LETTRE A MENECEE, Cours sur une œuvre de lecture suivie EXPLICATION DU TEXTE : Introduction : a) Pourquoi une méthode du bonheur ? Epicure propose une méthode du bonheur dans cette lettre, qui comporte deux originalités : -c’est une méthode corrective. Elle ne concerne que ceux qui ne parviennent pas à être heureux. Sous-entendu que ce n’est pas la seule méthode possible, même si elle lui semble la plus efficace. Elle repose, comme il l’indique en préambule, sur l’activité philosophique, au sens à la fois de réflexion sur soi-même et de connaissance du monde qui nous entoure. Et elle est très simple : il s’agit dêtre heureux le plus rapidement possible. -c’est une méthode qui s’appuie sur un présupposé original : elle suppose que l’homme est naturellemet heureux. Le malheur est donc comme une maladie dont il souffrirait et qu’il faut guérir. Mais ce bonheur naturel à l’homme n’a rien à voir avec ce qu’on appelle spontannément bonheur (réalisation de tous ses désirs). Il ne s’agit pas de trouver le bonheur au sens de me donner les moyens de satisfaire tous mes désirs, mais de faire disparaître ce qui m’empêche d’y accéder : le malheur. Le bonheur ici, c’est l’absence de malheur, dans lequel je peux profiter sereinement de certains plaisirs, qui ne sont pas infinis, car l’homme ne peut disposer dans toute société que d’un pouvoir limité. Il y a donc des désirs absurdes. Pourquoi les ressent-on ? Parce que je suis malheureux, c’est-à-dire malade, troublé. Donc je ne désire plus naturellement, je désire -pour me divertir de mon malheur- toutes sortes de choses vaines et irréalisables qui ne me viendraient même pas à l’idée si je n’étais pas malheureux, comme être le plus riche, l’homme le plus honoré … Je ne peux être heureux, c’est-à-dire profiter des plaisirs que je ressens dans ma vie qu’à deux conditions : l’aponie (absence de trouble du corps) et l’ataraxie (absence de trouble de l‘âme). Ces deux conditions sont ce que recherche naturellement l’homme. Donc la méthode que construit Epicure ne cherche pas tant à me rendre heureux qu’à me permettre de profiter à nouveau d’un bonheur qui est donné à l’homme dès son enfance, qui suppose l’absence d’inquiétude. Elle suppose, parce que je n’y arrive pas en étant insouciant, l’accès à un exercice particulier de la raison, et la mise en place de ce qu’il appelle Béatitude (aponi et ataraxie). Une fois l’accès à celle-ci assuré, tout ce qui m’arrive dans ma vie me permettra d’être heureux, même la souffrance car elle ne m’inquiètera plus. Je serais alors « tel un dieux parmi les hommes », car satisfait de tout, et jamais troublé. Epicure ne cherche pas tant à me rendre heureux qu’à me garantir l’accès inconditionnel au bonheur, que je trouverai en suivant ensuite mon chemin, mes inclinations, mes goûts ou la vie qui m’est donnée. b Plan de la lettre à Ménécée : Voyons donc quelle est cette méthode qui doit me permettre de retrouver un bonheur perdu depuis l’enfance : Elle se découpe en deux temps : Une fois le préalable à toute méthode donné, (il faut faire de la philosophie), Epicure ennonce des conditions négatives au bonheur : ne pas craindre la mort et les dieux. Elles sont négatives, car la crainte de la mort, comme des dieux sont des passions. Comme toute passion (cf les stoïciens) elles troublent mon esprit. Elles empèchent l’exercice de ma raison, qui ne sait plus distinguer quels sont les désirs possibles à réaliser et qui correspondent à un vrai besoin du corps. Elles favorisent la création de désirs substitués, où je ne sais plus lesquels sont miens et lesquels sont produits par la société. Or il est facile de comprendre (cf Freud) que si je passe mon temps à réaliser des désirs qui ne me sont pas propres, je n’en ressors pas satisfait, je n’y trouve pas vraiment de plaisir, et il me manque toujours autant de choses. Donc le manque ressenti m’empèche d’être heureux. Tant que je ressens la crainte, je ne pourrai jamais être heureux, quoique je fasse. Donc ce sont des conditions préalables à toute recherche du bonheur. Pour m’en libérer, Epicure propose un double travail : sur les causes de ces craintes (l’ignorance, qui favorise l’imagination qu’un mal peut nous arriver). On ne remédie à ces causes que par la connaissance scientifique. Et une fois ces causes anéanties, sur leur mise en pratique : il faut comprendre le lien entre l’ignorance d’un événement et mon comportement, grâce à une réflexion personnelle, pour pouvoir corriger ces comportements volontairement. Puis Epicure enonce ce qu’il appelle des conditions positives au bonheur : le calcul des plaisirs et des peines, ou prudence, et la capacité à supporter la souffrance. Ici encore, ces deux conditions ne signifient pas que je suis heureux immédiatement, mais leur application doit me libérer de toute souffrance (objective cette fois, et non imaginée) excessive que mon corps ou mon esprit n’aurait pas la force de supporter, et qui me prive souvent d’un bonheur acquis, en rendant celui-ci illusoire car non durable . Ces deux condtions sont plus pratiques : il nous propse des « recettes », une diététique de vie, qui me rendrait heureux si je l’appliquais. Mais ces recettes s’appuient implicitement sur des connaissances scientifiques, ce qui légitime leur universalité et leur efficacité. Une fois ces quatres remèdes appliqués dans l’ordre, je ne peux plus me dire malheureux. Donc les plaisirs ou satisfactions que je pourrais rencontrer dans ma vie suffiront à me rendre heureux. Ils suffisent donc, en supprimant les sources de souffrances insurmontables à m’éviter d’être malheureux. Mais il faut admettre une chose : mon bonheur, analogue à celui des dieux, ne sera jamais le même que celui qe peut ressentir un être parfait, tout puissant et immortel dont je rêve aujourd’hui. Mais ne souffrant pas trop, je l’admettrai facilement : il ne me manquera plus ce bonheur idéal et illusoire. DECOUPAGE DETAILLE DU TEXTE : A) PREAMBULE : (§ 122) - Il est urgent de devenir heureux car nous mourrons demain. - La satisfaction de nos désirs ne nous rend pas heureux. Il faut donc changer de méthode. -Seule la philosophie peut nous donner le bonheur. -Il est donc urgent de philosopher, c’est-à-dire non pas acquérir des connaissances, mais transformer sa vie en la pensant. Comment faire ? il y a quatre conditions B) CONDITIONS NEGATIVES DU BONHEUR : (§ 123-127) Il faut d’abord se libérer de certaines opinions fausses pour ne plus craindre ce qui n’a pas lieu d’être. I PREMIERE CONDITION NEGATIVE DU BONHEUR : § 123-124,5 Des dieux : il ne faut pas en avoir d’opinions fausses de façon à ne pas les craindre a) Il faut rompre avec la religion populaire et savante des platoniciens, car elles sont la cause essentielle du malheur humain, et reposent sur une fausse piété. b) Il faut avoir une connaissance exacte de ce que sont les dieux, en se fondant sur la prénotion que chaque homme possède en son fond. II DEUXIEME CONDITION NEGATIVE DU BONHEUR : § 124,6- 127,6 De la mort : il ne faut pas en avoir d’opinion fausse de façon à ne pas la craindre a) Ce que l’on craint dans la mort : b) Les effets de la crainte de la mort c) Il n’y a rien à craindre dans la mort : EXPLICATION C) CONDITIONS POSITIVES DU BONHEUR : (§ 127-135) Vivre sans crainte, ce n’est pas vivre heureux. Et il ne suffit pas de ne pas souffrir pour l’être, sinon les huîtres apathiques le seraient, comme les pierres. Comment faire, donc, pour être effectivement heureux ? I PREMIERE CONDITION POSITIVE DU BONHEUR : § 127-132 De la vie prudente : il faut réguler ses désirs a) Des plaisirs : la nature recherche les plaisirs, il faut donc assouvir certains plaisirs. La question est de savoir lesquels, et de quelle façon : comment distinguer désirs et plaisir . b) Des désirs : Tous les désirs ne sont pas naturels. Certains désirs, comme nous l’avons vu, sont les produits de l’angoisse. - Il faut donc distinguer différents types de désirs : vains : à proscrire. Il s’agit d’une part de désirs naturels illimités (manger comme un goinfre…), d’autre part de désirs ni naturels ni nécessaires. naturels. Et parmi les désirs naturels, il y a des désirs simples et d’autres nécessaires. Ces désirs nécessaires peuvent être nécessaires à la vie ( avoir faim, soif), au bien-être du corps (se protéger du froid …), au bonheur, ou bien-être de l’âme (philosopher. Les désirs naturels simples : ils visent l’agréable, en tant qu’il n’entraîne aucune douleur (désir sexuel, désir esthétique). c) Le plaisir selon la nature : L’analyse des désirs grâce à la philosophie nous permet d’apprécier une recherche du plaisir conforme à notre nature. Le bonheur est alors possible, dès lors que l’on recherche, c’est-à-dire désire pour le corps l’absence de douleur et pour l’âme l’absence de crainte. d) Il faut donc agir de façon à souffrir le moins possible, et faire le calcul des plaisirs et des peines avant de désirer agir. e) Enfin, les vertus ne doivent pas être recherchées pour elle-même mais pour le bonheur qu’elles peuvent apporter, et n’ont de valeur que comme telles. II DEUXIEME CONDITION POSITIVE DU BONHEUR : § 133-135 Pour ne plus craindre la mort, se libérer de la douleur … Il faut nécessairement croire que certaines choses sont en notre pouvoir, c’est-à-dire que l’homme n’est pas soumis à un destin, même s’il est soumis à la nécessité, autrement dit, que l’homme est libre dans une certaine mesure. a) Comment la nécessité est-elle compatible avec la liberté : la théorie du Clinamen b) Qu’est-ce que le hasard ? c) La contingence, en tant qu’indétermination rend possible l’action libre. D) CONCLUSION : LE SAGE (§ 135) Le sage est heureux car il est dans la vérité, comme un Dieu, il est donc libre et connaît la paix EXPLICATION DETAILLEE DU TEXTE : I PREAMBULE : § 122 Ce paragraphe veut montrer deux choses : qui si l’on est malheureux, le seul outil pour acéder au bonheur, c’est la philosophie. Et que si je suis malheureux, c’est urgent de s’y mettre que je sois jeune ou vieux. a) Pourquoi la philosophie est-elle un préalable à la méthode du bonheur ? On a vu que chez Platon aussi c’est un préalable. Il faut faire de la philosophie, des maths, de la bio… pendant un nombre d’années indéfini. Dans ce cas, je ne suis pas prêt d’être heureux. Mais ici, il faut entendre cela en un sens différent. La philosophie n’a aucun intérêt pour Epicure du point de vue de la méthode de penser qu’elle permet d’acquérir, raison pour laquelle il faut philosopher chez Platon. Et l’intérêt des connaissances qu’apporte la philosophie est limité. La philosophie ici est un outil de la raison qui m’aide à juger, mais cette philosophie ou réflexion ne demande pas de connaissances préalables, seulement de distinguer le vrai de l’opinion, et de douter de ce qui semble évident. Et cette réflexion repose sur un contenu scientifique (aujourd’hui on dirait connaissance physique et biologique) qui fonde les bases de mes raisonnements « de bon sens » En fait, on comprend bien, comme il le dit dans les deux autres lettres (lettre à Herodote et lettre à Pytoclès), que seules quelques connaissances faciles à apprendre et que je n’ai même pas besoin de pouvoir démontrer absolument nous intéressent : celles qui ont un rapport avec notre vie quotidienne, et dont l’ignorance est cause de passion, c’est-à-dire oblige l’imagination à inventer des