notice sur la vie et les travaux de Raymond Barre

publicité
1
Madame,
Monsieur le Chancelier,
Monsieur le Président,
Madame, Monsieur le Secrétaire perpétuel,
Mesdames, Messieurs les Ministres,
Messieurs les Ambassadeurs,
Messieurs les Officiers généraux,
Mes chers Confrères,
Mesdames, Messieurs,
Introduction.
C’est un grand honneur que de présenter une notice sur la vie et les
travaux de Raymond Barre. C’est aussi un moment émouvant. Nous sommes
nombreux dans cette salle à l’avoir connu, beaucoup d’entre vous, et en
particulier beaucoup des membres de notre Académie, qu’il avait rejointe en
2001, ont été ses amis, ses collègues ou ses collaborateurs.
Rendre compte de toute la richesse de la vie et de l’œuvre de Raymond
Barre est une tâche difficile. Mais passionnante pour un historien : il est rare
qu’un universitaire se soit autant engagé dans l’action, et aussi qu’un homme
politique ait tant expliqué ses orientations, à tous les niveaux : dans les médias,
dans ses ouvrages, y compris dans des traités savants. Cela permet, avant
même l’ouverture complète des archives de cette période, d’analyser
l’interaction de la pensée et de l’action comme rarement on parvient à le faire.
Homme pudique et réservé, immensément cultivé, stoïque dans la
maladie : on pressent la richesse de sa vie intérieure, familiale, amicale. Mais je
parlerai ici bien sûr de l’homme public. Tous ceux qui l’ont rencontré se
souviennent de l’autorité naturelle qui émanait de lui, et également de son
affabilité. Il était éminemment accessible, aux personnes comme aux idées. Ce
qui ne nuisait nullement à la fermeté granitique de ses convictions. Ni, parfois, à
leur rappel énergique quand ses interlocuteurs lui paraissaient insuffisamment
2
informés de la question en débat. Ou quand il avait le sentiment que ses
partenaires étaient inspirés davantage par la défense d’intérêts particuliers que
par le souci de l’intérêt général.
Né le 12 avril 1924 à Saint-Denis de La Réunion (le 12 avril !), il est
évidemment un excellent écolier, puis un excellent élève au Lycée Leconte de
Lisle. Sauf quelques mois passés à Paris en 1934, il ne quitte pas son île avant
1945. Il lui conservera toujours son affection et son intérêt, malgré
l’éloignement. Né loin de la métropole, passant loin de la métropole son
enfance et son adolescence, cela explique sans doute par réaction la
profondeur de son patriotisme. Pour lui, « il y a la France, qui transcende les
Français ».
Il a 16 ans en 1940. Après un moment d’hésitation La Réunion reste dans
la mouvance de Vichy, mais lui-même n’adhère pas aux mouvements de
jeunesse maréchalistes, ni aux idées et mesures de la Révolution nationale, et
il a expliqué par la suite à François Furet, dans un entretien important, qu’il
avait entendu l’un des premiers discours du général de Gaulle dès la fin juin
1940, discours retransmis par la radio britannique en Inde. D’une famille
catholique, il sera toujours de tendance démocrate-chrétienne, mais aussi
toujours fondamentalement gaulliste, ce qui n’est pas contradictoire, malgré
une opinion fréquente.
Appelé sous les drapeaux en 1944, il est démobilisé fin 1945, après avoir
été entraîné en vue du départ de son unité pour l’Indochine, qui finalement n’eut
pas lieu. En février 1946 Raymond Barre arrive à Paris, où il entame des études
d’économie.
Je vous propose, pour la clarté de l’exposé, de présenter dans un premier
temps l’économiste et l’universitaire, puis le vice-président de la Commission
européenne, puis le Premier ministre. A ce moment-là on dégagera la stature
de l’homme politique, avant d’aborder la dernière phase de son activité
politique, à Lyon et pour la région Rhône-Alpes, mais aussi lors des élections
présidentielles de 1988. Vous n’empêcherez pas alors l’historien de tenter
d’esquisser un bilan critique, avant de terminer en montrant à quel point
Raymond Barre avait prévu bien des évolutions, crises et problèmes de notre
monde actuel, dans toute une série d’écrits et d’interventions durant la dernière
phase de son existence.
I)
L’économiste et l’universitaire.
Agrégé de droit et de sciences économiques en 1950, il est nommé à
Caen, mais finalement se fait détacher à l’Institut des hautes études de Tunis. Il
y fera la connaissance de collègues et d’étudiants dont certains joueront un
grand rôle par la suite, jusque dans notre Compagnie, et seront ses amis,
souvent ses collaborateurs. Il rejoignit en 1954 la Faculté de Droit et sciences
économiques de Caen. En 1964 il sera élu à la Faculté de Droit de Paris. On
notera qu’il n’interrompit son enseignement, qu’il poursuivit jusqu’à la retraite,
3
que durant les périodes pendant lesquelles ses fonctions extra universitaires
rendaient celui-ci absolument impossible.
Enseignant aussi bien que chercheur, il publia en 1955 et 1956 les deux
volumes de son manuel, Traité d’économie politique, familièrement appelé « Le
Barre », qui dépassa les 100 000 exemplaires, et contribua à former des
générations d’étudiants. (Soulignons ici qu’il était très attaché au nom même de
sa discipline, « économie politique », ce qui évoque l’aspect synthétique et
humaniste de cette science).
Appuyé sur ses premiers cours, sur ses premiers écrits scientifiques
(comme son livre de 1950, La période dans l’analyse économique – une
approche à l’étude du temps) le Traité puise également dans ses lectures, en
particulier celles qu’il plaçait lui-même au premier rang : Keynes, Schumpeter
et Tocqueville.
Il puisait également son inspiration dans ses contacts avec une série de
grands universitaires, pas uniquement, loin de là, des économistes. Lui-même
citait en particulier François Perroux, penseur puissant, économiste romantique,
qui exerça à l’époque une grande influence, Raymond Aron, Jean-Jacques
Chevallier, Alexandre Kojève, esprit original et assez mystérieux, à ses heures
perdues hégélien de renom, chargé de mission auprès du ministère de
l’Économie nationale, et qui après la guerre fut longtemps l’un des architectes
principaux de la politique économique extérieure. Très tôt Raymond Barre
rédigea des notes pour Kojève, ce qui fut le début de son activité d’expert,
pratiquement continue parallèlement à ses fonctions d’universitaire, et qui
contribuèrent très vite à le former au versant pratique de l’économie, en
l’orientant même progressivement vers la sphère politique à partir de ses
fonctions de directeur du cabinet de Jean-Marcel Jeanneney, ministre de
l’Industrie, de 1959 à 1962.
Raymond Barre participait ainsi dès le début des années 50 à un travail
de réflexion très important et novateur, destiné entre autres à faire sortir la
France de la tradition protectionniste du mélinisme et à l’ouvrir sur l’extérieur,
travail mené entre la direction des Affaires économiques du Quai d’Orsay, en
particulier autour d’Oliver Wormser, le ministère de l’Économie nationale et le
ministère des Finances. C’est dans ce triangle que l’on a commencé à préparer
dès 1945 l’ouverture de l’économie française sur le monde.
Les lectures et les inspirateurs de Raymond Barre annoncent son
orientation profondément libérale, mais dans un sens qu’il a tenu à définir luimême :
« J’ai assez étudié les problèmes économiques pour ne pas risquer de
sombrer dans un paléo-libéralisme. Vous ne m’entendrez jamais tenir de
grands discours sur les méfaits de l’État et l’automaticité bienfaisante des
forces du marché. Mais vous m’entendrez dénoncer les dangers de l’extension
du secteur public et l’impuissance des contrôles étatiques. Mon libéralisme est
d’abord un libéralisme politique d’inspiration tocquevillienne… Mon libéralisme
est fortement marqué de personnalisme ».
