lorsqu`ils se retrouvent, ils sont pleins d`affection l`un pour l`autre et

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lorsqu’ils se retrouvent, ils sont pleins d’affection
l’un pour l’autre et pourtant ils passent leur temps
à se lancer des piques, puis se séparent à
nouveau. Et les rapports mère/fille ? Ranevskaïa
pense très peu à Ania. Des relations privilégiées
pourraient se nouer entre Varia et Lopakhine,
Ania et Petia ... mais elles n’ont pas de
perspectives, pas d’avenir. Les personnages se
rencontrent, s’aiment, mais ... un peu comme des
touristes, en passant.
La Cerisaie pour moi est la pièce la plus
actuelle de Tchekhov. Il a deviné ce qui allait
arriver. Les gens passent leur temps en voyage,
en déplacement, ils sont devenus apatrides (tout
en étant attachés à leur patrie) ... ils débarquent
chez eux en visiteurs.
Aucune pièce européenne n’est construite de
façon aussi complexe que La Cerisaie. Le héros
n’en est pas un personnage ou un groupe, mais
la nature elle-même. Cependant ces deux éléments sont liés car on ne peut pas raconter
l’histoire des rapports entre deux personnages, on
ne peut que raconter leur rapport au jardin, à la
nature ... Et pour cela le dramaturge a inventé une
structure musicale.
Comme metteur en scène, je suis peut-être le
premier à avoir montré l’attirance de Tchekhov
pour l’universel mais un lecteur attentif l’avait
sans doute déjà remarqué. Avez-vous prêté
attention aux didascalies de Tchekhov ? Ce sont
des œuvres d’une étonnante poésie et en même
temps des études théâtrales très savantes. Il
propose, par exemple, de rendre l’arrière-scène
quasiment transparente. Au tout début de l’acte,
les fenêtres, si l’on suit son conseil, doivent être
fermées. Par ce biais, le spectateur "voit" le
personnage principal, le jardin. C’est vraiment
génial ! Au théâtre on ne peut pas montrer de
vrais arbres, on ne peut que donner la sensation de leur beauté à travers les sentiments des
personnages. Mais Tchekhov insiste : "Non, le
public doit voir le jardin et croire que rien n’est
plus beau !" C’est difficile à mettre en scène. Il
propose au milieu du premier acte de tirer le
rideau pour que le jardin soit visible au spectateur, puis d’ouvrir les fenêtres. Une recommandation précise et juste ...
Au dernier acte, le jardin - qui n’est plus aussi
beau car les arbres sont nus - a un rôle particulier
à jouer : il témoigne que tout en ce monde est
éphémère. Notez que l’on coupe les arbres non au
printemps, lorsqu’ils sont en fleurs, mais à
l’automne. Le public est invité à imaginer ce qui
adviendra ensuite.
Je travaille sur Tchekhov pour m’enrichir,
apprendre du nouveau, développer mon monde
spirituel, ma personnalité et pour réfléchir à ce
qui m’entoure. Dans La Cerisaie en particulier,
j’ai découvert beaucoup de choses qui m’étaient
proches et j’ai donc pu, dans une certaine mesure,
m’identifier aux pensées et aux sentiments des
personnages.
Vous savez sans doute que Tchekhov avait
rompu avec la religion traditionnelle de l’Eglise.
Mais il réfléchissait beaucoup à la création du
monde, il avait soif de très hautes connaissances,
il aurait voulu qu’une "grande idée" éclaire le
sens de la vie. C’est pour cela que, dans Les Trois
Sœurs, il dit que l’homme doit chercher la foi,
sinon sa vie est vide.
Il a tenté de se faire une idée des rapports
possibles entre l’homme et l’univers et de la
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manière dont la réalité qui est devant nous
peut se mêler à notre vie. L’âme de chacun
obéit à la loi naturelle. Les gens doivent se
comporter entre eux comme avec la nature qui
leur a permis de grandir et de se former, en
étant pleinement responsables. Il était exigeant
pour lui-même dans l’espoir que les autres
l’imiteraient. C’est ce que j’appelle la "morale
tchékhovienne". Selon lui, il faut rester
responsable devant les autres et devant le
milieu environnant, en permanence. Dans
notre vie, nous devrions au moins essayer de
suivre son exemple.
En Tchekhov, tout est étroitement imbriqué.
D’un côté, il est russe par ses origines et, de
l’autre, européen par son mode de pensée. Il
est, je le dis et le répète, le plus européen des
écrivains de langue russe. Curieusement, il
n’aimait pas les Allemands mais il se sentait
assez à l’aise en Allemagne.
