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C.N.L.A.P.S. 7° journées de la Prévention Spécialisée
28-29 avril 2016 Créteil
Les retombées économiques positives liées à la Prévention
Spécialisée
Philippe Langevin
Aix-Marseille-Université
Collège Coopératif Provence-Alpes-Méditerranée
Introduction : le modèle social à la croisée des chemins
Les pays Occidentaux affrontent depuis les années 75 une situation économique qu’ils ne
maîtrisent pas. Soumis à un chômage persistant dans un contexte monétaire déflationniste,
impliqués dans une mondialisation économique et financière sans règle ni contrôle, gérés par
des politiques néo-libérales aux résultats incertains, ils assistent, impuissants, à la fin d’un
modèle sans que se dessine clairement une alternative susceptible de leur permettre de
retrouver le chemin d’une croissance perdue.
L’Etat Keynésien, rassurant, efficace comme le modèle social qu’il a forgé est loin derrière
eux. L’Etat néo-libéral qui a succédé au temps béni des trente glorieuses n’a pas eu les
résultats escomptés. En France, ces dernières années, l’échec des politiques de gauche a suivi
celui des politiques de droite.
Pour expliquer ces défiances, on évoque à tout bout de champ la crise ou plutôt les crises
récentes des années 2007 et 2009, en attendant la reprise qui viendra enfin à bout de nos
difficultés et nous engagera vers un monde meilleur. Certains affirment même qu’elle est déjà
là.
Cette analyse est démentie par les faits. La mutation de nos économies n’est pas une crise. Il
n’y aura pas de reprise. Nous vivons un moment singulier de notre histoire que certains
n’hésitent pas à comparer au temps de la Renaissance. Nous devrons apprendre à vivre
différemment. La croissance ne reviendra pas. Les causalités économiques ne fonctionnent
plus comme avant. Il est facile d’observer que les emplois créés, peu nombreux, ne sont pas
accessibles aux chômeurs très nombreux; que les aides aux entreprises et tous les pactes de
responsabilité ne relancent pas le marché du travail ; que l’emploi augmente avec le sous-
emploi ; que les politiques sociales se ramènent le plus souvent à l’ouverture de droits sans
conduire les intéressés vers l’autonomie ; que l’économie numérique supprime plus d’emplois
que ce qu’elle n’en crée ; que les pôles de compétitivité n’entraînent pas leur territoire
d’accueil, que la précarité des uns augmente avec la richesse des autres et bien d’autres
évidences d’autrefois aujourd’hui contredites par la simple observation de tout lecteur candide
de notre économie.
Le plus préoccupant est dans la montée des inégalités de toute nature qui interpellent sur notre
capacité à « faire société » : entre les inclus de l’abondance et les exclus de la pénurie, entre
les hauts revenus qui progressent et les bas revenus qui régressent, entre la qualité de vie dans
les faubourgs chics et celle des banlieues déshéritées, entre les villes dynamiques et les
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territoires perdus, entre ceux qui ont un emploi et ceux qui n’en ont pas. Cette juxtaposition
de destins ne fait pas une société.
Les conséquences de ces éclatements sont nombreuses. Nous n’en retiendrons ici qu’une seule.
C’est la situation d’une partie de notre jeunesse qui se sent « inutile au monde » et, peu
qualifiée, sans diplôme, sans statut se considère sans avenir. Ces jeunes, sans doute plus
résignés que délinquants, ne sont ni élèves, ni demandeurs d’emploi, ni salariés. Ils ne sont
plus rien.
Souvent, mais pas toujours vivant dans des quartiers dits défavorisés
Souvent, mais pas toujours enfants de familles monoparentales
Souvent, mais pas toujours d’origine étrangère
Souvent mais pas toujours petits délinquants
Le public de la prévention spécialisée (source ADDAP 13)
Jeunes en errance
Jeunes mineurs en danger de prostitution
Jeunes en rupture familiale ponctuelle ou durable
Jeunes sortant de prison ou de foyer
Mineurs présents sur l’espace public, notamment la nuit
Jeunes mineurs isolés étrangers
Public multipliant les prises de risques
C’est ce public que la Prévention Spécialisée accompagne pour lui donner les moyens de
retrouver une confiance perdue dans une société qui n’a pas su lui offrir des réponses adaptées
à sa situation. A ce titre, la Prévention Spécialisée exerce une mission de service public et
participe du bien commun. Pourtant, son utilité sociale est remise en cause par certains
Conseils Départementaux au moment même elle est de plus en plus indispensable à la
cohésion sociale.
Cet exposé s’articule en trois points :
- comprendre pourquoi la Prévention Spécialisée est en danger
- admettre que les travailleurs sociaux sont économiquement rentables
- agir ici et maintenant au service d’une jeunesse en perdition
1-Comment en est-on arrivé là ?
