(Ré)concilier les diversités

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ISSN 0998-8289
20,00 €
Brigitte Baccaïni z Jean-Luc Bœuf z Sébastien Côte z Clarissa da Costa Moreira z Laurent Davezies z Vincenzo De Gregorio z Laurence Fortin
z Jérôme Fourquet z Estelle Grelier z Jean-Marie Guilloux z Charles-Édouard Houllier-Guibert z Philippe Jeanneaux z Nicolas Kada z Stéphane
Le Foll z Laurence Lemouzy z Jacques Lévy z Igor Moullier z Alain-Joseph Pesenti z Monique Poulot z Marc Reynaud z Gérard Salamon z André Viola
N° 108 I/2016 (mai)
Transitions territoriales
Citoyenneté
Les marques régionales
à l’heure de la fusion
L’Antiquité peut-elle
servir de modèle ?
Couverture : © BillionPhotos-Fotolia.com
ISBN 978-2-909872-88-9 - 20,00 €
ID
Trimestriel N° 108 I/2016 (mai)
z
LES CAHIERS DE LA GOUVERNANCE PUBLIQUE
RURAL – VILLE – CAMPAGNE – URBAIN
(Ré)concilier
les diversités
❚ Sur-le-champ
Trimestriel N° 108 I/2016 (mai)
z
« Les territoires en marche », entretien avec Estelle Grelier,
secrétaire d’État chargée des collectivités territoriales . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .3
LES CAHIERS DE LA GOUVERNANCE PUBLIQUE
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❚ Pouvoir local
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Le devenir des « marques » régionales à l’heure de la fusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Charles-Édouard Houllier-Guibert . . . . . .7
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ISBN 978-2-909872-88-9 - 20,00 E
Brigitte Baccaïni z Jean-Luc Bœuf z Sébastien Côte z Clarissa da Costa Moreira z Laurent Davezies z Vincenzo De Gregorio z Laurence Fortin
z Jérôme Fourquet z Estelle Grelier z Jean-Marie Guilloux z Charles-Édouard Houllier-Guibert z Philippe Jeanneaux z Nicolas Kada z Stéphane
Le Foll z Laurence Lemouzy z Jacques Lévy z Igor Moullier z Alain-Joseph Pesenti z Monique Poulot z Marc Reynaud z Gérard Salamon z André Viola
Sommaire
❚ Europe
Le Territoire européen, des racines aux enjeux globaux . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Marc Reynaud . . . . .15
❚ Politiques publiques
Regards sur les « smart cities » d’outre-Alpes. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Vincenzo De Gregorio . . . . .25
❚ Droit et décentralisation
La décentralisation peut-elle venir à bout de ses tabous ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .Nicolas Kada . . . . .31
❚ Dossier > (Ré)concilier les diversités
« C’est la vie des territoires qu’il faut imaginer et construire et non simplement l’administration des territoires,
ni même l’aménagement des territoires », entretien avec Stéphane Le Foll,
ministre de l’Agriculture, de l’Agroalimentaire et de la Forêt, porte-parole du gouvernement . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .36
Vers un nouveau monde rural . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Laurent Davezies . . . . .40
Après le rural : le vrai et le juste dans l’espace français . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .Jacques Lévy . . . . .44
Accompagner tous les territoires et leur garantir une égalité de chances de développement . . . . . . . . . . Laurence Fortin . . . . .54
« Il existe différentes ruralités qui entraînent de facto une approche différenciée des politiques publiques »,
entretien avec André Viola, président du département de l’Aude . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .61
Les différentes approches du rural . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .Brigitte Baccaïni . . . . .65
Le rural en France : mythes, enjeux, débats . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Jean-Luc Bœuf . . . . .72
L’influence de l’isolement et de l’absence de services et commerces de proximité
sur le vote FN en milieu rural . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .Jérôme Fourquet . . . . .80
Crise et fin de l’exploitation agricole familiale française . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Philippe Jeanneaux . . . . .88
La clé des champs est-elle numérique ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Sébastien Côte . . . . .97
Les mots du rural . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .Laurence Lemouzy . . . .101
Du rural dans l’urbain : à l’écoute des bidonvilles à Rio de Janeiro . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .Clarissa da Costa Moreira . . . .104
Partout la campagne… ou quand le rural se décline en ville comme à la campagne . . . . . . . . . . . . . . . . . . Monique Poulot . . . .108
Quelles modernités peut-on construire pour et avec les territoires ruraux ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .Jean-Marie Guilloux . . . . 114
❚ Histoire de la Gouvernance
Le pouvoir en révolution (1776-1815) (2e partie) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .Igor Moullier . . . . 119
❚ Essai
Citoyens et non-citoyens : l’Antiquité peut-elle servir de modèle ?. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Gérard Salamon . . . .127
❚ Livres
Des territoires en aménagement continu . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Marie Lernoud . . . .133
Récit d’un parcours politique et d’un désir de servir le bien commun . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Alain-Joseph Pesenti . . . .135
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LA POSTE, LA MUTUELLE NATIONALE TERRITORIALE, CAISSE DES DÉPÔTS, INSTITUT DE LA GOUVERNANCE TERRITORIALE
ET DE LA DÉCENTRALISATION, IEP DE RENNES.