4
Il était en effet tout le contraire d’un dogmatique : « observer, évaluer les
difficultés, chercher les bonnes solutions », telle était sa méthode. D’autre part
la réflexion de Raymond Barre n’était pas seulement économique mais aussi
sociale, de façon intimement liée et pas seulement juxtaposée.
On notera que Raymond Barre, ceci n’est pas si connu, avait étudié sur
place le modèle économique rival à l’époque, le modèle soviétique. Sa vision du
libéralisme était renforcée par la compréhension des défauts de ce modèle. En
effet, en mai 1958, une délégation d’économistes français, comprenant
Raymond Barre, séjourna en Union soviétique. Leur enquête aboutit à un long
et passionnant rapport, avec une première partie consacrée à l’enseignement et
à la recherche en économie, et une seconde consacrée aux mécanismes de
planification, très riche d’informations fort peu connues.
Nous noterons seulement ici que les Français furent frappés par la
pauvreté intellectuelle et scientifique de l’enseignement et de la recherche en
URSS, et la place primordiale qui y tenait l’idéologie. Il n’y avait pas en fait de
véritables économistes au sens occidental du terme. Au Gosplan, on trouvait
des ingénieurs, dont les choix étaient guidés par des considérations
industrielles techniques, pas réellement économiques. Il n’est pas étonnant
dans ces conditions que la planification, avec un système de calcul des prix tout
à fait primitif, fût très déficiente. Le seul domaine qui suscitait une certaine
approbation était l’effort considérable fait pour élever le niveau d’éducation de
la population, d’origine en très grande majorité paysanne, dont le manque de
formation était un frein au développement économique.
Mais lisons la conclusion du rapport :
« … Ce n’est pas la perfection de la machine qui fait impression ni ses
résultats économiques, ce sont les efforts réalisés pour élever le niveau général
de l’instruction et former des cadres… Cette lacune (le manque de personnel
qualifié) sera bientôt comblée. L’ « investissement intellectuel » doit porter ses
fruits. Mais si les nouvelles générations restent prisonnières de cette conception
sacrée de l’État-Parti dans laquelle elles ont été élevées on ne peut s’empêcher
d’envisager l’avenir avec inquiétude ».
De ses recherches et de ses premières expériences Raymond Barre tira
un corps de doctrine économique, qu’il appliqua comme Premier ministre entre
1976 et 1981. Il a été admirablement décrit par notre Confrère Thierry de
Montbrial dans un article de la revue Commentaire en 1979 : « Fondements de
la politique économique de Raymond Barre ».
Je ne retiendrai ici que les points essentiels : l’objectif à atteindre était la
stabilité des prix, la stabilité de la monnaie, l’équilibre budgétaire, l’équilibre du
commerce extérieur (et pas seulement de la balance des comptes). Bien
entendu, en dehors du fait que depuis 1914 la France vivait dans les déficits de
toute nature, il ne s’agissait nullement pour Raymond Barre de Dieu sait quelles
vaches sacrées de l’orthodoxie libérale, mais de conditions essentielles pour
permettre les investissements ainsi que la meilleure allocation possible des
5
ressources, donc le développement de l’économie, de l’emploi, et finalement
du niveau de vie.
Je voudrais insister ici sur le fait que l’équilibre de la balance commerciale
était considéré par Raymond Barre de façon dynamique : c’était le meilleur
indicateur de la compétitivité de l’économie française. Un déficit commercial
était le signe d’une perte de compétitivité au niveau international, à laquelle il
fallait remédier, car là était la racine de tous les problèmes. Pour cela le
gouvernement devait renoncer au vieux remède de la dévaluation, qui ne réglait
rien sur le long terme car elle détournait les producteurs de tout effort de
compétitivité, mais il pouvait utiliser différents instruments : outre le maintien de
l’équilibre budgétaire, il devait libérer les prix, et en général l’économie, et il
devait combattre les rentes de situation de toute sorte, afin de permettre
l’allocation la plus souple et la plus judicieuse possible des ressources, tandis
qu’une politique industrielle bien conduite devrait aider les industriels à rétablir
la compétitivité par rapport à l’étranger dans les secteurs à la traîne. Stabilité du
taux de change, équilibre du commerce extérieur, la poursuite de ces deux
objectifs constituait la meilleure discipline possible pour assurer le maintien de
la compétitivité de l’économie française et son progrès.
Ajoutons que pour Raymond Barre la suppression des rentes de situation
n’était pas seulement un principe d’efficacité économique, mais aussi de justice
sociale, en supprimant des avantages indus allant souvent aux plus aisés.
Mais, et on retrouve là sa notion du rôle fondamental du temps, les
mesures immédiates et les politique conjoncturelles, même quand elles
répondent à des nécessités, comme la lutte contre l’inflation, sont vaines, « si
elles ne sont pas accompagnées de politiques à plus long terme tendant à
réformer patiemment et fermement les structures de l’économie française ».
Quant aux objectifs budgétaires et monétaires, nécessaires à
l’accomplissement du projet d’ensemble, ils doivent eux aussi être maintenus
sur le long terme.
Au-delà de ses théories économiques, retenons ici, car elles sont
importantes pour la suite de notre propos, deux caractéristiques essentielles du
Professeur Raymond Barre : sa totale indépendance d’esprit, et, comme l’a fort
bien dit son ancien étudiant Jean-Claude Casanova, « son aptitude à établir
des liens entre l’économie, la politique et l’histoire ».
II)
L’Européen.
Raymond Barre fut nommé par de Gaulle Commissaire à Bruxelles,
succédant également comme vice-président de la Commission à Robert
Marjolin, en 1967. Sa nomination n’était nullement l’effet du hasard : pendant
plus de trois ans à la tête du cabinet de Jean-Marcel Jeanneney à l’Industrie,
Raymond Barre avait eu à suivre les questions industrielles liées aux
Communautés, en particulier le charbon et l’acier, déjà en crise. Il constatait
6
également que les candidats au poste ne se bousculaient pas. En effet la
Communauté était en état de choc depuis la « crise de la Chaise vide » de
1965, quand Paris avait protesté contre les projets estimés trop fédéralistes du
Président Hallstein en n’occupant plus son siège à Bruxelles. La crise avait été
levée en janvier 1966 avec le « compromis de Luxembourg », qui mettait en fait
entre parenthèses la procédure des votes à la majorité, pour ne conserver
dans la pratique que des décisions par consensus, bloquant ainsi la voie vers le
fédéralisme. Mais il en restait des traces, d’autant plus que les partenaires
refusaient les grands objectifs du Général (une Europe « européenne », avec
sa personnalité en matière internationale et de défense, sans la GrandeBretagne et indépendante des États-Unis) et qu’ils estimaient avoir été humiliés
à plusieurs reprises.
Et, d’après le témoignage de Raymond Barre lui-même, le Général
comptait sur lui à Bruxelles pour continuer à bloquer l’adhésion britannique, et
pour maintenir la Commission dans son rôle de conseil et de proposition, loin
de toute dérive vers sa transformation en une sorte de gouvernement
européen.
Arrivé en pleine crise donc, et devant surmonter de fortes préventions
comme représentant de la France de De Gaulle, Raymond Barre réussit fort
bien à gagner l’estime de ses Collègues, y compris le nouveau président de la
Commission, le Belge Jean Rey, pourtant très opposé aux conceptions
gaullistes.
Nommé représentant permanent à Bruxelles en 1975, mon Père y trouva
encore très vivant le souvenir de Raymond Barre, qui était rentré à Paris début
1973. Ses collègues des autres pays le lui dirent, « Barre a laissé un très grand
souvenir parmi nous ». L’un d’eux précisa : « ce qui nous a plu chez lui, c’est
que, contrairement à tant de vos hommes politiques et vos de diplomates, il sait
qu’à force de regarder en arrière, la France serait transformée en statue de
sel ».
