Les genres « sérieux » au théâtre 1. La tragédie grecque La tragédie a été inventée par les Grecs. L’épanouissement du genre se situe au Ve siècle av. JC. Trois grands tragiques athéniens ont écrit les chefs-d’œuvre qui nous sont parvenus : Eschyle, Les Perses ; L’Orestie Sophocle, Antigone, Œdipe Roi Euripide, Les Troyennes, Electre, Andromaque a) Les représentations Les pièces étaient jouées, devant tout le peuple d’Athènes rassemblé, dans un concours dramatique qui remplissait les trois derniers jours de la grande fête nationale et annuelle : les Dionysies, fête organisée en l’honneur de Dionysos, dieu du vin, de l’ivresse et du délire extatique. La tragédie était donc une cérémonie à la fois religieuse et civile (collective) représentée dans des théâtres en plein air où se réunissaient tous les citoyens, riches comme pauvres. Naturellement les tragédies grecques se préoccupent des dieux, et de leur volonté, des problèmes politiques ou civiques (justice, guerre, gouvernement des cités, respect des lois…) b) Les héros tragiques Les personnages de ces pièces sont toujours des rois, des princes, des reines, des princesses : des figures prestigieuses de la légende et de l’épopée. En effet, leurs vies et leurs passions, fabuleuses et cruelles, avaient une valeur exemplaire mythique. c) L’action La tragédie était conçue comme une action, une imitation de la vie des hommes sur une scène de théâtre et s’opposait en cela à l’épopée qui était un récit. La tragédie tout comme l’épopée était également un poème en vers variés. La tragédie se composait de 2 éléments distincts : Les personnages qui se mouvaient sur la scène (proskénion) qui participaient à une action et dialoguaient entre eux. Un chœur, de 12 à 15 personnes, dirigées par un chef, le coryphée. Ce groupe évoluait dans l’Orchestra dédié aux chants et aux danses du chœur. Son rôle était de commenter l’action à laquelle il s’intéressait dans la mesure, où représentant la cité, il voyait son sort lié à celui des personnages. La pièce faisait ainsi alterner action et intermèdes lyriques du chœur. L’évolution du genre conduisit à accorder de plus en plus d’importance à l’action au détriment du chœur et des parties lyriques. Les dramaturges latins, comme Sénèque, imitèrent et adaptèrent les thèmes et les procédés grecs. d) Aristote, Poétique (Ve siècle av. JC) Dans ce traité sur les règles relatives à la composition des divers genres poétiques, Aristote, dans le premier livre (le seul conservé !), consacré à l’épopée et la tragédie, examine le choix des sujets, la composition des œuvres, les intentions des poètes… préceptes qui seront repris et revendiqués au XVIIe siècle par les doctes classiques. a) Sur l’essence de la tragédie : « Donc la tragédie est l’imitation d’une action de caractère élevé et complète, d’une certaine étendue […] imitation qui est faite par des personnages en action et non au moyen d’un récit, et qui, suscitant pitié et crainte, opère la purgation propre à pareille émotions. » Trad. De J. Hardy b) Sur les émotions tragiques : « La fable* doit être composée de telle sorte que, même sans les voir, celui qui entend raconter les faits, en frémisse et en soit pris de pitié ; ce qui arriverait à qui entendrait raconter l’histoire d’Œdipe. […] Quant à ceux qui suscitent par le spectacle non point la crainte mais seulement l’horreur, ils n’ont rien de commun avec la tragédie » c) Sur les personnages tragiques : « Si l’ennemi qui s’en prend à un ennemi, qu’il en vienne aux actes ou qu’il s’arrête à l’intention, il n’offre pas matière à pitié, sauf pour le coup de malheur lui-même. Il en va de même s’il s’agit de personnages qui ne sont ni amis ni ennemis. Par contre tous les cas où c’est entre personnes amies que se produisent les événements tragiques, par exemple un frère qui tue son frère, est sur le point de le tuer, ou commet contre lui quelque autre forfait de ce genre, un fils qui agit de même envers son père, ou une mère envers son fils, ou un fils envers sa mère, ces cas-là sont précisément ceux qu’il faut rechercher. » d) Sur le changement de fortune : « d’abord il est évident qu’on ne doit pas y voir les bons passant du bonheur au malheur (ce spectacle n’inspire ni crainte ni pitié mais répugnance), ni les méchants passant du malheur au bonheur […] ni d’autre part l’homme foncièrement mauvais tomber du bonheur dans le malheur. Reste par conséquent le héros qui occupe une situation intermédiaire entre celles-là. C’est le cas de l’homme qui sans être éminemment vertueux et juste, tombe dans le malheur non à raison de sa méchanceté et de sa perversité mais à la suite de l’une ou l’autre erreur qu’il a commise. […] Il faut que la fable* pour être bien soit simple […] et il doit y avoir revirement […] du bonheur au