explications farfelues qui légitiment la peur. Les connaissances intéressantes sont ainsi de deux types : -celles qui me permettent de me connaître moi-même, comment fonctionne mon corps, (donc surtout ce qu’on appellerait aujourd’hui la biologie), car sans elles, la consicence ne peut pas savoir de quoi j’ai besoin objectivement. -celles qui me permettent d’expliquer des phénomènes extraordinaires, qui me surprennent et que je ne comprends pas spontanément grâce à l’exprérience sensible, ou aux prénotions, comme la mort, les phénomènes célestes, ou météorologiques (foudre, séismes, inondations …) Ces connaissances sont construites par des savants, qui passent leur vie à les construire. Mais pour être heureux, je n’ai pas besoin de refaire le chemin qu’ils ont fait. Je peux me contenter des résultats, et de quelques éléments de preuves élémentaires qui m’aident à les comprendre, qui les rendent vraissemblables et m’aident à interpréter mon expérience sensible, sinon fiable. Ainsi, je peux apprendre la philosophie en quelques heures pour Epicure (le temps de lire et de comprendre les deux lettres qui précèdent celle à Ménécée), et ensuite, j’aurais qu’à réfléchir lorsque je devrais agir. Ces connaissances sont faciles d’accès, ne demandent pas d’efforts inconsidérés, ne sont pas réservés à une élite qui n’a rien d’autre à faire, et m’aideront à me libérer de mes craintes comme nous le verrons. b) Pourquoi est-il urgent de philosopher qu’on soit jeune ou vieux ? Pour les mêmes raisons qui conduisent Epicure à réduire l’apprentissage de la philosophie au strict nécessaire pour être heureux : L’homme est mortel, c’est un fait indéniable, et comme Epicure est matérialiste (il pense que tout ce qui existe est composé de matière, en l’occurrence d’atomes), il est convaincu que les corps ne survivent pas à la mort : l’esprit n’est pas une autre chose qu’un organe du corps. Le corps mort, l’esprit ne vit plus. Il l’explique clairement lorsqu’il montre pourquoi il ne faut pas crainde la mort. Donc nous n’avons qu’une seule vie pendant laquelle il faut atteindre le bonheur, qui est naturellement l’objectif de chacun. Et - comme le souligne Pascal- le drame, c’est que nous ne savons jamais quand nous allons mourir. Donc il est urgent d’être heureux avant de mourir, si c’est l’objectif de notre vie. On ne se reprochera jamais d’avoir été heureux plus longtemps que prévu. Par contre tout homme voyant la mort arriver avant d’avoir été heureux, car la méthode choisie, comme celle de Platon est trop longue pour la vie qui lui est impartie, le regrettera. Inversement, les hédonistes, qui choisissent de vivre au jour le jour, sans tenir compte de la durée possible de leur vie, peuvent se retrouver confrontés à la mort en n’étant plus heureux car, en mourrant vieux, ils doivent assumer les conséquences de leurs choix inconscients plus jeunes (maladie, accident, prison …). Donc comme je ne sais pas quand je vais mourir, il faut absolument pour ne rien regretter (le regret est une passion qui m’empèche d’être heureux), que je me dépèche d’être heureux, et que je le sois le plus longtemps possible. Mais dans ce cas, on peut considérer que Epicure devrait s’adresser à tous les hommes, et pas seulement aux jeunes ou aux vieux. Pourquoi n’est-ce pas urgent pour tout homme de faire de la philosophie pour être heureux ? Il y a des hommes actifs heureux, parce qu’ils ont accomplis leurs rêves, sont occupés par leurs activiés … l’adulte ni jeune ni vieux est soit déjà heureux, et dans ce cas n’a pas besoin de méthode pour l’être, ou n’en ressent pas le besoin. Celui qu’il faudrait convaincre, c’est celui qui, trop occuppé par ses affaires, voit bien qu’il n’est pas très heureux, mais a trop à faire pour s’en inquiéter. Mais celui-ci n’est plus disponible pour mettre en place une méthode du bonheur, il n’a pas le temps, il est trop dépendant du divertissement. Et l’adulte malheureux ? On peut considérer qu’il s’inquiète déjà d’une manière d’être heureux pour remédier à ses difficultés. Donc il n’est pas à convaincre. Les jeunes et les vieux sont donc ces individus qu’une exhorte doit suffire à convaincre et qui ont le plus besoin d’une méthode de bonheur. Reste qu’ils ont besoin d’une méthode légèrement différente, car ils souffrent de choses différentes : -Le jeune ne sait rien. Pourquoi commencer par cette méthode du bonheur ? N’a-t-il rien de plus urgent à faire ? Il doit acquérir une bonne méthode du bonheur pour deux raisons. La première raison, c’est qu’étant jeune, il n’a pas encore de convictions bien arrétées, mais plutôt des habitudes de pensées, dont il peut encore facilement se défaire. Il lui sera alors facile de se libérer des opinions infondées qui suscitent la crainte. Et parce que, sans expérience, il ressent le besoin d’outils pour comprendre le monde et savoir coment agir : son ignorance peut l’inquiéter. Il a besoin de guide pour réussir sa vie. Donc la méthode d’Epicure a un double intérêt : elle va l’aider à construire des opinons vraies, et lui évitera de développer des passions sans fondement, et par ailleurs, elle lui permet de régler sa vie pour avoir l’assurance d’accéder au bonheur, ce qui le libère de l’angoisse de l’échec. -Le vieux a terminé sa vie. Son expérience personnelle tient lieu de connaisances. Ce n’est pas maintenant qu’il va renoncer radicalement à tous ses préjugés ou convictions. Donc à quoi bon philosopher ? Il est sant doute trop tard. Ici, la méthode ne vise pas à revoir ses connaissances. Elle doit permettre celui qui termine sa vie d’affronter la crainte de la mort, car il a bien vécu, et faute d’avoir eu conscience de ce bonheur passé, il peut le découvrir rétrospectivement grâce aux souvenirs . Par ailleurs, la vieillesse est souvent l’âge de la maladie, de la faiblesse (les forces déclinent). Donc les vieux souffrent de leur diminution physique, de leur impuissance, et de perdre petit à petit tous ceux qui les entourent. Objectivement, ce sont donc ceux qui sont (statistiquement) les plus susceptibles d’être malheureux. Donc ils ont besoin d’outils pour supporter la souffrance et empêcher celle-ci de me faire oublier le bonheur vécu, et le bonheur qu’ils peuvent encore vivre. Ces deux âges sont donc des âges de mutation : la vie se transforme et déstabilise. Ce sont donc ceux qui ont le plus besoin d’aide pour se convaincre que la recherche du bonheur n’est pas superficielle, facultative, ou vaine, et ce sont ceux qui, déstabilisés par les changements sont le plus à même de revoir leurs attitudes pour modifier leurs rapports au monde et en tirer tous les bénéfices. Pour les autres, à chacun d’adapter cette méthode à soi-même. II CONDITIONS NEGATIVES DU BONHEUR : § 123-127 Avant d’espérer être heureux, maintenant que je suis convaincu qu’il est urgent que je fasse tout pour le devenir, je dois me libérer de ce qu’Epicure semble définir comme les deux obstacles essentiels au bonheur : la crainte des Dieux et de la Mort, qui suscitent les passions, troublent mon esprit, et m’empèche de distinguer clairement ce qu’il est plus prudent de faire, ce dont j’ai besoin et ce dont je peux me passer. Ces conditions sont dans l’ordre : je ne peux pas ne pas craindre la mort si je crains les dieux. C’est bizarre car si je ne suis pas croyant, je ne crains pas les dieux. Donc spontanément, on penserait qu’il est plus important de ne pas craindre la mort que de ne pas craindre les dieux. C’est que la religion est déjà une réponse à la crainte de la mort, mais une réponse très ambiguë et problématique, que critique ici Epicure : le croyant ne craint pas la mort, il craint le jugement divin. Or, il n’est pas dit que ce soit mieux : on constatera qu’il craint le jugement divin pour ne pas craindre la mort, et que cette crainte est une fausse réponse à la crainte de la mort. Je dois commencer par la déconstruire si je suis croyant la crainte du jugement divin pour comprendre que c’est un délacement de la crainte de la mort, que je découvrirai à l’œuvre dans toute sorte d’autres croyances ou désirs. A/ IL NE FAUT PAS CRAINDRE LES DIEUX : § 123-124,5 Ici, Epicure veut démontrer deux points : 1)les hommes craignent les dieux, mais c’est parce qu’ils ont une connaissance impie de ceux-ci, et que cette conception est entretenue par la religion, qui (c’est implicite ici) exploite cette crainte pour s’assurer un pouvoir sur les hommes et leur comportement. 2) Il faut donc corriger cette conception erronée des dieux, ce que je peux faire naturellement, en me fiant à mes prénotions. Lorsque je saurai qui sont le dieux, je ne les craindrai plus. Ce passage est à rapprocher très clairement de la critique de Marx de la religion, dont il dit que « c’est l’opium du peuple » qui s’est largement inspiré sur ce point de ce texte (on le sait car Marx a fait sa thèse de doctorat sur Epicure). Ce qui les distingue, c’est que Marx en tire des conséquences politiques, là où Epicure ne s’intéresse qu’à la recherche d’un bonheur individuel. Rappel : Chez les grecs, il y a une religion d’Etat. Donc tout le monde doit croire en l’existence des dieux telle qu’elle est racontée par la mythologie . Ceux qui doutent de la vérité des textes sacrés sont condamnés à mort. Aussi, lorsque Epicure dit qu’ils ne faut pas craindre les dieux car la multitude a une définition impie des dieux, c’est une attaque très violente, autant que celle d’un athé qui douterait à voix haute de la vérité des textes musulmans dans un pays comme l’Arabie Saoudite. Pourquoi critiquer la manière dont la religion pense les dieux ? Le texte fait ici la critique des croyances et pratiques religieuses de l’époque, et plus généralement critique le fonctionnement de toute institution religieuse, parce qu’elle repose sur des croyances non raisonnables et qu’elle entretient la peur. Mais elle ne l’entretient pas exprès. Cette peur est à l’origine de mes croyances religieuses. Le problème, c’est qu’au lieu de corriger cette peur, la religion l’entretient. Pourquoi les hommes, quelque soit la société dans laquelle ils vivent, contruisent-ils une institution religieuse ? Les histoiriens ont montré depuis longtemps que ce qui caractérise toutes les civilisations humaines c’est le rapport au sacré (et donc à la divinité) qu’elles entretiennent. Plus précisément, on trouve la trace de ce rapport essentiellement dans les rituels funéraires. La croyance en un dieu semble intimement liée pour l’homme au rapport à la mort. De fait, c’est parce que je crois en l’existence de quelque chose après la mort, que j’imagine que le corps du défunt ne disparaît pas (c’est inimaginable que celui que j’aime, avec lequel j’ai tant partagé disparaisse d’un coup, et qu’il n’en reste rien) que je comprends, enfant, la fonction des divinités : les dieux me garantissent un autre monde après la mort. De ce fait, l’existence des dieux transforme l’anéantissement terrifiant de la mort en un passage vers une autre vie. Mais cette vie pourrait être pire que celle que je connais. Donc les dieux doivent pouvoir me fournir des garanties sur cette vie future, qu’elle sera meilleure que celle que je vis. Mais cela ne peut se faire qu’à une condition : l’obéissance à leurs lois, ce qu’ils jugeront à ma mort. La religion déplace alors le problème : elle donne un sens à la mort, elle confirme une intuition de mon imagination. En