ministère de la condition féminine, secrétariat à la consommation) a contribué à légitimer et à institutionnaliser ces nouveaux conflits. Dans la réalité, il faut relativiser l'opposition société civile/État car le développement de certains de ces mouvements s'est trouvé stimuler par les pouvoirs publics. Il existe une collaboration conflictuelle entre les ministères nouveaux et les groupes mobilisés. On a affaire à des administrations militantes dont les responsables sympathisent avec les causes qu'ils ont à gérer et des mouvements partiellement neutralisés par une collaboration institutionnalisée à la définition et à la mise en œuvre de politiques publiques. L'administration, même nouvelle, doit suivre les priorités politiques du gouvernement. II) Les caractéristiques des NMS 1) De l'action collective aux mouvements sociaux Trois notions à distinguer : Les groupes d'intérêts : la présence d'intérêts communs est une condition nécessaire mais non suffisante à la naissance d'un conflit. Un groupe latent n'a pas forcément de volonté collective. Il se transforme en un groupe d'intérêts à partir du moment où il est organisé afin de pouvoir peser sur les décisions des pouvoirs publics. Il ne cherche pas à assumer le pouvoir politique, mais à influencer ses décisions. On peut distinguer trois groupes de pression : les groupes professionnels : syndicats les mouvements de défense non professionnels : parents d'élèves, anciens combattants les groupes de défense d'un intérêt public : associations de consommateurs Les actions collectives et les mouvements sociaux : selon E.NEVEU, pour qualifier une action collective de mouvement social, il faut d'abord un « agir ensemble intentionnées » (ou « une variable d'intention de coopération ») marqué par le projet explicite des protagonistes de se mobiliser de conseil. Cet « agir ensemble » se développe dans une logique de revendication, de défense d'un intérêt matériel, ou d'une cause. Les individus investis dans une action concertée peuvent être les NIMBY ou les porteurs de revendication plus désintéressées, plus universelles. Seules les formes d’action collective concertées en faveur d’une cause, seront désignées comme mouvements sociaux. Les 3 principes du mouvement social selon Alain TOURAINE : Le principe d’identité : un mouvement social ne peut s’organiser que s’il a conscience de sa spécificité Le principe d’opposition : il correspond à la désignation d’un adversaire Le principe de totalité : la proposition d’un contre-projet, une alternative 2) Les caractéristiques des NMS A) La tentative d’affirmation d’identité ou de valeurs spécifiques Ces NMS portent des identités particulières : femmes, écolos, homosexuels,… Ils défendent des valeurs qui leurs sont propres. Au-delà de la dénonciation de la différence, c'est la capacité à les présenter comme des les inégalités illégitimes qui permettent aux minorités conduisant l'action collective de faire reconnaître de nouveaux «lieux » de conflits. Jugée légitime Absence de conflit Inégalité Jugée illégitime Conflit « contre » Jugée discriminatoire Différence Jugée identitaire Conflit « pour » Jugées discriminatoires, les différences peuvent générer un conflit pour le faire cesser ; revendiquées comme composantes d’une identité, elles peuvent donner lieu à un conflit pour obtenir la reconnaissance de droits liées à ces différences. Les minorités actives œuvrent pour la reconnaissance d’un droit à la différence ou d’un droit à la reconnaissance ou plus généralement pour un déplacement des frontières normatives considérées comme arbitraires. B) La structuration par opposition à une situation dominante qu’ils jugent comme leur étant préjudiciable Ces mobilisations collectives s’opposent au pouvoir, qu’il soit politique (Etat), économique (patronat) ou autre (religion) dont elles contestent certains choix. Les NMS contestent tout ou partie de la culture dominante et s’inscrivent dans une logique de lutte contre l’ordre établi, contre les institutions existantes, contre le pouvoir en place et la politique qu'il mène principe d'opposition d'Alain TOURAINE. Cependant, de mouvements sociaux « contre », on passe à des mouvements « pour » : pour la reconnaissance des nouveaux droits, pour l'autonomie, pour l'intégration, pour la diversité culturelle. C) La tentative d'élaboration d'un projet social et politique alternatif Dans certains cas, la contestation débouche sur des projets alternatifs plus ou moins construits principe de totalité (TOURAINE). 