Introduction : Constructions dominantes et approches sociologiques

SOCIOLOGIE DE L'ETAT
SEMESTRE 4 IEP TOULOUSE
Jean-Michel EYMERI
Introduction : Constructions dominantes et approches
sociologiques de l’objet étatique
La sociologie est une discipline récente, elle est née concurremment en France et en
Allemagne. Le père de la sociologie est Auguste Comte. Deux œuvres majeures fondent
véritablement la sociologie : celle de Durkheim et celle de Weber. C’est la science qui prend
le social comme objet de connaissance. C’est la science sociale des phénomènes sociaux.
Dans cette définition gisent toute la force et toute la faiblesse de cette discipline. Bourdieu
l’expliquait en citant Pascal : « Je comprend le monde et il me comprend » (jeu de mot avec le
terme comprendre). Faire de la sociologie est difficile car il faut analyser un monde dont on
est un acteur. C’est le propre de beaucoup de sciences sociales : la linguistique, l’histoire,
Il y a un caractère auto-référencé des sciences sociales. Les gens des sciences dures tendent
ainsi à penser que les sciences sociales ne sont pas des sciences. Le sociologue n’a pas la
chance d’être en dehors de son expérience. Le monde social s’auto-analyse en permanence, il
construit des représentations de ce qu’il est. C’est toujours un tableau de ce que le monde
devait être, sociologie spontanée, qui donne l’illusion de connaître le monde. Cette approche
rend le travail du sociologue compliqué, devant s’éloigner de cette approche et en éloigner les
autres. La tâche est donc compliquée, d’autant plus qu’il y a d’autres disciplines qui
produisent une vision de la société : l’histoire, le droit, l’économie, … La sociologie n’a pas à
rajouter une autre vision.
Tenter une sociologie de l’Etat, c’est être en présence de constructions dominantes,
avec lesquelles il faut rompre, avec un regard neuf.
A Les constructions dominantes de l’objet étatique en France
Quelles sont les constructions de l’objet Etat auxquelles nous sommes socialisés ?
1 L’Etat tel qu’il est construit par le sens commun
Le sens commun, c’est l’ensemble des opinions communes aux membres d’un
groupement humain ou d’une société : des représentations mentales, toujours en peu
schématiques et sommaires, mi-vrais, mi-fausses, un ensemble de représentations partagées
des objets que nous sommes amenés à appréhender dans notre vie de tous les jours. C’est un
stock très important de connaissances. Cette connaissance est donc mal assurée. Ces
connaissances sont entremêlées avec des réflexes conditionnés, ce stock nous permettant de
fonctionner de façon performante dans le monde tel qu’il est. Tout ce savoir nous permet de
fonctionner sans se poser en permanence des questions existentielles. Le sens commun « c’est
la communauté des et cetera », des évidences partagées, des savoirs et des lieux communs. Le
langage est du coup le support de ce savoir partagé, qui loge dans le langage de telle façon
que nous n’ayons pas besoin de vérifier le sens de chaque mot. Le sens des mots est acquis
par imprégnation, la mimétique, la pratique. Les mots sont indexés les uns par rapport aux
autres. Ils s’insèrent dans notre esprit avec un certain sens. Il y a la dénotation et la
connotation : ce que l’on ne trouve pas dans le dictionnaire (la définition de la rose, et le
langage des fleurs). Tous les mots sont chargés de connotations. Il y a aussi un certain nombre
de schèmes perceptifs et évaluatifs, qui sont très souvent agencés autour de couples
antithétiques (grand/petit, bien/mal, légitime/illégitime). Ces couples sont fondateurs de
l’architecturation de notre esprit.