malheur, ce revirement survenant non à cause de la perversité mais à cause d’une erreur grave d’un héros » *Fable : histoire 2. La tragédie classique a) La structure externe d’une tragédie Une tragédie classique est composée de 5 actes (1500 à 2000 vers) ce qui lui donne une durée raisonnable : chaque acte occupe environ une demi-heure. Les actes sont séparés par des entractes. Ils sont divisés en scènes. Rien dans cette architecture n’est laissé à l’arbitraire et à la fantaisie : le souci classique d’équilibre et d’harmonie tend à égaliser la longueur des actes qui doit se présenter comme une unité. Le découpage des scènes correspond à l’entrée et la sortie d’un personnage, actions qui doivent avoir un retentissement sur l’évolution de l’action. Chaque scène doit avoir sa raison d’être. Dans un acte bien construit, des scènes secondaires ou de transition convergent vers les grandes scènes, les sommets pathétiques ou dramatiques (un ou deux par acte). Le nombre de scènes par acte est variable : 3 à 8 maximum. Les variations dans le nombre et la répartition des scènes longues ou courtes sont révélatrices : plus les scènes sont nombreuses et courtes plus l’action est vive (action héroïque) ; moins elles le sont plus la pièce est statique, lyrique (déploration passive ou chant funèbre). A l’intérieur d’une même pièce, le dramaturge peut accélérer ou ralentir l’action grâce au découpage des scènes. b) La structure interne d’une tragédie Pour construire l’intrigue, il faut une constante progression dramatique : de l’exposition au dénouement en passant par le nœud c’est-à-dire le conflit qui se noue s’exaspère entre les personnages. La tragédie doit tout consumer sans temps morts. Aussi les scènes doivent-elles être liées de façon nécessaire et vraisemblable, les entractes être occupés par une action en coulisse et la fin de chaque acte particulièrement soignée pour maintenir intact l’intérêt du spectateur. Savantes expositions, obstacles de toutes sortes, dilemmes, quiproquos, péripéties, dénouements rapides et définitifs doivent tenir le spectateur en haleine. c) Un théâtre régulier Sur scène : unité d’action ou de péril : un seul fil principal, épisodes secondaires ou subordonnés. Unité de temps : concentration de l’action en 24 heures ou quelques heures > crise tragique Unité de lieu : fixation de l’action en un seul lieu : décor unique ; En coulisse : voyages, déplacements, combats, duels, morts. Les règles de vraisemblance et de bienséances visent à respecter les conventions esthétiques et morales du public ainsi que la cohérence du caractère des personnages : aucun acte violent, pas de langage trop réaliste. 3. Le héros tragique a) Définitions : Le héros est tout d’abord un demi-dieu de la mythologie antique puis par analogie un « personnage légendaire auquel on prête un courage et des exploits remarquables » ; tout être ayant réellement existé « qui se distingue par ses exploits ou un courage extraordinaire » et par extension « tout homme digne de l’estime publique, de la gloire par sa force de caractère, son génie, son dévouement total à une cause, une œuvre » ; enfin tout « personnage principal d’une œuvre littéraire, dramatique… » (Le Robert) L’héroïsme est la vertu supérieure, force d’âme peu commune, qui fait les héros. b) Des personnages légendaires ou historiques Le mot tragédie évoque immanquablement des personnages particuliers qu’un même air de famille réunit d’une pièce à une autre : des héros, des rois, des princes. Les héros d’Homère, d’Eschyle, d’Euripide ou de Sophocle (Agamemnon, Oreste, Œdipe…) passent du théâtre antique au théâtre classique. La tragédie française campe d’autres figures légendaire encore ou historiques : celles de la Bible, de l’histoire romaine, de période plus récente : Athalie, Horace, le Cid… Après une longue absence (quelques tragédies écrites sans succès au 18ème siècle) le 20ème siècle redonne enfin du service (Anouilh, Cocteau, Giraudoux, Sartre) aux héros antiques en les modernisant et en les humanisant. c) Des politiques Dès ses origines, la tragédie fut politique : problème de la justice, sa quête difficile, conflit entre les lois et les valeurs intimes, éloge de la démocratie. La tragédie classique suit les mêmes orientations ; elle est presque constamment une méditation fondamentale sur les grands problèmes politiques : essence du pouvoir ; exercice de l’autorité, instauration d’un nouvel ordre, mise en question de la légitimité, successions au pouvoir, guerres, séditions, raison d’Etat, machiavélisme, vengeance… C’est évident chez Corneille mais c’est aussi vrai chez Racine qui se préoccupa tout autant de mêler de façon inextricable les passions et les « grands intérêts de l’Etat ». Ces auteurs savaient que les conflits les plus dramatiques, les cas de conscience les plus douloureux, les victoires ou les défaites les plus spectaculaires, les déchirements intérieurs les plus pathétiques étaient le lot privilégié des princes et des rois. d) Des figures mythiques Les héros tragiques sont des êtres hors du commun sur lesquels pèse une mystérieuse culpabilité, des individus qui entrent en conflit avec les dieux, avec les autres hommes et avec eux-mêmes, qui souffrent, qui luttent et dont la vie débouche sur le malheur et la mort, sur une victoire parfois, mais acquise à quel prix ! Ces héros expriment de façon exemplaire l’énigme et le scandale de la condition humaine telle qu’elle est : grandeur et misère. 