S oS uAv e
I rnance publique
H i s t o i r e d e l aE G
Citoyens et non-citoyens :
l’Antiquité peut-elle servir de modèle ?1
Dans la représentation que nous en avons, les concepts de cité et de citoyen sont entièrement
positifs et, du strict point de vue historique, c’est effectivement le cas, puisque la naissance
de la cité constitue un réel progrès en matière d’organisation sociale. Mais on oublie trop
souvent que le principe d’inclusion de l’individu dans une communauté, qui est à la base
de la cité antique, se double d’une logique d’exclusion puisqu’on ne peut définir qui est citoyen
sans définir en même temps qui ne l’est pas. Et s’il est une évidence, c’est que ce n’est pas
le lieu de résidence qui fait le citoyen ; comme l’écrit Aristote2 : « Des métèques et des esclaves
partagent leur résidence avec les citoyens. »
Les habitants d’une cité
Dans toutes les cités antiques on peut ainsi classer les
habitants dans différents cercles selon le rapport de
proximité ou d’éloignement qu’ils entretiennent avec la
citoyenneté3 :
• Le premier cercle regroupe les citoyens et leurs fils –
à condition qu’ils soient légitimes : avant d’atteindre
leur majorité civique (autour de 17/18 ans), condition
de la citoyenneté, les fils de citoyens ne sont en effet
que « des citoyens en puissance », mais cette situation
est par essence seulement provisoire.
• Le deuxième cercle est celui des épouses et des filles
de citoyens, dont le statut est assez paradoxal. Comme
elles sont, juridiquement parlant, d’éternelles
mineures, elles ne peuvent évidemment pas accéder
à la citoyenneté… et jamais la question ne sera même
envisagée. Mais elles seules peuvent, avec un époux
citoyen, engendrer de futurs citoyens ou des jeunes
filles susceptibles à leur tour d’engendrer de futurs
citoyens. Elles jouent également, en Grèce comme à
Rome, un rôle non négligeable dans la religion de la
cité : on peut penser par exemple aux Vestales, qui à
Rome sont les gardiennes du feu, garant de la vie de la
cité. En ce sens, elles appartiennent à ce que l’on peut
définir comme « la communauté civique » dont sont
en revanche exclus les membres des deux cercles
suivants.
• Le troisième cercle est composé des « libres non
citoyens », à savoir les étrangers qu’ils soient de passage (parfois pour d’assez longs séjours s’ils sont
venus par exemple pour faire du commerce) ou installés à demeure dans la cité, généralement en tant
qu’artisans, comme les métèques athéniens dont
parle Aristote ou, à Rome, ceux que l’on nomme les
pérégrins (peregrini). Normalement, ils sont citoyens
de leur cité d’origine sauf bien sûr s’ils ont été déchus
de leur citoyenneté à la suite d’une condamnation.
