1 Citoyens et non-citoyens : l’Antiquité peut-elle servir de modèle ?1 Dans la représentation que nous en avons les concepts de cité et de citoyen sont entièrement positifs, et du strict point de vue historique c’est effectivement le cas puisque la naissance de la cité constitue un réel progrès en matière d’organisation sociale. Mais on oublie trop souvent que le principe d’inclusion de l’individu dans une communauté, qui est à la base de la cité antique, se double d’une logique d’exclusion puisqu’on ne peut définir qui est citoyen sans définir en même temps qui ne l’est pas. Et s’il est une évidence, c’est que ce n’est pas le lieu de résidence qui fait le citoyen ; comme l’écrit Aristote2 : « des métèques et des esclaves partagent leur résidence avec les citoyens ». Les habitants d’une cité Dans toutes les cités antiques on peut ainsi classer les habitants dans différents cercles selon le rapport de proximité ou d’éloignement qu’ils entretiennent avec la citoyenneté3 : le premier cercle regroupe les citoyens et leurs fils – à condition qu’ils soient légitimes : avant d’atteindre leur majorité civique (autour de 17/18 ans), condition de la citoyenneté, les fils de citoyens ne sont en effet que « des citoyens en puissance », mais cette situation est par essence seulement provisoire. le deuxième cercle est celui des épouses et des filles de citoyens, dont le statut est assez paradoxal. Comme elles sont, juridiquement parlant, d’éternelles mineures, elles ne peuvent évidemment pas accéder à la citoyenneté … et jamais la question ne sera même envisagée. Mais elles seules peuvent, avec un époux citoyen, engendrer de futurs citoyens ou des jeunes filles susceptibles à leur tour d’engendrer de futurs citoyens. Elles jouent également, en Grèce comme à Rome, un rôle non négligeable dans la religion de la cité : on peut penser par exemple aux Vestales, qui à Rome sont les gardiennes du feu, garant de la vie de la cité. En Ce texte reprend et développe une conférence faite par l’auteur dans le cadre du Festival international du latin et du grec, organisé à Lyon du 23 et 25 mars 2016 et dont le sujet était « Nous citoyens ». 2 Aristote, Politique, 3, 1, 3. 3 Je reprends ici, en le modifiant très légèrement, Raoul Lonis, La cité dans le monde grec, Paris, Armand Coiin, 1994 . 1 2 ce sens, elles appartiennent à ce que l’on peut définir comme « la communauté civique » dont sont en revanche exclus les membres des deux cercles suivants. le troisième cercle est composé des « libres non citoyens », à savoir les étrangers qu’ils soient de passage (parfois pour d’assez longs séjours s’ils sont venus par exemple pour faire du commerce) ou installés à demeure dans la cité, généralement en tant qu’artisans, comme les métèques athéniens dont parle Aristote ou, à Rome, ceux que l’on nomme les pérégrins (peregrini). Normalement, ils sont citoyens de leur cité d’origine sauf bien sûr s’ils ont été déchus de leur citoyenneté à la suite d’une condamnation. Ils ont vis à vis de la cité qui les accueille un certain nombre d’obligations : les métèques athéniens s’acquittaient d’une taxe spécifique de résidence (le metoikion) et il semble bien qu’ils servaient dans l’armée puisque Xénophon4 propose de les verser non plus dans l’infanterie lourde mais dans la cavalerie. Mais, même s’il participe à la défense de la cité, un étranger doit totalement s’abstenir de toute activité politique. Comme le dit Cicéron5 : « Le devoir de l’étranger de passage et de l’étranger résident est de ne rien faire en dehors de son occupation, de ne se mêler en rien des affaires d’autrui et de ne montrer, quand il s’agit d’un État étranger, absolument aucune curiosité ». Le dernier cercle est celui des individus “non-libres” : sa composition diffère selon les cités. Un certain nombre d’entre elles pratiquent ce qui s’apparente à une forme de servage, même si le terme est en soi anachronique. Le cas le plus connu est celui des hilotes de Sparte, attachés au lot de terre attribué par la cité à chacun de ses citoyens avec mission de le cultiver pour que les Spartiates eux-mêmes puissent se consacrer totalement à la guerre. On considère généralement qu’il s’agit de populations antérieurement établies sur le futur territoire de la cité et réduites en servitude – donc exclues de la citoyenneté – par les nouveaux venus. Ce mode d’asservissement est totalement inconnu dans le monde romain et il est minoritaire dans le monde grec lui-même. Dans les cités qui ne pratiquent pas l’esclavage de type hilotique, comme Athènes ou Rome, le groupe des non-libres est constitué d’esclaves au sens strict, que l’on a coutume d’appeler aujourd’hui, parce qu’ils étaient vendus et achetés comme n’importe quel autre 4 5 Xénophon, Sur les revenus, 2. Cicéron, Les Devoirs, 1, 125. 