Les intellectuels allemands ont depuis longtemps découvert le prosateur mais son théâtre
n’a été reconnu que durant le dernier quart du
XXème siècle. Ce sont les acteurs qui ont
découvert sa dramaturgie. Peut-être est-ce lié
au système de Stanislavski, ou plutôt à sa
légende. Quoi qu’il en soit, les comédiens ont
décrété que, pour atteindre les sommets de leur
métier, il leur fallait interpréter les
personnages de Tchekhov.
Avec Tchekhov, il est possible de montrer
la succession fluide des émotions, alors que
dans la vie quotidienne nous nous laissons
dominer par un seul sentiment et qu’au théâtre,
habituellement, les comédiens passent sans
transition d’une émotion à une autre ... cette
accumulation crée une image pittoresque de la
vie.
Après La Cerisaie, j’ai monté Oncle
Vania.
Ce fut une catastrophe parce que j’avais fait le
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spectacle avec des Italiens qui passèrent à autre chose
tout de suite après, alors qu’il aurait fallu continuer le
travail après la première et durant plusieurs années.
Le spectacle évolue, bouge, il n’est vraiment réussi
qu’après la troisième version, lorsque les comédiens
se sont tellement imprégnés de la pièce qu’ils sont
absolument sûrs d’eux. Ils peuvent alors jouer
Tchekhov à la perfection dans un vrai spectacle
tchékhovien. Quand la première version du spectacle
est achevée, les acteurs doivent apprendre à
rassembler leurs impressions personnelles afin de les
utiliser dans une nouvelle rédaction. C’est pour cela
qu’il est si difficile de travailler sur Tchekhov avec de
jeunes acteurs, ils ne peuvent être de bons coauteurs
car ils connaissent encore trop peu la vie. Je ne parle
pas de situations très frappantes, intenses et tendues,
mais d’impressions quotidiennes, parfois très
ennuyeuses et qui semblent durer une éternité. Il est
donc absolument nécessaire que chaque acteur
développe sa biographie personnelle à l’intérieur du
rôle. Ceci dit, il n’est pas recommandé de faire jouer
lrina par une actrice de cinquante ans. Je le précise
pour que vous me compreniez correctement.
Dans mon travail sur Oncle Vania, j’ai poursuivi
l’étude et la découverte des nouvelles possibilités
scéniques de la dramaturgie de Tchekhov. Après ma
dernière mise en scène tchékhovienne, La Cerisaie,
je m’étais dit que cette pièce fonderait un nouveau
projet. Pour tout un tas de raisons d’ordre intrathéâtral et aussi parce qu’on m’avait invité à monter
quelque chose au Teatro di Roma, je choisis Oncle
Vania et ce nouveau projet commença à prendre
forme et réalité ...
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La raison principale de mon retour à
Tchekhov était mon désir, comme je l’ai dit
plus haut, de renforcer et de perfectionner le
lien établi avec sa dramaturgie unique,
toujours inattendue. Bien qu’Oncle Vania ne
soit pas, selon moi, sa meilleure pièce, je l’ai
choisie aussi parce qu’elle proposait de
nombreux très beaux rôles ...
Dans Oncle Vania, comme toujours chez
Tchekhov, plusieurs thèmes s’entrecoupent et
se croisent. Pour moi, le thème principal en est
l’écoulement du temps, qui est représenté sur
la scène. Le temps qui passe est associé au
processus du vieillissement. C’est un spectacle
sur le vieillissement qui s’amorce sans qu’on
s’en aperçoive ... Puis sur ce qui s’ensuit
lorsque, soudain, on le remarque ...
Je pense que cette pièce interroge le processus du vieillissement, son côté tragique,
négatif, réversible ou irréversible ... En ce qui
concerne la conception de la mise en scène au
sens étroit du terme, j’ai toujours essayé de
reproduire ce qui est dans le texte, d’obliger
les acteurs à être davantage authentiques, au
sens où on l’entend aujourd’hui, de trouver
des conceptions spatiales justes, de façon à
reproduire de la manière la plus vivante
possible les événements, sans s’écarter de
l’auteur. ..
La pièce est centrée sur l’évident,
l’effrayant processus de vieillissement de
l’oncle Vania, sur sa situation totalement
privée d’issue dans ce "trou de souris" où il est
condamné à vivoter depuis des années, et où
pointe quand même une lueur d’espoir à la
toute fin. Oncle Vania, tout en acceptant son
destin et en s’y soumettant, continue de croire
que la vie a un sens.
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Les personnages de cette pièce sont loin d’être
idéaux. Tchekhov souligne que les concepteurs, les
créateurs ne sont pas des saints. Ils sont déchirés de
doutes permanents sur ce qu’ils font, se torturent de
questions infinies, se trouvent insignifiants, ratés.