Cette analyse s’applique aussi à l’Etat. L’Etat vient à nous par le sens commun. Nous
prenons progressivement conscience du sens du mot Etat. L’adjectif qui vient communément
à l’esprit pour le mot Etat est le mot national : police nationale, éducation nationale, … Ce qui
se rapporte en France à l’Etat est qualifié de national. On se rend ensuite compte que le chef
de l’Etat et le Président de la République qualifient la même personne. On se rend compte que
ce n’est pas une personne mais une fonction, avec des titulaires successifs, et que avant nous
avions des rois, alors que dans d’autres pays il y a encore des reines et des rois. On comprend
rapidement tout cela. Tout cela représente un savoir commun, très contextuel, et il faut sortir
de ce sens commun, de cette tendance ethnocentrique. La notion même d’Etat n’est pas
commune dans d’autres pays : au Royaume-Uni, ce n’est pas un mot qui fait partie du langage
commun, on parle plutôt de la « couronne », avec comme chef « H.M » (her majesty). La
conception des institutions publiques dans la société va donc être différente. Au sein même de
la société française, les perceptions du sens commun de l’Etat diffèrent d’un espace social à
l’autre. Si mon père est conseiller d’Etat, ma vision de l’Etat sera quelque chose de noble,
majestueux, apprenant très tôt que ce sont les corporatismes qui menacent l’Etat, alors que les
serviteurs de l’intérêt de l’Etat sont les conseillers d’Etat. A l’inverse, le fils du boucher
charcutier de Réalmont dans le Tarn, dès son enfance, l’Etat est associé à un haussement
d’épaules, un bof, un mépris des fonctionnaires et des prélèvements sociaux. C’est le
problème de la socialisation. Autre curseur, être élevé dans un milieu de droite, donne à
penser du mal de l’Etat providence. Dans une famille de gauche, on pensera que l’Etat doit
assurer le fonctionnement des marchés, L’Etat n’est pas seulement un objet de
représentations discursives. Face à l’Etat concret, les réflexes ne seront pas les mêmes suivant
la socialisation : la police et le social ne sont pas au contact de tout le monde. Suivant ce
milieu, la perception de l’Etat ne sera donc pas la même.
Du coup, le sens commun n’est pas univoque, il est même commun que des éléments
du sens commun se contredisent. La fonction de préfet est unique en Europe : les autres pays
ne peuvent concevoir une telle emprise de l’Etat ; le Royaume-Uni ne conçoit pas l’existence
de cartes d’identité. De même la présence d’un crucifix dans une salle de classe en France
choquerait, ce qui n’est pas le cas en Allemagne. Les vérités du sens commun sont différentes
suivant les pays.
Nous communions en France dans un corpus de représentations de l’Etat, et même les
clivages dans ce domaine sont typiques. C’est le fruit d’une certaine histoire nationale.
2 L’Etat vu par la tradition historique française
Les enseignements d’histoire sont le deuxième outil de perception de l’Etat. Les
manuels expriment une vérité officielle de l’histoire nationale. Ces manuels sont en quelques
sortes le reflet de la vision de officielle que la France donne à ses enfants. Ces manuels font
ainsi la part belle à l’Etat. Il est vrai que la forme moderne de l’Etat est née en France, avec
plusieurs siècles d’avance sur les autres : « La France est fille de son Etat ». La nation
précède la création de l’Etat. La constitution d’une unité nationale, d’un sentiment national
résulte d’une action de très long court, avec l’avènement de la dynastie capétienne, donnant
lieu à de véritables guerres civiles, qui a engendun processus d’unification nationale. La
Révolution, pour les historiens, n’est pas un point de rupture, mais une accélération du
phénomène : la Révolution, puis l’Empire et la Troisième République, en imposant la nation,
l’organisation jacobine, l’homogénéité administrative, la langue française, a poursuivit
l’action unificatrice des lois. C’est l’Etat qui est responsable de cette évolution. Pierre
Rosanvallon affirme que « l’Etat est l’instituteur du social », l’Etat comme maître à penser,
mais aussi comme celui qui institue, structure le social, dans le passé et dans le présent. L’Etat
est perçu au-dessus du social. Cette vision nous semble évidente, ce qui n’est pas le cas
ailleurs. Ce n’est pas le cas par exemple de la Pologne, occupée durant des siècles, petite
flamme qui a permis aux Polonais de résister à l’oppression.
3 L’Etat tel que construit par le droit public
L’Etat est considéré à la fois comme une abstraction logique, un être de raison, qui
constitue le support abstrait du pouvoir des gouvernants sur les gouvernés, et comme un
ensemble de corps constitués, les fonctions publiques, un ensemble de rôles gis par la
constitution, et des lois organiques. A la question qu’est-ce que l’Etat : quand trois éléments
sont réunis, et deux caractéristiques fondamentale :
Un pouvoir de contrainte s’exerçant sur une population rassemblée sur un territoire ;
contrainte de droit et de fait, l’Etat fixant les droits et les devoirs impersonnels qui
régissent les comportements des membres de la société, et principal créateur du droit,
au point que la théorie de l’Etat de droit conçoit le droit et l’Etat comme
consubstantiels ; l’Etat jouit de la possibilité de contraindre par corps avec la police et
l’armée, seul l’Etat pouvant exercer une contrainte physique.