3 bien, « esclaves-marchandises ». Les esclaves-marchandises sont doublement exclus de la citoyenneté, par leur asservissement et parce qu’ils sont des étrangers dans la cité. Combien de citoyens et combien de non-citoyens ? Les spécialistes ont, depuis très longtemps, cherché à mesurer l’importance relative des différents groupes qui cohabitent dans la cité. À partir des recensements qu’effectuaient les cités nous devrions pouvoir connaître au moins le nombre de citoyens : mais les chiffres qui nous donnés par les historiens anciens – par exemple 30 000 pour Athènes au début du Vè s. av. J.-C. ou 312 000 pour Rome en 168 av. J.-C. – sont fragmentaires, souvent contradictoires et font l’objet d’interprétations divergentes. Par ailleurs, même si nous avions des certitudes sur le nombre de citoyens, nous ne pourrions déterminer le nombre de personnes appartenant à la communauté civique (les citoyens, leurs femmes et leur enfants) qu’en appliquant l’un des modèles démographiques définis pour les sociétés modernes avec tous les risques que cela comporte, puisque le coefficient multiplicateur varie selon les démographes de 3 à 5. Pour les dates prises comme exemples et en adoptant le chiffre moyen de 4 on aboutirait pour Athènes à un total de 120 000 personnes et pour Rome à un total de 1 500 000 personnes. Le nombre d’étrangers résidents est en revanche difficilement déterminable, sans parler du nombre des esclaves, hilotes ou esclaves-marchandises : pour ceux-ci, les chiffres donnés par les spécialistes modernes varient de 1 à 5 (par exemple pour Athènes de 80 000 à 400 000) en fonction de présupposés qui ne sont pas scientifiques mais idéologiques, selon que l’on veut louer ou dénoncer le modèle antique. C’est ainsi qu’au 18ès. Volney, l’un des rédacteurs de l’Encyclopédie, désireux de blâmer ceux de ses contemporains qui n’avaient à la bouche que le modèle athénien, choisissait de donner un nombre élevé d’esclaves : cela lui permettait de leur reprocher, dans l’une de ses Leçons d’histoire, d’oublier « qu'à Athènes, ce sanctuaire de toutes les libertés, il y avait quatre têtes esclaves contre une tête libre »6. En fait, la seule certitude que nous ayons, c’est que dans une cité antique, il y a toujours infiniment moins de citoyens que d’habitants qui ne le sont pas : à Athènes comme à Volney, Leçons d'histoire, 6. Volney est le pseudonyme, transparent pour un admirateur de Voltaire (Vol<taire/Fer>ney) du comte Constantin-François de Chassebœuf. Les Leçons d’histoire sont des conférences données en 1795-1796 à l’École Normale (future ENS). 6 4 Rome, aux dates que j’ai prises comme exemple et même si l’on choisit les estimations les plus basses, le rapport entre les deux chiffres – celui des citoyens et celui de la population totale – est de 1 à 7. Ce qui différencie les cités entre elles ce n’est donc pas la composition de leur population, mais la manière dont il y est ou non possible, si on en est exclu, d’accéder un jour à la citoyenneté. C’est la question qui s’est posée à toute cité, jamais à propos des femmes comme je l’ai dit, mais en ce qui concerne les membres des deux groupes les plus éloignés de la citoyenneté, celui des étrangers et celui des esclaves. Ce qui est intéressant est que Rome et les cités grecques ont apporté à cette question des réponses radicalement différentes pour ne pas dire opposées. La Grèce et Rome face aux étrangers : des choix contradictoires Les cités grecques dans leur ensemble apparaissent comme traditionnellement méfiantes à l’égard des étrangers, fussent-ils eux-mêmes grecs mais originaires d’autres cités. Dans sa Vie de Lycurgue, Plutarque loue ainsi le personnage, législateur légendaire de Sparte, « d’avoir banni de la ville les étrangers qui s’y glissaient et s’y rassemblaient sans y être d’aucune utilité et risquaient d’en bouleverser la constitution »7. Le résultat de cette méfiance est un repli sur soi et une fermeture du corps civique dont l’une des manifestations est par exemple la loi que fit voter Périclès à Athènes en 451 av. J.