Hernando de Soto : "Il faut faire fructifier la richesse des pauvres

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Hernando de Soto : "Il faut faire fructifier la richesse des pauvres"
Les pauvres ne sont pas le problème, ils sont la solution", écrit Hernando de Soto dans son ouvrage devenu un classique, Le Mystère du capital (Flammarion, 2005). Les pays du Sud regorgent de commerçants,
de vendeurs, d'entrepreneurs. Qu'est-ce qui les empêche, demande l'économiste péruvien, de se développer, de faire fructifier leur capital, leurs talents ? Après des années d'études de terrain, Hernando de Soto
pense connaître la réponse. Dans les pays pauvres, les trois quarts des habitants n'existent pas légalement.
Ils ne possèdent pas d'extrait de naissance, de titre de propriété pour leur maison. Leurs entreprises, leurs
commerces tournent sans responsabilité juridique, sans vraie comptabilité, les contrats se font à l'amiable.
Les pauvres sont illégaux dans notre monde, voilà le problème. Plus exactement "extra—légaux". Ils ne
peuvent passer contrat avec le centre-ville, encore moins entrer dans l'économie mondialisée. Leurs richesses constituent un immense "capital mort". Ainsi, le capital immobilier extralégal des pays émergents
et de l'ancien bloc communiste représenterait 9 300 milliards de dollars – deux fois la masse monétaire en
circulation aux Etats-Unis.
H. De Soto : (…) La propriété, ce n'est pas seulement jouir d'un bien, ça c'est l'idéologie "petitebourgeoise". Elle est avant tout un système de droits et de devoirs. Quand le capitalisme a établi des registres fonciers, immobiliers, vous avez pu contrôler vos élites, évaluer ce qu'elles possédaient, les taxer
en conséquence, vous assurer qu'elles n'avaient pas abusé. Tant que vous possédiez des registres fiables
des valeurs, vous gardiez le contrôle. Aujourd'hui, le capitalisme financier l'a perdu, vos banques ne savent
plus ce qu'elles possèdent, vos papiers ne reflètent plus la réalité, toute l'information devient fausse,
"asymétrique", comme l'a dit l'économiste Joseph Stiglitz. S'agissant du système financier, vous vous retrouvez dans la situation exacte des pays du Sud pour tout leur système économique. Nous non plus, nous
ne connaissons pas la vraie valeur de nos biens, ignorons de quelles richesses nous disposons, sommes
incapables de les garantir. Voilà pourquoi les pays du Sud ne se développent pas, ou si peu. Voilà pourquoi
l'immense majorité de leur population vit petitement, en crise permanente, en dehors des règles de l'économie mondiale.
Pourquoi dites-vous que l'Occident n'a pas été jusqu'au bout de sa révolution économique et juridique ?
L'apport décisif de l'Occident à l'humanité fut la création d'un système sophistiqué de propriété et de
droit, un système de représentation accepté par tous permettant de fixer la valeur des biens que possède
toute personne, riche ou pauvre. Le capitalisme établit des "titres de propriété", des documents légaux, si
bien qu'un terrain, une maison, des machines, des stocks se transforment en capital, c'est-à-dire un système d'information fiable permettant de faire des affaires, du commerce. Au milieu du XVIIIe siècle, l'Occident a détruit l'ancien système où les privilèges, les propriétés, les richesses étaient aux mains des élites. Il
a établi un système de propriété, de droits et de papiers et l'a rendu en principe accessible à tous, aux
riches comme aux pauvres.