4. Le Drame bourgeois C’est une comédie sérieuse ou une « tragédie domestique et bourgeoise » (Diderot) qui s’intéresse plus à la peinture des situations sociales qu’à celle des caractères. Le drame naît vers 1755 et disparaît avec la révolution. a) Des caractères spécifiques Ainsi conçu, le drame bourgeois met en scène des personnages représentatifs d’une condition. Mais attention, à l’intérieur de ce cadre (la bourgeoisie) le terme « condition » désigne un statut qui peut être aussi bien familial que professionnel : Le Fils naturel, Le Père de Famille de Diderot ; La Mère coupable de Beaumarchais Le Philosophe sans le savoir de Sedaine Diderot justifie cette orientation en expliquant que la peinture des conditions permet au spectateur de se reconnaître et d’être personnellement touché. En effet, l’objectif du drame bourgeois est de représenter des situations conflictuelles que l’on trouve réellement dans la vie et qui mettent les personnages aux prises avec des problèmes familiaux et professionnels dont triomphera leur vertu. Chaque cas est sous-tendu par l’idée que l’homme est naturellement bon et que ses difficultés naissent de la vie en société. C’est pourquoi ce théâtre qui vise « la vertu et les devoirs de l’homme » (Diderot) ne cherche pas stigmatiser les comportements des méchants mais à célébrer les actions de ceux qui sont vertueux ou qui s’efforcent de l’être. b) L’importance du jeu théâtral Pour être efficace, ce théâtre de la sensibilité, de la vertu et des vertus bourgeoises doit émouvoir par un jeu scénique capable de reproduire la réalité au plus près. Une grande importance est accordée aux décors et aux costumes. Les mimiques, les pantomimes, les variations de la voix constituent selon Diderot des éléments essentiels. La mise en scène est particulièrement soignée. Elle doit recréer des images de réconciliations pathétiques, de retour émouvants, de supplications éplorées. Avec le drame bourgeois le jeu des acteurs se diversifie et s’intensifie. c) Les causes du déclin Malgré des objectifs clairs qui tenaient compte de l’évolution sociale, le drame bourgeois ne connut pas un très grand succès. Ce manque de succès est dû non seulement aux opposants à l’esprit de l’Encyclopédie, au refus de certains acteurs de la diction expressive voulue par les dramaturges ou refus des mimiques mais surtout au sérieux du drame bourgeois. En effet, privé de sa fonction de divertissement, excessivement moralisateur, ce théâtre finit par ennuyer un public bourgeois qui se reconnaît trop en lui. 5. Le Drame Romantique a) Les écrivains romantiques veulent renouveler l’écriture et la représentation théâtrales pour conférer au genre dramatique une portée politique et sociale et en faire l’expression de la modernité conflictuelle b) Le rejet du classicisme : les romantiques veulent se libérer des contraintes de la tragédie classique assimilées à un carcan obsolète. Dans sa préface de Cromwell, Hugo juge artificielles et rigides les unités de lieu et de temps mais tolère l’unité d’action. Sont rejetés le code de la bienséance et la représentation sur scène d’actes violents. c) Le mélange des genres et des registres : puisque le drame romantique se veut un « miroir » du monde et de la nature humaine, le tragique doit côtoyer le comique comme dans la vie. Le mélange des genres et des registres est donc pratiqué autant que l’alliance du vocabulaire noble et trivial. d) Le héros romantique, un être divisé : Issu du peuple (Ruy Blas), proscrit (Hernani) ou aristocratique (Lorenzaccio), le héros romantique est un personnage tourmenté, déchiré entre ses passions ou ses idéaux et les situations que lui impose un destin tragique. Plein de doutes et de contradictions, il cherche le sens de sa vie qui lui apparaît parfois absurde. Individualiste et idéaliste, il se heurte à la société qu’il tente de changer mais qui le brise. A la fois tragique et comique, sublime et grotesque, il incarne la grandeur et la misère de la condition humaine. Quelques titres… Ruy Blas V. Hugo; Hernani V. Hugo; Cromwell V. Hugo; Lorenzaccio de Musset.