faisant cela, elle me libère d’une partie de la souffrance que chacun ressent quand il perd un proche, et de l’inquiétude que je ressens lorsque je j’essaie de m’imaginer ce qui se passera à ma mort. Mais elle lui donne un sens à condition que je respecte les règles dictées pas les dieux. C’est même ces règles qui donneront du sens à ma mort : si je les ai trahies, je serai justement puni. Sinon, je serai récompensé. En faisaint cela, la religion réintroduit du choix là où je semblais condamné au déterminisme et à l’absurde. Mais en contrepartie, je dois craindre le jugement divin. Car les dieux voient tout, même ce que j’ignore en moi et ils pourraient me punir de fautes que je ne sais pas avoir commis, dont je ne me suis pas (ou pas assez, ou pas sincèrement) repenti. Je n’ai pas de prise sur leur jugement, je ne peux pas les convaincre de ma bonne foi. Mon avenir est alors entre les mains d’un être supérieur que je ne contrôle pas et ne comprends pas toujours bien. A cela, il faut rajouter que le histoires mythologiques sont remplies en Grèce de récits terrifiants : les dieux semblent déborder d’imagination pour punir les fautifs, et ils semblent inflexibles. Donc je ne crains plus la mort, mais le jugement des dieux et le pouvoir qu’ils possèdent de me condamner à une souffrance éternelle, et je ne peux même pas comprendre que ces histoires que j’imagine sont l’expression d’une peur , elle réelle et fondée : celle de la mort. Donc je ne peux pas soulager cette crainte. Mais si je comprends que les conséquences de cette crainte des dieux, (l’angoisse, la peur de mal faire) m’empêchent d’accéder naturellement au bonheur, je ne vois pas comment cette crainte peut être dépassée ou être infondée : objectivement, je ne suis pas maître des dieux, et ne peux contrôler de mes actions que ce qui dépend de moi et ce dont j’ai conscience. Peut-on ne pas craindre les dieux ? Epicure ne propose d’agir que sur ce qui est en mon pouvoir, donc mes pensées, mes désirs… Ici, cela signifie dissocier les dieux et la connaisssance raisonnable que j’en ai d’une peur qui leur préexiste et qu’ils n’ont pas à légitimer : ce n’est pas parce que j’ai peur de mourir, que les dieux me condamnent au malheur. Le problème, c’est qu’il n’y a pas de science des dieux hors de la religion. Donc comment savoir ce qu’ils sont rationnellement, sans mélanger à la perception, à l’opinion que j’en ai ma peur ? On sait, en effet, que toute opinion est une construction à partir de la sensation d’une image qui prend sens en fonction de mes désirs (donc de ma peur). Pour savoir ce que sont les dieux indépendemment de ma peur, et donc savoir si ma représentation est vraie, Epicure fait appel implicitement à un point un peu technique de sa théorie, à ce qu’il appelle « la prénotion » que chacun a des dieux. Cette prénotion est convoquée à d’autres moments, dans la lettre à Hérodote (sur les fondements de la physique) pour prouver l’existence d’atomes qui composent les corps. Qu’est-ce que c’est ? On constate qu’il est impossible de voir les atomes des choses, dont on sait aujourd’hui pourtant qu’ils existent. De même on ne voit jamais les dieux. Mais pour qu’on en ait l’idée (la définition), il faut que cette idée vienne de quelque part. Il y a deux solutions : ou bien je j’ai créée, ou bien je l’ai découverte. -Si je l’ai découverte, c’est que je l’ai perçue. Ou je l’ai perçue parce qu’elle est déjà inscrite das mon esprit dès ma naissance (elle est innée, comme le défendra Descartes), ou je je l’ai perçue grâce à mes sens. La première solution est exclue par Epicure pour une raison facile à comprendre : mon esprit, à ma naissance, c’est un organe, composé de matière. Pour lui, il n’existe dans le monde que des atomes et du vide. Pas de substance spirituelle. Or, la matière ne possède pas d’idée. C’est son exercice qui contribue à leur création. Donc à ma naissance je ne possède pas d’idée. Pour défendre le contraire, il faut défendre l’idée selon laquelle l’esprit a toujours existé, que ce n’est pas le produit de l’activité matérielle des cellules, mais que c’est « une chose » indépendante qui se retrouve pour un moment dans le corps). Donc cela semble difficile ici : les idées que je possède des dieux ne sont pas perçues. -Les idées sont donc des créations de mon activité cérébrale. En même temps, l’homme ne peut rien créer à partir de rien. Précisément, ce n’est pas un Dieu. Même les animaux imaginaires, il les crée à partir de quelque chose qu’il a perçu : une licorne, c’est une idée qui associe deux choses connues : un cheval et une bête avec une seule corne. Un outil possède des analogies avec des objets naturellement existant …A l’origine de l’idée, il y a donc des prénotions, ou petites perceptions inconscientes ou incomplètes que j’ai associé ensemble. Ces prénotions, je les possède car le les ai perçues distinctement grâce à la sensation. Donc, même si je ne peux pas connaître scientifiquement cette idée, si je ne peux pas la percevoir clairement, elle repose sur une prénotion perçue, qui a forcément pour origine quelque chose qui existe. J’ai donc une idée de dieux, même si cette idée est une composition erronée, parce que j’ai perçu des prénotions des dieux dans le monde. Or ces prénotions sont, pour épicure, forcément objectives même si elles sont parfois incomplètes. En effet, il ne s’agit pas d’une représentation construite grâce à mon imagination, mais de l’effet sur mes sens d’un objet existant, et que j’interpèrte souvent mal. La sensation n’est jamais trompeuse, même dans le cas des illusions d’optiques. En effet, quand je vois une tour carrée ronde, ce n’est pas parce que mes sens sont trompeurs, c’est parce que ma sensation est imprécise, et que pour ne pas me retrouver dans l’hésitation, je me hâte d’interpéter cette sensation incertaine. Quand je trouve le miel amer, il l’est, ce n’est pas une illusion, car c’est bien l’effet qu’il a sur mes organes malades. Je me trompe car ce qui est vrai c’est « le miel est amer quand je suis malade », « la tour est ronde quand je suis loin »… Et moi je dis que c’est toujours vrai. Donc les prénotions sont toujours vraies, car elles expriment précisément le lien entretenu entre la chose et mon corps à un moment donné. Aussi, si je parviens à distinguer dans mes idées des dieux ce qui relève de mon interprétation et de ce qu’ai perçu, alors, je saurais qui sont ces dieux, et si ma crainte est fondée ou non. Pour cela, je recherche ce que chacun perçoit des dieux. Or, ce que je retrouve, c’est une définition en creux : les dieux sont immortels et pas moi, ils sont bien-heureux, et pas moi, et ils sont parfaits. Cela, chacun peut le ressentir profondément. Donc cela est conforme aux prénotions que chacun a des dieux. A partir de ces prénotions universellement partagées, je peux tenter d’établir une connaissance raisonnable des dieux (ce que je peux connaître d’eux seulement à partir de cette définition, par déduction, et en articulant cette définition à d’autre chose que je sais). Il y a une certaine cohérence dans cette définition : les dieux sont immortels et bienheureux parce qu’ils sont parfaits, c’est-à-dire qu’il ne leur manque rien. S’il ne leur manque rien, cela suppose qu’ils ne désirent rien de particulier : il n’ont pas de manque, d’imperfection, de défauts à combler. Donc leur bonheur n’est pas le fait de la satisfaction de tous leur désirs, mais de leur absence de désirs particuliers. On comprend le renversement qu’opère la multitude : peu soucieuse de la cohérence de ses prénotions, elle plaque sur leur dieux une vie humaine. Pour l’homme, être heureux, c’est aussi ne pas ressentir le manque. Mais comme l’homme est imparfait, pour ne pas manquer, il doit satisfaire ses désirs, il doit agir… la vie qu’il mêne est ainsi l’exact opposé de la vie divine. L’homme s’agite pour ne pas trop manquer parce qu’il est imparfait et mortel : son corps s’abîme, il est malade, se blesse, et il lui faut satisfaire ses besoins pour réparer ces manques vitaux. Les dieux sont presque immobiles. Car ils sont immortels et parfaits. Donc leur corps ne s’altère pas (on n’imaginerait pas un dieu malde), ils n’ont besoin de rien. Et comme ils sont parfaits, sans défauts, ils n’ont pas besoin d’agir pour corriger leurs défauts. Comment, dans un tel contexte, imaginer les dieux s’amuser à punir les hommes, se mêler de leur vie ? En supposant que les dieux jugeront ma vie, ou revendiquent un pouvoir sur celle-ci, je fais mine d’ignorer ce qui definit essentiellement le dieu : sa perfection et son immortalité . C’est en cela que je fais preuve d’impiété pour Epicure. Mais réciproquement, si je définis les dieux tels qu’ils sont, je ne dois plus les craindre : ils ne se mèlent pas des affaires des hommes. Reste deux questions : à quoi servent des dieux qui existent mais ne se mèlent pas des affaires humaines ? N’est-ce pas une sorte d’athéisme déguisé ? Et pourquoi Epicure ajoute-t-il qu’ils vivent dans les intermondes ? Les dieux vivent dans les intermondes Un mystère demeure : pourquoi les dieux sont-ils immortels ? S’ils n’étaient qu’esprit, je pourrais le comprendre. Mais chez Epicure, il n’y a que des atomes et du vide. Donc si les dieux ont un esprit, il existe grâce à des organes. Donc un corps. Si les dieux ont un corps, pourquoi seraient-ils immortels et échapperaient-ils à la maladie, aux blessures … ? Et on serait tenté plutôt que de rechercher un bonheur analogue aux dieux, de devenir immortels comme eux, grâce à la médecine, à la technique, à la biologie… C’est que l’immortalité divine n’est pas le fait d’un caractère propre du corps pour Epicure. Elle est la conséquence du lieu dans lequel ils vivent. Les dieux ne vivent pas sur terre. Ils vivent dans les intermondes, au-delà de l’atmosphère, là où le atomes en mouvement sont en nombre nettement plus limité. Comme ce lieu est presque vide, les corps divins ont un mouvement atomique très limité : ils perdent très peu d’atomes, attirés par des objets extérieurs, et donc ne s’altèrent pas. Cette explication un peu fantaisiste a plusieurs conséquences qui interressent Epicure : si les dieux venaient sur terre s’occuper des hommes, ils deviendraient mortels comme nous, la terre étant un lieu dense en atomes, corps, mouvements, chocs… Ils n’y ont donc pas du tout intérêt. Si les dieux réalisaient autant de désirs que nous, ils deviendraient mortels, car le désir cause l’inquiétude (absence de tranquilité), met le corps en mouvement, lui fait perdre de l’énergie, donc augmente ses besoins. Enfin, si ls dieux ne vivaient pas si loin, on en aurait une perception bien plus précise, et on ne comprendrait pas pourquoi tout homme a une prénotion des dieux (je n’en ai pas forcément des peuples vivant dans le désert australien) et pourquoi elle est si floue. Pour expliquer cela, il faut que les dieux soient suffisamment loin, comme le soleil, et indistincts. C’est donc au nom de la cohérence du raisonnement qu’Epicure place les dieux dans les intermondes, avec les astres, immortels comme eux, dotés comme eux d’un corps. Les dieux ne se mèlent pas des affaires humaines : Les dieux n’existent pas pour servir à quelque chose, selon Epicure. Le supposer, c’est déjà prouver a postériori que la religion, en donnant une fonction pratique aux dieux répond à un besoin humain