Le capitalisme rend plusieurs services essentiels. Il établit les responsabilités de chacun. Il rend toute
propriété fongible, ce qui permet de la diviser sans l'affecter. Il installe un droit des transactions. Il intègre
les informations dispersées. Il installe la confiance et garantit les dettes. Il permet de développer l'activité
économique de manière rationnelle, reconnue par tous, ce qui fait qu'il irrigue toute la société, descendant
jusqu'au niveau de l'initiative individuelle, au niveau des pauvres. La mondialisation des échanges a pu se
faire parce que votre système de droit et de propriété permet de garder la trace tangible des valeurs. De
part et d'autre d'un océan, vous pouvez échanger des biens avec nous sans même voir votre acheteur ou
votre vendeur. C'est ce qui a rendu possible l'expansion du marché, et permet à un Parisien d'acheter des
chaussures chinoises ou des ordinateurs fabriqués en Inde sans même les voir, parce que tout ceci est
tracé, fiable. Mais avec le capital financier, vous avez perdu votre système de pistage des valeurs. Vous
avez oublié ce qui fait le fondement même du capitalisme : rendre la valeur lisible par tous, l'établir par un
droit de propriété. Tout ce qui nous fait tant défaut au Sud.
Vous expliquez, dans Le Mystère du capital, que le capitalisme a réussi au Nord et entraîné des désastres dans
les pays du Sud. Comment en sommes-nous arrivés là ?
Le problème, c'est que vous avez colonisé le monde ! Pendant cette période, vous avez certainement beaucoup donné aux pays conquis, peut-être des crédits, peut-être des leçons, sans doute beaucoup de prêtres
et de missionnaires, mais jamais l'essentiel : un système juridique de propriété qui aurait permis à tous les
habitants de nos pays de participer à l'activité économique. Aujourd'hui encore, la mondialisation se dé-
roule entre l'Occident et une minorité d'acteurs économiques des pays émergents, ceux qui ont la formation nécessaire et les moyens pour consulter les juristes spécialisés, —établir légalement leurs registres,
négocier avec les décideurs, développer leurs activités au niveau mondial. Pendant ce temps, l'immense
majorité des habitants du Sud les regardent, très énervés, vivant dans une économie informelle bien incapable de s'intégrer au capitalisme mondial.
Nous nous retrouvons aujourd'hui avec un capitalisme qui fonctionne comme un club privé, une "cloche
de verre" ouverte à un petit nombre de privilégiés, mené par des Occidentaux dont l'appétit et l'irréalisme,
ou l'inconscience, ont mené le monde à la crise générale. Cet apartheid économique se poursuivra tant que
les politiques des pays émergents ne s'attaqueront pas aux défauts majeurs des systèmes juridiques des
biens à l'intérieur même des pays du Sud. Mon combat…
Ressources, entrepreneurs et hommes d'affaires compétents ne manquent pourtant pas dans les pays émergents. Alors que se passe-t-il ?
Impossible de visiter un souk au Moyen-Orient, de traverser un village d'Amérique latine sans être —
sollicité par des vendeurs, des commerçants. Jésus lui-même a dû expulser les marchands du Temple voici
deux mille ans. Quant au dieu hindou Ganesh, il protège le commerce depuis cinq mille ans. Les gens de
ces pays ont certainement autant la bosse du commerce que les Occidentaux. Alors pourquoi sont-ils
pauvres et vous riches ? Sept enfants sur dix nés dans les pays pauvres n'ont pas de certificat de naissance,
ni de documents d'enregistrement. Devenus adultes, ils vivent dans des maisons, vendent leur travail et
ouvrent des commerces sans papiers officiels ni recours possible. Très souvent, les lois officielles sont
trop compliquées à comprendre, ou rédigées dans des langues qu'ils ignorent. En Inde, on compte 11 magistrats pour 1 million de personnes, plus de 20 millions d'affaires sont en cours, il faut plus de vingt ans à
certaines affaires civiles pour être jugées. Il n'existe pas dans ces pays de droits de propriété à la fois individuels et collectifs, de droit du travail, et le droit coutumier n'est pas reconnu.