-C. et qui stipulait que pour être citoyen il fallait être né d’un père citoyen et d’une mère fille de citoyen : cela excluait de la citoyenneté les enfants dont le père ou la mère était étranger et qui auparavant étaient comptés au nombre des citoyens. Cela ne signifie pas que les cités grecques n’accordaient jamais la citoyenneté à quiconque : nous avons conservé une série de « décrets de naturalisation » athéniens qui prouvent le contraire8, mais ils montrent qu’il s’agit d’une mesure tout à fait exceptionnelle : Lysias, que nous considérons comme l’un des plus grands orateurs attiques, est resté toute sa vie un métèque à Athènes, comme l’était son père, un fabricant de boucliers originaire de Syracuse ; il en a été de même pour Aristote, originaire de Stagire. 7 8 Plutarque, Vie de Lycurgue, 27, 7. Voir M. J. Osborne, Naturalization in Athens, vol. 1-4, Bruxelles, 1981-1983). 5 L’histoire romaine regorge à l’inverse d’exemples – constamment rappelés – d’étrangers accueilis à Rome et directement intégrés dans la cité. Parmi ces personnages, il y a par exemple Lucumon, le futur roi Tarquin l’Ancien : Lucumon, dit l’historien Tite-Live9, fils d’un Corinthien exilé pour raisons politiques à Tarquinia en Étrurie10, et mariée à une Étrusque, choisit de s’installer à Rome précisément parce que cette cité était accueillante aux étrangers et il y réussit si bien qu’il en devint le roi. Il y a également Attius Clausus, connu ensuite par les Romains sous le nom d’Appius Claudius, venu de Sabine pour s’installer à Rome au tout début du Vè s. av. J.-C. : Tite-Live rapporte que la République qui venait de naître lui donna à lui et à ses nombreux clients (c’est-à-dire ceux qui dépendaient de lui) « la citoyenneté et des terres sur la rive droite de l’Anio »11 ; cela implique un très important apport de population12. Appius lui-même fut peu après admis au sénat et sa gens (sa lignée) donna à Rome nombre de personnages de premier plan, dont l’empereur Claude. Selon Cicéron, il ne s’agit pas là de cas isolés mais d’un choix politique assumé : c’est ce qu’il affirme dans le discours qu’il prononce en faveur de Balbus, un Espagnol de Gadès accusé par ses adversaires d’avoir accédé à la citoyenneté à la suite d’un passe-droit. Cicéron conclut sa démonstration par une formule célèbre qui fait de Romulus, pourrait-on dire, un anti-Lycurgue : « Romulus, le premier de nos rois, le créateur de notre ville, nous a enseigné par le traité avec les Sabins que nous devions accroître notre État en y accueillant même des ennemis. Forts de cette garantie et de ce précédent, nos ancêtres n’ont cessé d’accorder et de distribuer le droit de cité. Ainsi dans le Latium beaucoup d’habitants de Tusculum et de Lanuvium, et dans d’autres régions, des peuples entiers, tels que les Sabins, les Volsques, les Herniques ont reçu de nous le droit de cité »13. C’est par cette tradition ancestrale que plus tard l’empereur Claude, dans le discours qui nous a été en partie conservé par les Tables Claudiennes de Lyon, justifie sa volonté de faire entrer des Gaulois au sénat. Dans la version que l’historien Tacite donne de ce discours et dont nous savons qu’elle est fidèle à l’original, l’historien fait ainsi déclarer au Prince : « Quelle autre cause y a-t-il eu à la Tite-Live, Histoire romaine, 1, 34. C’est la région que nous nommons aujourd’hui la Toscane. 11 Tite-Live, Histoire romaine, 2, 16. 12 Denys d’Halicarnasse, un historien grec contemporain de Tite-Live, donne même le chiffre de 5000 hommes en âge de porter les armes pour les clients d’Appius (Antiquités romaines, 5, 40). 13 Cicéron, Pour Balbus, 31. Le discours date de 56 av. J.