Un pouvoir sur une population déterminée.
Un territoire déterminé, avec la possibilité de défendre ses frontières et de les faire
respecter par les autres Etats.
L’Etat est aussi une personne morale : cette notion ayant été inventée pour donner une
existence de droit et une capacité à agir, forgée pour l’Etat, et ensuite appliquée pour le
domaine privé. C’est l’émergence de cette vision de l’Etat au fil des siècles qui a permis de
concevoir la dépatrimonialisation de l’Etat : l’Etat était autrefois confondu avec le roi.
Aujourd’hui, l’Etat est distinct de la personne physique de ses dirigeants. D’où le principe de
continuité de l’Etat, et du pouvoir d’Etat, qui veut que ce soit l’Etat et pas les personnes
physiques qui édictent les règles.
L’Etat est la seule personne morale détentrice de la souveraineté, notion définie par
Jean Bodin. C’est l’attribut essentiel de l’Etat. C’est la caractéristique d’un pouvoir qui n’en
admet aucune autre au-dessus de lui. « L’Etat dispose de la compétence de sa compétence ».
Le pouvoir de l’Etat est originaire et illimité. Elle a une dimension interne et une dimension
externe : le pouvoir de l’Etat, et la souveraineté internationale.
La construction des choses tend à simplifier la réalité, et à occulter des pans entier de
la réalité, en érigeant l’idée de ce que devrait être la réalité. L’usage de la contrainte est de
même discutable. La notion de souveraineté est aujourd’hui contestée, notamment face à
l’intégration européenne, face au pouvoir des fonds de pension sur la dette de l’Etat, face à la
menace terroriste, …
4 L’Etat tel que construit par les professionnels de la
politique
Tous les hommes politiques, quelle que soit leur prise de position sur l’Etat, croient en
l’éminente valeur de la conquête et de l’exercice du pouvoir étatique au sommet de cet
appareil d’Etat. Ils croient que l’occupation de ces positions de pouvoir dans l’Etat donne un
pouvoir pour traiter les problèmes du moment. Même les ultra-libéraux rentrent dans ce
schéma, afin de mener des politiques actives de dérégulation, qui sont de l’action publique : il
font des lois pour réduire la place de l’Etat dans la société. On peut même constater que sous
le règne de ces gouvernements, l’Etat est très actif. Ainsi, tous les gouvernants concourent à
entretenir dans la population cette représentation collective qui nous paraît aller de soi, l’idée
que l’Etat à vocation à agir sur la société. Cette idée est plus ou moins bien admise suivant les
traditions nationales. On continue en France à véhiculer une conception volontariste de l’Etat.
On a depuis quelques décennies la conception que l’Etat ne peut pas tout faire, mais on croit
encore à cette vision de l’histoire officielle de l’Etat et du droit, vendue par les hommes
politiques.
B Une perspective sociologique de l'Etat: le 1er jalon
Mais qu'est-ce donc faire une sociologie de l'Etat? C'est une démarche qui utilise
l'histoire, l'économie, le droit, ... Il ne se finit pas par son objet. Qu'est-ce que le regard
sociologique? Objectiver, expliciter les implicites, les visions d'un objet pour aller au-delà du
sens commun. Se comporter en sociologue, c'est s'étonner des évidences. Lévi-Strauss a
travaillé sur les sociétés primitives, et en a ainsi appris sur lui même. Le sociologue fait la
même chose mais sans partir au loin, c'est l'ethnographe de sa société. Il tente une
distanciation de sa société, tente de voir ce qui est familié pour la première fois, regard de
l'enfant. On ne se satisfait pas du commun, on s'étonne des détails, qui ne sont pas
négligeables. C'est une conversion du regard, une éducation de l'esprit, de l'oeil qui se fait par
la pratique de l'observation de terrain, et la lecture des grands livres théoriques.
Affirmer que l'Etat est un objet pertinent d'analyse sociologique, c'est affirmer que
l'Etat est un fait social, ou plutôt un ensemble de faits sociaux, affirmer que l'Etat fait partie de
la société, rupture du sens commun comme quoi l'Etat serait à côté au mieux, au-dessus de la
société qu'il doit réguler. L'Etat serait en fait un acteur, effecteur de la société. Dans les
journaux on a les pages politique et les pages société, mais l'Etat est acteur social. Selon
Marx, « l'Etat ne plane pas dans les airs ». L'Etat est partie prenante des rapports
sociologiques. Il n'y a rien d'extérieur au social dans la société. Quand on parle de sexualité, le
sens commun le fait passer dans le privé, alors que pour le sociologue, les sexualités sont
sociales.