Aujourd'hui, au Pérou, pour obtenir des documents légalisant une petite entreprise de deux machines à
coudre, il faut passer jusqu'à 300 jours, 6 heures quotidiennement, pour obtenir des écrits fiables. Trop
souvent, dans les campagnes, les paysans divisent leurs terres en autant de parcelles qu'il y a d'héritiers,
cela à chaque génération, jusqu'à ne plus posséder qu'un lopin improductif. Des études ont montré que les
pertes techniques et financières des services publics du Sud, additionnées aux fraudes, représentent entre
30 % et 50 % des volumes traités. Ajoutez que les banques prêtent à seulement 20 % ou 30 % de la population en Amérique latine, 2 % en Afrique subsaharienne. Comment voulez-vous, en l'absence de tels outils, que les citoyens ordinaires, comme les entrepreneurs et les commerçants, comptent sur l'Etat, développent leur capital, le valorisent, l'échangent contre un autre bien à l'autre bout du pays ou sur le marché
international ?
Pourtant, une intense activité économique, en partie informelle, extralégale, se développe dans tous ces pays,
surtout dans les villes…
En 2015, plus de cinquante villes des pays en voie de développement compteront au moins 5 millions
d'habitants. La plupart de ces gens vivront et travailleront dans l'extralégalité. Il suffit de traverser n'importe quelle mégapole pour découvrir de nombreux bureaux de change, boutiques, restaurants, taxis,
services extralégaux. Des quartiers entiers ont été achetés et construits en marge ou en violation des services publics par des entreprises extralégales. Sur 100 maisons construites au Pérou, 30 seulement possèdent un contrat municipal. D'après nos études menées dans toute l'Amérique latine, 6 immeubles sur 8
relèvent du secteur extralégal, 80 % de l'immobilier sont détenus en dehors de la loi. Nous estimons que,
selon les pays, 50 % à 75 % des travailleurs d'Amérique latine appartiennent à des secteurs extralégaux.
Au Mexique, 28 % à 39 % du PIB du pays dépendaient du secteur informel en 1987. Au Brésil, le locatif
légal représente 3 % des constructions ; l'essentiel de ce marché s'est déplacé vers les quartiers pauvres
et les favelas, où les loyers sont bien souvent payés en argent liquide. En Amazonie, 10 % seulement des
terres sont couvertes par des titres de propriété. L'industrie du bâtiment a progressé sur le papier de 0,1
% en 1995, et la fabrication du ciment de 20 % en un semestre. Pourquoi cette différence ? 60 % à 70 %
des constructions n'ont aucune visibilité légale. Elles ne peuvent même pas être utilisées comme adresse,
encore moins comme capital. Ce sont des richesses perdues, hors juridiction. Le droit n'est pas seulement
l'ordre qui sous-tend l'activité économique et démocratique, c'est d'abord un système d'information fiable
qui garantit l'existence et les biens d'une personne.
Cette extralégalité est-elle destinée à durer ?
La survie de milliards d'hommes passe par là. Aujourd'hui, les deux tiers de la population mondiale n'ont
pas d'autre choix que de vivre hors la loi. Bien sûr, l'extralégalité reste étroitement associée à la misère. A
Bombay, des millions d'habitants vivent dans des baraques d'une seule pièce et des bidonvilles. Mais
même dans les favelas, ils voudraient avoir un titre de propriété, pour résister à l'urbanisation, aux expulsions, posséder un toit… Les Occidentaux, comme les élites occidentalisées de nos pays, ne comprennent
pas que les problèmes insurmontables rencontrés à vouloir gouverner en Afghanistan, en Irak, comme
hier au Vietnam, ou en Amérique latine dans la lutte contre la drogue, viennent de ce que les habitants de
ces pays n'ont aucun lien légal avec la terre. Ils ne peuvent pas être localisés, que ce soit pour financer un
crédit, fonder une entreprise légale, recevoir de l'assistance technique ou encore être identifiés par la
police. Cette légalité se retrouve organisée par les chefs de tribu, les mafias, les guérillas ou même les terroristes qui, eux, protègent les actifs des plus pauvres. En voulant régner sans comprendre qu'aucun système juridique équivalent au vôtre n'existe chez ces populations, les avantages juridiques de l'Occident
restent inopérants.
(…)Vous parlez d'un immense "capital mort" dans les pays en voie de développement. Que voulez-vous dire ?