Ils ont vis-à-vis de la cité qui les accueille un certain nombre d’obligations : les métèques athéniens
s’acquittaient d’une taxe spécifique de résidence (le
metoikion) et il semble bien qu’ils servaient dans
l’armée puisque Xénophon4 propose de les verser
non plus dans l’infanterie lourde mais dans la cavalerie. Mais, même s’il participe à la défense de la cité,
un étranger doit totalement s’abstenir de toute activité politique. Comme le dit Cicéron5 : « Le devoir de
l’étranger de passage et de l’étranger résident est de
ne rien faire en dehors de son occupation, de ne se
mêler en rien des affaires d’autrui et de ne montrer,
quand il s’agit d’un État étranger, absolument aucune
curiosité. »
• Le dernier cercle est celui des individus “non-libres” :
sa composition diffère selon les cités. Un certain
nombre d’entre elles pratiquent ce qui s’apparente à
une forme de servage, même si le terme est en soi anachronique. Le cas le plus connu est celui des hilotes
de Sparte, attachés au lot de terre attribué par la cité
à chacun de ses citoyens avec mission de le cultiver pour que les Spartiates eux-mêmes puissent se
consacrer totalement à la guerre. On considère généralement qu’il s’agit de populations antérieurement
établies sur le futur territoire de la cité et réduites en
servitude – donc exclues de la citoyenneté – par les
nouveaux venus. Ce mode d’asservissement est totalement inconnu dans le monde romain et il est mino-
Pouvoirs Locaux N° 108 I/2016
w 127
par
GÉRARD SALAMON,
Maître de conférence
à l’ENS de Lyon
Essai
ritaire dans le monde grec lui-même. Dans les cités
qui ne pratiquent pas l’esclavage de type hilotique,
comme Athènes ou Rome, le groupe des non-libres est
constitué d’esclaves au sens strict, que l’on a coutume
d’appeler aujourd’hui, parce qu’ils étaient vendus et
achetés comme n’importe quel autre bien, « esclavesmarchandises ». Les esclaves-marchandises sont
doublement exclus de la citoyenneté, par leur asservissement et parce qu’ils sont des étrangers dans la cité.
Combien de citoyens et combien
de non-citoyens ?
Les spécialistes ont, depuis très longtemps, cherché à
mesurer l’importance relative des différents groupes qui
cohabitent dans la cité. À partir des recensements qu’effectuaient les cités, nous devrions pouvoir connaître au
moins le nombre de citoyens : mais les chiffres qui nous
sont donnés par les historiens anciens – par exemple
30 000 pour Athènes au début du
Ve s. av. J.-C. ou 312 000 pour Rome
“Les cités grecques
en 168 av. J.-C. – sont fragmentaires,
dans leur ensemble
souvent contradictoires et font l’obapparaissent comme
jet d’interprétations divergentes.
Par ailleurs, même si nous avions
traditionnellement
des certitudes sur le nombre de
méfiantes à l’égard des
citoyens, nous ne pourrions détermiétrangers, fussent-ils
ner le nombre de personnes appareux-mêmes grecs
tenant à la communauté civique
mais originaires
(les citoyens, leurs femmes et leurs
enfants) qu’en appliquant l’un des
d’autres cités. Le
modèles démographiques définis
résultat de cette
pour les sociétés modernes avec
méfiance est un repli
tous les risques que cela comporte,
sur soi et une
puisque le coefficient multiplicateur varie selon les démographes de
fermeture du
3 à 5. Pour les dates prises comme
corps civique.”
exemples et en adoptant le chiffre
moyen de 4 on aboutirait pour
Athènes à un total de 120 000 personnes et pour Rome à
un total de 1 500 000 personnes.
Le nombre d’étrangers résidents est en revanche
difficilement déterminable, sans parler du nombre des
esclaves, hilotes ou esclaves-marchandises : pour ceuxci, les chiffres donnés par les spécialistes modernes
varient de 1 à 5 (par exemple pour Athènes de 80 000 à
400 000) en fonction de présupposés qui ne sont pas
scientifiques mais idéologiques, selon que l’on veut
louer ou dénoncer le modèle antique. C’est ainsi qu’au
XVIIIe s. Volney, l’un des rédacteurs de l’Encyclopédie,
désireux de blâmer ceux de ses contemporains qui
n’avaient à la bouche que le modèle athénien, choisissait de donner un nombre élevé d’esclaves : cela lui
128 w Pouvoirs Locaux N° 108 I/2016
permettait de leur reprocher, dans l’une de ses Leçons
d’histoire, d’oublier « qu’à Athènes, ce sanctuaire de
toutes les libertés, il y avait quatre têtes esclaves contre
une tête libre »6.
En fait, la seule certitude que nous ayons, c’est
que dans une cité antique, il y a toujours infiniment
moins de citoyens que d’habitants qui ne le sont pas :
à Athènes comme à Rome, aux dates que j’ai prises
comme exemple et même si l’on choisit les estimations
les plus basses, le rapport entre les deux chiffres – celui
des citoyens et celui de la population totale – est de 1 à 7.