L'Etat fait partie de la société. La sociologie de l'Etat ne peut pas considérer la forme
actuelle comme une évidence: il faut le déconstuire, le décontextualiser. La technique, c'est
de mettre en lumière comment il est construit socialement. L'Etat a été construit, on peut voir
sa construction. L'Etat, objectivement et subjectivement aurait pu être autre qu'il n'est. L'Etat
est un construit. Il y a maintes trajectoires pour reconstituer la sociogenèse de l'Etat (Elias).
Il ne faut pas se faire piéger par la constance du nominal. Ce n'est pas le même
phénomène, l'Etat désigne un phénomène amené à disparaître selon la sphère que l'on
considère. On désigne sous cette nomination des processus, phénomènes et institutions
différentes.
La sociologie consiste à ouvrir les boîtes du langage. L'approche sociologique ne
consiste pas à aborder l'Etat comme une abstraction. Il existe différentes traditions de
philosophie politique: l'Etat est la cité, mais aussi la respublica, l'organisation politique. A
travers le prisme sociologique, on peut appréhender un univers de pratiques et de
représentations. Ce n'est pas que statique, organigramme, règles définies. C'est aussi étudier le
fonctionnement interne, faire la sociologie de l'Etat en action (Jobert), les politiques
publiques, les programmes d'action. Elles les fabriquent en interaction (syndicats, entreprises,
ONG, ...).
Il existe des représentations mentales de l'Etat, conceptions partagées de ce qu'est
l'Etat et de ce qu'il doit être. Elles sont fondatrices, pas faciles à travailler. La sociologie
présente comment elles orientent et légitiment les acteurs.
L'économie de nos pratiques peut être distincte de nos représentations, mais jamais
sans liens. L'Etat existe comme un construit, comme une économie de pratique, et existe dans
la tête des acteurs qui vivent dans l'Etat et qui interagissent avec lui. Les représentations sont
différentes selon les les groupes. Quand on appréhende l'Etat en sociologue, on le voit comme
un univers social, peuplé d'individus socialisés. Faire de la sociologie de l'Etat, c'est faire une
sociologie des individus et des groupes d'individus qui peuplent les institutions d'Etat, qui leur
prête vie.
L'institution existe par les individus, mais il n'y a pas de dépendance individuelle, elle
n'a de vie que la vie que nous lui insufflons mais qui nous dépasse. Faire la sociologie des
acteurs, c'est se demander d'où ils viennent, qui ils sont, ils vont. Ces variables influent sur
la façon dont ils occupent leurs rôles institutionnels.
Etudier l'Etat en sociologue, c'est penser ce machin comme un univers social animé de
luttes et d'échanges. L'Etat, contrairement aux visions qu'on en a, n'est pas un mais multiple. Il
se présente comme un conglomérat souvent en conflit très dur avec les visions qu'on en a, et
avec les stratégies propres de ses alliés spécifiques. Il faut tenter de dénouer les fils de ces
échanges et conflits inter/intra institutionnels.
Selon Durk, il convient de travailler à une rupture avec les prénotions continues, avoir
une vigilance critique à l'égard du sens commun. Une définition préalable permet d'expliciter
pour soi même et pour les autres.
CHAPITRE 1: L'Etat, objet de la sociologie
Tout et son contraire ont été dis. Le « triomphe de la raison dans l'histoire » pour
Hobbes, « le plus froid des monstres froids » pour Nietzsche.
Selon Weber, l'Etat est un élément de la société, perspective non manichéenne. Il faut
prendre en compte le contre pied du sens commun. L'Etat n'a pas toujours existé (comparaison
diachronique), et n'existe pas partout (comparaison synchronique). L'Etat est partie prenante
dans la société occidentale moderne.
L'usage de l'Etat pour n'importe quelle forme de pouvoir est un usage abusif. L'Etat est
situé. La notion d'Etat est la seule forme de pouvoir politique née et épanouie en Europe
occidentale avec le parcours historique de l'ère moderne. La sociogenèse de la forme étatique
a commencé au XIIe siècle et s'est poursuivie jusqu'au XXe siècle. L'Etat est le principal
produit d'exportation européen. Ce n'est pas un universel abstrait. Il n'y a pas d'essence de
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