Essai
128 w Pouvoirs Locaux N° 108 I/2016
ritaire dans le monde grec lui-même. Dans les cités
qui ne pratiquent pas l’esclavage de type hilotique,
comme Athènes ou Rome, le groupe des non-libres est
constitué d’esclaves au sens strict, que l’on a coutume
d’appeler aujourd’hui, parce qu’ils étaient vendus et
achetés comme n’importe quel autre bien, « esclaves-
marchandises ». Les esclaves-marchandises sont
doublement exclus de la citoyenneté, par leur asservis-
sement et parce qu’ils sont des étrangers dans la cité.
Combien de citoyens et combien
de non-citoyens ?
Les spécialistes ont, depuis très longtemps, cherché à
mesurer l’importance relative des différents groupes qui
cohabitent dans la cité. À partir des recensements qu’ef-
fectuaient les cités, nous devrions pouvoir connaître au
moins le nombre de citoyens : mais les chiffres qui nous
sont donnés par les historiens anciens – par exemple
30 000 pour Athènes au début du
Ve s. av. J.-C. ou 312 000 pour Rome
en 168 av. J.-C. – sont fragmentaires,
souvent contradictoires et font l’ob-
jet d’interprétations divergentes.
Par ailleurs, même si nous avions
des certitudes sur le nombre de
citoyens, nous ne pourrions détermi-
ner le nombre de personnes appar-
tenant à la communauté civique
(les citoyens, leurs femmes et leurs
enfants) qu’en appliquant l’un des
modèles démographiques définis
pour les sociétés modernes avec
tous les risques que cela comporte,
puisque le coefficient multiplica-
teur varie selon les démographes de
3 à 5. Pour les dates prises comme
exemples et en adoptant le chiffre
moyen de 4 on aboutirait pour
Athènes à un total de 120 000 personnes et pour Rome à
un total de 1 500 000 personnes.
Le nombre d’étrangers résidents est en revanche
difficilement déterminable, sans parler du nombre des
esclaves, hilotes ou esclaves-marchandises : pour ceux-
ci, les chiffres donnés par les spécialistes modernes
varient de 1 à 5 (par exemple pour Athènes de 80 000 à
400 000) en fonction de présupposés qui ne sont pas
scientifiques mais idéologiques, selon que l’on veut
louer ou dénoncer le modèle antique. C’est ainsi qu’au
XVIIIe s. Volney, l’un des rédacteurs de l’Encyclopédie,
désireux de blâmer ceux de ses contemporains qui
n’avaient à la bouche que le modèle athénien, choi-
sissait de donner un nombre élevé d’esclaves : cela lui
permettait de leur reprocher, dans l’une de ses Leçons
d’histoire, d’oublier « qu’à Athènes, ce sanctuaire de
toutes les libertés, il y avait quatre têtes esclaves contre
une tête libre »6.
En fait, la seule certitude que nous ayons, c’est
que dans une cité antique, il y a toujours infiniment
moins de citoyens que d’habitants qui ne le sont pas :
à Athènes comme à Rome, aux dates que j’ai prises
comme exemple et même si l’on choisit les estimations
les plus basses, le rapport entre les deux chiffres – celui
des citoyens et celui de la population totale – est de 1 à 7.
Ce qui différencie les cités entre elles ce n’est donc
pas la composition de leur population, mais la manière
dont il y est ou non possible, si on en est exclu, d’accéder
un jour à la citoyenneté. C’est la question qui s’est posée
à toute cité, jamais à propos des femmes comme je l’ai
dit, mais en ce qui concerne les membres des deux
groupes les plus éloignés de la citoyenneté, celui des
étrangers et celui des esclaves. Ce qui est intéressant
est que Rome et les cités grecques ont apporté à cette
question des réponses radicalement différentes pour ne
pas dire opposées.
La Grèce et Rome face
aux étrangers : des choix
contradictoires
Les cités grecques dans leur ensemble apparaissent
comme traditionnellement méfiantes à l’égard des
étrangers, fussent-ils eux-mêmes grecs mais originaires
d’autres cités. Dans sa Vie de Lycurgue, Plutarque loue
ainsi le personnage, législateur légendaire de Sparte,
« d’avoir banni de la ville les étrangers qui s’y glissaient
et s’y rassemblaient sans y être d’aucune utilité et ris-
quaient d’en bouleverser la constitution »7. Le résultat
de cette méfiance est un repli sur soi et une fermeture
du corps civique dont l’une des manifestations est
par exemple la loi que fit voter Périclès à Athènes en
451 av. J.-C. et qui stipulait que pour être citoyen il fallait
être né d’un père citoyen et d’une mère fille de citoyen :
cela excluait de la citoyenneté les enfants dont le père
ou la mère était étranger et qui auparavant étaient
comptés au nombre des citoyens. Cela ne signifie pas
que les cités grecques n’accordaient jamais la citoyen-
neté à quiconque : nous avons conservé une série de
« décrets de naturalisation » athéniens qui prouvent le
contraire8, mais ils montrent qu’il s’agit d’une mesure
tout à fait exceptionnelle : Lysias, que nous considérons
comme l’un des plus grands orateurs attiques, est resté
toute sa vie un métèque à Athènes, comme l’était son
père, un fabricant de boucliers originaire de Syracuse ;
il en a été de même pour Aristote, originaire de Stagire.
“Les cités grecques
dans leur ensemble
apparaissent comme
traditionnellement
méfiantes à l’égard des
étrangers, fussent-ils
eux-mêmes grecs
mais originaires
d’autres cités. Le
résultat de cette
méfiance est un repli
sur soi et une
fermeture du
corps civique.”