Ce qui différencie les cités entre elles ce n’est donc
pas la composition de leur population, mais la manière
dont il y est ou non possible, si on en est exclu, d’accéder
un jour à la citoyenneté. C’est la question qui s’est posée
à toute cité, jamais à propos des femmes comme je l’ai
dit, mais en ce qui concerne les membres des deux
groupes les plus éloignés de la citoyenneté, celui des
étrangers et celui des esclaves. Ce qui est intéressant
est que Rome et les cités grecques ont apporté à cette
question des réponses radicalement différentes pour ne
pas dire opposées.
La Grèce et Rome face
aux étrangers : des choix
contradictoires
Les cités grecques dans leur ensemble apparaissent
comme traditionnellement méfiantes à l’égard des
étrangers, fussent-ils eux-mêmes grecs mais originaires
d’autres cités. Dans sa Vie de Lycurgue, Plutarque loue
ainsi le personnage, législateur légendaire de Sparte,
« d’avoir banni de la ville les étrangers qui s’y glissaient
et s’y rassemblaient sans y être d’aucune utilité et risquaient d’en bouleverser la constitution »7. Le résultat
de cette méfiance est un repli sur soi et une fermeture
du corps civique dont l’une des manifestations est
par exemple la loi que fit voter Périclès à Athènes en
451 av. J.-C. et qui stipulait que pour être citoyen il fallait
être né d’un père citoyen et d’une mère fille de citoyen :
cela excluait de la citoyenneté les enfants dont le père
ou la mère était étranger et qui auparavant étaient
comptés au nombre des citoyens. Cela ne signifie pas
que les cités grecques n’accordaient jamais la citoyenneté à quiconque : nous avons conservé une série de
« décrets de naturalisation » athéniens qui prouvent le
contraire8, mais ils montrent qu’il s’agit d’une mesure
tout à fait exceptionnelle : Lysias, que nous considérons
comme l’un des plus grands orateurs attiques, est resté
toute sa vie un métèque à Athènes, comme l’était son
père, un fabricant de boucliers originaire de Syracuse ;
il en a été de même pour Aristote, originaire de Stagire.
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Essai
« Romulus, le premier de nos rois, le créateur de notre ville, nous a enseigné par le traité avec les Sabins que nous devions accroître notre État en y accueillant même
des ennemis. Forts de cette garantie et de ce précédent, nos ancêtres n’ont cessé d’accorder et de distribuer le droit de cité. Ainsi dans le Latium beaucoup d’habitants
de Tusculum et de Lanuvium, et dans d’autres régions, des peuples entiers, tels que les Sabins, les Volsques, les Herniques ont reçu de nous le droit de cité. »
L’histoire romaine regorge à l’inverse d’exemples –
constamment rappelés – d’étrangers accueilis à Rome
et directement intégrés dans la cité. Parmi ces personnages, il y a par exemple Lucumon, le futur roi Tarquin
l’Ancien : Lucumon, dit l’historien Tite-Live9, fils d’un
Corinthien exilé pour raisons politiques à Tarquinia
en Étrurie10, et mariée à une Étrusque, choisit de s’installer à Rome précisément parce que cette cité était
accueillante aux étrangers et il y réussit si bien qu’il
en devint le roi. Il y a également Attius Clausus, connu
ensuite par les Romains sous le nom d’Appius Claudius,
venu de Sabine pour s’installer à Rome au tout début
du Ve s. av. J.-C. : Tite-Live rapporte que la République
qui venait de naître lui donna à lui et à ses nombreux
clients (c’est-à-dire ceux qui dépendaient de lui) « la
citoyenneté et des terres sur la rive droite de l’Anio »11 ;
cela implique un très important apport de population12. Appius lui-même fut peu après admis au sénat
et sa gens (sa lignée) donna à Rome nombre de personnages de premier plan, dont l’empereur Claude. Selon
Cicéron, il ne s’agit pas là de cas isolés mais d’un choix
politique assumé : c’est ce qu’il affirme dans le discours qu’il prononce en faveur de Balbus, un Espagnol
de Gadès accusé par ses adversaires d’avoir accédé