Seul parmi eux le Dr Astrov a réalisé quelque chose
et pourtant les doutes le torturent ... Par moments,
ses doutes et ses questionnements tournent au
cynisme, à l’ironie, au sarcasme et même parfois à
une indifférence ostentatoire qui lui sert d’arme ou
de défense. A ce titre, la remarque de Tchekhov :
"Oncle Vania pleure, Astrov siffle" est vraiment
excellente. Stanislavski a dû comprendre tout de
suite de quoi il s’agissait. Tchekhov parlait du degré
de convergence des humeurs des uns et des autres.
La moindre émotion, la moindre vérité est
relativisée, placée en contraste, mise sens dessus
dessous. Si les comédiens commencent à sangloter,
ils doivent aussitôt se mettre à rire et, s’ils sont
tristes, leur chagrin vire aussitôt au sarcasme, c’est
toujours ainsi chez Tchekhov, souvenons-nous de la
réplique d’Astrov : "Tout cela n’est peut-être qu’une
manie*." Ainsi le sifflement d’Astrov est peut-être la
seule chose juste à faire : c’est une manifestation
d’un très grand réalisme, d’une très grande vérité ...
Toutes les remarques de Tchekhov font partie
d’une stratégie. Il a toujours eu horreur du sentimentalisme scénique sous tous ses aspects. Tous les
comédiens lui déplaisaient à cause de leur tendance
à exagérer, à sur-jouer, à se livrer à des outrances
mélodramatiques, à gesticuler sauvagement, à faire
le baisemain, etc. Il a tenté par
* Fin du premier acte.
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tous les moyens de s’opposer aux idées stupides,
aux
argumentations
stupides
qu’avancent les acteurs pour justifier leur
mauvais jeu, leurs outrances et leur
exagération; de s’opposer à la manifestation
narcissique et masturbatoire de leurs
sentiments, ce qui les empêche de se projeter
dans l’instant suivant.
L’objectif de Tchekhov est d’attirer le spectateur dans les événements, de lui donner
envie de côtoyer les personnages de ses
pièces, bien que ce soit des gens bizarres, un
peu bêtes, idiots, parfois complètement
insignifiants, ou insensés et fous. Ils
commettent sans cesse des erreurs et pourtant
on a envie d’être à leurs côtés : quel tour de
force Tchekhov a réalisé là !
J’ai déjà parlé du processus de
vieillissement. Il s’agit aussi de montrer que,
mises à l’épreuve de la vie, les illusions
meurent, passent, et qu’avec le temps elles ne
sont plus que des illusions. Le désespoir qui
leur succède nous oblige à les maudire, à les
détester et à renoncer à en forger de
nouvelles. Mais on s’aperçoit qu’il est
impossible de vivre sans illusions, qu’on a
besoin de quelque chose qui leur ressemble,
d’un élan passionné ou d’un regret. La foi est
nécessaire ! Même si la foi, du point de vue
des sciences naturelles, est aussi une sorte
d’illusion. On a besoin d’une idée plus ou
moins religieuse, je suis complètement
d’accord avec ça.
Je suis athée et pourtant j’ai la foi, elle
m’est nécessaire. Je crois que l’on peut créer
quelque chose de remarquable et de beau
dans la vie, mais je sais aussi que ma vie,
ainsi que celle de milliards d’autres hommes
sur la terre détruit la planète, l’anéantit. Je
suis, à proprement parler, un parasite sur cette
terre, sur ce globe. Cela ne m’empêche pas de
trouver que la vie est belle,
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de me battre pour qu’elle devienne, d’année en
année, plus belle, plus pure, plus sensée, plus
intense, pour que je puisse vivre, moi et tous les
autres ...
Platonov est une pièce extrêmement intéressante. On peut en faire un spectacle remarquable. Mais je crois que je ne pourrais la
monter que si je la joue en entier, durant huit
heures, or jouer pendant huit heures Platonov à
la lettre serait probablement très ennuyeux. Il
faudrait sans doute inventer un texte dramatique spécial que Tchekhov lui-même, en son
temps, aurait pu écrire. Sur le plan
dramatique, Platonov est une pièce très faible
mais elle est infiniment intéressante dans les
détails. J’ai parfois imaginé de recréer une
situation comparable à la vie dans une datcha. On
pourrait arriver, repartir, comme cela se produit
lorsqu’on vient se promener à la campagne en
habitant la ville. Et là, dans cette datcha, des
comédiens vivraient. .. une, deux ou trois
semaines ... Le public pourrait venir, il arriverait,
disons vers huit heures du soir, regarderait trois
scènes, irait se promener ou dormir un peu et le
lendemain il reviendrait vers onze heures du
matin, regarder deux ou trois autres scènes (rires).
