fonctionner de façon performante dans le monde tel qu’il est. Tout ce savoir nous permet de
fonctionner sans se poser en permanence des questions existentielles. Le sens commun « c’est
la communauté des et cetera », des évidences partagées, des savoirs et des lieux communs. Le
langage est du coup le support de ce savoir partagé, qui loge dans le langage de telle façon
que nous n’ayons pas besoin de vérifier le sens de chaque mot. Le sens des mots est acquis
par imprégnation, la mimétique, la pratique. Les mots sont indexés les uns par rapport aux
autres. Ils s’insèrent dans notre esprit avec un certain sens. Il y a la dénotation et la
connotation : ce que l’on ne trouve pas dans le dictionnaire (la définition de la rose, et le
langage des fleurs). Tous les mots sont chargés de connotations. Il y a aussi un certain nombre
de schèmes perceptifs et évaluatifs, qui sont très souvent agencés autour de couples
antithétiques (grand/petit, bien/mal, légitime/illégitime). Ces couples sont fondateurs de
l’architecturation de notre esprit.
Cette analyse s’applique aussi à l’Etat. L’Etat vient à nous par le sens commun. Nous
prenons progressivement conscience du sens du mot Etat. L’adjectif qui vient communément
à l’esprit pour le mot Etat est le mot national : police nationale, éducation nationale, … Ce qui
se rapporte en France à l’Etat est qualifié de national. On se rend ensuite compte que le chef
de l’Etat et le Président de la République qualifient la même personne. On se rend compte que
ce n’est pas une personne mais une fonction, avec des titulaires successifs, et que avant nous
avions des rois, alors que dans d’autres pays il y a encore des reines et des rois. On comprend
rapidement tout cela. Tout cela représente un savoir commun, très contextuel, et il faut sortir
de ce sens commun, de cette tendance ethnocentrique. La notion même d’Etat n’est pas
commune dans d’autres pays : au Royaume-Uni, ce n’est pas un mot qui fait partie du langage
commun, on parle plutôt de la « couronne », avec comme chef « H.M » (her majesty). La
conception des institutions publiques dans la société va donc être différente. Au sein même de
la société française, les perceptions du sens commun de l’Etat diffèrent d’un espace social à
l’autre. Si mon père est conseiller d’Etat, ma vision de l’Etat sera quelque chose de noble,
majestueux, apprenant très tôt que ce sont les corporatismes qui menacent l’Etat, alors que les
serviteurs de l’intérêt de l’Etat sont les conseillers d’Etat. A l’inverse, le fils du boucher
charcutier de Réalmont dans le Tarn, dès son enfance, l’Etat est associé à un haussement
d’épaules, un bof, un mépris des fonctionnaires et des prélèvements sociaux. C’est le
problème de la socialisation. Autre curseur, être élevé dans un milieu de droite, donne à
penser du mal de l’Etat providence. Dans une famille de gauche, on pensera que l’Etat doit
assurer le fonctionnement des marchés, … L’Etat n’est pas seulement un objet de
représentations discursives. Face à l’Etat concret, les réflexes ne seront pas les mêmes suivant
la socialisation : la police et le social ne sont pas au contact de tout le monde. Suivant ce
milieu, la perception de l’Etat ne sera donc pas la même.
Du coup, le sens commun n’est pas univoque, il est même commun que des éléments
du sens commun se contredisent. La fonction de préfet est unique en Europe : les autres pays
ne peuvent concevoir une telle emprise de l’Etat ; le Royaume-Uni ne conçoit pas l’existence
de cartes d’identité. De même la présence d’un crucifix dans une salle de classe en France
choquerait, ce qui n’est pas le cas en Allemagne. Les vérités du sens commun sont différentes
suivant les pays.
Nous communions en France dans un corpus de représentations de l’Etat, et même les
clivages dans ce domaine sont typiques. C’est le fruit d’une certaine histoire nationale.
2 L’Etat vu par la tradition historique française
Les enseignements d’histoire sont le deuxième outil de perception de l’Etat. Les
manuels expriment une vérité officielle de l’histoire nationale. Ces manuels sont en quelques