à la citoyenneté à la suite d’un passe-droit. Cicéron
conclut sa démonstration par une formule célèbre qui
fait de Romulus, pourrait-on dire, un anti-Lycurgue :
« Romulus, le premier de nos rois, le créateur de notre
ville, nous a enseigné par le traité avec les Sabins que
nous devions accroître notre État en y accueillant même
des ennemis. Forts de cette garantie et de ce précédent,
nos ancêtres n’ont cessé d’accorder et de distribuer le
droit de cité. Ainsi dans le Latium beaucoup d’habitants
de Tusculum et de Lanuvium, et dans d’autres régions,
des peuples entiers, tels que les Sabins, les Volsques,
les Herniques ont reçu de nous le droit de cité »13. C’est
par cette tradition ancestrale que plus tard l’empereur Claude, dans le discours qui nous a été en partie
conservé par les Tables Claudiennes de Lyon, justifie sa
volonté de faire entrer des Gaulois au sénat. Dans la version que l’historien Tacite donne de ce discours et dont
nous savons qu’elle est fidèle à l’original, l’historien fait
ainsi déclarer au Prince : « Quelle autre cause y a-t-il eu
à la ruine des Lacédémoniens et des Athéniens, en dépit
de leur valeur guerrière, que leur entêtement à écarter
les vaincus comme étrangers ? »14
Esclaves et citoyenneté
La référence aux vaincus est essentielle parce qu’elle
conduit tout naturellement à aborder la question du
deuxième groupe d’exclus de la citoyenneté, à savoir
les esclaves. Si, comme je l’ai dit, nous n’avons pas de
certitude en ce qui concerne l’origine des esclaves de
type hilotique, il est évident en revanche que l’immense
majorité des esclaves-marchandises sont des prises de
guerre. Même s’il est possible que le vol d’enfants ou
la piraterie dont parlent abondamment les comédies et
les romans grecs aient joué un certain rôle, il y a longtemps que l’on a fait le lien entre l’impérialisme pra-
Pouvoirs Locaux N° 108 I/2016
w 129
Essai
tiqué par les cités et l’arrivée massive d’esclaves en
leur sein : c’est parfaitement clair pour Rome, ville dans
laquelle le nombre d’esclaves croît au fur et à mesure
des conquêtes et décroît lorsque celles-ci prennent fin.
Du strict point de vue du droit, en Grèce comme à
Rome, la question de l’accès à la citoyenneté ne peut pas
se poser pour un esclave : il n’est en effet pas un individu
mais, comme le dit Aristote « un bien acquis animé »15
dépendant entièrement de son maître. Il est interdit
en principe aux esclaves de posséder quoi que ce soit
– même le pécule qu’ils peuvent amasser dans l’espoir
de se racheter est officiellement la propriété du maître ;
il leur est bien entendu interdit de se marier, de fonder
une famille ou de faire un testament, sauf bien sûr si
leur maître l’accepte : mais le document est en lui-même
sans aucune valeur juridique. Un maître a le droit de
frapper ses esclaves : c’est la punition la plus fréquente
et si l’on peut en rire dans les comédies latines ou
grecques comme l’on rit des coups de bâton reçus par
les domestiques chez Molière, il faut savoir qu’elle s’appliquait dans la réalité ; un maître peut aussi, selon son
bon vouloir, vendre ses esclaves, voire les mettre à mort.
L’esclave, ne possédant rien, est
en effet logiquement responsable
de ses actes sur son corps : nous
“À Athènes, il s’agit
savons par exemple que dans les
de préserver la
procès criminels les témoignages
démocratie en
des esclaves ne sont admis que
réservant un certain
s’ils ont été obtenus sous la torture.
La seule limite en ce domaine est
nombre de fonctions
moins la loi, même si à Rome au
demandant des
moins la cité a très tôt pris diverses
qualifications
mesures de protection, que l’opiparticulières à des
nion publique qui au fil du temps
non-citoyens, qui ne
supporte de moins en moins les
actes de cruauté injustifiés.
peuvent par essence
Il faut aussi tenir compte du
en tirer profit pour
fait que le traitement réservé aux
jouer un rôle dans les
esclaves dépend largement de leur
affaires de la cité.”