Son œuvre à Bruxelles fut importante. Il contribua à une étape capitale, en
juillet 1967 : la fusion des trois exécutifs européens (CECA, CEE et Euratom)
au profit de la Commission, et il géra les multiples conséquences de cette
fusion, qui contribua à doter la Communauté de l’organisation qu’elle conserva
jusqu’au traité de Maastricht de 1992. Mais on a surtout retenu la série de
mémorandums par lesquels il proposa, à partir de février 1968, de créer une
Union économique et monétaire. Dès ce moment-là en effet le dollar, la livre, le
franc, mais aussi d’autres monnaies de la CEE connaissaient de tensions, soit
à la baisse, soit, comme le mark, à la hausse. Or la Politique Agricole
Commune et le marché commun supposaient, pour fonctionner correctement, la
stabilité des taux de change. Raymond Barre proposa donc d’interdire les
modifications de parité entre les monnaies européennes sans un accord des
partenaires ; d’adopter des dispositions pour éliminer les fluctuations des taux
de change (c’est-à-dire de resserrer au sein de la CEE les marges de
fluctuation admises au niveau du FMI) ; de mettre en place un dispositif d’aide
monétaire; de définir une unité de compte européenne.
7
En février 1969 Raymond Barre présenta un deuxième mémorandum,
connu sous le nom de «premier Plan Barre », préconisant une coopération
économique et monétaire étendue, et une concertation sur les grands objectifs
économiques, y compris le taux d’inflation. Et en octobre de la même année ce
fut le « second Plan Barre », proposant la création d’une « Union économique
et monétaire », comprenant la création d’un véritable espace économique sans
frontières, y compris pour les capitaux, les services et les personnes, et d’un
système monétaire non pas unique mais commun, avec une unité de compte,
l’Ecu. Raymond Barre insistait sur trois points fondamentaux : l’intérêt européen
commun dépassait la simple juxtaposition des intérêts nationaux, il fallait traiter
de façon parallèle les questions économiques et monétaires, il fallait procéder
par étapes.
La philosophie du Plan Barre fut acceptée en principe lors du sommet
européen de La Haye, en décembre 1969. Reprises ensuite par la Commission
dans le cadre du plan Werner, ses propositions annonçaient à la fois l’Acte
unique de 1986, et le Système Monétaire Européen de 1979, en passant, le 11
mars 1973, par le flottement conjoint de six monnaies européennes par rapport
au dollar, et la création du "serpent monétaire". C’était, on le voit, le début de la
route qui aboutirait au traité de Maastricht, à l’euro et à la Banque centrale
européenne, même si, dès 1973-1974, le premier, puis le deuxième choc
pétrolier devaient pour un temps bloquer ces initiatives.
On remarquera que le système monétaire européen prévu n’était pas une
monnaie unique, et prévoyait la possibilité de modifications concertées des taux
de change entre les Neuf, en cas de nécessité structurelle. Mais cette
possibilité n’était pas pour Raymond Barre la porte ouverte à la facilité : il
contribua à convaincre le général de Gaulle en novembre 1968 que Paris devait
refuser la dévaluation, que la plupart des responsables conseillaient, après le
choc du mois de mai et des accords de Grenelle, et il fut très critique de la
dévaluation opérée par Georges Pompidou en mai 1969, estimant qu’elle
ouvrait la voie au laxisme et conduisait à esquiver les réformes structurelles
nécessaires. En 1972, devant les chefs d’État et de gouvernement européens,
Raymond Barre souligna que « le danger qui menaçait la Communauté, c’était
l’inflation ».
En fait le vrai débat était pour lui celui de la réforme du système monétaire
international, en crise depuis le milieu des années 60 et le « choc Nixon » de
1971, qui avait mis fin à la convertibilité du dollar en or et au système de parités
fixes entre les monnaies mis au point par les accords de Bretton Woods en
1944. Le rôle de Raymond Barre fut important sur deux points essentiels : il fut
de ceux qui firent évoluer la position officielle française, partant d’une thèse
maximaliste, qui était celle du retour pur et simple à l’étalon-or classique, celui
d’avant 1914, solution proposée par de Gaulle en 1965, pour aboutir à la thèse
plus raisonnable d’une réforme du système monétaire international qui limiterait
les privilèges exorbitants du dollar, seule monnaie de réserve mondiale, sans
néanmoins revenir à l’étalon-or (en effet un tel retour aurait été brutalement
déflationniste). Or ce fut en fait la thèse française dès 1968, même si on évita
de trop le souligner en public.
8
D’autre part Raymond Barre joua un rôle important dans le deuxième
grand débat, celui qui marqua le septennat interrompu de Georges Pompidou.
Rappelons que le Président voulait au départ revenir à un système de taux de
change fixes entre les grandes monnaies, y compris le dollar, et donc obliger
Washington à renoncer au flottement du dollar, décidé par le président Nixon en
1971. En effet Georges Pompidou avait compris que le « choc Nixon » revêtait
une portée fondamentale, car les Américains se dégageaient ainsi des
responsabilités monétaires mondiales qu’ils avaient assumées en 1945, et
lançaient, dans leur seul intérêt, le mouvement de dérégulation généralisée qui
a été l’une des bases de la mondialisation. Comme le déclara le secrétaire au
Trésor américain à l’époque à l’intention des Européens : « le dollar est notre
monnaie, mais votre problème ».
Mais Raymond Barre, d’accord avec le ministre de l’économie Valéry
Giscard d’Estaing et aussi les dirigeants allemands, défendit une conception
différente : on ne reviendrait pas à des taux de change fixes, ce qui n’était sans
doute plus possible et ce dont Washington ne voulait pas entendre parler, mais
on organiserait un flottement conjoint des monnaies européennes par rapport
au dollar. Les parités des monnaies européennes entre elles resteraient donc
stables, mais elles varieraient de la même manière par rapport au dollar. Le
passage à ce que l’on a appelé le flexibilisme, véritable révolution culturelle
pour la Ve République, ouvrait la voie à la coopération économique et
monétaire franco-allemande à partir de 1974, qui rompait le cordon ombilical
avec le dollar et rendait en fait possible la suite, jusqu’à la mise en place de
l’euro. L’étude des archives, car les ressorts de ces évolutions étaient
évidemment fort confidentiels, montre sur ce point un accord profond entre
Raymond Barre, Valéry Giscard d’Estaing, et le chancelier Helmut Schmidt.
C’est sans doute l’un des facteurs qui ont amené Raymond Barre à Matignon
en 1976.
Les conceptions européennes de Raymond Barre ne dévièrent jamais par
la suite de ses convictions et orientations initiales. Il savait dépasser la vision
des intérêts français à court terme, en particulier il ne partageait pas
l’enthousiasme général en France pour la PAC, car il en voyait les lourdeurs et
en prévoyait les impasses futures. Pour lui le projet d’Union économique et
monétaire était bien plus important. Et il devrait être accompagné d’une Union
politique, une Union d’États sur le modèle du Plan Fouchet de 1961, dont il
regrettait l’échec. En effet pour lui la Communauté ne serait jamais une
Fédération, mais évoluerait en direction d’une Confédération de plus en plus
organisée. Il resta convaincu jusqu’au bout que le « Compromis de
Luxembourg » de 1966 ne serait jamais remis en cause dans son principe, et
que jamais un État membre ne serait contraint d’accepter une décision
communautaire remettant en cause ses intérêts vitaux. Peut-être cependant a-til sous-estimé la force normative et intégrationniste du droit communautaire, tel
que la Cour de Luxembourg en a établi la jurisprudence et favorisé le
développement ?
