Le retour de l`impôt Renforcer la progressivité de l`impôt en taxant

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Le retour de l'impôt
Renforcer la progressivité de l’impôt en taxant fortement les hauts revenus, c’est ce que proposent Thomas Piketty et Emmanuel Saez. La seule manière, selon eux, de stopper l’accroissement des inégalités de
revenu, sans pour autant nuire à l’activité économique.
La France a, tout compte fait, moins réduit les impôts que les autres pays au cours des trente dernières
années. Bien lui en a pris, selon Thomas Piketty et Emmanuel Saez. Les deux économistes, l’un à l’École
d’économie de Paris, l’autre à l’université de Californie, Berkeley, sont connus internationalement pour
leurs travaux sur l’évolution des inégalités de revenu. Ils ont notamment établi empiriquement l’existence
d’un boom des inégalités dans les pays anglo-saxons depuis les années 1980, dû à l’avènement des
« working rich », ces salariés surpayés que sont par exemple les PDG et les traders, et à des réformes fiscales favorables aux hauts revenus. E. Saez, qui a récemment reçu la médaille John Bates Clark, récompensant la « contribution exceptionnelle » d’un jeune économiste de moins de 40 ans, est par ailleurs reconnu
pour ses travaux théoriques et empiriques sur la fiscalité. Tous deux préparent un ouvrage sur la politique
fiscale de la France, dont la sortie est prévue pour la fin de l’année 2010. Une conférence récente d’E. Saez
à l’École d’économie de Paris (1) donnait un avant-goût de son contenu.
Comment redistribuer sans nuire à l’efficacité économique, tel est l’enjeu de la théorie de la « fiscalité
optimale », rappelle E. Saez. Dans ce domaine, le schéma de référence demeure celui posé au début des
années 1980 par Arthur Laffer, l’un des chefs de file des économistes reaganiens. Son adage est bien connu : « Trop d’impôt tue l’impôt. » Autrement dit, il existerait un seuil au-delà duquel une augmentation du
taux d’imposition engendre non pas une hausse, mais une baisse des recettes fiscales, parce qu’il décourage la création de richesse. Selon A. Laffer et ses partisans, la majorité des pays industrialisés pâtissait, au
début des années 1980, d’un taux d’imposition excessif qui entravait l’activité économique.
Les pays anglo-saxons se sont les premiers engouffrés dans le chemin tracé par l’économiste, notamment
en réduisant progressivement le taux d’imposition touchant la tranche supérieure de l’échelle des revenus
(ce « taux d’imposition marginal », qui touche les revenus perçus au-delà d’une certaine somme, est à ne
pas confondre avec le taux d’imposition total, soit les impôts rapportés à l’ensemble des revenus perçus).
Comme le rappellent T. Piketty et E. Saez, le taux d’imposition marginal avait atteint plus de 90 % aux
États-Unis dans les années 1950, pour se stabiliser à environ 70 % dans les années 1970. À partir de
l’administration Reagan, ce taux a régulièrement diminué pour s’établir à 35 % sous la présidence de
George W. Bush. La France a connu une évolution similaire, le taux d’imposition marginal baissant
d’environ 60 % au cours des années 1970 à 40 % en 2007 (2) (ce taux concerne aujourd’hui la tranche de
revenu supérieure à 67 546 euros).
Réduire la pression fiscale pesant sur les plus riches a été l’une des priorités de la présidence Sarkozy,
dont l’une des mesures-phare a été le fameux « bouclier fiscal », une mesure destinée à limiter à 50 % la
part de ses revenus totaux qu’un contribuable doit verser au fisc (sous le gouvernement de Dominique de
Villepin, un bouclier fiscal avait déjà été voté, fixé à 60 % du revenu). Pourtant, indique E. Saez, les plus
fortunés des contribuables français continuent de payer plus d’impôts que leurs confrères américains. En
effet, si l’on prend en compte la CSG, la TVA et l’impôt sur la fortune (ISF) ainsi que les impôts locaux, le
taux marginal d’imposition que doivent effectivement assumer les 1 % les plus riches est d’environ 60 %
(contre 42 % aux États-Unis).
