Plutôt que par un caractère uniformément restrictif, il nous semble que c’est par la faiblesse de la stabilisation
qu’il faut caractériser la politique macroéconomique européenne. Cependant, la qualité de la stabilisation est
sans effet sur la croissance à long terme dans l’approche usuelle de la politique économique. Tant qu’on raisonne
dans ce cadre, traditionnel, stabilisation et croissance sont deux questions disjointes qui relèvent d’instruments
distincts. Nous montrerons dans le chapitre II que telle est bien l’hypothèse sous-jacente au système de politique
économique européen et dans le chapitre IV que cette hypothèse n’est pas nécessairement fondée.
La troisième thèse, aujourd’hui dominante, impute principalement le retard de croissance européen à la combinai-
son d’une intégration inachevée et de réformes incomplètes. Selon cette explication que développe par exemple le
rapport Sapir (2004), qui est sous-jacente aux prescriptions de la Commission et de la Banque centrale, et qui est
reprise, verbalement du moins, par le Conseil européen, l’Europe souffrirait avant tout d’être restée à mi-chemin.
La persistance au sein de l’Union européenne d’une fragmentation du marché des services et des marchés finan-
ciers, d’une part, la réticence de nombreux États, surtout parmi les plus grands pays de la zone euro, à libéraliser
leurs marchés du travail et leurs marchés des biens, expliquerait que l’Europe n’ait connu ni le retour au plein em-
ploi ni le redressement des gains de productivité dont les États-Unis ont fait l’expérience. C’est sur cette analyse, du
moins son volet interne, que se fonde en France le récent rapport Camdessus (2004).
Cette explication ne nous satisfait pas non plus. Dans sa version courante, elle laisse en effet accroire que rien n’a
été fait depuis trente ans et suggère qu’un retour durable à la croissance ne requiert qu’un peu de volonté poli-
tique. Or s’il est clair – nous y reviendrons – que beaucoup reste à faire pour intégrer les économies européennes
et les doter de marchés efficients, comment expliquer que tout ce qui a été entrepris jusqu’ici n’ait produit aucun
effet ? Pourquoi le marché unique et l’euro n’ont-ils pas, ou apparemment pas, apporté les bénéfices attendus ?
(…)
Enfin la quatrième thèse, celle de Wyplosz (2005), réfute la dimension européenne des problèmes et plaide pour
des réponses nationales. Selon cette analyse, le « plus d’Europe » serait une illusion et c’est d’abord d’une réap-
propriation de la politique économique par les gouvernements nationaux qu’il faudrait attendre une réponse aux
difficultés. On peut avoir de la sympathie pour l’idée que certains gouvernements européens se sont défaussés sur
« Bruxelles » de responsabilités qui leur appartenaient. Les gouvernements français se sont particulièrement illus-
trés dans cet exercice qui n’est certainement ni très digne de respect, ni surtout très productif. Mais faut-il pour
autant exonérer les politiques européennes et plus précisément le système de politique économique européen de
toute responsabilité ? Cela nous paraît excessif.
(…)
Cependant il nous semble qu’il y a au moins deux idées importantes qui ont échappé à la réflexion et aux débats
sur comment stimuler la croissance et l’innovation en Europe. La première idée, à nos yeux la plus fondamentale,
c’est que, contrairement à ce que dispensent la plupart des manuels d’économie et ce qu’économistes aussi bien
keynésiens qu’anti-keynésiens ainsi que la plupart des décideurs économiques tiennent pour acquis, il n’y a pas
nécessairement dichotomie entre : d’une part la croissance (de long terme) qui reposerait exclusivement sur les
caractéristiques structurelles de l’économie et sur la nature des marchés ; et d’autre part la politique macroéco-
nomique dont l’objectif premier sinon unique serait de stabiliser l’économie et réduire l’impact des chocs à court
et moyen terme. Selon leur vision, la politique macroéconomique n’affecterait la croissance qu’indirectement en
garantissant la stabilité des prix et du taux de change. Tout au contraire, ce chapitre tend à montrer qu’une poli-
tique macroéconomique contra-cyclique adéquate est de nature à stimuler la croissance économique dans des
économies comme la nôtre où les entreprises sont sujettes a des contraintes de crédit. En fait nous allons plus
loin en montrant que l’effet positif de politiques macroéconomiques contra-cycliques sur la croissance persiste
lorsque les marchés de produits et du travail ont été libéralisés. Il n’y a pas substituabilité, mais plutôt complémen-
tarité entre politique macroéconomique contra-cyclique et la libéralisation de ces deux marchés. (…)
La seconde idée, c’est que l’introduction de réformes structurelles à grande échelle, et la transition vers un sys-
tème économique avec des marchés plus flexibles, est un processus coûteux, et que le coût des réformes est
celui de satisfaire la contrainte d’économie politique. Comme nous le montrons dans la seconde partie du chapitre
et dans l’annexe, ceux parmi les pays développés qui ont réussi à s’engager dans la voie des réformes ont, soit
bénéficié d’effets de signaux (ce que nous appelons les effets « dos au mur ») qui ont certainement contribué à
en réduire le coût politique, soit accompagné les réformes structurelles de politiques macroéconomiques expan-
sionnistes (monétaires ou budgétaires) pour financer le coût de ces réformes. C’est là un aspect important qui n’a
pas été pleinement pris en compte notamment dans le rapport Camdessus lorsque celui-ci se réfère à l’exemple
des pays européens « réformateurs » pour justifier un big bang dans les réformes structurelles en France. (..)