Raymond Barre avait été hostile à l’entrée de la Grande-Bretagne, il
n’avait jamais oublié ce que lui avait dit le Général à ce sujet en 1967, et il resta
par la suite convaincu des conséquences négatives à long terme de l’adhésion
9
britannique. Pour lui en effet, l’Angleterre n’avait pas fait l’effort préalable
nécessaire de remise en ordre de ses affaires. En fait il conclut assez vite, il
l’expliqua dans une conférence prononcée à Nancy en 1984, que les
élargissements successifs de la Communauté conduiraient à une « Europe à
géométrie variable », tous les membres ne participant pas à toutes les
politiques et à toutes les organisations européennes. A ses yeux il serait en
effet impossible de faire participer les nouveaux membres à tous les
mécanismes de la Communauté, ou alors celle-ci serait tellement modifiée et
diluée que le projet européen lui-même en serait compromis. On le sait, ces
discussions n’ont pas cessé, et de fait l’euro et l’espace Schengen, pour ne
citer que deux domaines essentiels, ne concernent pas tous les pays membres.
Mais que les réserves ou les inquiétudes de Raymond Barre ne nous
fassent pas perdre de vue l’essentiel : il était profondément européen. Il suffit
pour cela de relire le discours qu’il prononça lors de la remise de son épée
d’académicien à Robert Marjolin en juin 1985, ou l’hommage qu’il rendit à la
mémoire de Robert Schuman en juin 1986, à l’occasion du centième
anniversaire de sa naissance. Ou enfin l’article qu’il publia en 1999, au moment
de la mise en place de l’euro et juste avant les élections européennes de cette
année-là, article dans lequel il soulignait l’importance de l’œuvre accomplie et
critiquait vertement les « défenseurs de l’intégrisme national ».
III) Le Premier ministre.
Le 25 août 1976, Raymond Barre devenait Premier ministre, après la
démission de Jacques Chirac. Il était ministre du Commerce extérieur depuis
janvier. Il occupa en même temps pendant deux ans le poste de ministre de
l’Économie et des Finances, cumul tout à fait exceptionnel sous la Ve
République. Les rapports entre Raymond Barre et Valéry Giscard d’Estaing
étaient anciens, ce qui explique que le Président de la République ait choisi cet
économiste quasiment inconnu de l’opinion: la première urgence était en effet
de redresser une économie en plein déséquilibre depuis le triplement du prix du
baril de pétrole de 1973 à 1974 et la relance ratée de 1975, avec des
conséquences politiques évidentes, comme l’avaient montré les élections
cantonales du printemps 1976, désastreuses pour la majorité d’alors, sans
parler des tensions au sein de cette même majorité, et entre MM. Valéry
Giscard d’Estaing et Jacques Chirac.
Raymond Barre a expliqué lui-même sa politique économique d’alors : le
franc avait perdu 12% par rapport au mark et avait dû sortir du serpent
monétaire européen au mois de mars, les réserves de change avaient fondu,
l’inflation se situait autour de 10% par an, tandis que les salaires continuaient à
augmenter nettement plus vite, conséquence de l’agitation sociale incessante
depuis 1968. Il fallait rompre avec les à-coups de la politique précédente
(austérité en 1974, relance en 1975, dérapage en 1976) et instaurer une
politique stable dans la durée. Le « Plan Barre » de septembre 1976 redresse
le budget par une hausse des impôts frappant les particuliers (en priorité sur les
revenus les plus élevés) et les sociétés, par une hausse des tarifs publics et
des prélèvement sociaux, par le freinage des rémunérations du secteur public,
10
par l’objectif fermement proclamé de modération salariale dans le secteur privé.
Rappelons que le déficit du budget de 1980 est compensé par l’excédent de la
Sécurité sociale cette année-là : situation d’équilibre que nous n’avons jamais
plus connue depuis… Du coup et jusqu’en 1981 l’État se désendette.
Mais cette austérité (d’ailleurs relative, car le PNB et le niveau de vie
continueront à augmenter) n’est pas un but en soi : la lutte contre l’inflation est
avant tout nécessaire pour redresser le franc et le commerce extérieur. Or
l’objectif est atteint : le commerce extérieur et le solde des paiements courants
sont de nouveau positifs à partir de 1978, la part de marché des produits
français dans le commerce mondial augmente et atteint son sommet historique
en 1979, le franc est en mesure d’entrer dans le SME en 1979, il y rejoint même
son cours plafond, et les taux d’intérêt français deviennent inférieurs aux taux
allemands, historique exception!
Cela permet, car ce retour aux grands équilibres n’est lui aussi qu’un
moyen en vue de l’objectif essentiel, d’amorcer après les législatives de 1978 la
deuxième phase du Plan Barre, celle de la libération des prix (rappelons que la
France vivait depuis 1939, voire pour certains secteurs depuis 1914, sous le
régime des prix administrés), et ce malgré le maintien d’une inflation toujours
forte. Cette libération par étapes sera poursuivie fermement jusqu’en 1981 ; elle
annonçait la suppression progressive des « rigidités françaises », des carcans
qui pesaient sur l’économie, y compris l’autorisation administrative de
licenciement. Or cette libération de l’économie répondait, nous le savons, au
cœur de l’objectif : permettre à l’économie française de se restructurer dans un
contexte de compétition mondiale.
Cet objectif est en partie atteint : en 1979 l’industrie française voit sa
productivité augmenter de 6%, l’investissement reprend. Certes, le succès n’est
pas total, l’inflation reste autour de 10% par an, atteindra même plus de 13% en
1980, année du deuxième choc pétrolier, avec encore un doublement du prix du
baril. Mais le PNB, en termes réels, continue à augmenter de plus de 3% par
an, ainsi que le pouvoir d’achat des salaires, malgré l’austérité (ce n’était certes
pas ce que Raymond Barre souhaitait : il aurait de beaucoup préféré que l’on
s’en tînt au strict maintien du pouvoir d’achat). La France continuait à créer plus
d’emplois qu’elle n’en supprimait, certes le taux de chômage augmentait, mais
en 1980, nouvelle année de crise, le nombre de demandeurs d’emploi
augmentait trois fois moins en France qu’en Allemagne, et six fois moins qu’en
Grande-Bretagne. D’autre part, contrairement à une idée reçue, la période
Barre, qui voit un blocage des hautes rémunérations, une augmentation de 30%
du pouvoir d’achat du SMIC, qui voit également une hausse considérable des
impôts et des transferts sociaux, la période Barre donc est une période de très
considérable réduction des inégalités dans notre pays, réduction voulue par le
gouvernement, en particulier pour mieux faire accepter la désinflation.
En outre le gouvernement Barre mit en place toute une série de mesures
(pactes pour l’emploi des jeunes, développement de la formation
professionnelle, aides aux créateurs d’emploi) qui ont constitué jusqu’à
maintenant la matrice de la lutte contre le chômage en France :
fondamentalement, les successeurs n’ont pas trouvé mieux.
11
Certes, ces performances paraissaient médiocres à une opinion encore
habituée à la croissance des « Trente glorieuses », certes, 1980 apporta un
coup de frein considérable à l’œuvre d’assainissement, mais, si on tient compte
des circonstances, le bilan était tout à fait présentable, malgré certaines
réserves sur lesquelles je reviendrai.
Mais Raymond Barre ne s’est pas du tout limité à l’économie. Il a exercé
les fonctions de Premier ministre de la Ve République dans leur plénitude. Il a
conçu son rôle comme Michel Debré, qui avait inauguré la fonction, et comme
Georges Pompidou : le Président de la République fixe les grandes orientations
du pays, le Premier ministre, aidé par le gouvernement et l’ensemble de la
machine administrative, les met en œuvre, c’est-à-dire surtout qu’il réunit les
moyens et réalise les conditions de toute nature nécessaires à leur exécution.