-C. 9 10 6 ruine des Lacédémoniens et des Athéniens, en dépit de leur valeur guerrière, que leur entêtement à écarter les vaincus comme étrangers ? »14. Esclaves et citoyenneté La référence aux vaincus est essentielle parce qu’elle conduit tout naturellement à aborder la question du deuxième groupe d’exclus de la citoyenneté, à savoir les esclaves. Si, comme je l’ai dit nous n’avons pas de certitude en ce qui concerne l’origine des esclaves de type hilotique, il est évident en revanche que l’immense majorité des esclaves-marchandises sont des prises de guerre. Même s’il est possible que le vol d’enfants ou la piraterie dont parlent abondamment les comédies et les romans grecs aient joué un certain rôle, il y a longtemps que l’on a fait le lien entre l’impérialisme pratiqué par les cités et l’arrivée massive d’esclaves en leur sein : c’est parfaitement clair pour Rome, ville dans laquelle le nombre d’esclaves croît au fur et à mesure des conquêtes et décroît lorsque celles-ci prennent fin. Du strict point de vue du droit, en Grèce comme à Rome, la question de l’accès à la citoyenneté ne peut pas se poser pour un esclave : il n’est en effet pas un individu mais, comme le dit Aristote « un bien acquis animé »15 dépendant entièrement de son maître. Il est interdit en principe aux esclaves de posséder quoi que ce soit – même le pécule qu’ils peuvent amasser dans l’espoir de se racheter est officiellement la propriété du maître ; il leur est bien entendu interdit de se marier, de fonder une famille ou de faire un testament, sauf bien sûr si leur maître l’accepte : mais le document est en lui-même sans aucune valeur juridique. Un maître a le droit de frapper ses esclaves : c’est la punition la plus fréquente et si l’on peut en rire dans les comédies latines ou grecques comme l’on rit des coups de bâton reçus par les domestiques chez Molière, il faut savoir qu’elle s’appliquait dans la réalité ; un maître peut aussi, selon son bon vouloir, vendre ses esclaves, voire les mettre à mort. L’esclave, ne possédant rien, est en effet logiquement responsable de ses actes sur son corps : nous savons par exemple que dans les procès criminels les témoignages des esclaves ne sont admis que s’ils ont été obtenus sous la torture. La seule limite en ce domaine est moins la loi, même si à Rome au moins 14 15 Tacite, Annales, 11, 24, 7. Aristote, Politique, 1, 4, 2. 7 la cité a très tôt pris diverses mesures de protection, que l’opinion publique qui au fil du temps supporte de moins en moins les actes de cruauté injustifiés. Il faut aussi tenir compte du fait que le traitement réservé aux esclaves dépend largement de leur valeur, c’est-à-dire du prix auquel ils ont été acquis : même si, juridiquement parlant, rien ne distingue un esclave cultivateur dans une grande propriété rurale d’un esclave secrétaire vivant à la ville dans la maison de son maître, la vie du second est infiniment meilleure que celle du premier, facilement remplaçable. Il faut enfin mettre à part ceux que l’on appelle en grec demosioi et en latin serui publici, c’est-à-dire les « esclaves publics » que la cité chargeait de remplir un certain nombre de tâches, comme celles de faire respecter l’ordre, d’éteindre les incendies, voire de gérer ses archives ou de tenir ses comptes. En Grèce, le plus connu de ces demosioi est sans doute l’esclave anonyme qui, à la fin du dialogue de Platon, le Phédon, apporte à Socrate la cigüe. Comme dans l’Antiquité aucune cité n’est comme nous le dirions aujourd’hui un « sujet de droit », elle ne peut rien posséder en propre : les esclaves publics sont donc définis comme « des biens n’appartenant à personne en particulier » (res nullius in bonis), Protégés par leurs fonctions, souvent essentielles à la cité, ils le sont aussi par le fait que, physiquement, ils n’ont pas de maître, mais il est assez paradoxal de voir une partie de l’administration de la cité confiée à des hommes exclus de la citoyenneté. C’est pourtant un choix délibéré de certaines cités : à Athènes comme vient de le montrer un ouvrage récent16, il s’agit de préserver la démocratie en réservant un certain nombre de fonctions demandant des qualifications particulières à des non-citoyens, qui ne peuvent par essence en tirer profit pour jouer un rôle dans les affaires de la cité. Le système romain et ses limites Le tableau du statut des esclaves tel que je viens de le brosser à grands traits pourrait laisser croire à l’existence en Grèce et à Rome d’une sorte de théorie unifiée de l’esclavage. Et de fait, ni en Grèce ni à Rome, le système esclavagiste dans son principe n’a été remis en cause. Mais la similitude entre les deux sociétés s’arrête là, car comme c’est le cas pour les étrangers dont les esclaves ne sont finalement qu’une catégorie particulière, elles divergent dans la réponse qu’elles donnent à deux questions essentielles, celle de l’affranchissement et celle du statut de l’affranchi dans la cité. 16 Paulin Ismard, La démocratie contre les experts – les esclaves publics en Grèce ancienne, Paris 2015. 