qui n’a rien à voir avec la réalité. Et l’homme a les moyens de chercher dans la morale, en lui-même, ou dans la politique ce qu’il cherche chez les dieux. Cela aura l’avantage en plus de dépendre de lui. Aussi, comme chez Freud, la fonction divine définie ici par la religion n’est que l’expression de ma difficulté à assumer ma responsabilité morale et intellectuelle. Mais ils existent. Et doivent me servir de modèle. En quoi, si je ne les imagine pas comme des pères ? De modèle pour chercher le bonheur. Les dieux sont parfaitement heureux, car ils ne manquent pas. Donc c’est le manque, le besoin, le sentiment d’insatisfaction (qu’il ait des causes objecives ou imaginaires) qui cause le malheur. Je dois alors comprendre, en essayant d’imiter la vie des dieux, que le plus important, c’est de ne pas souffrir, et me donner des outils pour y parvenir. Si les dieux ne s’occupe pas des probl èmes des hommes, je peux choisir de les méler à ma vie. Dès lors, une religion qui repose sur l’amour et l’admiration des dieux et de leur mode de vie est un outil qui m’aide à être heureux. Ici, en apprenant quelle est l’orignie de ma crainte des dieux , j’ai fait un triple travail : -de connaissance : j’ai distingué parmi mes représentations ce qui venait de mes désirs, et angoisse, et ce qui s’appuyait sur une réalité vérfiable sinon absoluement vraie. En faisant cela, je peux désormais faire un deuxième travail : - De réflexion : en comprenant mes angoisses et leur causes réelles, j’ai les moyens de m’y confronter et de tenter de les surmonter. C’est ce que veut faire la seconde condition de la lettre - De définitions : en repensant le bonheur divin, je peux m’interroger sur le sens d’une recherche des plaisirs vains, et m’appuyer sur le modèle divin pour rechercher un autre bonheur, qui dépende de moi , ce qui me donne espoir de trouver celui-ci, puisqu’il existe déjà pour des corps matériels comme le mien. B/ IL NE FAUT PAS CRAINDRE LA MORT : § 124,6-127,6 Dans cette partie, Epicure s’attaque à la cause essentielle de l’angoisse de l’homme. La crainte des dieux n’étant qu’une forme substituée de celle-ci. Il veut démontrer deux choses : 1) Cette crainte a des causes objectives qu’il faut comprendre. C’est ce à quoi s’attache Epicure, pour voir dans quelle mesure elles sont fondées. 2) Mais les effets de cette crainte sont bien plus désastreux que la crainte elle-même, et c’est la raison pour laquelle, même si cette crainte est fondée, il faut utiliser sa raison pour ne pas la subir, et la supporter. Ce qu’on comprend ici, c’est que c’est rarement la mort en elle-même que je crains, mais ses conséquences, et je dois comprendre que ces conséquences n’ont de sens que pour le vivant. Car la mort, ce n’est que la privation de sensibilité, donc elle n’est rien pour moi : je ne peux pas la connaître dans ma vie, et je n’en aurai jamais conscience. La mort, c’est un problème pour le vivant, pas pour le mort. Et la seule chose dont le vivant doit s’inquiéter, c’est de bien vivre, pas de bien mourir. Pourquoi on craint la mort : La mort suscite l’angoisse chez l’homme. Mais Epicure, en creux, nous montre ici que ce n’est pas tant la mort que l’ignorance qu’on en a que l’on craint. En effet, si on enquète, comme il le fait ici, on découvre que les raisons pour lesquelles on la craint sont de mauvaises raisons. Or, si on la craint pour de mauvaises raisons, on ne peut pas surmonter cette crainte, dont on ne comprend pas les causes. Il faut, avant de voir pourquoi il ne faut pas la craindre, distinguer l’origine de cette crainte des raisons fabriquées par l’imagination. Cela n’est possible, une fois encore, qu’en s’appyant sur une définition juste de ce qu’est la mort, ou de ce qu’on peut en dire, à partir de nos seules connaissances, quitte à ce qu’elles soient incomplètes. On craint la mort pour deux raisons essentielles : parce qu’on suppose qu’elle me fera souffrir, et parce que je la pense comme privation. -« La mort est à craindre car elle fait souffrir ». En effet, je l’imagine comme une maladie mortelle. Or chacun sait que la maladie qui déteriore mon corps fait souffrir. En outre, ce que je peux voir de l’état du mort me prouve que le corps se déteriore. Donc je suppose que la mort ne peut se faire que dans une grande souffrance. Le problème, comme le montre Epicure, c’est qu’en supposant cela, je construis une analogie erronée entre la mort et la maladie ou la blessure. Certes, la maladie grave entraine la mort. Mais la mort existe indépendemment de cette maladie. Je peux d’ailleurs imaginer mourir sans avoir souffert. Ici, l’analogie entre mon corps diminué par la souffrance et la mort n’a pas lieu d’être, car ce qui caractérise la mort, c’est la privation de sensiblité. Or pour souffrir d’une blessure, il faut la sentir. Donc si la mort déteriore mon corps, sans sensibilité, je ne peux pas en souffrir. Ce qui caractérise la mort, c’est qu’elle découple systématiquement souffrance et déterioration. Donc j’ai raison de craindre la mort parce qu’elle déteriore le corps, mais pas de craindre de souffrir. J’ai raison de craindre la maladie si je crains la mort, car une maladie grave peut entraîner la mort. Mais si je ne crains pas la mort, ce que je crains dans la maladie c’est qu’elle fait souffrir (ce dont se plaignent les enfants, encore inconscients de leur mort). Et la souffrance n’existe qu’à une condition : que je possède une sensibilité, donc que je sois vivant. Il y a donc ici deux causes de souffrance : la souffrance physique, objective. Celle-ci n’a rien à voir avec la mort, elle est même la preuve paradoxale que je vis et que le reste de mon corps est en « bonne santé », puisqu’il informe de la souffrance d’une de ses parties. Cette souffrance a une durée de vie limtée, et c’est une douleur salutaire : elle me permet de combattre la maladie, en me faisant désirer me soigner. Je dois la supporter, mais pas la craindre. Et la souffrance liée à la crainte de la mort. Mais cette crainte n’est pas fondée objectivement, puisque la souffrance appartient à la vie, elle utilise la crainte de souffrir comme une raison qui la légitime. Mais alors, pourquoi craindre la mort, si elle ne me fait pas souffrir, voire me libère de la souffrance ? En effet, on voit bien qu’ici, en creux, Epicure fait du suicide , pour les cas où la souffrance est insupportable (souffrance psychique ou physique) une solution, quelque chose de « désirable », au sens d’un choix qu’il faut envisager, qui a du sens pour celui qui voit sa vie réduite à la souffrance et pour lequel il n’existe aucun moyen pour améliorer objectivement ses conditions de vie (ici on peut remarquer que Epicure pense le suicide, y compris le suicide assisté dans le même cadre que le débat sur l’Euthanaise il y a peu, et que c’est la seule place qu’il lui donne), dans la mesure où tout possibilité de bonheur est exclue définitivement de cette vie par la souffrance. Cela prouve que la souffrance est un problème qui appartient à la vie, et sur laquelle on peut relativement avoir une action (médicaments, aide …). Pas à la mort. - Il y a autre chose que je crains dans la mort : la mort est privation. Ici l’argumentation d’Epicure est plus difficile à soutenir. Essayons cependant de la reconstruire pour la discuter. La mort opère une triple privation en me privant de la vie : elle me prive de la possibilité de réaliser d’autres désirs, ou des projets. Elle me prive de mes amis, de mes proches. Enfin, elle me prive du bonheur que j’ai construit. Dans chacun des cas en mourrant, je perds le sens que j’ai donné à ma vie, ou la possibilité de lui donner un sens. Cette crainte est partiellement fondée, mais en partie fantasmée, et sert pour Epicure de légitimation à une mauvaise méthode du bonheur. Lorsque je meurs, je suis privé de mes amis, je suis privé de mon bonheur, et de mes désirs. C’est vrai. Mais on ne voit pas comment, selon Epicrue, j’en aurai conscience une fois mort. Pour que je puisse en avoir consience, il faudrait que ma conscience et ma sensibilité survive à mon corps. Une telle possibilité est impensable pour Epicure, car vaine. Pourquoi ? Car elle suscite plus de craintes que d’avantages. Mais ce n’est pas un critère de vérité cela. Mais aussi parce que la sience ne me permet pas de le prouver. Donc ce ne peut être qu’une croyance. Pourquoi croire en quelque chose qui me fait souffrir, sinon parce que cela donne une raison de craindre la mort ? Pourquoi une telle priviation ne prive pas le mort ? Si l’on sen tient au matérialisme épicurien, pour une raison très simple : la conscience est produite dans le corps grâce à l’acivité d’un organe (qu’il appelle le cœur, en raison des liens alors connus entre le rythme cardiaque des individus et les émotiosn ressenties, on croyait ainsi que c’était le cœur qui faisait émerger les émotions et les désirs, donc était le lien entre le corps et l’esprit). Or ce qui caractérise un corps, c’est son unité. Chaque composant est dépendant des autres : lorsqu’un organe est endommagé, tout le corps souffre, et lorsque le corps meurt, aucun organe ne peut continuer ses activités. Dans ce cas, lorsque le corps cesse de vivre, Epicure ne voit pas comment pourrait lui survivre un organe, et un esprit. Donc, lorsque je meurs, j’en ai pas conscience. Encore moins puis-je percevoir ce que je perds ou quitte. Mais Epicure n’a pas de preuve que l‘esprit n’existe pas indépendemment du corps. Pourquoi faire ce pari plutôt que celui qu’enseigne les religions ? c’est un pari risqué. Il y a une autre raison : Imaginons que l’esprit survive, sans corps. Dans ce cas, c’est un esprit privé de sensation : pour sentir, il faut des sens, qui sont des organes physiques. Sans corps, je ne sens rien. Et si je n’ai aucune sensation, je ne peux pas avoir de sentiment (sentation interne). Donc même si l’esprit survit, privé de sensation, il ne peut pas souffrir de la mort, ni de ce qu’il a perdu, il est sans sentiment. Dans ce cas, il ne lui reste que (et encore, c’est-à-voir) la capacité à calculer, raisonner, mais sans objet. Si l’esprit survivait après la mort, ce serait d’une toute autre manière que cette vie de l’homme, et je ne suis pas certain qu’elle soit désirable (c’est quoi l’intérêt de vivre sans désir, sans amour, sans émotions, sans rien percevoir du monde ?). Donc, faute de preuve, mieux vaut me contenter de ce que je déduis de ce que je sais, et supposer que rien ne survit à ma mort. Dès lors, l’idée de ce que je perds n’est pas un problème pour le mort ; Elle l’est seulement pour le vivant. Pourquoi le vivant craint-il de perdre son bonheur, ses amis si ils ne lui manqueront pas une fois mort ? Epicure pointe deux raisons : -je crains de perdre mon bonheur si je n’ai pas été assez heureux dans cette vie (objectivement, ou juste parce que je n’ai pas eu conscience du bonheur qui m’a été donné). Alors la mort prive de sens ma vie : elle rend vain tous les efforts que je n’ai pas concrétisés. J’ai alors raison de craindre la mort. Mais cette crainte est en même temps très facile à surmonter, et cela ne dépend que de moi : il suffit de se donner les moyens d’être heureux tout de suite, au lieu de se fixer des objectifs impossibles, de reporter à plus tard ce bonheur, de le conditionner à la réalisation de tel désir. D’où l’urgence dont ce texte est imprégné (« il