Mais le Premier ministre n’est pas un simple exécutant, même au plus haut
niveau, c’est le collaborateur privilégié du Président, son chef d’état-major
pourrait-on dire. Les grandes orientations, que ce soit en tête-à-tête (deux fois
par semaine du temps de Raymond Barre) ou en conseil restreint, font en effet
l’objet d’une concertation approfondie entre le Président et le Premier ministre.
Raymond Barre lui-même a défini leurs rapports :
Il faut « une très grande confiance entre le Président de la République et
le Premier ministre. Il ne peut y avoir de dyarchie, les deux hommes ont une
action qui à la fois se chevauche et se spécialise ». Dans son intervention au
Colloque consacré à Raymond Barre en juin 2009, M. Valéry Giscard d’Estaing
a souligné qu’il en avait bien été ainsi, et que son Premier ministre avait été
étroitement associé à toutes les grandes décisions, dans ce qui reste sans
doute comme un modèle de fonctionnement de la Ve République « classique ».
Raymond Barre, outre une capacité de travail exceptionnelle qui a frappé
tout le monde, a été aidé dans sa tache écrasante par la parfaite organisation
qu’il avait mise sur pied à Matignon. L’amiral Lacoste, dans ses mémoires,
souligne ce point, ainsi que la nature confiante et l’atmosphère amicale des
rapports entre le Premier ministre et ses collaborateurs. Le fonctionnement du
cabinet de Matignon évoque pour lui, de façon significative, « les meilleurs
états-majors » qu’il avait connus. Et beaucoup d’innovations furent lancées à ce
moment-là, comme les réunions hebdomadaires autour du Premier ministre des
principaux responsables de la politique budgétaire et économique. Ou encore la
création du Comité interministériel du renseignement, qui réunissait les
responsables des différents services secrets ainsi que les représentants de
l’Élysée, de la Défense, du Quai d’Orsay et de l’Intérieur. Encore timide, cette
innovation rompait pourtant avec le manque à peu près total de coordination
dans ce domaine qui était la règle depuis toujours, et qui a fortement contribué
à beaucoup de nos désastres.
Il n’est pas possible de rappeler ici toutes les facettes de l’action
gouvernementale à l’époque. Soulignons néanmoins que beaucoup de
dispositifs en matière de politique de l’emploi ou de politique sociale (y compris
le doublement du minimum vieillesse) ou encore de politique du logement ont
évolués par la suite, mais n’ont jamais été remis en cause et forment encore
12
aujourd’hui le cadre d’ensemble de l’action des pouvoirs publics dans ce pays.
Soulignons la réforme des hôpitaux, lancée par Mme Simone Veil mais qu’il a
fallu accompagner, organiser, financer. Soulignons la politique industrielle qui a
soutenu le nucléaire alors en pleine phase de mise en place, la poursuite des
programmes de télécommunications, de développement de l’aéronautique et du
spatial, le lancement du TGV, que Raymond Barre sauva d’ailleurs en 1977 (la
première ligne Paris-Lyon fut inaugurée juste après la fin du septennat de
Valéry Giscard d’Estaing). Ces efforts avaient certes commencé avant, mais ils
furent accélérés et financés désormais de façon non inflationniste. D’autre part
Raymond Barre était tout à fait conscient du fait, et c’était nouveau dans un
pays de tradition colbertiste et interventionniste, qu’il ne suffisait pas de
s’occuper de certains secteurs considérés comme stratégiques : c’étaient aux
conditions générales de modernisation et de développement de l’ensemble de
l’industrie qu’il fallait s’attacher. C’était tout le sens de sa politique à long terme.
En matière universitaire, pour la première fois depuis le début des années
60 on ne se contentait plus de s’efforcer d’encadrer vaille que vaille un nombre
toujours croissant d’étudiants, et le Premier ministre appuyait les efforts du
ministre des Universités, notre regrettée Consœur Alice Saunier-Séïté, pour
améliorer la qualité du système et pour remettre la recherche au premier rang
des préoccupations. D’autre part le rapport Fréville, suscité en 1980 par
Raymond Barre, indiquait les conditions qui permettraient (ou plutôt qui
permettront…) un jour aux Universités d’accomplir vraiment l’autonomie
annoncée par la Loi Faure de 1968, en leur conférant l’autonomie financière.
On le sait moins, Raymond Barre fut également pleinement impliqué dans
l’action extérieure de la France. Répétons-le, la théorie du « domaine réservé »
du chef de l’État pour les affaires extérieures et la défense est trop simpliste
pour rendre compte de la complexité des rapports entre l’Élysée et Matignon
dans ce domaine, même s’il est vrai que depuis les débuts de la Ve République
un glissement continu accroît le rôle de la Rive droite au détriment de la Rive
gauche. Mais Raymond Barre siégeait au conseil de Défense, organe essentiel
depuis 1958, il siégeait dans les nombreux conseils restreints réunis à l’Élysée,
certains organismes, comme le SGDN, relevaient du Premier ministre.
Raymond Barre s’est lui-même longuement et avec beaucoup de précision
expliqué sur ses rapports dans ce domaine avec le Président. On notera sa
formule : « Le président, qui est le chef des armées, a ce que j’appelle le
« pouvoir éminent » en matière de Défense ; l’action de concrétiser son pouvoir
revient au Premier ministre et aux ministres concernés ».
Valéry Giscard d’Estaing et Raymond Barre collaborèrent dans l’ensemble
facilement, tout simplement parce qu’ils se situaient tous les deux, pour les
grandes options de politique étrangère, dans la ligne tracée par le Général.
Cela pourra en étonner certains concernant le Président de la République de
l’époque, mais l’ouverture progressive des archives le démontre de plus en
plus.
En matière européenne, la grande affaire à ce moment-là était le nouveau
« Conseil des chefs d’État et de gouvernement », nouvelle institution,
indépendante de la structure communautaire du Traité de Rome, créée fin
13
1974 à l’initiative de Valéry Giscard d’Estaing. Le Conseil européen reprenait au
fond le programme de De Gaulle en 1961 avec le plan Fouchet, qui devant
l’opposition des partenaires devait échouer, comme on sait, en 1962: lancer
une Union de nature politique, prenant en main les affaires européennes de
haut niveau, mais reposant sur la coopération entre les États, pas sur
l’intégration communautaire. Valéry Giscard d’Estaing, fidèle à l’inspiration du
Général, parlait de « confédération », et de fait le Conseil européen était d’une
certaine façon un avatar du Plan Fouchet. Raymond Barre, associé à ces
réflexions comme ministre du Commerce extérieur avant même de devenir
Premier ministre, était tout à fait d’accord. En même temps il plaida, avec
succès, pour que la Commission de Bruxelles ne fût pas mise à l’écart et ne
subît pas une réduction de ses prérogatives, ce qui était incontestablement
l’arrière-pensée de certains à Paris. D’une part il était bien placé pour
comprendre l’efficacité et la nécessité de la Commission comme organe
impartial, d’autre part il fallait éviter de trop heurter les partenaires, alors que le
« rapport Tindemans » de décembre 1975 préconisait une nouvelle phase de
développement de la Communauté, beaucoup plus fédéraliste, comprenant une
politique extérieure commune décidée à la majorité. Comme le rapport
Tindemans allait trop loin pour certains partenaires, on en arriva, au Conseil
européen de Londres de juin 1977, à un compromis qui sauvegardait
pleinement les prérogatives de la Commission et qui assurait une coopération
raisonnable et viable entre celle-ci et le Conseil européen. Ce système, entériné
juridiquement par la suite par les traités de Maastricht et de Lisbonne, est celui
sur lequel nous vivons encore aujourd’hui. Il correspondait pleinement, on l’a
vu, aux conceptions de Raymond Barre.