A- La remise en cause du travail social
Il y a des explications générales qui concernent la totalité du travail social mis à mal dans un
environnement culturel néo- libéral et des fonds publics devenus rares. L’Etat-Providence est
contesté pour son coût et son efficacité estimée relative. Le recours aux assurances
personnelles est jugé plus « juste » car il responsabilise ceux qui « bénéficient » d’un système
généreux sans avoir à le financer. Nous assistons au passage d’un modèle social fondé sur
l’égalité à un modèle basé sur l’équité dans le cadre d’une discrimination positive qui réduit
une protection sociale pour tous à des protections spécifiques pour certains. C’est la nouvelle
conception de la justice sociale développée notamment par John Rawls. Mais il y a plus
radical encore. L’accompagnement social est volontiers assimilé à de l’assistance qui
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permettrait aux personnes concernées de ne rien faire pour s’en sortir. La conviction, implicite
ou explicite, que les « assistés » sont responsables de leur sort, valorise l’individu méritant au
détriment du groupe irresponsable. Dans une société de plus en plus indifférente au malheur
des autres, les travailleurs sociaux sont déstabilisés. Ils n’ont pas le profil de la modernité
économique. Ils ne sont ni compétitifs, ni productifs, ni performants. Ils n’obtiennent pas des
résultats mesurables. Ils refusent tout travail participatif, ne travaillent pas en mode projet. Et
surtout, ils coûtent trop cher !
B- L’image incertaine de la Prévention Spécialisée
Il y a des explications spécifiques qui tiennent à la nature même de la Prévention Spécialisée.
Ce travail de nuit et de rue sans contraintes ni mandat nominatif, basé sur la confidentialité, ne
rentre pas dans le cadre conventionnel normé de l’aide sociale. Les jeunes accompagnés
n’accèdent pas aux dispositifs mis en place à leur intention ni aux institutions éducatives et
sociales de droit commun. Dés lors la Prévention Spécialisée a mauvaise presse. Si cette
jeunesse ne répond pas aux structures imaginées pour elle, c’est qu’elle est celle de
délinquants, trafiquants, drogués, qui refusent les codes de la vie sociale et dont la place est en
prison ou en placement et non pas dans l’espace public . La seule réponse efficace serait de
remplacer les travailleurs de rue par des policiers et de mettre dans les mains des juges les
jeunes qu’ils accompagnent.
C- Le poids des contraintes budgétaires
Se pose aussi une question de coûts dans le contexte financier difficile des collectivités
territoriales en général et des conseils départementaux en particulier. La loi de progression des
dépenses publiques pour les années 2014-2019 arrête un plan d’économie de 50 milliards d’€
sur 3 ans alors que les dépenses sociales des conseils départementaux continuent d’augmenter
à un rythme soutenu de plus de 4% par an ; celles du RSA progressent chaque année de plus
de 9%. Les dotations de l’Etat diminuent régulièrement alors que la situation sociale du pays
se détériore, engendrant de nouvelles dépenses obligatoires pour les conseils départementaux.
Ils doivent faire des économies. Ce sont principalement les dépenses sociales non obligatoires,
et notamment celles de la Prévention Spécialisée, qui en font les frais ; d’autant plus
fréquemment qu’elles sont difficiles à évaluer. Mais d’autres associations d’aide aux étrangers,
aux demandeurs d’asile, aux droits des femmes, aux précaires…sont aussi dans la même
situation. Cette restriction est d’autant plus paradoxale que la politique nationale de la ville, la
politique de lutte contre le décrochage scolaire, la stratégie nationale de prévention de la
délinquance pour ne citer que quelques exemples ont mis clairement en évidence la capacité
de la Prévention Spécialisée à faciliter la cohérence des parcours éducatifs envers un public
marginalisé et à promouvoir leur capacité d’agir. La mise en concurrence des associations,
dans le cadre d’appels d’offre censés permettre des économies de fonds publics, est
incompatible avec le temps long de l’accompagnement.
D- Les « spécificités méritoires » du travail de rue
Les « spécificités méritoires » du travail de rue méritent d’être soulignés, tant la Prévention
Spécialisée ne rentre pas dans le cadre des politiques sociales classiques. Ses modes
opératoires sont spécifiques
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:
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ADDAP 13- Présentation générale de la prévention spécialisée.
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- l’immersion dans les territoires d’intervention sur la base d’une présence quotidienne
dans les espaces publics et les structures de proximité
- un accompagnement sans mandat nominatif sur la libre adhésion des personnes et leur
consentement libre et éclairé
- des accompagnements éducatifs individualisés avec les jeunes de 11 à 21 ans en risque
de marginalisation sociale ou en décrochage avéré
- des actions collectives en direction des personnes et des territoires : animations de
proximité, chantiers éducatifs rémunérés, sorties culturelles et sportives, sorties
familiales, séjours de rupture…
- la recherche d’un partenariat institutionnel et opérationnel le plus large possible
La Prévention Spécialisée, seule forme d’action éducative en milieu ouvert sans mandat
nominatif, est totalement territoriale. Elle s’exprime sur des espaces relationnels entre les
jeunes, leurs familles, l’éducation nationale, la justice, l’hôpital, les logeurs sociaux, pôle
emploi, les associations d’insertion pour n’en citer que quelques uns. Elle participe à ce titre
du développement local les cohérences s’expriment sur des logiques horizontales et non
plus verticales. Elles relèvent de « l’immersion » au sein d’un tissu social en perpétuel
mouvement. Bref, elle ne rentre pas dans le cadre rigide du droit, de la prestation, des critères
de recevabilité votés par les collectivités territoriales. C’est cette souplesse, gage d’efficacité,
qui la rend incompatible avec les mesures quantitatives de ses résultats en favorisant le
passage de la rue à la règle
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.