8 De façon générale, tout comme l’octroi de la citoyenneté aux étrangers, les affranchissements, qui se font par vente fictive au sanctuaire d’une divinité ou par testament, sont rares en Grèce. Le plus souvent ils se produisent dans des circonstances exceptionnelles par exemple dans le cadre de troubles civils, lorsque l’un des deux camps a enrôlé certains esclaves comme force d’appoint contre la promesse de les affranchir en cas de victoire. Mais l’affranchissement n’équivaut pas à l’octroi de la citoyenneté : si l’affranchi décide de rester dans la cité, il peut tout juste accéder au statut de métèque, qui sera aussi celui de ses descendants éventuels, puisqu’il reste avant tout un étranger. Les Romains en revanche ont recouru de façon très large à l’affranchissement. Une telle attitude s’explique d’abord, au niveau des citoyens, par des raisons économiques : la main d’œuvre servile étant abondante du fait des conquêtes, les maîtres avaient intérêt à permettre à leurs esclaves qui vieillissaient et devenaient moins productifs de racheter leur liberté ; ils pouvaient consacrer les sommes ainsi récupérées à « renouveler leur personnel servile », d’autant que les affranchis étaient toujours liés par un certain nombre de services à leur ancien maître qui était devenu leur « patron » et dont ils restaient les « clients ». Mais cela n’explique en rien ce qui constitue, de la part de la cité, un choix politique : en effet, comme Cicéron le souligne toujours dans son discours pour Balbus17, l’affranchissement donne aux anciens esclaves le droit de cité romaine. Les affranchis sont donc directement intégrés au cercle des citoyens, même s’il leur est interdit d’être élus à une fonction politique, étant entendu que cette interdiction ne s’applique pas à leurs enfants. Comme Tacite le fait dire à l’empereur Claude dans le discours que j’ai évoqué plus haut « des fils d’affranchis ont accès aux magistratures18, et le fait n’est pas nouveau, comme on a tort de le croire : l’ancienne Rome en a donné maintes fois l’exemple ». L’octroi de la citoyenneté aux affranchis est un fait essentiel, car il implique que pour les Romains un individu n’est pas marqué à vie par la flétrissure ou la souillure (en latin macula) que constitue le fait d’avoir, à un moment de sa vie, été la propriété d’un autre, d’avoir supporté sans possibilité de réagir ses caresses – c’est aussi l’un des aspects de l’esclavage – ou ses coups. En fait, l’affranchissement correspond à la naissance d’un individu nouveau : dans patronus (patron) il y a pater (père). 17 18 Cicéron, Pour Balbus, 24. C’est-à-dire aux fonctions politiques. 9 Les spécialistes modernes se sont livrés à de savants calculs afin de déterminer le pourcentage d’esclaves qui pouvaient à Rome espérer être affranchis et même l’âge moyen des affranchissements. Aucun des chiffres auxquels ils sont parvenus n’est scientifiquement convaincant, d’autant qu’ils ne prennent pas en compte les situations individuelles, qui faisaient que tous les esclaves n’avaient pas les mêmes chances d’être affranchis . Il est par exemple difficile de savoir ce qu’il faut penser d’une déclaration de Cicéron qui, dans un de ses derniers discours, blâme les sénateurs d’avoir supporté la tyrannie du parti césarien pendant six ans, c’est-à-dire « plus longtemps que les prisonniers devenus esclaves ne supportent la servitude quand ils sont honnêtes et zélés »19. Les six années évoquées ne correspondent sans doute qu’à un argument rhétorique, non à la réalité. Ce que nous savons en revanche c’est qu’au début du IIè s. av. J.-C., les affranchis devaient constituer une fraction numériquement importante du corps civique et avaient un poids électoral non négligeable, ce qui suscitait incontestablement des inquiétudes d’une partie de la classe politique : en 168 av. J.