Un autre élément des compromis passés à l’époque fut l’acceptation par
Paris de l’élection du Parlement européen au suffrage universel, qui déchaîna
au sein même de la majorité présidentielle une bataille politique majeure,
aboutissant jusqu’au Conseil constitutionnel, bataille dont Raymond Barre eut
toute sa part, engageant la responsabilité du gouvernement lors de la
ratification au Parlement le 16 juin 1977 pour forcer la décision, malgré la
division de la majorité.
Mais la question à laquelle Raymond Barre fut le plus étroitement mêlé fut
bien sûr celle du SME, créé en mars 1979, l’ancêtre de l’euro, qui prolongeait
ses propres propositions quand il était vice-président de la Commission. Il ne
peut être question d’entrer ici dans les détails, fort techniques. Les mémoires
de l’ambassadeur Henri Froment-Meurice, qui fut l’un des négociateurs français
comme directeur des Affaires économiques au Quai d’Orsay, décrivent très
bien le rôle personnel du Premier ministre. Il adhérait totalement au projet,
poussé avec la plus grande énergie par le Président de la République, mais il
était pleinement conscient des difficultés pour l’économie française ; il aurait
préféré disposer de quatre ou cinq ans supplémentaires, « pour redresser,
ajuster, sans récession, tout en libérant les prix industriels ». Il s’ingénia à
rendre le système viable, en préconisant non pas des parités fixées de façon
définitive entre les différentes monnaies, mais des parités certes stables, mais
ajustables en cas de besoin. Et enfin il fit tout son possible pour que la GrandeBretagne entrât dans le système, à ses yeux condition de succès
indispensable, avant de renoncer devant les atermoiements de Londres et de
14
donner la priorité à l’accord avec l’Allemagne. Il se déclara alors « saturé par le
Royaume-Uni », formule qui dénotait chez lui sans doute le comble de
l’exaspération. Et quand le SME fut lancé en mars 1979, il était parfaitement
conscient du fait qu’il nécessitait en France la poursuite des réformes sur le
long terme, et la mise en place d’une convergence économique, et pas
seulement monétaire, avec la RFA.
On notera, et ce depuis ses premières propositions de 1968, la démarche
novatrice mais aussi prudente, voulant se donner du temps, de Raymond Barre,
et aussi son souci de faire progresser pari passu rapprochement monétaire et
convergence économique au sein de la Communauté.
Il fut également étroitement mêlé aux autres grandes initiatives
économique internationales de Valéry Giscard d’Estaing, en particulier la mise
en place des premiers sommets des pays industrialisés (G 7) à partir de la
rencontre de Rambouillet en novembre 1975, pour laquelle Raymond Barre,
pas encore Premier ministre, prépara les dossiers du côté français. Pour le
Président de la République comme pour Raymond Barre, ces sommets avaient
pour but de rappeler aux Américains que l’on ne pourrait pas se contenter à la
longue du flottement généralisé des monnaies et qu’il faudrait d’une façon ou
d’une autre revenir à des rapports monétaires plus stables. D’une façon
générale, Raymond Barre se battit pour réintroduire plus d’ordre dans un
système économique mondial bouleversé par « le choc Nixon » de 1971 et les
deux chocs pétroliers : diminution du « prélèvement pétrolier » qu’imposaient
les pays de l’OPEP grâce à la diversification des ressources et en particulier le
développement du nucléaire ; poursuite, mais de manière « ordonnée », de la
libéralisation du commerce mondial ; concertation entre les pays du G 7 pour
lutter contre les facteurs de déséquilibres, en particulier les balances des
paiements exagérément positives de pays comme le Japon… et l’Allemagne.
Toutes ces politiques, outre leur intérêt intrinsèque, avaient pour but, aux yeux
de Raymond Barre, de gagner le temps nécessaire pour restructurer l’économie
française en maîtrisant les chocs extérieurs auxquels elle était soumise.
Mais Raymond Barre est impliqué dans tous les aspects de la politique
extérieure. Il rencontre personnellement les chefs d’État et de gouvernement
étrangers, comme le président Carter et Léonid Brejnev. Ses entretiens avec le
chancelier Schmidt ont été publiés dans la collection des documents
diplomatiques allemands : ils montrent que les deux hommes abordent tous les
sujets, ils prouvent à eux seuls que le champ d’action du Premier ministre n’ait
pas limité aux questions économiques. Ils prouvent également qu’à partir de
1978, devant les incertitudes croissantes dans tous les domaines de la
présidence Carter, y compris dans les questions économiques et les rapports
Est-Ouest, Paris et Bonn, et Raymond Barre appuie pleinement cette nouvelle
orientation, commencent de plus en plus à se concerter pour prendre les
grandes affaires en mains au niveau européen, indépendamment de
Washington.
En ce qui concerne les grands dossiers du moment, on voit que Raymond
Barre suit la politique soviétique de façon particulièrement attentive. Il est vrai
que l’expansion soviétique en Afrique et au Moyen Orient, à partir de 1975,
15
c’est-à-dire à cause de la paralysie américaine consécutive à l’échec au
Vietnam, et aussi en profitant de l’indépendance des colonies portugaise, paraît
irrésistible, jusqu’à l’occupation de l’Afghanistan fin 1979. Que cette expansion
ait dépassé les forces de l’URSS et ait probablement accéléré son déclin dans
les années 80, est évident aujourd’hui, mais ne l’était nullement à l’époque.
C’est dans ce contexte que Raymond Barre sera amené à prôner la prudence,
tout à fait d’accord en cela avec le président de la République.
Il ne pensait pas du tout en effet que l’URSS avait abandonné son
idéologie et son programme révolutionnaires, et que la détente débouchait sur
une quelconque convergence réelle entre l’Est et l’Ouest. Sa soviétologie était
nuancée : l’URSS était à la fois une grande puissance avec des intérêts de type
traditionnel, et « une puissance porteuse d’un projet messianique qui veut
conquérir le monde ». Il fallait se méfier de la seconde, mais ne pas hésiter à
tenter de négocier prudemment avec la première, pour que la tension Est-Ouest
de ces années-là ne dégénère pas. On sait qu’il approuva l’idée du président de
la République de rencontrer Brejnev à Varsovie en mai 1980. On sait
aujourd’hui, même si l’opportunité de ce voyage reste très contestée, qu’au
cours de cette rencontre le président de la République fut en fait, contrairement
aux soupçons répandus à l’époque, ferme et qu’il avertit clairement son
interlocuteur soviétique des conséquences qu’allait avoir l’occupation de
l’Afghanistan s’il n’y était pas mis fin, ainsi que des risques que présenterait une
intervention soviétique en Pologne, dont on évoquait déjà la possibilité à cause
de la crise dans laquelle s’enfonçait ce pays. On sait que Raymond Barre
plaidait pour la prudence dans l’appréciation portée sur les agissements
soviétiques en Afrique, qu’il ne voyait pas comme des étapes dans un plan
d’ensemble concerté mais comme des opportunités saisies par Moscou au
coup par coup. On sait qu’il préconisait le développement des relations
économiques Est-Ouest, afin de développer des interdépendances (et un
endettement des pays de l’Est) qui contribueraient à la longue à forcer Moscou
à se montrer plus modéré.