valeur, c’est-à-dire du prix auquel
ils ont été acquis : même si, juridiquement parlant, rien ne distingue un esclave cultivateur dans une grande propriété
rurale d’un esclave secrétaire vivant à la ville dans la
maison de son maître, la vie du second est infiniment
meilleure que celle du premier, facilement remplaçable. Il faut enfin mettre à part ceux que l’on appelle
en grec demosioi et en latin serui publici, c’est-à-dire les
« esclaves publics » que la cité chargeait de remplir un
certain nombre de tâches, comme celles de faire respecter l’ordre, d’éteindre les incendies, voire de gérer
ses archives ou de tenir ses comptes. En Grèce, le plus
connu de ces demosioi est sans doute l’esclave anonyme
qui, à la fin du dialogue de Platon, le Phédon, apporte
à Socrate la cigüe. Comme dans l’Antiquité aucune
130 w Pouvoirs Locaux N° 108 I/2016
cité n’est comme nous le dirions aujourd’hui un « sujet
de droit », elle ne peut rien posséder en propre : les
esclaves publics sont donc définis comme « des biens
n’appartenant à personne en particulier » (res nullius
in bonis), Protégés par leurs fonctions, souvent essentielles à la cité, ils le sont aussi par le fait que, physiquement, ils n’ont pas de maître, mais il est assez paradoxal
de voir une partie de l’administration de la cité confiée
à des hommes exclus de la citoyenneté. C’est pourtant
un choix délibéré de certaines cités : à Athènes comme
vient de le montrer un ouvrage récent16, il s’agit de préserver la démocratie en réservant un certain nombre de
fonctions demandant des qualifications particulières à
des non-citoyens, qui ne peuvent par essence en tirer
profit pour jouer un rôle dans les affaires de la cité.
Le système romain et ses limites
Le tableau du statut des esclaves tel que je viens de le
brosser à grands traits pourrait laisser croire à l’existence en Grèce et à Rome d’une sorte de théorie unifiée de l’esclavage. Et de fait, ni en Grèce ni à Rome, le
système esclavagiste dans son principe n’a été remis en
cause. Mais la similitude entre les deux sociétés s’arrête
là, car comme c’est le cas pour les étrangers dont les
esclaves ne sont finalement qu’une catégorie particulière, elles divergent dans la réponse qu’elles donnent à
deux questions essentielles, celle de l’affranchissement
et celle du statut de l’affranchi dans la cité.
De façon générale, tout comme l’octroi de la citoyenneté aux étrangers, les affranchissements, qui se font
par vente fictive au sanctuaire d’une divinité ou par
testament, sont rares en Grèce. Le plus souvent ils se
produisent dans des circonstances exceptionnelles par
exemple dans le cadre de troubles civils, lorsque l’un
des deux camps a enrôlé certains esclaves comme force
d’appoint contre la promesse de les affranchir en cas
de victoire. Mais l’affranchissement n’équivaut pas à
l’octroi de la citoyenneté : si l’affranchi décide de rester dans la cité, il peut tout juste accéder au statut de
métèque, qui sera aussi celui de ses descendants éventuels, puisqu’il reste avant tout un étranger.
Les Romains en revanche ont recouru de façon très
large à l’affranchissement. Une telle attitude s’explique
d’abord, au niveau des citoyens, par des raisons économiques : la main-d’œuvre servile étant abondante du fait
des conquêtes, les maîtres avaient intérêt à permettre
à leurs esclaves qui vieillissaient et devenaient moins
productifs de racheter leur liberté ; ils pouvaient consacrer les sommes ainsi récupérées à « renouveler leur
personnel servile », d’autant que les affranchis étaient
toujours liés par un certain nombre de services à leur
ancien maître qui était devenu leur « patron » et dont ils
restaient les « clients ». Mais cela n’explique en rien ce
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Essai
Les Romains en revanche ont recouru de façon très large à l’affranchissement. Une telle attitude s’explique d’abord, au niveau des citoyens, par des raisons économiques :
la main-d’œuvre servile étant abondante du fait des conquêtes, les maîtres avaient intérêt à permettre à leurs esclaves qui vieillissaient et devenaient moins productifs
de racheter leur liberté ; ils pouvaient consacrer les sommes ainsi récupérées à « renouveler leur personnel servile ».
qui constitue, de la part de la cité, un choix politique :
en effet, comme Cicéron le souligne toujours dans son
discours pour Balbus17, l’affranchissement donne aux
anciens esclaves le droit de cité romaine. Les affranchis
sont donc directement intégrés au cercle des citoyens,
même s’il leur est interdit d’être élus à une fonction politique, étant entendu que cette interdiction ne s’applique
pas à leurs enfants. Comme Tacite le fait dire à l’empereur Claude dans le discours que j’ai évoqué plus haut
« des fils d’affranchis ont accès aux magistratures18, et
le fait n’est pas nouveau, comme on a tort de le croire :
l’ancienne Rome en a donné maintes fois l’exemple ».