-C., les deux censeurs, Tiberius Sempronius Gracchus – le père des Gracques – et Caius Claudius Pulcher prirent ainsi la décision de modifier les règles en vigueur dans la détermination des unités de vote pour réduire l’influence que pouvaient y avoir les affranchis20. Il n’y a pas lieu d’accuser de duplicité Cicéron qui, dans son discours pour Balbus, loue comme nous l’avons vu l’ouverture de la cité romaine, parce qu’il n’hésite pas, dans une autre de ses œuvres21, à féliciter Sempronius Gracchus d’avoir assuré par sa réforme « le salut de la République ». J’y vois simplement pour ma part le signe d’une réalité sociale complexe dans laquelle les principes entrent parfois en contradiction avec les exigences du moment. Rome était une cité ouverte, mais la xénophobie y existait bel et bien : le poète Juvénal dénonce couramment dans ses Satires les affranchis grecs qui, en profitant des distributions gratuites de blé faites aux citoyens, viennent retirer le pain de la bouche des « vrais Romains » et la proposition de l’empereur Claude de faire entrer des Gaulois au sénat suscite l’opposition des sénateurs. De ce point de vue, le cas des affranchis, qui étaient directement passés du groupe le plus éloigné qui soit de la citoyenneté à la pleine citoyenneté, comme si l’esclavage était Cicéron, Philippiques, 8, 32. Je n’entre pas dans le détail de cette réforme, qui correspond à ce que nous appellerions un redécoupage des circonscriptions. 21 Cicéron, De l’orateur, 1, 38. 19 20 10 le plus sûr et le plus rapide des moyens pour accéder à la citoyenneté, devait être particulièrement sensible. C’est ce qui explique, au moins en partie, les mesures prises par Auguste, au début du Ier s. ap. J.-C., pour limiter les affranchissements : doublement de la taxe payée à l’État pour chaque affranchi, interdiction d’affranchir un esclave de moins de trente ans et d’affranchir par testament plus de 1/5 de ses esclaves tout en respectant une limite de 100. Cette dernière mesure suppose que certains romains aient possédé plus de 500 esclaves, mais elle ne devait concerner qu’un nombre très restreint de Romains riches dont les esclaves se trouvaient majoritairement dans les Provinces. On peut se demander par ailleurs si la mesure était due à la volonté politique d’ouvrir moins largement le corps civique ou à des raisons seulement économiques : si les maîtres, qui restaient libres de faire ce qu’ils voulaient, dépassaient la limite fixée, les esclaves ainsi affranchis ne devenaient pas directement citoyens romains mais entraient dans une nouvelle catégorie, celle des Latins Juniens exclus des distributions gratuites de blé organisées par l’Empereur. Le fait est que Rome poursuivit sous l’Empire sa politique d’intégration. Une leçon pour aujourd’hui ? Peut-on, au terme de cette présentation, tirer du précédent fourni par l’Antiquité un enseignement sur la question qui nous occupe aujourd’hui, celle de notre propre citoyenneté ? Oui sans doute, mais en n’oubliant jamais que la cité antique n’est pas la nôtre et que les questions auxquelles elle se trouve confrontée résultent d’un état de civilisation qui n’existe plus. Les cités antiques ont eu à faire face aux défis que leur posaient, du fait de leur nature même, à la fois les guerres continuelles et la pratique esclavagiste, deux phénomènes qui avaient pour conséquence l’affaiblissement de leur corps civique, les guerres en raison des morts qu’elles provoquaient, l’esclavage parce que l’apport de force productive qu’il représentait limitait le nécessaire renouvellement des générations de citoyens. Rome et les cités grecques ont répondu à ces défis de façon très différente, avec pour conséquence pour les unes la perte d’influence, pour l’autre les tensions dues à la constante recomposition de son corps civique. Mais, de ce point de vue, il y a bien une leçon à tirer de l’exemple de Rome : le processus d’ouverture du corps civique n’est possible que si la cité, comme c’était le cas de Rome, a 11 des valeurs fortes et affirmées, ou si l’on veut un corpus idéologique assumé. Dans ce cadre, l’esclavage constituait, même si l’idée peut choquer les Modernes que nous sommes, une sorte de “propédeutique à la citoyenneté”. Il est assez extraordinaire de constater que les hommes, auxquels leurs généraux rappelaient constamment avant les batailles que, comme l’avaient montré leurs ancêtres, il n’y avait rien de plus honteux que de chercher avant tout à survivre ni de plus beau que de mourir pour la patrie et qui partaient vaillamment au combat convaincus qu’il valait mieux y mourir que de se rendre, étaient pour une part très importante d’entre eux d’anciens esclaves ou du moins leurs descendants.