Je suis sérieux, comme metteur en scène je ne
plaisante jamais sur ces sujets. Il faudrait pour
cela une troupe particulière, un ensemble spécial,
un théâtre original - évidemment, pas un théâtre
de répertoire - et des moyens correspondants ...
Les liens entre le théâtre russe et le théâtre
allemand sont très étroits. Il me semble que les
acteurs allemands sont les seuls, parmi les
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acteurs étrangers, à pouvoir ressentir de
l’intérieur le théâtre de Tchekhov, les seuls
qui ont une réelle chance de bien le monter
et le jouer. Cela ne s’explique pas seulement
par la proximité géographique des deux
pays, pas seulement parce qu’il y a en Russie
une grande diaspora allemande et, en
Allemagne, une grande communauté russe,
cela s’explique par l’énorme intérêt des
hommes de théâtre allemands pour
l’incroyable, le fantastique potentiel
émotionnel et créateur des acteurs du théâtre
russe. C’est pourquoi les liens entre le
théâtre allemand et Stanislavski d’une part,
et entre Reinhardt et le Théâtre d’Art d’autre
part, ont été si étroits.
Stanislavski fut membre honorifique du
Deutsches Theater et Reinhardt, membre
honorifique du Théâtre d’Art.
En Europe de l’Ouest, l’Allemagne
détient le palmarès du plus grand nombre
de mises en scène de Tchekhov. Mais il y a
des différences énormes entre les deux
écoles, entre les acteurs russes et les acteurs
allemands. Et c’est tant mieux ! Dieu merci !
Les acteurs allemands ont toujours été
émerveillés par certaines qualités des Russes
qui leur étaient étrangères. Un acteur
allemand lorsqu’il entre en scène semble
attaché, on dirait qu’il n’a ni bras ni jambes,
qu’il arrive en fauteuil roulant. Il est écrasé
par un trop-plein d’idées et semble se
renfermer dès les premiers coups d’œil du
public. Puis il rassemble ses forces, se
concentre, respire un bon coup et c’est parti !
Cela s’appelle "expressivité" ! C’est explosif
! Expressif ! Détonant ! C’est nous qui avons
inventé l’expressionnisme.
En Russie, c’est autre chose. L’acteur
russe entre en scène comme un tank. Il met
beaucoup
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de temps à s’installer. Puis il essaie de trouver et de
développer le sentiment principal en s’appuyant sur
des pensées, des sensations - pendant une heure,
puis deux, puis trois ... Et si aucun autre tank
n’apparaît et ne le chasse, il peut rester en scène
toute sa vie. Les Allemands aiment ça, mais, eux, ils
sont incapables de le faire.
Autre remarque, à mon avis importante. J’ai
étudié attentivement, dans les moindres détails, les
particularités du jeu des acteurs russes. A l’aide de
la vidéo, j’ai passé en revue, décortiqué la manière
de jouer de chaque artiste qui avait attiré mon
attention. Et je vais vous faire part d’une
observation amusante : un acteur russe est capable
de regarder dans une même direction dix, quinze, et
même vingt minutes s’il le faut, pratiquement sans
broncher ni bouger. Aucun acteur allemand ne
pourrait le faire, c’est exclu, il en serait incapable ne
serait-ce que physiquement. Je ne parle même pas
de l’étonnante facilité des Russes à verser des
torrents de larmes, un inconcevable miracle,
impossible à réaliser pour les gens de théâtre
d’Europe de l’Ouest. Par exemple, un acteur (mais
le plus souvent une actrice) se tient à gauche, près
d’un mur, sans prononcer un mot. Elle n’a rien à
dire pendant dix, vingt minutes et pourtant elle reste
en scène. Et puisqu’elle est là, de temps en temps je
la regarde ... et qu’est-ce que je vois ? Durant ces
vingt minutes, elle verse des larmes, sans un mot.
"Mon Dieu ! Mais pourquoi donc ? Qu’est-ce qu’il
lui arrive? Il faut peut-être en parler à ses parents ?"
Ce n’est qu’au bout de vingt minutes, lorsqu’elle
commence à dire son texte, que nous comprenons la
raison de ses larmes. Essayez donc de demander
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cela à un acteur allemand et vous verrez !
"Pourquoi je devrais rester planté et sangloter?
Pourquoi ?" Un acteur russe ne pose pas ces
questions. Il dit : "Grâce à Dieu, je vais enfin
pouvoir y aller de ma larme !" Voici quelques
petites différences entre les acteurs russes et
allemands et je trouve cela incroyablement
intéressant.