L’octroi de la citoyenneté aux affranchis est un fait
essentiel, car il implique que pour les Romains un
individu n’est pas marqué à vie par la flétrissure ou la
souillure (en latin macula) que constitue le fait d’avoir,
à un moment de sa vie, été la propriété d’un autre,
d’avoir supporté sans possibilité de réagir ses caresses
– c’est aussi l’un des aspects de l’esclavage – ou ses
coups. En fait, l’affranchissement correspond à la naissance d’un individu nouveau : dans patronus (patron) il
y a pater (père).
Les spécialistes modernes se sont livrés à de savants
calculs afin de déterminer le pourcentage d’esclaves
qui pouvaient à Rome espérer être affranchis et même
l’âge moyen des affranchissements. Aucun des chiffres
auxquels ils sont parvenus n’est scientifiquement
convaincant, d’autant qu’ils ne prennent pas en compte
les situations individuelles, qui faisaient que tous les
esclaves n’avaient pas les mêmes chances d’être affranchis. Il est par exemple difficile de savoir ce qu’il faut
penser d’une déclaration de Cicéron qui, dans un de ses
derniers discours, blâme les sénateurs d’avoir supporté
la tyrannie du parti césarien pendant six ans, c’est-à-dire
« plus longtemps que les prisonniers devenus esclaves
ne supportent la servitude quand ils sont honnêtes et
zélés »19. Les six années évoquées ne correspondent
sans doute qu’à un argument rhétorique, non à la réalité.
Ce que nous savons en revanche c’est qu’au début
du IIe s. av. J.-C., les affranchis devaient constituer une
fraction numériquement importante du corps civique et
avaient un poids électoral non négligeable, ce qui suscitait incontestablement des inquiétudes d’une partie de
la classe politique : en 168 av. J.-C., les deux censeurs,
Tiberius Sempronius Gracchus – le père des Gracques
– et Caius Claudius Pulcher prirent ainsi la décision de
modifier les règles en vigueur dans la détermination des
unités de vote pour réduire l’influence que pouvaient y
avoir les affranchis20.
Il n’y a pas lieu d’accuser de duplicité Cicéron qui, dans
son discours pour Balbus, loue comme nous l’avons vu
l’ouverture de la cité romaine, parce qu’il n’hésite pas,
dans une autre de ses œuvres21, à féliciter Sempronius
Gracchus d’avoir assuré par sa réforme « le salut de la
République ». J’y vois simplement pour ma part le signe
d’une réalité sociale complexe dans laquelle les prin-
Pouvoirs Locaux N° 108 I/2016
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Essai
cipes entrent parfois en contradiction avec les exigences
du moment. Rome était une cité ouverte, mais la xénophobie y existait bel et bien : le poète Juvénal dénonce
couramment dans ses Satires les affranchis grecs qui,
en profitant des distributions gratuites de blé faites
aux citoyens, viennent retirer le pain de la bouche des
« vrais Romains » et la proposition de l’empereur Claude
de faire entrer des Gaulois au sénat suscite l’opposition
des sénateurs.
De ce point de vue, le cas des affranchis, qui étaient
directement passés du groupe le plus éloigné qui soit de
la citoyenneté à la pleine citoyenneté, comme si l’esclavage était le plus sûr et le plus rapide des moyens pour
accéder à la citoyenneté, devait être particulièrement
sensible. C’est ce qui explique, au moins en partie, les
mesures prises par Auguste, au début du Ier s. ap. J.-C.,
pour limiter les affranchissements : doublement de la
taxe payée à l’État pour chaque affranchi, interdiction
d’affranchir un esclave de moins de trente ans et d’affranchir par testament plus de 1/5 de ses esclaves tout
en respectant une limite de 100. Cette dernière mesure
suppose que certains romains aient possédé plus de 500
esclaves, mais elle ne devait concerner qu’un nombre
très restreint de Romains riches dont les esclaves se
trouvaient majoritairement dans les Provinces. On
peut se demander par ailleurs si la mesure était due à
la volonté politique d’ouvrir moins largement le corps
civique ou à des raisons seulement économiques : si les
maîtres, qui restaient libres de faire ce qu’ils voulaient,
dépassaient la limite fixée, les esclaves ainsi affranchis
ne devenaient pas directement citoyens romains mais
entraient dans une nouvelle catégorie, celle des Latins
Juniens exclus des distributions gratuites de blé organisées par l’Empereur. Le fait est que Rome poursuivit
sous l’Empire sa politique d’intégration.