est urgent de philosopher »). Ici, je crains la mort parce que la méthode du bonheur choisie est une méthode illusoire et vaine, qui nie un elément essentiel de la réalité : je vais mourir un jour. C’est donc une méthode inconsciente. Satisfaire tous ses désirs c’est impossible, et attendre de l’avoir fait pour être heureux, c’est pure folie. Conditionner son bonheur à la réalisation d’un rêve, c’est risqué, car je peux mourir avant. Mieux vaut être heureux avant de l’avoir réalisé. Dès lors, à ma mort, je ne regretterai rien, et serai satisfait d’avoir bien vécu. Donc si je suis heureux immédiatement, j’aurai l’assurance que ma vie aura été réussie, à quelque moment que je meure. Donc je ne craindrai plus la mort avant qu’elle n’arrive, et cela m’aidera d’autant plus à être heureux. Ce raisonnement semble cohérent puisque on peut constater que les gens heureux, satisfaits de leur vie ne craignent pas la mort. Ils savent qu’ils ont bien vécu. Dès lors, le bonheur dessine un rapport au temps bien étrange : il semble indépendant de sa durée. On pourrait imaginer facilement que je préfère être heureux 70 ans plutôt que 3 ans. Et donc que je crains la mort parce qu’elle me prive d’une partie du bonheur que j’aurais pu avoir même si je suis déjà heureux. Epicure ne le nie pas tout à fait. Mais il montre ici que si je n’ai été heureux que trois ans, et que je suis satisfait de ce bonheur, les 67 ans de bonheur que je n’aurais pas vécu ne me manqueront pas. Je ne les regretterai pas, n’ayant pas le sentiment de manquer quelque chose. On comprend mieux ici ce que veut dire pour Epicure vivre l’instant présent. ce n’est pas profiter de chaque chose à notre portée, sans se projeter dans l’avenir. Je vis l’instant présent parce que je ne ressens pas le manque. Vivre l’instant présent, ce n’est pas une méthode, ou un objectif pour être heureux. C’est la conséquence naturelle du bonheur, qui me permet même de savoir que je suis vraiment heureux. Je n’attends pas alors de l’avenir qu’il m’apporte quelque chose que je n’ai pas. Je me projette raisonnablement dans l’avenir ou le passé, mais pas affectivement. Lorsque je suis heureux, je vis l’instant présent dans lequel je suis, sans avoir conscience de sa durée. Donc qu’il dure 10 ans ou quelques heures, je ne m’en rends pas vraiment compte quand je le vis, et sa durée ne lui apporte rien. On comprend cela facilement lorsque l’on passe un moment très agréable avec ses amis. Lorsque je suis heureux, la durée, le temps qui s’écoule disparaît, et je ne réfléchis pas forcément à ce que je vais faire demain, la semaine prochaine pour conserver ce bonheur tant que je le vis. Donc je ne peux pas craindre la mort lorsque je suis heureux parce qu’elle réduirait mon temps de bonheur. Celui qui peut dire cela, c’est seulement celui qui n’est pas encore assez heureux, et espère de l’avenir un bonheur, dont il voudrait profiter le plus possible. Mais il le dit car il n’est pas heureux. Si je meurs heureux, la mort n’est vraiment rien pour moi, car elle ne me prive de rien. - Reste que même pour l’homme heureux, la mort, en particulier la mort des gens qu’il aime, estime ou qui l’entoure est un privation et une souffrance. Et lorsque je pense à ma mort, ce qui me fait d’abord souffrir, c’est d’imaginer la peine qu’auront les gens que j’aime. Alors, je crains la mort parce que sais qu’elle fera souffrir les autres du moins, et je crains la mort de ceux dont j’ai besoin pour être heureux. Ici, c’est l’idée que mes amis morts ne peuvent plus partager mon bonheur qui fait souffrir. Et c’est une souffrance légitime, la seule qu’Epicure ne critique pas ici, sans l’évoquer nettement non plus.. Car il est une chose qu’il reconnaît : vivre avec ses amis, construire un bonheur commun, est un désir naturel et nécessaire à l’homme. Ne pas pouvoir le faire, c’est naturellement souffrir. Et la mort est cet élément inéluctable qui m’empèche de satisfaire ce désir, même si je n’ai pas qu’un seul ami. On voit ici que le bonheur humain se construit à plusieurs, non pas parce que je dépends des autres pour être heureux, mais parce que être heureux, c’est partager ce bonheur avec mes amis. Ici, au delà des craintes inventées par l’imagination, on saisit l’origine de la crainte de la mort : je crains la mort car la mort que je vis, c’est celle de ceux que j’aime, et qu’elle me fait souffrir, et qu’il n’y a pas vraiment de solution pour éviter cette souffrance. Reste que c’est un problème qui appartient à ma vie (je peux perdre mes amis pour d’autres raisons que leur mort), et à ce titre que je dois affronter vivant. Il m’appartient si je veux être heureux de surmonter impérativement cette souffrance, qui sinon, m’empèchera d’être heureux, et donc m’angoissera un peu plus. D’autant plus que, come le montre Epicure, la crainte de la mort ne m’empèche pas d’être heureux seulement parce que la mort me fait souffrir, ou parce qu’ elle suscite l’angoisse, mais parce que cette crainte, pour être supportée, lorsque je ne veux pas l’affronter, est à l’origine de pratiques de « divertisssement », pour reprendre le terme de de Pascal qui dérèglent mon comprtement, et m’empêche de distinguer les désirs qu’il faut satisfaire nécessairement pour être heureux et ce qui sont vains. Donc tant que je craindrais la mort, et que je ne serai pas capable du supporter la souffrance qu’elle cause dans ma vie, je ne saurai pas distinguer les désirs vains des désirs naturels, et je n’aurai aucune chance d’être heureux : Les effets de la crainte de la mort : La crainte de la mort que je n’affronte pas est pour Epicure, autant que la société à l’origine de la fabrication par mon imagination de désirs vains, c’est-à-dire inutiles à satisfaire, car ils sont source de plus de souffrances que de plaisirs. En particulier d’un type de désirs que chacun fixe souvent comme objectif de sa vie : des désirs qui ne comblent aucun besoin naturel précis et qui sont indéterminés. Ici Epicure en cible 3 en particulier qu’il utilise comme exemple : le désir de richesse, le désir de gloire, ces deux désirs n’étant qu’une manière d’exprimer un désir d’immortalité totalement absurde (on comprend pourquoi si la mort est inévitable). -Pourquoi le désir de richesse est-il vain et en quoi sa réalisation m’empêcherait d’être heureux ? Etre riche, cela ne comble aucun besoin. C’est quelque chose qui est supposé m’aider à combler les besoins que je peux ressentir. Ainsi, être riche ne protège pas du froid. C’est un moyen qui me permet d’acheter une maison confortable et de la chauffer. Cela ne nourrit pas mais permet d’acheter de la nourriture sans me limiter… Et être riche, c’est un « absolu » : lorsque je le dis, je suis incapable de dire à quel moment je serai assez riche. Car il naîtra toujours de nouveaux désirs que mes finances ne pourront pas satisfaire. Etre riche, c’est d’abord être assez riche pour ne manquer de rien. Or, ce n’est pas possible. Etre riche, ce n’est pas avoir des conditions de vie confortables, qui sont en France relativement accessibles pour le plus grand nombre. Donc je ne suis jamais assez riche, si mon désir c’est d’être riche. Et même si j’étais infiniment riche, cela ne pourrait pas suffire à me rendre heureux. Ce qui me rendra heureux, c’est ce que la richesse me permet de faire ou d’avoir (une belle maison, des caprices…), et il se pourrait que je puisse obtenir cela sans la richesse, et en faisant moins d’efforts pour y parvenir. Donc désirer la richesse est vain : la réalisation d’un tel désir est presque impossible, tant c’est un désir illimité, et même si c’était possible, ce serait au prix d’efforts démesurés par rapport à la satisfaction que j’en retirerais (être riche demande du travail, me rend dépendant des autres, me soumet aux revers de la fortune…) et pendant ce temps je ne suis pas heureux. Combien mourront avant d’avoir été riche, et sans avoir été heureux ? Pourquoi les hommes désirent-ils alors être riches, de manière si universelle ? C’est que le riche semble mieux protégé de la mort que le pauvre, ce qui n’est vrai qu’en partie : comme il a une vie confortable, il vit plus longtemps, est moins malade, et peut se soigner facilement, il souffre donc moins, et son corps dure plus longtemps. Donc la mort le menace moins que celui qui manque du nécesaire, n’est pas capable de se protéger du froid, de la faim, a du mal à se soigner. Les riches respirent la santé, le bienvivre, ils ont l’air de vivre plus, ou mieux que nous. Donc la mort les menace moins. En même temps, le riche n’est pas protégé des accidents, il est plus sujet au vol, ou tentatives d’assassinat, ses amis sont plus intéressés. Et le riche meurt comme le pauvre un jour. Donc la richesse ne me protège pas de la mort. Elle offre une sécurité illusoire. Désirer la richesse car je crains la mort a alors deux conséquences néfastes : elle ne fait pas disparaître la crainte de la mort, que je craindrai autrement (j’aurais peur de me faire agresser), et tant que je ne suis pas riche, je ne suis pas heureux. Mais elle induit un dérèglement bien plus problématique pour Epicure. Désirant la richesse, je suis conduit à faire régulièrement des choix contre nature pour réaliser ce désir : je peux travailler outre mesure, ne pas profiter de plaisirs simples, obtenir un poste important au détriment de mes amis, tromper un peu mon client, me priver de ce qui me plairait pour économiser. De tels choix sont nécessaires si je veux réaliser vraiment ce rêve. Je prends alors l’habitude de mal juger de ce dont j’ai besoin pour être heureux, et d’agir contre la morale, ce qui m’attire en société, même quand je ne suis pas sous le coup de la loi, des inimitiés qui me causent des dommages. Je fabrique alors tout seul des obstacles à mon bonheur, en faisant des choix qui me coûtent trop, en me faisant des ennemis. Et si un jour je renonce à ce désir, car je ne parviens pas à le réaliser, j’en garderai une habitude : je ne saurais pas ce dont j’ai besoin, ou ce qui m’est inutile , je ne serai pas capble d’avoir des relations parfaitement désintérréssées. Et j’aurais perdu encore plus de temps pour être heureux : il ne suffit pas de renoncer aux désirs créés par la crainte de la mort pour être heureux. Il faut aussi, ce qui est bien plus difficile, se réabituer à agir en fonction de ses désirs propres, et de la prudence. Epicure développe le même type de raisonnement pour les deux autres exemples : désirer la gloire ou le pouvoir, c’est désirer ne pas mourir, rester dans l’histoire ou le souvenir des autres éternellement. Mais la gloire ne dépend pas de moi, elle dépend de l’histoire. C’est donc aléatoire, et pour faire une action glorieuse, il faut être prêt à mourir, et faire preuve de bien des imprudences, comme l’histoire d’Achille nous le montre. Il faut être fou pour renoncer à 60 ans de sa vie et au bonheur dans l’espoir de rester dans l’histoire. Comme si l’on pouvait être heureux après sa mort. Et que reste-t-il du mort s’il est oublié , s’il a passé sa vie à conquérir un pouvoir qu’il a mal exercé ? Aussi, on voit que la crainte de la mort suscite une inquiétude, c’est-à-dire l’incapacité de rester en paix dans sa chambre. Et que cette inquiétude me pousse à vouloir réaliser des désirs impossibles, sous prétexte qu’ils éloigneraient la mort de moi, ou me permettraient de lui