4. De temps en temps je suis pris d’une absurde
nostalgie, d’une envie irrépressible de retourner
en Russie. Au début, je ne comprenais pas
pourquoi, puis, avec le temps, j’ai vu clairement
ce qui éveillait en moi le désir de me trouver en
Russie. C’est que la Russie (je l’observe ces
derniers temps et je suis obligé de le
constater avec regret) devient le dernier
rempart du théâtre européen.
En Russie, de larges couches de la société
et même nombre de dirigeants estiment que
le théâtre est absolument nécessaire à la vie
du pays. Je vois dans cette volonté de donner
au théâtre un rôle si important une touche de
religiosité, propre à la mentalité russe. Ce qui
m’attire ici ce sont les acteurs mais aussi le
public russes. L’intérêt manifesté pour le théâtre
fait sa force et garantit sa conservation. Les
acteurs doivent faire en sorte que cet intérêt ne
faiblisse pas, ne meure pas, ne soit pas déçu et
pour cela il leur faut travailler très intensément,
en se donnant à fond, et éviter toute fausse note
lorsqu’ils sont en scène. Finalement l’intérêt
pour le théâtre est son essentiel pilier de soutien.
Autrefois, en Allemagne, le théâtre était
important aussi. Maintenant, cela a changé ...
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Revenons à Tchekhov. J’évoquerai quelques
épisodes de mon travail sur Les Trois Sœurs. Les
plus gros problèmes se sont posés au second acte.
J’avais l’impression qu’il reprenait le premier. On
répétait les mêmes mots. A nouveau, une fête devait
avoir lieu, quelque chose allait se produire, les
personnages se réunissaient dans la même pièce.
Bon, c’est vrai, cela se passe cette fois en hiver.
Mais encore les mêmes mots, la même conversation
sur ceci ou cela ! Comme au premier acte ! Et, pour
compléter le tout, la fête à laquelle on se prépare
tellement n’a pas lieu. Je pensais tout le temps:
"Seigneur! Comment monter ça ? C’est tout
simplement impossible !" Mais, quand on a
commencé à travailler, on s’est aperçu que les
mêmes mots répétés sous un autre éclairage et à une
autre saison étaient perçus tout autrement. La fête
qui, au premier acte, est interrompue par le baisser
du rideau au moment paroxystique (mais c’est une
petite fête, sans rien d’extraordinaire, un simple
anniversaire comme beaucoup d’autres) s’arrête au
second acte en plein milieu, au moment où on
l’attend encore, et rien, pour ainsi dire, ne
l’interrompt car rien ne se produit et un silence total
règne sur la scène vide. Puis un couple vient éteindre
les bougies, ce qui fait que, finalement, on n’y voit
plus rien. Et cela, en plein milieu de l’acte ... Ce sont
des effets importants obtenus à partir de
mouvements, de changements minimaux qui
finissent par attirer l’attention.
La même chose se produit au deuxième acte de
La Cerisaie. Les motifs utilisés au début, à
l’intérieur de la maison, sont repris exactement à
l’identique au second acte, mais cette fois dans
un contexte naturel : le coucher de soleil,
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la lune, la nuit. .. Les perceptions, les sensations, ainsi que les petits événements et les problèmes
du premier acte deviennent au second acte purement décoratifs. Dépourvus de signification,
entrelacés les uns avec les autres, ils servent de toile de fond à des phénomènes cosmiques.
L’absence d’action n’est qu’apparente. C’est la plus grande découverte du théâtre européen au
XXème siècle. Sans Tchekhov, nous n’aurions jamais eu Beckett.
Je ne monterai jamais Tchekhov avec des acteurs russes. Pourquoi ? Parce que l’élément le plus
important de ses pièces est le sous-texte qui s’exprime par la résonance de certains mots, la manière
mélodieuse de les prononcer, leur débit ralenti ou accéléré. Si le texte dit : 1 + 1 = 2, on entend 5 dans le
sous-texte. Comment pourrais-je le comprendre et l’entendre si je ne sais pas le russe ?! Même si je me
mettais à l’apprendre, il est peu probable que je réussisse tout de suite à entendre le sous-texte de mots
particuliers, de phrases particulières ... Pour cela, il faudrait vivre plusieurs années en Russie, épouser
une Russe ... Alors je commencerais à comprendre comment les choses se passent ici.
PETER STEIN Traduction du russe par Marie-Christine Autant-Mathieu. (P. Stein, Mdï Tchekhov,
Moskva, MKTS, 2001.)
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