Des montagnes virtuelles de capital mort sont déposées dans ces pays. Ces quinze dernières années, les
analystes de l'Institut pour la démocratie et la liberté (IDL), secondés par des spécialistes locaux, ont étudié la situation de l'immobilier dans cinq grandes villes du Sud : Le Caire, Lima, Manille, Mexico, Port-auPrince. Nous avons passé des milliers de jours à compter les immeubles, les maisons, les bicoques, rue par
rue, à établir leur valeur, nous avons publié les résultats localement pour être critiqués, renseignés. Nous
avons découvert que les manières de construire dans le secteur extralégal sont aussi nombreuses que les
manières de contourner la légalité. A Manille, on construit des logements sur des terrains réservés à
l'usage industriel. Au Caire, on surélève de plusieurs étages des immeubles publics sans prévenir la mairie.
A Port-au-Prince, les propriétés changent de mains sans que les services d'enregistrement le sachent.
Partout, les bidonvilles se développent sur des terrains réservés ou publics. Aux Philippines, 57 % des
citadins et 67 % des campagnards, au Pérou respectivement 53 % et 80 %, vivent dans des logements qui
sont du capital mort. Aucun document légal ne les garantit. A Haïti, 67 % des citadins et 96 % des paysans
ne possèdent pas de titre de propriété. En Egypte, ce sont 90 % des citadins.
La plupart de ces logements ne représentent pas grand-chose selon les critères occidentaux : 500 dollars
un baraquement de Port-au-Prince, 2 700 dollars une cabane de Manille, 5 000 dollars une maison dans la
banlieue du Caire, 20 000 dollars un bungalow respectable sur une colline de Lima. Cependant, si vous
additionnez toutes ces valeurs, qui sont aussi nombreuses que les pauvres, vous obtenez des sommes
considérables. C'est le capital mort des pays du Sud. Nos calculs montrent qu'il dépasse plusieurs fois
toute l'aide internationale à ces pays, tous vos investissements privés depuis la seconde guerre mondiale.
Ou encore au moins vingt fois les sommes que Henry Paulson [le secrétaire au trésor des Etats-Unis] a
investies pour aider les banques américaines !
Vous écrivez que les pauvres sont beaucoup plus riches qu'on ne le croit généralement. C'est-à-dire ?
Au Pérou, la valeur des biens extralégaux urbains a été estimée à 74 milliards de dollars. C'est cinq fois la
capitalisation totale de la bourse de Lima avant le krach financier de 1998, quatorze fois la valeur de l'ensemble des investissements étrangers directs effectués dans le pays pendant toute son histoire. A Haïti, la
valeur totale des biens appartenant aux pauvres est 150 fois supérieure à la totalité des investissements
étrangers reçus dans l'île depuis 1904. En Egypte, la richesse des pauvres représente 55 fois la valeur
investie par les pays riches, barrage d'Assouan et canal de Suez compris. Aux Philippines, l'immobilier
extralégal atteint 133 milliards de dollars, soit quatre fois la capitalisation des 216 entreprises du pays
cotées en Bourse, sept fois le montant total des dépôts gérés par les banques. D'après nos évaluations, la
valeur totale de l'immobilier détenu par les pauvres dans les pays du Sud et de l'ancien bloc communiste,
sans leur appartenir légalement, représente 9 300 milliards de dollars, c'est-à-dire à peu près deux fois la
masse monétaire en circulation aux Etats-Unis. Partout, l'intelligence entrepreneuriale des pauvres,
comme la somme de leurs biens, constituent une richesse colossale qu'il faut désormais contribuer à faire
fructifier au service du développement. Elle représente plusieurs fois le montant total de l'aide accordée
par les pays développés et des prêts accordés par la Banque mondiale. Les pauvres ne sont pas le problème, ils sont la solution – à condition qu'ils puissent mobiliser leur capital.
Propos recueillis par Frédéric Joignot – Le Monde - 07.11.08
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