survivre. Espérer cela, c’est être inconscient, refuser le monde réel tel qu’il est donné à l’homme mortel. Et donc c’est se lancer dans une recherche qui n’est pas compatible avec le bonheur, sans même s’en rendre compte. III CONDITIONS POSITIVES DU BONHEUR : § 127- 135 Désormais, je sais ce qui empèche l’homme d’être heureux, les raisons pour lesquels il a construit des méthodes du bonheur contre-nature, insensées. Mais la critique ne suffit pas à élaborer les conditions effectives du bonheur, et ne me donne pas les moyens de remédier à mes erreurs. La seule chose que je sais ici, c’est pourquoi je ne suis pas heureux, et pourquoi ce que je mets en œuvre pour le devenir est illusoire : je ne suis pas heureux parce que je souffre, la certitude d’être mortel est un obstacle à mon bonheur. Je ne parviens pas à être heureux parce que cette souffrance dérègle mes désirs, et me fait prendre pour désirable ce qui est vain. Elle conduit ainsi à rechercher le bonheur dans des activités vaines et illusoires. Pour être heureux, je dois donc trouver un moyen pour accepter-supporter la souffrance, soit construire un bonheur où elle a sa place. Mais on voit bien que je ne peux la supporter que si ma souffrance est limitée dans le temps et son intensité. Sinon, la seule solution c’est le suicide, le divertissement n’étant pour Epicure qu’un suicide indirect, symbolique (j’y tue mon bonheur, qui est ce pourquoi je vis). Donc pour cela, il me faut deux choses : -que j’ai la certitude que la souffrancce prendra fin. Donc que j’ai les moyens de faire des expériences sources de plaisir malgré la souffrance. -Pour en avoir la certitude, j’ai besoin d’une méthode qui me garantisse que les choix faits ne seront pas source de plus de souffrance. C’est ces deux points qu’Epicure s’attache ici à développer. A LE CALCUL DES PLAISIRS ET DES PEINES : § 127-132 Il y a une méthode qui permet de devenir heureux, qu’on appelle « le calcul des plaisirs et des peines ». cette méthode repose sur une qualité naturelle à l’homme : la prudence. Chacun est capable de réfléchir avant d’agir et de prendre une décision qui occasionne le moins de souffrance. Cette méthode présuppose que le plaisir comme la souffrance sont aussi un sentiment naturel à l’homme. Le sentiment de plaisir renouvelé doit alors me permettre d’accéder à un bonheur naturel, même si en société les autres ou les conséquences de mes choix peuvent m’empécher de jouir de ces plaisirs, et peuvent causer des souffrances. Etre heureux , c’est souffrir le moins possible dans ma vie et ressentir le plus de plaisirs possible. Cette méthode consiste alors à établir pour chacun si le désir correspond à quelque chose de naturel, dont j’ai besoin pour être heureux indépendemment des autres ou de mes passions, et si sa réalisation n’entraine pas plus de souffrance que sa non-satisfaction. En l’appliquant, j’aurai l’assurance de souffrir le moins possible et d’éprouver autant de plaisir qu’il m’est possible. Donc de devenir heureux. Reste un problème : il faut pouvoir déterminer à l’avance quel plaisir et quelle souffrance me procurera la réalisation de mes désirs ou leur insatisfaction. Et il faut le faire non seulement pour aujourd’hui, mais « dans le passé et dans l’avenir ». Sachant, que toute action humaine désirable procure du plaisir et de la souffrance dans l’immédiat ou dans la durée. C’est sur cette difficulté que portera l’essentiel de notre commentaire. Les différents types de désirs Epicure fair reposer le calcul des plaisirs et des peines sur une double dichotomie entre désirs vains et désirs naturels. - Les désirs vains définissent des désirs inutiles, au sens où il n’est pas utile de les satisfaire pour être heureux car la souffrance qu’occasionne leur satisfaction est plus grande que le plaisir retiré, et au sens où il s’agit d’abord de désirs d’opinion, construits par soucis de reconnaissance sociale, pour m’identifier à un groupe. Mais il y a deux types de désirs vains : D’un côté des désirs vains car illimités (être riche, devenir célèbre, être ambitieux, obtenir des honneurs, devenir immortel, avoir du pouvoir…). Les désirs sont vains ici parce qu’ils sont vides. Ils sont un substitut à l’angoisse. Donc ils ne correspondent à rien dont je puisse avoir besoin. En effet, ce qui me manque, puisque mon coprs est fini, est forcément limité. Les désirs naturels ont donc une fin. Ceux-là ne doivent jamais être réalisé, et si je les ressens, je dois retravailler sur les deux premiers points de la méthode. Cela signifie que mes désirs sont déréglés par les passions et l’angoisse, à tel point que je ne sais plus ce qui peut rendre l’homme heureux. Alors je substitue aux désirs naturels des désirs d’opinion, fondés sur une idée fausse du bonheur qui est l’effet de mon inquétude. Cela ne signifie pas que pour Epicure, on est heureux en étant pauvre, méprisé, faible. Celui qui serait trop faible ou méprisé ne peut pas satisfaire ses désirs nécessaires. Donc il y a un minimum : il faut travailler pour toucher un salaire convenable qui me procure des conditions de vie décente (un toit, de quoi manger, me soigner, me protéger) . Et si je naîs riche, sans avoir à faire d’effort pour conserver cette richesse, tant mieux pour moi, à condition que sa perte ne me plonge pas dans le désespoir absolu. D’un autre côté, il y a des désirs vains car trop déterminés (désirer manger des fraises en hiver, un gateau au chocolat alors qu’il n’y en a pas, des chaussures luxueuses, un manteau alors que j’en ai déjà un …) En ce sens, on les dit vains parce que l’effort à accomplir pour les satisfaire est supérieur au bénéfice obtenu : je peux obtenir le même plaisir en les remplaçant par autre chose plus facile à obtenir. Dans ce cas, le désir correspond à un manque naturel. Mais au lieu d’exprimer ce manque : désirer manger quelque chose, désirer me réchauffer … il se porte sur un objet extérieur à moi qui peut être difficile à atteindre. Pourquoi se porte –t-il sur cet objet ? Parce que la société ou l’éducation me le présente comme désirable (effet de mode, habitudes alimentaires). C’est ce qu’il appelle des désirs d’opinion. Je le désire parce qu’on me l’a présenté comme désirable et que par désir de reconnaissance sociale, je veux moi aussi le désirer. Dans ce cas, ce n’est pas le contenu du désir qui me permettra de savoir s’il est vain ou non, mais la situation : lorsque je désire manger un gateau et que je sens l ‘odeur de celui-ci dans le four, c’est un désir simplement naturel : je profite d’une gourmandise à ma disposition. Mais s’ il faut que je fasse ce gâteau et pour cela que j’aille faire des courses alors qu’il y a des choses à manger à la maison, c’est un désir vain : sa réalisation me demande un effort supérieur au bénéfice retiré, et que je pourrais réaliser à moindre frais. Dans ce cas, on peut dire que je désire correctement, mes désirs ne sont pas déréglés. Mais je ne sais pas quel est l’origine de ce désir, je confonds sa cause et son effet comme dirait Spinoza. Donc je dois apprendre à mieux le connaître. - Les désirs naturels. Ce sont des désirs que tout homme ressent naturellement. Ils visent à combler les déséquilbres du corps et de chacun de ses organes. Il y a donc des conditions objectives au bonheur, et celui qui ne parvient pas à les remplir ne pourra pas être heureux. Parmis ces désirs naturels, certains sont simplement naturels, d’autres naturels en nécessaires. Sont naturels et nécessaires des désirs dont la non-satisfaction entraîne une souffrance qui ne peut être comblée qu’avec la satisfaction du désir. Il ne suffira pas de ne pas y prêter attention pour que la souffrance disparaisse. Sont simplement naturels des désirs dont la non-satisfaction n’entraîne pas de souffrance, mais dont la satisfaction procure de la joie, c’est-à-dire permet d’exprimer le bonheur que l’on ressent. Or, pour être heureux, il ne suffit pas de ne pas souffrir. Il faut aussi trouver des moments de joie. C’est ce que permettent ces plaisirs simplement naturels. Sont naturels et nécessaires trois types de désirs : Ceux qui sont nécessaires pour la vie (faim, soif …) sont nécessaires pour deux raisons. Comme nous ne sommes pas des dieux et sommes composés d’atomes, notre corps est sans cesse en mouvement (il respire, bouge …) et se heurte souvent à d’autres corps. Cela me fait perdre des atomes (je brûle de l’énergie) et me déséquilibre. Donc j’ai besoin de compenser mes manques si je ne veux pas mourir. Ils sont donc nécessaires au sens propre au fonctionnement de mon corps. D’autre part, c’est une condition nécessaire à l’absence de souffrance et au bonheur : Ces désirs , tant qu’ils ne sont pas satisfaits, causent une souffrance. Bien sûr, je peux en faire abstraction. Mais cette souffrance m’empêchera d’être heureux. Si j’ai faim et que je ne me nourris pas, je n’ai pas forcément mal au ventre. Mais je me fatigue. Donc leur non satisfaction causera toujours plus de souffrance que l’effort à fournir pour les satisfaire, d’autant que je peux, du moment que cela n’est pas nocif à mon espèce, les satisfaire avec des outils assez accessibles. D’autres sont nécessaires pour le bien-être du corps, c’est-à-dire pour son repos, pour qu’il ne soit pas troublé (aponie). Sont ici nécessaires le repos et la protection contre les agressions extérieures (danger ou climat). En quoi est-ce nécessaire à l’aponie ? Le froid, comme la blessure cause une douleur. Cette douleur est le fait d’un bouleversement de la structure atomique des organes touchés. Elle exprime ainsi le fait que mon équilibe corporel est bouleversé. Cela met le corps en mouvement et lui fait perdre des atomes. Ici, la douleur exprime l’effort que doit faire le corps pour rétablir l’équilibre naturel, ce qui nuit au plaisir et donc au bonheur. Donc à chaque fois que cette équilbre est rompu, je souffre et ne suis pas heureux. Je dois donc me donner les moyens, par mon hygiène de vie d’éviter autant que possible la maladie. Enfin, certains désirs sont naturels et nécessaires pour le bonheur (avoir des amis et exercer sa réflexion ou son esprit). Ceux–là sont indispensables pour atteindre l’ataraxie, ou l’absence d’inquiétude, de trouble de l’âme. En effet, la réflexion, ou philosophie est nécessaire à l’homme car elle nourrit l’âme et m’aide à lutter contre l’imagination. D’autre part, nous avons vu en II B que l’absence d’amis m’empêche d’exprimer mon bonheur et rend celui-ci caduc. Le bonheur suppose une relation satisfaisante à soimême et à autrui. En leur absence, mon esprit est inquiet, insatisfait, ce qui entraîne le développement de la crainte de la mort et m’empêche d’être heureux. Tous ces désirs nécessaires visent à m’éviter la souffrance, c’est-à-dire à maintenir un équilibre atomique fragile que la vie terrestre destabilise toujours. Or, il apparaît de plus en plus nettement que lorsque cet équilibre est rompu je ne peux pas être heureux. Sont simplement naturels des désirs qui me procurent de la joie, mais dont la non-satisfaction n’occasionne pas de souffrance, et surtout, des désirs que je peux facilement remplacer par d’autres équivalents sans en souffrir. Ils correspondent à un trop plein de mon corps (je déborde parfois d’énergie) qui le déséquilibre légèrement, et ils ont pour but d’égayer ma vie par quelques moments d’éclat dans lesquels