3) La nature des NMS selon Erik NEVEU On peut identifier quatre dimensions d'une rupture avec les mouvements anciens (symbolisés par le mouvement ouvrier) : Les formes d'organisation et les répertoires d'action : les NMS se méfient des structures centralisatrices et des formes organisées de protestation (parti, syndicats) et ils ont mis en place un nouveau répertoire l'action. Les valeurs et les revendications : les mouvements anciens se référaient à la production, ils portaient essentiellement sur la distribution des richesses (partage de la VA dilemme salaire/profit). Les revendications sont devenues plus qualitatives, les NMS mettent plutôt l'accent sur des changements culturels, sur un déplacement des frontières normatives, ou sur la résistance au contrôle social. Le rapport aux politiques : Dans les mouvements sociaux de la période 1930 - 1960, la conquête du pouvoir constitue un enjeu central. Avec les NMS, il s'agit désormais moins de s'emparer de l'État que de construire contre lui des espaces d'autonomie (montée de l'individualisme). L'identité de leurs acteurs : Les conflits sociaux de la société industrielle étaient des conflits de classes. Or, aujourd'hui, appartenir aux « amis de la Terre » se définir comme homosexuels, tout ceci renvoie à d'autres principes identitaires. 4) Les interprétations théoriques A) Les NMS sont le reflet des transformations de la société et de ses valeurs (INGLEHART) Ces mouvements renvoient à des évolutions socio-économiques qui ont rendu possible l'émergence de valeurs post-matérialistes tournées vers la satisfaction de besoins non matériels. Ces nouveaux conflits concernent moins la production et l'économie, ils portent sur des valeurs. Il s'agit de défendre des appartenances, des identités. Ils se situent dans le champ de la culture (TOURAINE qualifie les NMS de mouvements culturels). Les revendications se sont déplacées du travail vers le quotidien, et du quantitatif vers le qualitatif : elles portent sur le bien-être, le cadre de vie, l'autonomie des individus, etc. Ces mouvements s'opposent à la bureaucratisation de la société et se différencient des mouvements antérieurs, attaché au progrès matériel. En effet, durant les 30 glorieuses, le fordisme a permis une nette amélioration du niveau de vie des salariés. Conformément à la pyramide des besoins de MASLOW, les besoins humains sont hiérarchisés et les salariés abandonnent leurs revendications matérielles au fur et à mesure de leur satisfaction progressive, au profit d'exigences post-matérialistes c'est-à-dire davantage culturelles. B) Alain TOURAINE et l'historicité Pour TOURAINE, le contrôle de l'historicité est l'enjeu central de la lutte que mènent les NMS. Elle désigne l'action qu'une société exerce sur ses pratiques sociales. Les classes dominantes imposent leur modèle culturel et définissent donc les orientations culturelles de la société. Les luttes découlent de la volonté de participer à la prise de décision. Les NMS constitue une tentative de la classe dirigée d'échapper au contrôle de la classe dominante qui impulse les grandes orientations politiques et économiques en fonction de choix qui servent en réalité les intérêts de la classe dominante. Les classes dominées qui regroupent tous ceux dont les conditions de travail et les modes de vie sont modelés par les choix de la classe dominante contestent la validité des décisions de cette dernière. Il s'agit de lutter contre les appareils et les décisions programmées. Aujourd'hui, le pouvoir est détenu par une technocratie d'État, et il a engendré la naissance de nouveaux acteurs sociaux qui cherchent à orienter l'évolution de la société. C) DAHRENDORF et le contrôle de l'autorité Pour DAHRENDORF, le critère de la propriété des moyens de production a perdu de sa pertinence dans des sociétés où le pouvoir de direction des grandes entreprises se trouve délégué aux cadres salariés, ce que GALBRAITH appelle « la technostructure ». Il propose de reconstruire une théorie des conflits de classes, à partir de l'autorité définie comme le pouvoir légitime de donner des ordres à autrui. La répartition de l'autorité dans chaque organisation partage les individus en deux groupes : ceux qui dirigent/ceux qui obéissent. D'où des intérêts antagonistes opposant les détenteurs de l'autorité, attachée au maintien du statu quo, à ceux qui en sont dépourvus, et de ce fait attachés au changement. Cette interprétation peut expliquer pourquoi on peut trouver beaucoup d'individus issus des classes moyennes dans les associations. 