Certes, la politique américaine à partir de 1981 et en fait dès 1980,
beaucoup plus offensive envers l’URSS, allait imprimer à la Guerre froide dans
sa dernière phase une dynamique tout à fait nouvelle, qui allait contribuer à
l’écroulement du système soviétique en 1989-1990, et avec le recul la prudence
française de ces années-là paraît excessive. Mais cette prudence n’était pas
abandon. Les échanges entre les deux Europe permettraient de maintenir les
liens avec l’Europe orientale, « nos frères de l’Est » disait Raymond Barre, et de
mettre les peuples de la partie orientale du continent en mesure un jour « de
faire refluer, de l’intérieur, le communisme ». On sait qu’il s’intéressait très
personnellement au cas de la Hongrie, victime en outre du « dépeçage » de
l’empire austro-hongrois en 1919-1920 (il fut un des très rares hommes
politiques français à soutenir ainsi la cause historique de la Hongrie – avec
Robert Schuman…). Il continua après 1981 à faire beaucoup pour mieux faire
connaître la Hongrie dans notre pays.
Il était d’autre part partisan d’accompagner la Détente d’un effort
occidental de défense, face à la progression quantitative et qualitative des
forces soviétiques. Dans le cas français d’ailleurs, cet effort fut considérable à
16
l’époque, et, outre la revalorisation de la condition militaire, les équipements
des Armées furent très largement renouvelés. Rappelons d’autre part les
nombreuses opérations françaises en Afrique à l’époque (celle de Kolwezi en
1978 est restée dans les mémoires) destinées à s’opposer aux tentatives de
déstabilisation lancées par les alliés de l’URSS sur ce continent, sans guère de
réaction américaine. Le Premier ministre n’avait pas à s’en occuper
directement, mais il veillait à la disponibilité des forces et le cas échéant il les
expliquait et les défendait au Parlement, comme ce fut le cas pour Kolwezi.
D’autre part, le Premier ministre était pleinement associé à l’élaboration
constante de la politique de défense, y compris le concept stratégique
nucléaire, et à la politique déclaratoire qui l’accompagnait. On citera ici le
discours qu’il prononça au camp de Mailly le 18 juin 1977, ou encore son article
dans la revue Défense Nationale, « La politique de défense de la France » en
novembre 1980.
Mais bien entendu cette action extérieure était menée dans le cadre de la
politique d’indépendance nationale de la Ve République, comme le rappela
régulièrement Raymond Barre. La même maxime s’appliquait pour l’autre grand
dossier du moment, le Moyen Orient. La politique française de l’époque a été
très critiquée, et accusée d’être déséquilibrée en faveur des pays arabes et des
Palestiniens et au détriment d’Israël. Elle a été déterminée par trois
considérations, d’ailleurs dans le prolongement de la politique du général de
Gaulle et de Georges Pompidou : la conviction qu’une solution pour le Moyen
Orient devrait être « globale », et tenir compte des « droits des Palestiniens » ;
le souci de se rapprocher des pays arabes producteurs de pétrole pour assurer
l’approvisionnement de la France ; et, ceci est moins connu, la volonté de ne
pas laisser les États-Unis établir une influence dominante au Moyen Orient.
C’est ainsi que s’explique le fameux communiqué critique du
gouvernement français après la signature des accords de Camp David entre
Israël et l’Égypte, en septembre 1978, reprochant à ceux-ci de ne pas
représenter une « solution globale ». Certes, la suite a montré que cette critique
n’était pas sans fondement, mais force est de constater que les responsables
des pays arabes les plus représentatifs ne cachèrent pas au gouvernement
français qu’ils n’en demandaient pas tant, et que ce communiqué grinçant ne
leur facilitait pas les choses.
Ces tensions se traduisirent également en politique intérieure française.
C’est dans cette atmosphère qu’eut lieu le 3 octobre 1980 l’attentat contre la
synagogue de la rue Copernic, que l’on attribua d’ailleurs dans un premier
temps à l’extrême-droite, avant de comprendre qu’il était le fait de terroristes du
Moyen Orient. Le très maladroit communiqué du Premier ministre à cette
occasion suscita, tout le monde s’en souvient, de vives réactions et même des
accusations d’antisémitisme. Raymond Aron fit justice de ces accusations dont
seuls, écrit-il, « l’excès des passions et le désordre des esprits pouvaient
excuser la bassesse ». Raymond Barre lui-même a toujours été convaincu par
la suite que cette affaire avait été exploitée contre la politique du gouvernement
au Moyen Orient, et aussi à des fins de politique intérieure. Plus profondément,
force est de constater (Georges Pompidou avait rencontré exactement le même
17
problème) que le discours républicain officiel de l’époque, ne voulant voir que
des citoyens sans distinction d’origine et ne prenant pas en compte la
spécificité juive, et le poids tragique de l’histoire récente, était de moins en
moins bien compris. C’était le début d’un changement de génération.
III)
L’homme politique.
Au-delà de son adhésion profonde, on l’a vu, au gaullisme, Raymond
Barre n’arriva à la politique, dans le sens habituel du terme, qu’une fois Premier
ministre. Il ne fut jamais d’ailleurs membre d’un parti politique. Il pensait
probablement au départ son rôle comme celui d’un grand commis chargé de
redresser le pays, alors que les affaires proprement politiques seraient
conduites par l’Élysée. Mais il fut plongé dans la politique dès 1977, avec
l’affaire de l’élection du maire de Paris, qui comme on le sait opposa Jacques
Chirac à l’Élysée, et de l’avis général il prit une grande part dans la victoire de
la majorité lors des élections législatives de 1978. Visiblement il prenait goût à
l’action politique de terrain, sans d’ailleurs faire la moindre concession à la
démagogie. Et son débat télévisé avec François Mitterrand en mai 1977, au
cours duquel il donna l’impression de franchement s’amuser, révéla aux
Français un redoutable debater.
N’oublions pas qu’il dut affronter la Gauche unie de l’époque, contre
laquelle certaines batailles, comme celle autour de la loi « Sécurité et Liberté »,
présentée en 1980 par le garde des Sceaux Alain Peyrefitte, son prédécesseur
dans cette Académie, furent très rudes. Raymond Barre soutint à fond
« Sécurité et Liberté », car il était convaincu que depuis 1945 l’évolution de la
législation et du système judiciaire, à cause d’une approche trop exclusivement
sociologique de la délinquance, marquait une dérive dangereuse. Mais les
combats entre les différentes composantes de la majorité présidentielle de
l’époque furent tout aussi rudes. Raymond Barre dut utiliser 14 fois l’article 493, en fait pas contre l’opposition mais contre la partie gaulliste de la majorité.
Raymond Barre garda par la suite un vif souvenir de ces affrontements.
Il fut candidat à l’élection présidentielle de 1988. Avec 16% des voix, il ne
put participer au second tour. Les raisons de son échec ont fait l’objet de
nombreuses analyses, mais des observateurs pénétrants se sont demandé si,
au fond de lui-même, il avait vraiment voulu se battre à fond pour l’emporter.
Lui-même a reconnu par la suite que non.
En revanche il entama, pourrait-on dire, une nouvelle carrière politique
comme député de Lyon de 1981 à 2002, et maire de cette ville de 1995 à 2001.
On pourrait parler à cette occasion, comme Goethe, d’ « affinité élective » entre
Raymond Barre et les Lyonnais, et ce furent les amicales sollicitations de ses
électeurs qui l’amenèrent à accepter de se porter candidat à la mairie, ce à quoi
il n’avait pas songé d’emblée. On sait l’œuvre considérable qu’il accomplit
ensuite pour cette ville et pour la région Rhône-Alpes dans son ensemble. Il
était d’ailleurs partisan de poursuivre très loin la décentralisation, jusqu’à
« conférer aux institutions régionales un pouvoir normatif leur permettant
d’adapter les textes réglementaires à leurs problèmes spécifiques ». Il était sûr
18
que « reconnaître et encourager la diversité de la France ne remettrait
nullement en cause l’unité nationale ».