je mets mon corps en mouvement grâce à l’expression d’émotions plutôt que de brûler tranquillement cet excès d’énergie lorsque je ressentirai un manque. Epicure semble faire allusion ici à deux types de désir : le désir sexuel et le désir esthétique. Le désir sexuel n’est pas nécessaire, car il n’exprime aucun manque. Sa non satisfaction ne cause pas de douleur (je peux faire n’importe quelle activité physique à la place). Ici, le désir amoureux semble exprimer un désir d’abandon ou de partage. C’est en ce sens qu’il est la marque d’un excès d’énergie. De même, le plaisir esthétique (écouter de la musique que je considère belle, voir de belles peintures…) repose sur le désir d’exprimer, d’extérioriser ou de partager des émotions. De même on pourrait ici ajouter tout désir ludique (faire du sport, jouer, faire un dîner entre amis …). Ces désirs ont pour objectif d’établir un rapport harmonieux entre mes sens, mes émotions et le monde. En ce sens, ils m’aident à rétablir la paix dans mon esprit. Reste que ces désirs ne sont pas une condition du bonheur. Ils m’aident à profiter de ce dernier, à en prendre conscience. Et ils comportent un danger : ils reposent sur l’expression de mon imagination et de mes sensations qui, lorsque ma capacité à distinguer les désirs vains des autres est brouillée, sont responsables des erreurs de jugement. Et dans bien des cas, ce qui distingue un désir naturel d’un désir vain est ténu, et je ne peux avoir l’assurance qu’il s’agit bien d’un désir naturel que lorsque je ne ressens plus de désir vain, que je me suis détaché de mes craintes et de l’imaginaire collectif que m’impose la société. Aussi, Epicure me dit-il que ces désirs ne doivent pas être satisfaits tant que je ne ressens encore des désirs vains. Il est trop difficile de distinguer ces désirs naturels qui me seraient propres et des désirs d’opinion. A partir de ces dichotomie, on comprend que ce qui va me permettre de distinguer les désirs à réaliser des autres, c’est non seulement l’effort à déployer pour les satisfaire, ou les conséquences de actions que je dois mettre en œuvre, mais aussi la connaissance de leur origine. Ce qui me permet de distinguer la valeur de chaque désir, c’est le plaisir qu’il procure En effet, on voit ici que mes choix : assouvir tel désir ou non est rapporté à une fin naturelle construite selon deux entrées : ce désir rapporte-t-il de la joie, ou supprimet-il une douleur. Et on voit que la suppression d’une douleur prime toujours sur toute joie ressentie. En posant cela, Epicure inverse la hiérarchie habituelle des plaisirs . On aurait tendance à accorder plus de valeur à un désir qui procure une joie qu’à un désir qui supprime une douleur. Ainsi, je préfère ne pas manger et sortir avec mes amis plutôt que le contraire. Cette inversion n’est compréhensible que si l’on est attentif à une chose, qu’on a déjà trouvé chez les dieux : ce qui me décide, ce n’est pas l’émotion ressentie, c’est une certaine définition de ce qui est bien pour moi, construite à partir du modèle divin : ce qui est bien pour moi, c’est l’absence de souffrance ou d’inquétude. C’est-à-dire l’absence de mouvement, le fait de ne pas déséquilibrer mon corps. Car à chaque fois qu’il est déséquilibré il risque de perdre des atomes, et donc de souffrir. Ce n’est pas le fait de réussir quelque chose, c’est le fait de ne pas avoir besoin de le faire qui rend heureux. Cette position se comprend clairement dans la définition qu’Epicure donne du bonheur qu’il m’aide à atteindre. Il ne l’appelle pas joie, mais béatitude. On aurait pu penser que c’était parce que la joie, c’est quelque chose de passager, d’instable… C’est vrai, mais encore faut-il comprendre pourquoi il est instable : la joie est un plaisir provoqué par une excitation interne, un mouvement de mon corps, qui retrouve son équilibre, qui est en passe d’être satisfait de lui-même. Elle est donc forcément passagère, instable. En ce sens , le bonheur qu’elle procure n’est pas durable. C’est un bonheur « en mouvement ». Mais la béatitude apparaît alors lorsque la joie est passée. Le bonheur que je ressens lorsque j’ai atteint la béatitude, c’est un juste équilibre entre le monde et moi. Je suis juste satisfait de ce que j’ai fait. Mais pas joyeux. Seulement sans insatisfaction, remords, frustration ou douleur. Mais aussi sans joie paticulière. Le plaisir que recherche Epicure est très éloigné de ce qu’on imagine spontanément : ce n’est pas le plaisir que je ressens lorsque je bois un verre au soleil. C’est le fait de ne pas ressentir la soif. Pourquoi recherche-t-il plutôt ce plaisir ? C’est que c’est celui dans lequel, comme les dieux, je ne manque de rien. C’est un plaisir stable, et donc durable. Il ne s’accroit jamais. Il peut se diversifier, ou se nuancer. Ce n’est pas un plaisir suprême, mais seulement parfait : il ne s’agit pas d’éprouver la plus grande joie possible, mais seulement de ne ressentir aucun manque. Etre heureux, c’est ne manquer de rien. Celui qui vient de manger et de boire, qui est reposé et discute avec ses amis ne manque de rien. Son bonheur n’est pas pour autant suprême. Aussi, on peut-on déduire que ce qui permet à l’homme, selon Epicure, d’accéder à un certain bonheur, c’est que ce bonheur n’est pas construit. Il a une forme de naturailté, ou d’assise : la béatitude est un bonheur constitutif à l’homme. C’est le fait de vivre ce que l’on doit être. Il n’y a aucune projection hors de soi, aucune volonté de se surpasser, de transformer le monde ou de se perfectionner ici, car ce désir là, s’il est audible, ne peut pas, par définition rendre heureux. Il est la recherche d’un bonheur suprême. Pour être heurueux, ici, il faut se contenter d’abord de son imperfection, de ce qui est donné. Aller au-delà de soi, donc dans l’inconnu, devenir autre, meilleur qu’on est ne peut que suciter ou entretenir l’inquiétude. C’est pour cela que, si mon objectif est d’être heureux, c’est une recherche vaine. En redefinisant ainsi le bonheur, Epicure délimite clairement une alternative qu’on retrouvera dans toute la philosophie moderne : -Ou bien ce que je recherche, c’est le bonheur. Et dans ce cas, je dois comprendre une chose : le seul bonheur humain accessible est un bonheur à l’image des dieux, donc un bonheur qui s’ancre dans une forme d’immobilité que je dois rechercher. Et dans ce cas, le bonheur c’est l’absence de souffrance et d’inquiétude, pas la joie continue. Et le seul moyen d’y accéder, c’est de renoncer à tout désir non naturel, qui me projette hors de moi, qui fait de moi l’auteur de ma vie. Donc le seul moyen d’y accéder, c’est de me contenter de ce que je suis, quitte à m’ennuyer u peu, et à ne rien réaliser de grand. Le seul bonheur accessible pour l’homme, c’est un bonheur dans lequel il est libéré de la souffrance : sans douleur ni inquiétude. Et pour cela, je dois d’abord tout mettre en œuvre pour que le corps ne souffre pas (c’est la douleur du coprs qui cause la crainte), donc ait le moins d’efforts possible à faire. Ce bonheur, on l’appelle béatitude. C’est l’état qu’atteint aussi le sage en orient grâce à la méditation. -Ou bien, ce que je recherche, c’est la perfection. Mais alors, je dois renoncer au bonheur. Car un bonheur suprème humain est illusoire et vain. Pour une raison très simple : le désir de se surpasser, constitutif de nombreux d’entre nous est la conséquence de l’inquiétude, crée par la crainte de la mort. Le désir de se surpasser, d’accomplir quelque chose de grand, de devenir un homme digne d’être aimé… n’est donc pas compatible avec la recherche du bonheur et celui qui imagine qu’il sera heureux grâce à cela est fou. C’est parce qu’il est malheureux que le désir l’a projeté hors de soi, qu’il désire cela, Et tant qu’il désire se surpasser, il exprime une chose : qu’il n’est pas heureux. Lorsqu’il sera heureux, ce désir disparaîtra. L’espoir, l’ambition, le désir de savoir… construisent alors parfois une vie éclatante, mais pas une vie heureuse, car c’est une vie qui ne se met en mouvement que parce qu’il y a manque, désir, inquiétude, et ce n’est pas l’éclat de cette vie qui comblera ce manque. Car la cause de celui-ci, ce n’est pas ma vie, mais mes craintes. En revanche, cela permet à l’homme d’accomplir des faits exeptionnels, qui donnent une autre valeur à sa vie, quand il y parvient. Reste que, une fois que j’ai compris cela et selon quels critères je dois choisir les désirs à réaliser pour être heureux, je ne fais pas immédiatement les bons choix, car l’action juste ne repose pas simplement sur une connaissance. Elle suppose aussi une pratique habituelle : c’est à force d’agir en respectant ces préceptes, et me remettant à chaque fois en cause que je me libère peu à peu des désirs vains et accède à l’absence de souffrances. La méthode demande donc une pratique, qui permet l’acquisition de vertus. La sagesse pratique et la prudence Le calcul des plaisirs et des peines n’est possible que si je mets en pratique ces rêgles pour chaque situation. Car dans la réalité, il n’y a aucun désir absolument mauvais, ni aucun absolument bon. J’ai besoin du travail de la prudence pour discerner ce qui est meilleur qu’une autre solution. Rien n’est bon ou mauvais en soi. Tout est mélangé . D’autant que ce qu’Epicure recherche, c’est un plaisir pour « tout temps », c’est-à-dire un plaisir présent, passé et à venir. Or, il est clair que quelquechose qui me procure un plaisir aujourd’hui : faire une beuverie entre amis, jusqu’à me saoûler, ne sera pas un plaisir dans l’avenir (j’aurais mal à la tête demain) ni dans le passé : selon comment s’est terminé l’aventure, cet événement pourrait me causer des regrets, et donc son souvenir, désagréable, me priver de plaisir lorsque je penserai à mon passé. On comprend la raison pour laquelle Epicure critique les hédonistes , pour lesquels il faut cueuillir les plaisirs lorsqu’ils se rencontrent, ou les débauchés. Ce n’est pas parce qu’il recherchent le plaisir, comme s’il fallait se contenter d’une vie ascétique, mais parce qu’ils le cherchent mal car ils le cherchent sans réfléchir, ne se considèrent pas libre de refuser un plaisir qui se présente. Ce que doit permettre de faire la prudence, c’est de rechercher les plaisirs durables, ceux que je ne regretterai jamais, qui n’auront pas de conséquences néfastes. Cela suppose alors d’être vertueux dans une certaine mesure Comme il l’ennonce dans le paragraphe 132. Les vertus ne sont pas recherchées pour elle-même. Epicure ne croit pas, on l’a vu, que l’homme ait à devenir meilleur pour devenir heureux. Elles n’ont pas plus d’intrêt que le savoir pour lui-même , ou l’argent en soi. Devenir vertueux pour cette raison, c’est l’expression d’un désir vain. Ne sont souhaitables que les vertus qui m’aident à être heureux. Et ces vertus sont au nombre de trois : la prudence ou (phronesis), l’honnêteté ( kalos kai agatos) et la justice (dikaios). Ces trois vertus sont la conséquence d’une certaine sagesse pratique, que j’acquiers en faisant avant d’agir le calcul des plaisirs et de peines que je retirerais de mes actions. Qu’apportent ces vertus à la sagesse pratique ? La sagesse pratique m’aide à faire des choix. Elle me permet de décider ce que je vais faire. Mais choisir, ce n’est pas faire ; Il faut ensuite que je me tienne à ce que j’ai décidé. Ainsi, si je décide