Dés lors le refus de certaines collectivités territoriales de participer au financement des
associations de Prévention Spécialisée s’explique tout à la fois par des raisons financières et
idéologiques. Le discours le plus répandu justifie ces retraits non seulement par le coût de ce
travail social mais aussi par son inadaptation aux règles en vigueur dans l’action sociale et son
évaluation incertaine. L’idée répandue suivant laquelle l’assistance doit être remplacée par la
solidarité peut justifier de sévères coupures dans les budgets des associations concernées ou la
restriction de son paramètre aux quartiers prioritaires de la politique de la ville. De plus, dans
la conjoncture de l’obsession sécuritaire d’aujourd’hui et de la peur du radicalisme religieux,
les raccourcis sont faciles et les jeunes des cités volontiers assimilés à des dealers quand ce
n’est pas à des djihadistes en puissance.
2- Admettre que les travailleurs sociaux de la Prévention Spécialisée sont
économiquement rentables
Certains d’entre eux n’aimeront pas le mot. Ils préféreront utilité sociale. Mais ces deux
qualificatifs ne sont pas incompatibles. Les travailleurs sociaux de la Prévention Spécialisée
sont rentables et utiles socialement et économiquement.
A-Une question de temps
Si on compare le coût de la prévention spécialisée aux bénéfices que la société peut attendre
de jeunes sortis de la galère, la rentabilité de ce travail social est bien supérieure à celui des
entreprises du CAC 40. Car ce coût est faible. C’est principalement le salaire des éducateurs
concernés qui reste modeste. Ces dépenses représentent en moyenne moins de 5% des crédits
de la protection de l’enfance. Mais les bénéfices que peut en attendre la société en cas
d’intégration réussie sont immenses. Simplement, le coût est assuré sur un budget annuel pour
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Maxime du club de l’APSER
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la collectivité concernée et le bénéfice revient à la société toute entière sur le long terme, sans
rapport direct avec le financeur. Or, les conseillers départementaux, qui raisonnent rarement
au-delà de la durée de leur mandat, entendent pouvoir valoriser des résultats immédiats, ce qui
est incompatible avec le temps long nécessaire à la réadaptation sociale de jeunes
marginalisés.
B- Ampleur des coûts évités
En termes de coûts évités, il est évident qu’un jeune sorti de la galère évitera des dépenses
publiques. Bien que chaque jeune accompagné soit unique, il est le plus souvent dans une
situation sociale et sanitaire difficile, en état de décrochage scolaire, délinquant ou pré-
délinquant, dans une environnement familial dégradé, dans un mal-être général. Pour le
remettre sur pied, la mission des travailleurs sociaux est, avec son accord et sa contribution,
de le soigner, de lui permettre de suivre une formation ou de retourner au collège ou au lycée,
de le loger, de réduire ses comportements à risque, de le sortir de son isolement par des
activités collectives. Quand la démarche réussit, ce qui est heureusement fréquent, le jeune est
en bonne santé et ne coûte plus rien à la sécurité sociale, il est formé et ne coûte plus rien en
charge d’insertion, il est autonome et ne coûte plus rien en termes de placement, il néficie
d’un logement et ne coûte plus rien en aide au logement, il est employable et ne coûte plus
rien en dépenses d’allocation chômage, il est libre et ne coûte plus rien en dépenses
d’incarcération. Quand on évalue le coût de ces dépenses publiques, on prend conscience de
la nécessité de pouvoir les réduire. La Prévention Spécialisée y contribue. Faiblement sans
doute, vu la poids de la jeunesse en déshérence dans la population totale, mais certaine et sans
commune mesure avec les charges qu’elle représente évaluées à 250 millions d’€ par an
environ.
Montant moyen annuel en €
Dépenses de santé
175 milliards
Budget Pôle Emploi
5 milliards
Coût de la délinquance
150 milliards
Coût de l’incarcération
2 milliards
Coût du RSA
10 milliards
Coût de l’aide au logement
18 milliards
Coût de l’allocation chômage
37 milliards
C-Avantages d’une insertion réussie
En termes de recettes publiques résultant de l’intégration réussie, le jeune devenu actif paie
des impôts directs et indirects. Il contribue au développement économique. Il crée de la valeur
ajoutée. Il devient producteur et consommateur. Mais il y a encore plus important dans la
dimension sociale de la Prévention Spécialisée. C’est la confiance retrouvée dans les
institutions de la République par le dialogue restauré, la volonté de s’en sortir, le retour aux
services mis en place pour accompagner ces jeunes vers la réussite. C’est bien d’utilité sociale
dont il s’agit. Par ses accompagnements libres et volontaires, la Prévention Spécialisée porte
un regard nouveau sur le sens de la production et de la consommation, les fonctions de la
redistribution, les modalités de la décision, la construction d’une autre économie au service du
bien commun.
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