[[La carrière d’homme public de Raymond Barre pose un problème
politico-psychologique particulier : certes, ses sondages n’ont souvent pas été
bons, dans l’ensemble, pendant son temps à Matignon, surtout d’ailleurs en
1980, sous l’effet du deuxième choc pétrolier. Mais malgré cette période difficile
pour l’économie française un homme inconnu du grand public au départ a
construit un socle de 30 à 40% d’opinions favorables, qui n’a jamais été remis
en cause par la suite. Et surtout sa cote de confiance a toujours été supérieure,
souvent de près de dix points, à sa cote de satisfaction : en d’autres termes
beaucoup de Français qui n’aimaient pas sa politique, faisaient confiance à
l’homme. D’où peut-être le succès, qui l’étonnait lui-même, du slogan de la
campagne législative de 1978 : « Barre confiance » ? N’est-ce pas ce
qu’exprimait le titre que lui décernait la vox populi à l’époque, « Monsieur
Barre », que reprit d’ailleurs Henri Amouroux pour son excellente biographie, et
qu’un seul autre homme politique, son lointain prédécesseur au même fauteuil
n° 1 de notre Académie, Adolphe Thiers, se vit conférer ?
En tout cas, inspirer plus de confiance que de satisfaction, dans une
démocratie, en temps de crise, alors que l’on se refuse à toute démagogie,
n’est-ce pas là la marque d’un homme d’Etat?]
V)
Vers l’avenir.
Bien entendu, le bilan a été et sera discuté. Parfois des positions peut-être
justifiées en théorie n’étaient probablement pas tenables politiquement. La
France pouvait-elle faire l’économie d’une dévaluation après le choc de 1968 ?
Beaucoup en doutent. Pouvait-on à la longue empêcher la Grande-Bretagne
d’entrer dans le Marché commun ? Dès son arrivée à Matignon en 1962,
Georges Pompidou, tout en ne se faisant aucune illusion sur les problèmes que
provoquerait l’entrée de l’Angleterre, était convaincu qu’elle pourrait sinon
bloquer la politique européenne de la France de l’extérieur de la Communauté,
en agissant sur les partenaires, et le Général lui-même était parvenu à la même
conclusion au début de 1969.
En ce qui concerne son action à Matignon, Raymond Barre regrettait luimême de ne pas avoir pu entamer la réforme de la Sécurité sociale, à ses yeux
essentielle. D’autre part il se produisit un phénomène qui allait à l’encontre de
toute sa politique, et qui entraîna de graves conséquences. Alors que dans tous
les autres pays occidentaux ce furent les salariés qui firent les frais des
restructurations nécessaires par une baisse significative de leur part dans la
valeur ajoutée des entreprises, en France ce fut le contraire : ce furent les
entreprises qui virent leur part diminuer, avec les conséquences que l’on
imagine pour l’investissement. Mais le fait qu’à l’époque les salariés aient eu
l’impression exactement inverse démontre à quel point la société française,
depuis 1968, était difficile à gérer : Raymond Barre a dû tenir compte des
urgences, comme la crise de la sidérurgie, des pressions syndicales, sans
doute d’arbitrages complexes au sein du gouvernement et avec l’Élysée liés au
19
calendrier électoral, et n’a pas pu mener à fond la politique qu’il proclamait.
D’autre part il est clair que le patronat, échaudé par la crise de 1968, a acheté
la paix sociale. Et la vraie question n’est-elle pas celle que notre Secrétaire
perpétuel, M. Michel Albert, a posée dans Le pari français en 1985 : pouvait-on
faire mieux ? Sans doute non.
Enfin la France a beaucoup changé depuis 1981, dans sa population,
dans sa société, ainsi que dans son environnement international. L’évolution de
la pratique de la Constitution, avec trois cohabitations, et de sa lettre, avec
l’introduction du quinquennat, a profondément modifié les équilibres de la
Constitution de la Ve République, ce que regrettait Raymond Barre. D’autre part
les moyens d’action dont dispose le gouvernement pour mener une politique
économique et industrielle sont désormais beaucoup plus réduits qu’à l’époque,
tandis que les ressorts de l’opinion publique ont beaucoup changé. Bien des
instruments utilisés par Raymond Barre en 1976-1981 ne sont plus disponibles
aujourd’hui, ou ont été profondément modifiés.
Mais cela n’enlève rien au fait que son passage à Matignon, dans le
prolongement de ses activités antérieures, a marqué une étape essentielle
dans le processus de modernisation de la France après 1945. Et cela n’enlève
rien au fait que Raymond Barre a continué après 1981 à œuvrer au progrès du
pays et à son adaptation à un monde en plein bouleversement. On sait peu que
dès sa création en 1969 Raymond Barre a participé régulièrement au
Symposium de Davos, qu’il a présidé en 1983, 1984, 1985. De même il a
adhéré à la Trilatérale, association créée en 1973 pour réunir des personnalités
dirigeantes, publiques et privées, d’Amérique du Nord, d’Europe et du Japon, à
un moment où le monde entrait dans la phase actuelle de ce que l’on appelle la
mondialisation, et dont Raymond Barre a vu tout de suite l’importance, ainsi que
la nécessité de l’encadrer. Des folliculaires d’extrême-droite, qui pendant la
guerre avaient pratiqué un antisémitisme actif et lui bien réel, accusèrent
Raymond Barre de s’être mis au service de la « finance internationale »,
transparent euphémisme. Au cours d’une émission de télévision, l’Heure de
vérité, en décembre 1985, il fut interrogé sur sa participation à une réunion de
la Trilatérale à Paris, trois mois auparavant. Sa réponse vigoureuse nous donne
peut-être l’une des clés de son caractère « carré » : « Devant la bassesse et la
stupidité, il n’y a qu’une attitude qui soit possible, c’est la provocation ».
[[Dès 1985, dans un long article « Emploi et chômage aux États-Unis et
en Europe, 1975-1985 », il écrivait ces lignes prophétiques :
« L’Europe occidentale devra dans l’avenir s’habituer à vivre avec des
taux de chômage plus élevés que ceux qu’elle a connus pendant plus de vingt
ans. Plus que du choix d’une politique de croissance à tout prix, le niveau du
taux de chômage dans les pays européens dépendra de l’adaptation des
structures productives aux nouvelles conditions de la compétition internationale,
d’un accroissement de la flexibilité du marché du travail et des conditions de
l’emploi, enfin, et surtout, d’un effort individuel et collectif intense pour accroître
la compétitivité de l’économie ».]]
20
Raymond Barre ne se faisait aucune illusion sur la brutalité du nouvel
univers mondialisé et il était tout à fait conscient des conséquences sociales de
la mondialisation. A la différence de tant de responsables (avant du moins la
crise qui a commencé en 2008) il ne concevait pas la mondialisation comme
exclusivement positive pour tout le monde. « Quels que soient les artifices de
langage qu’utiliseront nos compatriotes, déclara-t-il en 2007, le monde, depuis
la chute du bloc soviétique, évolue vers l’économie libérale d’entreprise et de
marché. La France devra bien y passer. Plus nous attendrons, plus ce sera
pénible à supporter lorsque le règlement final se produira ». Il aurait sans doute
interprété la crise actuelle non pas comme une remise en cause de la
mondialisation, mais comme l’annonce de son accélération et de son
durcissement. Il en concluait qu’il n’y avait pas pour la France « d’autre politique
que d’être une nation solide » et de continuer à participer « à la construction
pas à pas d’une Union européenne puissante ».
Une France fidèle à elle-même et à sa civilisation mais se réformant dans
tous les domaines, s’adaptant à son temps, pour poursuivre sa carrière
historique, au sein d’une Europe en construction et dans un monde en
révolution, tel est le programme qu’il aura martelé jusqu’au bout, au soir d’une
vie marquée par la cohérence profonde chez lui de l’homme privé, de
l’universitaire, et de l’homme public.
Georges-Henri Soutou
Membre de l’Institut
Téléchargement