Est-ce trop ? Aux yeux d’E. Saez, certainement pas. L’un des apports de ses travaux empiriques a été de
relativiser notablement l’adage d’A. Laffer. Lorsque les gouvernants décident d’augmenter le taux marginal d’imposition, analyse E. Saez, ils ne peuvent sans doute pas s’attendre à une hausse proportionnelle
des recettes fiscales, dans la mesure où les contribuables risquent de modifier leur comportement. Il convient en premier lieu de prendre en compte les éventuels effets sur le découragement du travail ou
l’incitation à émigrer vers des cieux fiscaux plus cléments. Ce sont ces effets qui sont invoqués par les
partisans des réductions d’impôt. Or de ce côté, les enquêtes empiriques ne sont pas très probantes, sauf
pour des catégories professionnelles particulières – E. Saez a montré, avec Henrik Kleven et Camille Landais, que les décisions de migration des joueurs professionnels de football étaient fortement motivées par
la perspective de payer moins d’impôts (3). Mais, surtout, la réaction des contribuables est souvent, non
pas de réduire leur effort ou d’émigrer à l’étranger, mais de réduire leur revenu imposable soit en profitant de « niches » fiscales, soit en fraudant. Or dans ce domaine, l’État est loin d’être impuissant. S’il décide
simultanément de réduire la possibilité de contournement (profiter des niches fiscales) et de lutter contre
la fraude, un accroissement du taux d’imposition marginal se traduira bien par une hausse des recettes
fiscales. Bref, une hausse de l’imposition des plus riches ne nuit pas, ou très modérément, à l’efficacité
économique. Dans le cas français, selon les estimations de T. Piketty et E. Saez, le taux marginal
d’imposition pour les plus hauts revenus (les 1 % les plus riches) pourrait sans dommage atteindre 75 %.
D’autant que d’autres pays s’apprêtent à alourdir l’ardoise pour les plus fortunés. L’Amérique de Barack
Obama se prépare à relever son taux marginal d’imposition – E. Saez plaide pour qu’il s’établisse au moins
à 60 %. Quant à l’Angleterre de Gordon Brown, elle a déjà prévu d’élever le sien des 40 % actuels à 50 %
en 2010.
Cette tendance apparaît aux yeux de T. Piketty et E. Saez comme la seule voie prometteuse pour mettre fin
aux rémunérations actuelles des grands patrons, tout aussi pharaoniques que dépourvues de justification
économique. Si, disons, tout revenu au-delà de 1 million d’euros était taxé à 75 %, il y aurait beaucoup
moins d’incitation à verser aux PDG du CAC 40 des salaires désormais considérés comme exubérants (4).
Comme l’indiquent les études empiriques sur l’évolution des inégalités, c’est ni plus ni moins de cette
manière que les États-Unis et la majorité des pays industrialisés sont parvenus à comprimer les inégalités
de revenu pendant les décennies de l’après-guerre – et ce sans dommage pour la croissance économique,
qui a atteint des taux inégalés pendant la période (5). La France a néanmoins tout intérêt à nettoyer considérablement son système. T. Piketty et E. Saez plaident en premier lieu pour une fusion de l’impôt sur le
revenu et de la CSG, afin d’instituer à la place un impôt progressif (comme le premier), étendu aux revenus
du capital et prélevé à la source (comme la seconde). Ils recommandent ensuite la suppression de tous les
abattements et exemptions spéciaux qui constituent autant de niches fiscales. Celles-ci ont, selon T. Piketty, profondément affecté le principe fondateur du « à revenu égal, impôt égal ». Ils plaident enfin pour la
suppression du système du quotient familial, pour lui substituer le principe d’une allocation unique par
enfant.
Xavier de la Vega in France 2010 – Les Grands Dossiers de Sciences Humaines – mars 2010
NOTES :
(1) E. Saez, « Fiscalité et politique redistributive : de la théorie à la pratique », conférence à l’École d’économie de
Paris, 15 décembre 2009.
(2) OCDE, « La politique fiscale dans les pays de l’OCDE : évolution et réformes récentes », Études de politiques fiscales, n° 9, 2005.
(3) H. Kleven, C. Landais et E. Saez, « Taxation and international mobility of superstars », document de travail, décembre 2009.
(4) T. Piketty, « This house believes that the rich should pay higher taxes », Economist.com, 10 et 15 avril 2009.
(5) T. Piketty et E. Saez, « The evolution of top incomes: a historical and international perspectives », American
Economic Review, vol. XCVI, n° 2, 2006.
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