de renoncer à mon désir de richesse, ce n’est pas pour autant, que dans mes actions, je ne tenterai pas, en ayant plus ou moins consience de cela d’ailleurs, de réaliser ce désir. Les vertus m’aident à faire preuve de résolution. Elles me donnent l’habitude de vivre avec prudence, si bien qu’à un moment, je ferai spontannément les bons choix pour moi sans avoir à réfléchir. Car je ne peux quand même pas passer ma vie à faire le calcul des plaisirs et des peines à chaque fois que je veux manger quelque chose. -Ainsi, vivre avec prudence, c’est prendre l’habitude de réfléchir avant d’agir et repérer spontannément ce que je dois éviter. L’homme prudent n’a pas besoin d’aide pour savoir ce qui vaut mieux pour lui. - Et être honnête est une vertu, comme être juste qui n’ont de sens que parce que je vis en société, entouré d’individus, dont la coopération m’est précieuse pour être heureux. Etre honnête, c’est respecter les lois, les croyances d’une société, et les amis, de manière à n’avoir jamais le sentiment de son indignité. Car faire une action que les autres jugent indignes, c’est subir une blessure narcissique. Cela ne peut êtraîner que des remords, des reproches, de la honte. Donc cela m’empèche d’être heureux. De même, être juste, c’est toujours respecter les lois de l’Etat. Car contrevenir aux lois, cela entraine la crainte d’être puni. Cela ne signifie pas que si je suis sûr de ne pas être puni, je peux contrevenir aux lois. Je risque alors de commetre une action honteuse, indigne de moi , ou sans intérêt parce qu’elle n’entraine pas de plaisir et peut me nuire plus tard. Mais cela signifie que la fonction de ces deux vertus, qui m’aident à agir avec prudence n’ont d’intérêt que pour moi-même. Il ne s’agit pas de moralité ici, ni de garantir l’accès à une certaine justice. La justice, comme ce qui rend l’homme honnête est purement conventionnel. Ici, il ne s’agit pas de rechercher quelque chose qui serait juste en soi. Je me dois de la respecter seulement parce qu’elle me permet de vivre avec les autres sans être méprisé, ou faible. Etre juste, c’est ce qui m’assure la possibilité d’avoir des amis, et de vivre en sécurité. C’est là la seule fonction de la vertu pour Epicure : elle doit me permettre de rechercher le plaisir sans faire de tord à autrui dont je pourrais avoir besoin plus tard. Mais aussi, je ne fais pas de tord à autrui, car ce qui légitimerai que j’en fasse, c’est l’envie, ou la jalousie. Or, si je suis comblé, heureux, de quoi serais-je envieux ? La vertu est ici totalement intéressée : elle me garanti l’accès au bonheur en société, et elle est une conséquence naturelle du bonheur, qu’elle entretient. Elle ne doit pas me demander d’effort ou d’ascèse paticulière, et n’a pas d’autre objectif que de m’aider à appliquer le calcul des plaisirs et des peines. B Il faut supporter la douleur : § 132-135 Les trois premiers points nous permettent d’éviter la souffrance dans la mesure où elle dépend de nous : on peut ne pas se fabriquer des souffrances inutiles. Mais il y des souffrances qui ne dépendent pas de nous, et contre lesquelles je ne peux rien faire : la maladie n’est pas toujours évitable, comme les accidents ou la perte de nos proches. C’est d’ailleurs ce qui me distingue des dieux. Il peut m’arriver du mal malgré tous mes efforts. Cette souffrance, je dois l’accepter, car elle n’est pas toujours évitable et je n’en suis pas responsable. Ce n’est pas ma faute. Donc je n’ai pas à regreter d’avoir fait de mauvais choix. Mais pour l’accepter, il faut que je puisse la surmonter. Pour cela, Epicure nous donne deux outils : d’abord, des connaissances : la souffrance est le fait des sensations. A ce titre, elle est forcément limitée comme tout ce qui a pour cause un fonctionnement mécanique. D’autre part, le bonheur accumulé par le passé doit me permettre de supporter la souffrance. En effet toute douleur est limitée : elle résulte de la sensation qu’a le corps de la déterioration de certains de ses atomes. Dès lors, il y a deux solutions : ou bien cette déterioration est lente. Dans ce cas, la douleur n’est pas très intense. Elle s’intensifie en fonction du nombre d’atomes qui se déteriorent. Et si elle est intense, elle ne peut durer indéfiniement : si le corps perd trop d’atomes, il meurt, ce qui met fin à la douleur, ou bien on cesse de souffrir, car la destruction cesse (grâce aux soins, ou autres). C’est inévitable : le corps possède un nombre d’atomes limité. Donc je sais que la douleur est forcément limitée. Aussi, à cette souffrance succèdera un plaisir. Cela m’aide à supporter la douleur. Par ailleurs, si j’ai bien choisi les désirs à réaliser, pour tout temps, le souvenir de moments heureux passés, d’action accomplies doit me rendre cette douleur suportable, car cela me rapppelle que même si je souffre, j’ai été heureux, et donc que le malheur présent ne détruit pas le bonheur vécu. De même, si la douleur ne m’empèche pas de voir mes amis, ou de réaliser d’autres désirs, la souffrance ressentie peut être compensée par d’autres plaisirs qui lui sont contemporains. Ces plaisirs ne font pas disparaître la douleur, mais m’aident à l’accepter, car elle demeure ainsi supportable : les plaisirs amoindrissent la souffrance liée à une douleur. Mais de telles tentatives n’ont de sens qu’à une condition, dont Epicure ne doute jamais : pour supporter la douleur, se libérer des opinions, il faut se croire libre, c’est-àdire qu’il faut être persadé qu’il existe des choses en notre pouvoir, qu’on peut modifier le cours de ce qui nous arrive : qu’on peut faire disparaître la souffrance, réaliser des actions qui nous rendront heureux. Donc il faut être convaincu que l’homme est libre d’agir, qu’il n’est pas soumis à un destin, ou à la nécessité, ou au hasard. Sinon, une méthode du bonheur est totalement inutile, et l’absence d’une vie assurée après la mort ôte tout sens à la vie. Pourquoi parle-t-on d’une conviction ? je ne peux pas savoir que je suis libre, car la liberté, qui suppose l’absence de cause qui me détermine à agir ne peut pas être prouvé : d’un côté, il y a toujours des choses qui me poussent à agir, qu’on les appelle causes ou raisons. Cela ne signifie pas qu’elles sont la cause de mes actions. De l’autre la science repose sur la connaissance des causes. Je ne peux pas connaître l’absence de cause.. Dans ce cas, s’il n’y a pas de causes, la seule chose que je peux dire c’est que j’ignore les causes de cette action. Cela ne signifie pas que je sais que je suis libre. Il faut donc, faute de certitudes, que la réalité me donne des raisons suffisantes de penser que, au delà des causes qui me poussent à agir, il y a un espace pour ma liberté. Dans l’atomisme Epicurien, les atomes sont mus par la nécéssité : ils ont un mouvement propre, sur lequel ils ne peuvent pas agir, et de temps en temps , ils rencontrent d’autres atomes, qui par leur choc, modifient leur trajectoire, de manière hasardeuse. Donc, ce qui permet le mouvement dans le monde, c’est d’un côté la nécessité, ce qui ne peut pas ne pas être, de l’autre le hasard. Dans les deux cas, on peut dire qu’il n’y a pas de mouvement volontaire. Quelle est alors la place de la liberté ? les atomes ne sont pas libres d’aller où bon leur semble. Pourquoi l’homme composé d’atomes le serait ? Le hasard pas plus que la nécéssité ne permet d’expliquer physiquement la possibilité d’une liberté humaine. Or, si elle n’est pas possible, comment croire qu’elle existe ? Epicure tente d’en rendre compte d’une manière particulière , qui rappelerait aujourd’hui quelque chose de la physique quantique : il y a quelque chose dans le mouvement atomique qui est contingeant (qui peut être comme ne pas être indifféremment ) : il pose que, de temps en temps, les atomes ont la possibilité de modifier par eux même leur trajectoire légèrement. Il appelle cela déclinaison. Cette modification est sans cause. Elle n’est pas volontaire. Mais elle est indéterminée et imprévisible. Cette déclinaison conduit l’atome à échapper aux chocs qui déterminaient jusque là sa trajectoire. Si bien qu’on n’est jamais absolument certain que telle cause produira tel effet. L’homme, dans ce cas, est libre car lorsque certains de ses atomes déclinent (c’est toujours le cas, vu les millions d’atomes qui le composent), il est confronté à des choix qui lui permettent d’agir au delà des déterminations qui le poussent à agir. La liberté humaine réside dans cette possibilité de choisir la voie qu’il suivra alors, dans laquelle il est ensuite déterminé, jusqu’à ce qu’un nouveau choix se présente à lui. L’homme n’est pas libre de choisir les alternatives auxquelles il est confronté. Il n’est pas libre non plus d’agir comme bon lui semble. Mais lorsque plusieurs solutions se présentent à lui indifféremment, du fait du hasard, il est libre de choisir ce qu’i fera. Dès lors, la physique me permet de croire que l’homme a la possibilité d’être libre, et me permet de comprendre pourquoi certains phénomènes arrivent par accident : sans causes. Dès lors on comprend pourquoi cette méthode du bonheur met à ce point l’accent sur l’analyse des causes qui me poussent à penser, croire, agir. Et sur le travail à fournir pour faire le bon choix. Une fois que j’ai fait ce choix, je suis engagée dans l’action, car ma liberté est limitée : elle se limite à comprendre ce qui distingue ce qui dépend de moi et ce qui n’en dépend pas. Cela m’évite de tenter de réaliser des désirs qui ne dépendent pas de moi, que je ne suis pas libre de réaliser car ils ne sont pas en mon pouvoir. Et cette méthode doit me permettre de bien choisir ce que je veux faire, car cela seul dépend de moi et m’aidera à réaliser mes désirs. De chaque choix, découle des actions qui sont déterminées par une combinaison de causes sur lesquelles je n’ai pas de prise. Enfin, on comprend pourquoi le seul bonheur accessible à l’homme, comme pensable pour les dieux est dans « l’inaction », le retrait. Cela m’évite de perdre de l’énergie, de souffrir, et cela seul dépend de moi. Le résultat de l’énergie dépensée ne dépend, lui pas de moi. IV CONCLUSION : § 135 La méthode du bonheur, reposant sur le quadruple remède doit ainsi me libérer d’un recherche du bonheur vaine et illusoire. Et me permettre d’accéder à la béatitude, qui, faute d’être un bonheur suprème, a le mérite d’être parfait, c’est-à-dire parfaitement adapté à notre nature humaine, et à la réalité dans laquelle je vis, ce qui le rend durable. L’accès à un tel bonheur fera du sage « un dieux parmi les hommes », c’est-à-dire pas un être tout puissant, ou immortel. Mais un être qui, parce que la durée de sa vie ne lui importe pas, est indifférent à sa mortalité. Le bonheur qu’il vit ne lui donne pas le temps de se projeter dans l’avenir d’un point de vue affectif. C’est donc comme s’il était immortel. Il ne sera pas tout puissant, ou parfait. Mais il ne souffrira pas des limites de son pouvoir et des imperfections. Donc il n’en tirera ni envie, ni jalousie, ni méchanceté, et sera bienveillant comme les dieux. Le rapport q’il entretiendra donc aux autres sera celui des dieux : bon, et indifférent à leur réussite, car heureux. Sa vie sera celle d’un homme, mortel, imparfait, souffrant, mais le bonheur qu’il y trouvera sera le même que celui des dieux : tranquilité et absence d’inquiétude, ou béatitude .