Une leçon pour aujourd’hui ?
conséquence pour les unes la perte d’influence, pour
l’autre les tensions dues à la constante recomposition de
son corps civique.
Mais, de ce point de vue, il y a bien une leçon à tirer
de l’exemple de Rome : le processus d’ouverture du
corps civique n’est possible que si la cité, comme c’était
le cas de Rome, a des valeurs fortes et affirmées, ou si
l’on veut un corpus idéologique assumé. Dans ce cadre,
l’esclavage constituait, même si l’idée peut choquer
les Modernes que nous sommes, une sorte de “propédeutique à la citoyenneté”. Il est assez extraordinaire
de constater que les hommes, auxquels leurs généraux rappelaient constamment avant les batailles que,
comme l’avaient montré leurs ancêtres, il n’y avait rien
de plus honteux que de chercher avant tout à survivre,
ni de plus beau que de mourir pour la patrie et qui partaient vaillamment au combat convaincus qu’il valait
mieux y mourir que de se rendre, étaient pour une part
très importante d’entre eux d’anciens esclaves ou du
moins leurs descendants.
G. S.
1. Ce texte reprend et développe une conférence faite par l’auteur dans le cadre
du Festival international du latin et du grec, organisé à Lyon du 23 et 25 mars
2016 et dont le sujet était « Nous citoyens ».
2. Aristote, Politique, 3, 1, 3.
3. Je reprends ici, en le modifiant très légèrement, Raoul Lonis, La cité dans le
monde grec, Paris, Armand Colin, 1994.
4. Xénophon, Sur les revenus, 2.
5. Cicéron, Les Devoirs, 1, 125.
6. Volney, Leçons d’histoire, 6. Volney est le pseudonyme, transparent pour un
admirateur de Voltaire (Vol<taire/Fer>ney) du comte Constantin-François de
Chassebœuf. Les Leçons d’histoire sont des conférences données en 17951796 à l’École Normale (future ENS).
7. Plutarque, Vie de Lycurgue, 27, 7.
8. Voir M. J. Osborne, Naturalization in Athens, vol. 1-4, Bruxelles, 1981-1983.
Peut-on, au terme de cette présentation, tirer du précédent fourni par l’Antiquité un enseignement sur la question qui nous occupe aujourd’hui, celle de notre propre
citoyenneté ? Oui sans doute, mais en n’oubliant jamais
que la cité antique n’est pas la nôtre et que les questions
auxquelles elle se trouve confrontée résultent d’un état
de civilisation qui n’existe plus. Les cités antiques ont
eu à faire face aux défis que leur posaient, du fait de leur
nature même, à la fois les guerres continuelles et la pratique esclavagiste, deux phénomènes qui avaient pour
conséquence l’affaiblissement de leur corps civique,
les guerres en raison des morts qu’elles provoquaient,
l’esclavage parce que l’apport de force productive qu’il
représentait limitait le nécessaire renouvellement des
générations de citoyens. Rome et les cités grecques ont
répondu à ces défis de façon très différente, avec pour
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9. Tite-Live, Histoire romaine, 1, 34.
10. C’est la région que nous nommons aujourd’hui la Toscane.
11. Tite-Live, Histoire romaine, 2, 16.
12. Denys d’Halicarnasse, un historien grec contemporain de Tite-Live, donne
même le chiffre de 5 000 hommes en âge de porter les armes pour les clients
d’Appius (Antiquités romaines, 5, 40).
13. Cicéron, Pour Balbus, 31. Le discours date de 56 av. J.-C.
14. Tacite, Annales, 11, 24, 7.
15. Aristote, Politique, 1, 4, 2.
16. Paulin Ismard, La démocratie contre les experts – les esclaves publics en
Grèce ancienne, Paris, 2015.
17. Cicéron, Pour Balbus, 24.
18. C’est-à-dire aux fonctions politiques.
19. Cicéron, Philippiques, 8, 32.
20. Je n’entre pas dans le détail de cette réforme, qui correspond à ce que nous
appellerions un redécoupage des circonscriptions.
21. Cicéron, De l’orateur, 1, 38.
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