5) Et si les NMS n'étaient pas si nouveaux ? La nouveauté des NMS n'est pas si évidente. Les nouvelles formes d'action empruntent à de vieux standards de l'action collective. Ainsi, pour certains, la diversité des conflits sociaux ne remet pas en cause la lecture en termes de classes sociales. Mais elle implique de nouveaux critères. Et même ATTAC ne serait qu'un avatar ou une réincarnation de l'impérialisme capitaliste cher à Karl MARX. Pour CHAUVEL, de nombreux mouvements trouvent leurs racines dans les classes sociales, il en serait ainsi par exemple de la question féministe. III) Mouvements sociaux et transformation sociale 1) la diffusion de nouvelles valeurs Les NMS ont porté et diffusé de nouvelles valeurs qui étaient jusque-là secondaires dans la société (égalité hommes - femmes, refus de voir l'environnement et la santé atteints au nom de la croissance économique, solidarité avec les exclus). Cela s'est parfois accompagné de l'élaboration et de la diffusion d'un modèle culturel alternatif. Ainsi, les écologistes ont imaginé une société replaçant l'homme au sein de la nature et refusant la logique productiviste. 2) Construction, renforcement et transformation des identités Ce type de militantisme, en faveur d'une autre société ou du moins d'une autre façon de vivre en société, a favorisé l'émergence de nouvelles identités sociales. Le sentiment d'appartenance à une génération (60-huitard, « potes »), à un groupe d'appartenance (homosexuels) ou de référence (antimondialistes) confère une position particulière de la société : il renforce le lien social. 3) Les NMS contribue au changement social Sur la base de valeurs et d'identités collectives spécifiques, ces mouvements font pression sur les discours et les choix politiques. Ils cherchent à faire changer un certain nombre de normes et donc à faire évoluer le cadre légal. Le mouvement féministe : Objectif : égalité juridique, sociale et économique 1944 : droit de vote 1967 : autorisation de la contraception 1970 : autorité parentale conjointe 1975 : loi VEIL qui autorise l'avortement 1982 : remboursement de l'IVG 1998 : loi sur la parité en politique. Le mouvement écologiste : Objectif : lutter contre les atteintes à l'environnement : de nouveaux arbitrages croissance/pollution 1970 : « halte à la croissance » 1971 : création d'un ministère de l'environnement 1992 : premier sommet de la Terre 1997 : protocole de Kyoto 2002 : secrétariat d'État au développement durable Le mouvement homosexuel : Objectif : la lutte contre l’homophobie, droit à la différence 1982 : dépénalisation de l'homosexualité 1999 : PACS 4) Vers une nouvelle conception de la citoyenneté Les NMS jouent un rôle d'éducation civique. Ils permettent la diffusion de valeurs nouvelles. Ils poussent les individus et à l'action, à participer à l’élaboration des décisions qui concernent leur avenir. Ils promeuvent une citoyenneté active, et par là même, une démocratie participative. À travers eux, la société change et s'auto produit : pression sur le système politique, participation à la formation du droit, rôle dans la transformation des représentations sociales et culturelles. À travers la citoyenneté, ce sont des valeurs de responsabilité et d'engagement qui sont mis en avant. Classiquement, la citoyenneté présuppose l'acquisition de la nationalité du pays où elle s'exerce. Mais de + en +, on voit émerger une citoyenneté transnationale qui se manifeste à l'occasion des mobilisations antimondialistes, une citoyenneté supranationale incarnée par la citoyenneté européenne (1992 : Maastricht), qui s'ajoute à une citoyenneté locale, fondée sur un engagement associatif.